Malgré ce qu'il avait dit, oncle Vania revint nombre de fois répéter ses exhortations contre le feu – quoique de préférence, je le remarquai, par les soirées froides ou pluvieuses. Pendant ce temps, notre maîtrise du feu progressait, mais cela ne l'apaisait pas. Nous lui montrâmes, sous la surveillance de père, comment on pouvait couper un brasier en morceaux, tel une anguille, pour en faire plusieurs; comment on pouvait le porter au bout d'une branche sèche; comment enfin on pouvait l'étouffer. Oncle Vania condamnait ces expériences et reniflait plein de mépris. Il était fermement opposé à ce que la physique s'ajoutât à la botanique et à la zoologie dans notre programme d'études.
Mais nous autres, nous nous enflammions de plus en plus (si j'ose dire) pour cette nouveauté. Les femmes, au début, avaient mis longtemps à savoir s'écarter quand elles se brûlaient. Et, pendant quelque temps, ce fut à se demander si la plus jeune génération y survivrait. Mais père considérait qu'on n'apprend qu'avec l'expérience. «Enfant brûlé craint la flamme», disait-il quand un bébé hurlait après avoir tenté de saisir un de ces scarabées écarlates. Et il avait raison.
Car c'étaient, à tout prendre, des accidents infimes, à les mettre en balance avec les bénéfices. Notre niveau de vie s'était élevé d'un coup à dépasser toute imagination. Avant d'avoir du feu, nous étions des minables. Certes, nous étions descendus des arbres, nous avions le biface et le coup-de-poing. Mais quoi de plus? Et toute griffe, toute dent, toute corne dans la nature semblait nous être ennemie. Nous voulions nous considérer comme animaux du sol, mais il nous fallait regrimper dare-dare sur un arbre dès que nous nous trouvions dans le moindre pétrin. Nous devions toujours, dans une grande mesure, vivre de légumineuses, de baies ou de racines; et, pour arrondir notre ration de protéines, nous étions bien contents d'une larve ou d'une chenille. Et quoique pour soutenir notre croissance physique nous eussions désespérément besoin d'aliments énergétiques, nous souffrions toujours d'une pénurie chronique à cet égard. C'était pourtant cela qui nous avait fait quitter la forêt pour la plaine: on y trouvait abondance de viande. L'ennui, c'était qu'elle était toute sur quatre pattes. Et d'essayer de chasser la viande sur quatre pattes (bisons, buffles, impalas, oryx, gnous, bubales, gazelles, pour ne mentionner que quelques mets dont nous aurions aimé faire notre ordinaire), quand on essaie de se tenir soi-même difficilement sur deux, c'est littéralement un jeu d'andouilles. Or nous étions bien obligés de nous mettre debout, pour regarder par-dessus l'herbe haute de la savane. Parfois on surprenait un grand ongulé, un zèbre ou un cheval, mais qu'en pouvait-on faire? Cela vous donnait des coups de pied. Ou bien on parvenait à mettre aux abois une bête boiteuse, mais elle vous présentait ses cornes, et il fallait une horde de pithécanthropes pour la lapider à mort.
Moyennant une horde, oui, on arrive à forcer le gibier, à l'encercler. Seulement voilà: si vous voulez garder une horde assemblée, il vous faut la nourrir, ce qui suppose un approvisionnement considérable. C'est là le plus ancien cercle vicieux en matière d'économie. Une équipe de chasseurs est nécessaire pour obtenir le moindre tableau décent. Mais pour obtenir l'équipe il faut pouvoir lui assurer un tableau régulier. Tant que ça reste irrégulier, vous n'arrivez pas à tenir ensemble un groupe qui dépasse trois ou quatre. Vous voyez le problème.
Il avait donc fallu commencer tout en bas de l'échelle, et s'escrimer dur pour grimper. S'attaquer d'abord aux lapins, hyrax, et autres petits rongeurs que l'on pouvait abattre avec une pierre. Courir après une tortue, voire une tortue de mer (ça, ça pouvait aller), et quant aux serpents, aux lézards, si l'on étudiait leurs coutumes avec assez d'assiduité, on finissait par en attraper. Pas de difficulté ensuite, une fois tué, pour découper ce petit gibier avec un biface de silex. Et, bien que les meilleurs morceaux ne soient pas faciles à déchirer ni à manger quand on n'a qu'une dentition d'herbivore, on peut auparavant les dépecer et les émietter avec des pierres, et finir de les mastiquer tant bien que mal avec ces molaires qui n'étaient destinées à l'origine qu'à écraser des fruits. Les morceaux de choix de tous ces animaux, c'étaient les parties molles: non qu'elles fussent très ragoûtantes. Mais quand vous avez passé la journée à courir affamé sur vos pattes de derrière, et si vous voulez nourrir votre cerveau, vous ne faites pas le délicat. Ces morceaux-là étaient l'objet de grandes compétitions. Et nous avions un goût particulier pour tous les animaux spongieux, qui soulageaient nos dents et nos estomacs.
C'était encore ainsi il n'y a pas longtemps; pourtant je me demande combien de gens s'en souviennent aujourd'hui. Combien se rappellent ces indigestions qui nous torturaient jadis. Et même combien y succombaient. Et cette mauvaise humeur des premiers pionniers subhumains, constamment aigris par ces dérangements gastriques! Allez donc arborer un visage ensoleillé quand vous souffrez d'une colite chronique! Car qu'on n'aille pas croire que de quitter un régime purement végétarien (et même composé essentiellement de fruits) pour devenir omnivore, ce soit une opération aisée! Non, cela demande au contraire une patience et une obstination énormes. Garder dans l'estomac des choses qui vous dégoûtent, et de plus qui vous rendent malade, cela exige une discipline de fer. Seule une ambition farouche d'améliorer votre situation dans la nature pourra vous soutenir dans une telle transition. Non que vous ne tombiez de temps en temps, je ne le nie pas, sur quelque friandise; mais toute la vie n'est pas ris de veau et limaces. Dès le moment que vous prenez pour but de devenir omnivore, il faut, comme le mot l'indique, apprendre à manger de tout. De plus, quand ce que vous avez – ce qui est de règle -, c'est de la vache enragée, vous ne pourrez vous permettre d'en rien laisser dans votre assiette. Comme petit enfant, on m'a encore élevé strictement selon ces principes. Oser dire à maman qu'on ne voulait pas de ceci ou de cela, de la fourmi pilée, du crapaud mariné, c'était vouloir s'attirer une bonne baffe. «Finis-le, c'est bon pour ta santé», voilà la rengaine de toute mon enfance. Et c'était vrai, bien entendu: car la nature, en merveilleuse adaptatrice, finissait par durcir nos petits intestins et par leur faire digérer l'indigeste.
Devenir Carnivore est beaucoup plus pénible que de l'être de naissance, car n'oubliez pas que les félins, les loups, les chiens, les crocodiles déchirent seulement leur viande en morceaux et l'avalent tout rond, sans se soucier si c'est de l'épaule, du romsteck, des tripes ou du foie; tandis que nous, nous ne pouvions rien engloutir sans l'avoir longuement mastiqué. «Mâche trente-deux fois avant d'avaler», encore une maxime de mon enfance, sinon c'était un bon mal de ventre, aussi sûr que deux et deux font quatre. Quelque répugnant qu'en fût le goût, la langue et le palais devaient donc l'explorer à fond, et il n'y avait qu'une sauce à tout cela: notre appétit. Mais cette sauce-là, nous n'en manquions jamais.
Aussi guignions-nous avec envie les énormes ripailles de viande que les lions et les dents-de- sabre assommaient pour un oui pour un non, avec un gaspillage inouï: ils n'en dévoraient pas même un quart, et le reste était laissé aux chacals, aux vautours. Il s'ensuivait que notre premier souci, c'était de nous trouver, autant que possible, dans les parages quand le lion prenait son dîner. Et, dès qu'il avait fini, de nous précipiter sur les reliefs. Il y avait de la concurrence, et il fallait souvent batailler dur avec les charognards; mais avec eux du moins nous étions à égalité, grâce à nos coups-de-poing, nos pierres en visant bien, nos bâtons pointus. Un excellent moyen pour s'assurer un bon repas, c'était de surveiller les vautours et leur faire la course jusqu'au but. Evidemment, l'inconvénient du nécrophage, c'est qu'il doit se tenir à proximité du tueur. Et cela impliquait le risque de lui fournir soi-même son repas.
Risque considérable. Le chacal et l'hyène peuvent courir, le vautour peut voler. Tandis que votre pauvre singe nu à peine descendu des arbres, il ne galopait pas bien vite dans les plaines. Nombreux étaient donc ceux qui se limitaient au petit gibier, tout vilain qu'il fût souvent, n'ayant que peu de goût pour cette vie dangereuse. Mais ils menaient ensemble une vie de clocher, c'était peu stimulant. Tandis que d'autres, plus entreprenants, préféraient vivre dangereusement et être bien nourris, et ceux-là suivaient les grands fauves pour se mettre à table après eux. Ils prétendaient d'ailleurs que les félins, de toute manière, auraient mangé de la viande de primate, ne serait-ce que pour changer de menu. Ainsi, en se tenant près du chasseur, on n'accroissait pas outre mesure, selon eux, le risque d'être chassé soi-même; en revanche on pouvait en apprendre long sur leurs habitudes, ce qui, en cas de besoin, facilitait les mesures évasives. Du moins alors, s'il fallait prendre la poudre d'escampette, se trouvait-on en forme et bien nourri.
L'essentiel, c'est de savoir quand le lion est affamé ou non. Avec assez d'attention sur ce point, on peut réduire de moitié le nombre des accidents. On a dit, je l'ai entendu, que c'est en chassant avec le lion qu'on lui aurait donné du goût pour nos personnes. Cette opinion, les chasseurs des premiers âges l'ont toujours contestée. C'était d'ailleurs les offenser que d'insinuer qu'ils n'auraient vécu qu'en parasites sur les carnivores supérieurs. Il faut reconnaître, il me semble, que nombre de choses qu'ils ont apprises avec les carnassiers seront d'utilité durable pour toute l'humanité.
Quel que fût ce profit, toujours est-il que nous n'étions pas de taille à nous mesurer avec les grands félins. Ils faisaient la loi, tenaient le haut du pavé, et nous n'osions pas nous mettre en travers de leur route. D'une dent ferme ils limitaient notre croissance démographique, et c'était sans remède, hors celui de remonter dans les arbres, autrement dit d'abandonner toute l'aventure comme une affaire mal engagée. C'était ce que père ne voulait admettre pour rien au monde, à rencontre des gens tels que l'oncle Vania. «Nous avons, disait-il, une grande cervelle, un grand crâne pour la contenir, nous devons continuer de lui faire confiance, et quelque chose, un jour, surviendra qui rétablira nos chances.» «En attendant, ce qu'il nous faut, disait-il, c'est une aussi bonne paire de jambes que possible.» «Avec de l'entraînement il n'y a pas de raison, disait-il encore, pour qu'un pithécanthrope ne coure pas le cent mètres en dix secondes deux dixièmes, ne saute pas un buisson de deux mètres dix de haut, ou, moyennant une perche, de cinq mètres soixante-quinze.» Avec, en plus, de bons biceps pour se balancer d'une branche à l'autre, cela devait nous éviter les ennuis neuf fois sur dix. Je l'ai vu plus d'une fois lui-même en donner la preuve.
Mais ça n'empêchait pas, en attendant, que la tribu féline fût la classe dominante, avec tous les inconvénients que cela comportait. L'un de ceux-ci, c'était l'habitat. Toute femme de pithécanthrope veut avoir un chez-soi convenable, un foyer pour élever sa famille, bien chaud et, avant tout, bien sec. En un mot: une caverne. Pas d'autre solution au problème de l'enfance prolongée, de l'extension progressive du processus éducatif au-delà du premier âge, trait caractéristique de notre espèce. Là-haut, dans la fourche d'un arbre, on est à peu près en sécurité, d'accord. Mais il vous faut dormir suspendu et à califourchon, et tout homme qui a dû le faire, même par ces temps éclairés, au moins une fois dans sa vie, sait à quel point c'est peu confortable. Les chimpanzés eux-mêmes en font des cauchemars, rêvent comme nous qu'ils dégringolent et, quand ils se réveillent, s'aperçoivent qu'ils sont réellement par terre. C'est pire encore pour une femelle, puisqu'elle doit rester accrochée à toute sa progéniture. Or, comme les femmes aujourd'hui renoncent de plus en plus à faire pousser des poils sur la poitrine, et comme de leur côté les enfants perdent, à un âge de plus en plus tendre, leurs réactions de préhension héréditaires, cela devient presque impossible.
Il y a bien les nids au ras du sol. Méthode d'ailleurs très répandue, soit par instinct, soit par imitation des oiseaux. En quelques heures on vous fera un petit nid coquet avec des palmes et des bambous; si l'on a plus de temps on peut construire une hutte de branchages imposante. Mais, si l'on peut s'y dégourdir les jambes pendant la nuit, elle n'écarte ni les grosses averses ni le plus léger léopard. Et si soigneusement qu'elle soit cachée et camouflée, quand les choses se gâtent, un soir on risque d'attraper un rhumatisme, et le lendemain de perdre le fiston.
C'est pourquoi toute femme-singe désire une caverne, serait-ce une petite caverne, mais avec un toit sur la tête, un bon roc dans son dos, et une fente étroite où elle puisse s'ancrer et protéger ses louveteaux avec quelque chance de succès. Elle peut même alors barrer la porte avec un arbre déraciné. Et qui l'empêcherait de ménager à l'intérieur une niche haut placée, où elle puisse remiser bébé ou dont elle puisse se servir, à l'occasion, de garde-manger?
L'ennui, c'est que les bêtes ne sont pas plus bêtes que nous sur ce point, les ours aussi bien que les lions et les dents-de-sabre, qu'on appelle machérodes; aussi n'avait-on jamais pu régler la crise du logement. Bien des cavernes eussent été assez grandes pour abriter plusieurs familles, mais question domicile personne n'est partageux, sauf peut-être les serpents. Pratiquement, si un félin habitait la grotte, nous trouvions en général qu'il valait mieux la lui laisser; et si, l'occupant nous-mêmes, il voulait emménager, qu'il valait mieux plier bagage. Mais cela n'empêchait pas les femmes de récriminer.
La moitié de leurs conversations tournaient toujours autour des cavernes: des ravissantes petites grottes qu'elles avaient eues – jusqu'à ce que leur mâle eût permis à quelque grande brute d'ours de les expulser; des merveilleuses cavernes bien sèches et spacieuses qu'elles avaient vues, dans un très bon quartier, et qu'on pourrait très bien avoir, si l'on montrait la moindre compréhension du point de vue d'une femme: il suffirait de faire déménager une toute petite bande de léopards, qui trouveraient autant de grottes qu'ils en voudraient à quelques kilomètres de là; ou de celles que l'on pourrait trouver, sans léopards du tout, si seulement on se mettait à chercher tant soit peu, au lieu de tailler la pierre toute la journée; et du misérable trou qu'elles avaient en fait, pas même un trou, un simple abri rocheux, où la pluie entrait fouettée par le vent, et tenez, écoutez-moi seulement la toux épouvantable de ce pauvre enfant.
Et c'était vrai que bien souvent la nuit nous avions froid autant que faim. Et peur aussi, quand dans le noir nous entendions soudain le grondement d'un lion qui faisait lever du gibier, ou l'aboiement des chiens sauvages sur la piste. On dressait les oreilles, on écoutait l'ennemi se rapprocher, on se blottissait tous ensemble contre la roche, et bien entendu un filet d'eau glaciale se mettait à ruisseler inexplicablement, les femmes tenaient les enfants, les mâles empoignaient leurs triques, même les garçons saisissaient des pierres à lancer. La chasse approchait encore, et puis le hurlement soudain d'une bête terrassée vous rassurait pour une heure: ce n'était pas encore votre tour. Après un court sommeil inquiet, la chasse reprenait. Et l'on voyait s'approcher, passer, puis revenir, une paire d'yeux luisants, ah! ils étaient maintenant tout contre la maigre frise de pieux pointus qui défendait notre tanière, et qui nous donnait une seconde ou deux pour lancer des pierres ou piquer du bâton! Alors la sombre masse s'abattait sur nous comme un énorme projectile, les yeux flambants, la gueule béante, le grondement atteignait un volume triomphal, et nous nous élancions à tour de rôle avec un hurlement de défi. Et c'était la mêlée: triques tournoyantes, pierres volantes, les mâchoires claquaient et les pattes aux lames de rasoir étincelaient et lacéraient les cuisses nues, les ventres sans défense. Et soudain plus personne, le maraudeur n'était plus là, nous étions saignants, meurtris – et l'un des petits manquait.
Dans ce combat de l'intelligence contre le muscle strié et la griffe rétractile, parfois nous l'emportions, même dans une attaque frontale. D'autres fois nous restions perchés sur une corniche inaccessible (et confortable en proportion…) et l'assaillant furieux et bafoué recevait à la tête tout le vocabulaire de nos injures. Ou bien un rocher bien placé le renvoyait avec une bonne migraine. Un jour, je me souviens, nous avons tué et dévoré sur place un machérode en vadrouille, qui avait perdu ses dents de sabre sur quelqu'un d'autre, et s'était figuré que nous serions une viande plus facile. Mais je me souviens surtout de nuits interminables dans une position mal défendue, avec les rugissements tout à l'entour, et puis les yeux brillants, et puis l'attaque.
Peu à peu, le nombre des hommes diminuait, tués sur le coup ou mourant de leurs blessures; et nous, les gosses, devions tenir la première ligne. Et voilà qu'un beau soir, père à son tour n'était plus là.
La nuit précédente, il y avait encore eu bataille, et au matin père avait contemplé la scène du carnage. Son visage, creusé de chagrin, était gris de fatigue. Il s'était retourné, et nous le vîmes partir vers la forêt à grandes enjambées. Il avait dit seulement: «A ce soir. J'ai à faire.» Mère avait soupiré, elle continuait de panser l'horrible entaille dans l'épaule de mon frère, avec des feuilles et de la peau de serpent séchée, qu'elle conservait pour les cas d'urgence. Cette fois-là, nous avions perdu Pépita, ma sœur cadette.
Mais, à la nuit, père n'était pas rentré. C'était la première fois: toujours au crépuscule il veillait au bon état de la palissade, insistait pour que chacun mangeât quelque chose, ne fût-ce qu'une racine ou des baies, inspectait nos épieux et nos coups-de-poing. Aussi savions-nous, hélas, ce que signifiait son absence: quelque différend avec un mammouth ou un crocodile. Alors, las jusqu'au cœur, nous avions préparé toutes choses comme il nous l'avait recommandé. Enfin un croissant de lune se leva parmi les étoiles, et nous sûmes qu'il y aurait encore du grabuge cette nuit-là.
Ils vinrent et nous fixèrent de leurs yeux brûlants. Ils rôdèrent, revinrent et passèrent. Et dirent à la lune qu'ils avaient faim et qu'ils devaient manger. Et s'en furent, et chassèrent. Et revinrent vers nous. Et nous fixèrent de leurs yeux brûlants.
C'est alors que je vis venir, d'assez loin, une bête borgne inconnue. Dans l'état où j'étais entre la veille et le sommeil, je croyais voir, fonçant vers nous inexorablement, un gigantesque lézard, avec au milieu du front un œil comme un volcan, un léviathan blindé qui nous avalerait tous de la façon la plus cordiale, et ainsi allait mettre un terme à ce supplice insupportable. La bête approchait toujours, toujours plus grande, plus lumineuse, décidée à nous engloutir avant que les lions ou léopards n'eussent choisi les meilleurs morceaux, ou que les loups plus affamés encore ne les eussent peut-être devancés. Alors, au moment même où toutes les dents de la jungle semblaient converger vers notre palissade, l'étrange animal bondit, atterrit soudain parmi nous, petit et souple, et brun et bipède, faisant un rouge accroc dans la noirceur du ciel. Et c'était père, dressant très haut la main. Et dans la main, captif au bout d'un bâton, et flambant et fumant de menaces, et repoussant la jungle bien au-delà du saut du lion, il y avait le feu.