18

Il nous fallut longtemps pour retourner à la caverne. Une grande part de la brousse était encore sous un tapis de cendres. Nous souffrions de nos brûlures, de nos ampoules. Les enfants pleuraient et gémissaient, il fallut les porter pendant tout le chemin, ou presque. Griselda était furieuse et démoralisée; du moins, me dis-je, a-t-elle enfin décelé quel dangereux révolutionnaire est père en réalité, et c'est déjà ça de gagné. Tandis que nous nous reposions près d'un étang, je tentai de la ragaillardir en lui exposant mes heureuses conclusions concernant les rêves: puisque nous pouvions faire, quand le corps est la proie du sommeil, de brèves visites dans un autre monde, n'était-il pas raisonnable d'en déduire que nous y glisserions pour toujours, lorsque nous serions la proie pour finir d'une bête ou d'autre chose? Oui, de toute évidence, cet autre monde nous attendait quand nous ne serions plus de celui-ci.

– Un vrai p'tit philosophe, hein? dit Griselda en se mirant maussadement dans l'eau. Crois-tu que mes cheveux vont repousser de ce côté, ou que je vais perdre aussi les autres, et rester chauve pour le restant de mes jours?

Le fait est que tout le monde était de très méchante humeur, sauf père qui tripotait les cendres du bout d'une trique avec le plus vif intérêt. Il y trouvait de temps à autre des écureuils rôtis, des serpents, des hyrax, parfois même des duikers, et il les offrait à la ronde, disant que ce n'était pas tous les jours qu'on recevait gratis un souper fin. Mais nous n'avions le cœur ni à plaisanter, ni à savourer des friandises.

Quand nous parvînmes à la caverne, le feu s'était éteint, bien entendu. Père en eut l'air ravi. Avec Tobie ils ramassèrent des feuilles et de l'herbe sèches, allèrent chercher dans la forêt brûlée quelques rameaux pas trop carbonisés, et se mirent tout heureux au travail avec leur latérite et leur silex.

– Et voilà l dit père fièrement, quand ils eurent allumé un nouveau feu. On a payé ça cher, peut-être, mais vous voyez, toute peine a son salaire. Du feu où et quand vous voulez, sans plus de mal que de presser sur un interrupteur! Voilà une petite trouvaille qui n'aura pas sa pareille de longtemps.

– Ouais, dit Oswald. N'empêche que tu pouvais t'épargner d'allumer ce feu-ci. Vu que nous allons déménager sans différer.

– Déménager! s'exclama père. En voilà une idée!

– Déménager! suffoqua mère. J'espère bien que c'est la première et la dernière fois que j'entends parler d'une chose pareille!

– Déménager! gémit tante Laure. Non, pas un pas de plus, j'aime mieux mourir sur place.

– Nous le ferons néanmoins, dit Oswald. Il semble que les conséquences des petites expériences de père vous échappent encore. A des lieues à la ronde, la brousse et la forêt ont disparu. Or, veuillez y réfléchir, plus d'herbe, plus de gibier. Et sans gibier, plus de pitance. Bref, nous sommes autant dire déjà partis.

– Demain vers d'autres lieux, vers d'autres pâturages…, murmurai-je automatiquement.

– Demain! glapirent les femmes. Elles se mirent à pleurer.

Mère posa sur papa un regard fixe, et dit lourde- ment:

– Ainsi, finie notre caverne?

– Je t'en trouverai une autre, chérie, dit-il très vite. Aussi bien celle-ci devenait-elle… euh! Trop petite pour nous, maintenant que les fils sont mariés, tu ne trouves pas? Ce qu'il nous faut, continua-t-il tandis que son visage s'éclairait, ce qu'il nous faut, ce n'est plus une simple caverne, mais une suite de cavernes mitoyennes, pourrait-on dire. Je crois qu'on pourrait trouver ça dans une formation calcaire, qu'en penses-tu, Tobie?

– Je crois qu'en effet…, commença Tobie judicieusement, mais Oswald lui coupa la parole:

 

– Ce qu'il nous faut, déclara-t-il, ce sont de bons terrains de chasse. Justement parce que nous allons être des familles nombreuses. Donc, nous irons vivre où vivra le gibier, qu'il s'y trouve ou non des formations calcaires ou de je ne sais quoi. C'est la chasse qui commande. Le reste est fantaisie.

– Oswald a raison, dit Griselda. Pourtant, une petite question: nous sommes plusieurs à attendre un bébé. A quelle distance se trouve-t-il, cher, ton paradis des chasseurs?

– Je l'ignore, bécassine, dit Oswald. Comment le saurais-je? On marchera jusqu'à ce que l'on trouve, et voilà tout.

– Combien de jours?

– Je te répète: je n'en sais rien. Dix, vingt, cent, s'il le faut. Et puis quoi?

– Mais où vais-je accoucher du bébé?

– Au diable ton bébé! Mets-le bas dans un buisson, et puis porte-le sur ton dos comme toute femelle convenable, et cesse de poser des questions idiotes.

Clémentine, elle, sanglotait.

– Mm'… Mm'… Mais mon Osay chéri, le nôtre, de bébé, je voulais tant l'avoir ici\ On est si bien ici; avec l'eau, le chauffage et tout. Je veux rester! pleurnichait-elle.

– Toi, la ferme! s'emporta Oswald. On ne peut plus rester ici, un point c'est tout! Ce n'est pas moi qui ai brûlé le tiers de l'Ouganda.

– Il faut dire, Edouard, observa mère, que tu aurais pu penser un peu à toutes ces jeunes femmes.

J'avais rarement vu père et mère se disputer, il ne la battait presque jamais, mais là-dessus il explosa:

– Ça, Mathilde, rugit-il, on dirait à t'entendre que je l'ai négligée, ma famille! Quoi, je m'échine pour vous tous, et c'est tout ce que tu trouves à dire? Penser aux jeunes femmes! Ce n'est pas à elles peut-être que je pense quand je m'arrange, pour le jour où je ne serai plus là, à ce qu'elles ou leurs enfants n'aient plus à grimper sur un volcan, chaque fois qu'elles voudront cuire un canard? Ça ne leur servira pas, de savoir se servir d'un silex? Et si un beau jour les volcans s'éteignent, comme n'importe quel feu? Et voilà: Tobie et moi passons des jours entiers à nous décarcasser…

– Je sais, mon chéri, mais…

– A nous donner un mal de chien et à… euh!… penser à combien c'est commode, et vous…

– Oui, chéri, dit mère, mais les jeunes femmes ne sont vraiment pas en état de supporter les fatigues d'un long voyage.

– Les fatigues! s'exclama père. Un long voyage! Mais qu'est-ce qu'un voyage, de nos jours? Autrefois, oui, on se faisait chasser par les lions, attraper par les crocodiles, on ne trouvait pas d'aliments en route, il fallait passer ses nuits sur les arbres. Ça, c'était voyager. Mais maintenant, c'est de la promenade! Veut-on se reposer? On allume un feu et personne ne vous ennuie plus. Du mauvais temps? Le feu vous sèche en deux coups de cuiller à pot. A-t-on faim? On trempe la pointe des javelots et allez-y, on chasse. Et même on peut poursuivre le gibier la nuit, le javelot d'une main et un brandon de l'autre. Et même on peut…

– Mettre le feu partout, suggérai-je.

Père fit la sourde oreille.

– Le feu fait de nous l'espèce dominante, et une fois pour toutes! proclama-t-il. Avec le feu et le silex taillé, en avant pour la maîtrise du monde, et notre horde à l'avant-garde! Les jeunes femmes, dis-tu? Et moi je dis que leurs enfants naîtront dans un monde meilleur que tout ce que nous pouvons rêver! Moi, je construis pour l'avenir, et vous, vous vous plaignez parce que pendant un an ou deux – le temps que repousse l'herbe – il faudra quitter notre chère caverne! Moi, je construis pour que chaque horde puisse avoir son chez-soi, du feu à domicile, une broche sur son feu, du bison sur sa broche, et qu'elles puissent s'inviter les unes les autres à partager leur hospitalité, et vous…

Mais moi, pendant que père nous brossait l'image sentimentale de cette impossible Arcadie paléolithique, je pesais vivement la signification de ses paroles. D'un regard méprisant, je voyais Tobie, Alexandre, les femmes, et même Oswald d'habitude si perspicace, tomber dans le panneau. J'attendis l'occasion, et enfin j'intervins, dur et amer:

– Est-ce que j'ai bien compris, papa? Est-ce que tu te proposes vraiment de divulguer ta formule d'allume-feu à n'importe quel Pierre, Paul ou Jacques en Afrique?

Père leva les sourcils.

– Bien entendu. Où veux-tu en venir?

Je fis une pause avant de répondre. Puis, les lèvres serrées, je dis avec le plus grand calme:

– Simplement à ceci: que je m'oppose absolument à toute divulgation de secrets intéressant notre sécurité, au profit d'une horde étrangère.

Mes paroles furent suivies d'un profond silence: Père regarda l'un après l'autre les visages surpris et attentifs, et dit lentement:

– Ah oui? Et pour quelle raison?

– Pour différentes raisons, dis-je. Je les soumets aux réflexions de tous. Primo, parce que ce secret est le nôtre, que c'est à nous de décider si nous voulons nous en défaire. J'étais trop jeune alors, sinon je ne t'aurais jamais laissé dilapider un monopole de fait en allant dire aux gens comment se procurer du feu sauvage sur les volcans; maintenant, si l'on en juge par les volutes de fumée qui se lèvent un peu partout dans le pays, presque tout le monde en a, y compris mes charmants beaux-parents. Et nous, qu'y avons-nous gagné? Pas même le cuissot d'un cheval.

– Pouvais-je le refuser à tous ces pauvres gens? dit père.

– Tu pouvais, dis-je, le leur vendre, en autoriser l'usage sous licence; mais tu l'as tout simple ment bradé, gaspillé pour rien, pas même des clopinettes. Cela ne se reproduira pas, voilà ce que je dis.

– Tu voudrais, si je comprends bien, dit père, que je leur fasse payer des leçons particulières? Six zèbres et trois bisons pour le maniement de la latérite, autant pour le combustible, autant pour le soufflage du feu dormant en feu flambant? Voilà ce que tu as en tête?

– Et pourquoi pas? Cela n'aurait rien d'immoral. Mais ce serait encore beaucoup trop bon marché, à ce prix-là. Mon intention pour le moment, c'est que la horde garde pour elle le feu artificiel. Quelques vingtaines de zèbres ne nous revaudraient pas cet avantage. Les autres hordes devront admettre que nous sommes, tu l'as dit, la puissance dominante. Il faut, si elles veulent mettre un feu en route, qu'elles soient obligées d'en passer par nous et par nos conditions.

– Plus un mot! cria père, rouge d'indignation. L'inventeur, c'est moi. L'invention m'appartient et j'en ferai ce que je voudrai.

– Mais toi, répliquai-je, tu appartiens à la horde et tu devras faire ce qu'elle veut. Tu n'es pas seul en jeu. Moi je pense aux enfants. A leur carrière future, et non à des rêves romanesques. Et je déclare que, pour des utopies, tu ne gâcheras pas les chances de nos fils de s'établir comme des pyrotechniciens professionnels. Je ne dis rien, Oswald, contre la chasse et le métier des armes. Je dis seulement que l'on peut désormais penser à d'autres professions, par exemple pour ceux de nos garçons qui manqueraient de jambes ou de souffle.

– Ce n'est pas bête du tout, dit Oswald. Pourquoi ferions-nous bénévolement cadeau de nos idées, gratuitement et à l'œil, à tous ces salopards?

– Pour le bien de la subhumanité, dit père. Pour le salut de l'espèce. Pour l'accroissement des forces évolutionnaires. Pour…

– Des mots, des mots, des mots! lançai-je brutalement.

– Ernest! gronda mère. Qu'est-ce qui te prend de parler à ton père sur ce ton?

– Je lui parlerai comme un fils doit parler à son père quand il se conduira comme un père doit se conduire avec ses enfants, mère, dis-je en me contenant.

– Ton père a toujours été un jeune homme très idéaliste, dit mère, mais c'était déjà comme pour l'excuser.

– Je suis un homme de science, dit père d'une voix calme. Je considère que les résultats de la recherche individuelle sont la propriété de la subhumanité dans son ensemble, et qu'ils doivent être mis à la disposition de tous ceux qui… eh bien… explorent où que ce soit les phénomènes de la nature. De cette façon le travail de chacun profite à tous, et c'est pour toute l'espèce que s'amassent nos connaissances.

– Père a raison, dit Tobie, et il fut remercié d'un regard.

– Très bien, affectai-je d'admettre. J'admire ce principe, père, très sincèrement. Mais permets moi, à ce sujet, de faire deux observations. La première, c'est celle-ci: quelle aide avons-nous reçue, nous, de la part des autres chercheurs? Je suis moralement certain que, s'il s'en trouve quelque part, ils restent les fesses serrées sur toute chose utile qu'ils ont pu découvrir. Comment leur faire lâcher prise, si nous ne nous réservons pas nous-mêmes une monnaie d'échange?

– C'est vrai aussi, convint Tobie à regret, mais père restait assis raide et imperturbable.

– Le second point, poursuivis-je, je le livre à vos réflexions. Cette découverte n'en est encore qu'à ses débuts. Elle a déjà provoqué un désastre. La confier à d'autres pour l'amour de l'espèce? Fort bien. Du moins, que ce soit sans danger pour elle, et pour nous. Nous avons bien failli être rôtis, tous, et n'eût été l'habileté géniale de père pour nous sauver de justesse…

– Heureux de te l'entendre dire…, marmonna père.

– Serait-ce seulement, de notre part, une bonne action, poursuivis-je lentement, que d'enseigner à des retardataires de la technique comment se faire griller eux-mêmes, et nous avec eux? Une forêt incendiée, ça ne suffit pas? Serait-ce raisonnable de confier à des gens qui ne sont, à peu de choses près, que des grands singes, le moyen de réduire le monde en cendres?

Oswald se frappa la cuisse:

– Il a cent fois raison! cria-t-il. Rien que l'idée me donne la chair de poule!

Je vis bien que j'avais gagné la partie. Père était seul, tous m'approuvèrent. Griselda me regarda, les yeux brillants, et applaudit. Jusqu'à maman qui hasarda:

– Il me semble, Edouard, qu'Ernest a beaucoup réfléchi là-dessus. Ne crois-tu pas que nous pourrions conserver cela pour nous, le temps de voir où nous en sommes?

Père lui jeta un regard froid et se leva. Il me fixa des yeux, et je lui rendis la pareille.

– Hm, fit-il. C'est donc ce jeu-là que tu entends jouer, Ernest?

– Ce jeu-là et nul autre, dis-je.

Père me considéra un moment, blême de colère. Puis il se maîtrisa, non sans effort, et leva la broussaille d'un seul sourcil, à sa façon ironique habituelle.

– Ainsi soit-il, mon fils, dit-il.

Il me tourna le dos et pénétra dans la caverne. Mère l'y suivit quelques instants plus tard. Pendant la moitié de la nuit je pus entendre le murmure de leur conciliabule.