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Une grande nouveauté, grâce au feu, c'était d'avoir de la lumière après le coucher du soleil. Nous jouissions tous les soirs de ce luxe inépuisable. Rassemblés autour de lui à nous détendre et à sucer des os à moelle, nous nous racontions des histoires. Père revenait souvent sur la sienne: son iliade et son odyssée pour ramener le feu dans la vallée. Il parlait sans cesser de tailler la pointe d'un épieu, car on ne le voyait jamais oisif. Petit à petit nous apprîmes ainsi toutes les péripéties.

Il nous rappela d'abord la triste situation dans laquelle nous étions encore quelques jours plus tôt, chassés, traqués par les fauves et les loups presque jusqu'à extinction. Nous perdions des oncles, des tantes, des frères et des sœurs dans ce massacre. C'était l'insuffisance d'ongulés – ânes, zèbres, chevaux – qui obligeait les carnassiers à s'en prendre à nous. La cause de cette raréfaction? Peut-être la sécheresse: les pâturages jaunissaient au soleil. Ou bien quelque épizootie avait-elle décimé le bétail. Toujours est-il que, quand les grands chats commencent à manger de l'homme, ils ont vite fait d'y prendre goût.

Pourquoi, se demandait père, n'avait-il pas conduit son peuple dans des régions moins infestées? Oh, ce n'était pas faute d'y avoir réfléchi. Mais où alors? Vers le nord, à travers les plaines? Les carnassiers seraient nombreux en route, sans compter ceux qui nous auraient suivis, d'où une forte mortalité. Retour aux arbres, comme nous pressait de le faire l'oncle Vania? Malgré ses dires, Vania lui-même y trouvait de moins en moins de quoi nourrir son homme, à plus forte raison toute une horde. De plus, il semblait impensable à père de sacrifier des millénaires d'évolution et d'industrie paléolithique, pour repartir de zéro en pauvres singes arboricoles. Notre grand-père, disait-il, se serait retourné dans sa tombe, laquelle se trouve à l'intérieur d'un crocodile, si son fils avait trahi tout l'effort de sa vie. Non, nous devions rester, et nous servir de notre tête. Il nous fallait trouver un truc pour empêcher les lions de nous manger, et une fois pour toutes. Mais lequel? C'était le problème clé. Telle était la beauté de la pensée logique, disait-il: elle vous permet d'éliminer toutes les conjectures, jusqu'à ce qu'il ne reste que la dernière, qui est la bonne.

Il s'était dit: nous craignons les bêtes fauves. Que craignent ces bêtes fauves? D'autres bêtes plus fortes qu'elles. Et ces bêtes les plus fortes? Rien, sauf une chose: le feu. Nous le craignons nous-mêmes, comme tous les animaux. De temps en temps nous le voyons glisser en bouillonnant sur le flanc des montagnes, et faire flamber les forêts. Alors toutes les espèces fuient terrifiées. Nous-mêmes en arrivons à détaler à une telle vitesse que nous rattraperions presque un lion à la course. Et, devant le danger, lions et pithécanthropes deviennent frères. Cela n'arrive pas souvent, mais quand cela se produit, quand une montagne entière explose en flammes et en fumée, chaque bête est prise de panique et court affolée dans toutes les directions. Pas de douleur plus cruelle que celle d'une brûlure, pas de mort plus effrayante que d'être brûlé vif. Du moins cela nous semble ainsi.

Telle était la donnée. Comment donc obtenir un effet comparable à celui d'un volcan, sans pour autant se faire sauter soi-même? Ce qu'en somme père désirait, c'était une sorte de volcan portatif: l'idée lui en était venue, l'avait illuminé une nuit où il guettait derrière la barricade. Mais de la théorie à la pratique, il y a loin. Et une idée, si juste soit-elle, ne vous chassera pas une famille d'ours de sa caverne, le lui expliqueriez-vous en long et en large. Certes, l'élégance de sa théorie réjouissait père, et à bon droit; mais il se rendait compte que s'il se contentait de s'en réjouir, il serait infailliblement mangé avec le reste de la famille.

Poussant plus loin sa réflexion, il lui vint une seconde idée: celle d'aller voir de près comment le feu fonctionnait. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt? Il se maudissait d'avoir attendu, pour y penser, d'être en pleine période de crise. Mais c'était clair que le seul espoir d'avoir un feu restreint et de dimensions familiales, c'était de grimper tout en haut d'un volcan, et d'en écorner un morceau d'une manière ou d'une autre. Espoir presque désespéré, mais la situation aussi était désespérée. Il décida de risquer le tout pour le tout sur cette dernière chance.

Le voici donc en train d'escalader le volcan le plus proche, qui est le Ruwenzori. Il se guidait sur les flammes qui jaillissent de son sommet et, contournant les glaciers au nord, il grimpait dur. La montagne est couverte d'une forêt d'arbres immenses, pour la plupart euphorbes et palissandres, il la traversa aussi vite qu'il le put, moitié au sol, moitié par les branches. La forêt grouillait d'animaux, servals et phacochères, singes, gloutons, écureuils, et des bandes d'oiseaux de tout genre. Mais peu à peu les arbres se faisaient rares, et père se trouva de plus en plus seul. Dessous ses pieds venaient des grondements qui faisaient penser à des lions. Enfin il se trouva dans une sorte de savane désertique, rochers noircis, herbe rare, arbres rabougris. Il y régnait un froid mortel, avec des plaques de neige ici et là, et père s'essoufflait comme si l'air lui manquait, et il était tout à fait seul maintenant, excepté un tétracorne qui volait loin là-bas au-dessus de la cime des arbres, et qui à cette distance paraissait à peine plus grand qu'un aigle. Tremblant de froid sous la bise glaciale, il se brûlait quasiment les pieds sur les rochers trop chauds. Pourtant il avançait, tout en se demandant pourquoi diable il faisait l'idiot sur cette lave solidifiée, crevant de peur à voir se rapprocher les lèvres gercées du cratère tout entouré de fumée noire. Alors lui apparut la folle présomption de son entreprise: aller chercher de quoi griller les moustaches d'un lion en un lieu où les pierres même se consumaient comme du bois mort! Perdant courage, il fut sur le point de rebrousser chemin. Mais, sachant que de rentrer bredouille était aussi futile que de ne pas rentrer du tout, et passionné aussi par le spectacle qu'il avait devant lui, il poussa de l'avant.

Sa persévérance fut tout à coup récompensée. Alors qu'il voyait les rochers du cratère se dresser à pic, et le surplomber encore de plus de mille mètres; alors qu'il lui aurait fallu deux ou trois jours pour grimper en spirale avant d'y parvenir (et eût-il survécu la nuit, en plein air, dans un tel endroit?) et comme il atteignait la face opposée de la montagne, son espoir se ranima: de la fumée, de la vapeur sortaient à flanc de coteau, juste au-dessus de lui. Il y trouverait du feu peut-être, sans avoir à se risquer jusqu'au cratère et son bouillonnement, qui rougeoyait à des milliers de degrés centigrades. Et en effet, ayant grimpé un peu plus haut en diagonale, il vit des entrailles liquides suinter sur la pente rocheuse, comme si quelque ennemi, après avoir pourfendu la montagne, lui exprimait les tripes en appuyant dessus. Son temps eût-il été moins précieux, disait père, qu'il eût élaboré quelque hypothèse plus proche de la vérité sur la façon dont le monde avait été fait; mais il n'avait guère le loisir de se livrer à d'autres observations que les plus hâtives. Et ce qui, pour le moment, accaparait son intérêt, c'était de voir comment, dès qu'un arbre était sur le chemin du vomissement incandescent, il se mettait à flamber avant même d'être atteint. Redoublant alors d'attention, il s'aperçut bientôt que lorsqu'un arbre avait pris feu, s'il s'en trouvait un autre au voisinage, celui-ci s'enflammait aussi peu après. Voilà donc, pensa-t-il avec exaltation, le principe, le secret mécanisme de la transmission du feu, démontré au naturel! Le feu aime à manger: si on lui présente une nourriture à sa convenance, il la dévore à son tour aussitôt. «Tout cela, nous disait-il, vous semble maintenant très évident; mais souvenez-vous que moi, je voyais ce phénomène pour la première fois!»

Tout en parlant, père s'aperçut que l'épieu dont il taquinait les tisons était en train de brûler du bout. Il jura, l'éteignit sous des pierres, et quand, peu après, l'épieu eut cessé de fumer, il commença d'en nettoyer la pointe noircie avec un éclat de silex.

«Le volcan, c'était le feu-père, continuait-il tout en grattant. Les arbres étaient fils et filles, mais chacun d'eux ensuite, quand les branches d'un autre arbre l'approchaient d'assez près, pouvait devenir un feu-père. L'application de cette découverte m'apparut sans délai: tout ce que j'avais à faire, c'était de ramasser quelque branche tombée, de l'approcher d'un arbre brûlant et de l'emporter. Plus facile à dire qu'à faire! Car la chaleur, bien entendu, était infernale, et je crus bien prendre feu moi-même. Mais enfin, enfin je réussis: je tenais une branche enflammée! J'avais du feu dans mes propres mains! Criant de joie et de fierté, je m'élançai, portant haut ce petit volcan à mon bras. J'allais effrayer le lion le plus féroce à lui en faire perdre tous ses esprits! Et je courais, joyeux, vers la vallée. Il me fallut dix bonnes minutes pour m'apercevoir que mon volcan s'était éteint, et que ce que je brandissais si fièrement n'était plus qu'un tronçon noir qui me brûlait la main.»

«On n'apprend que par l'expérience», dit père. Il retourna donc sur ses pas pour faire une seconde expérience et, s'il le fallait, d'autres et d'autres encore. Il vit et comprit bientôt qu'un petit feu avait tôt fait de dévorer sa nourriture; et que, si l'on ne voulait pas qu'il meure, il fallait lui en donner de nouvelle. C'est donc ce que fit père. C'est-à-dire qu'il organisa une sorte de relais. Il mit le feu à une branche, l'emporta en courant aussi loin qu'il put dans la forêt, arracha une nouvelle branche avant que le feu n'eût atteint sa main, lui fit prendre feu, l'emporta, et ainsi de suite. Nous écoutions père bouche bée, car tout cela paraît simple et logique une fois qu'on l'a vu faire, nous comprenions combien peu ce l'était avant cette première fois.

Le système fonctionna à merveille, bien que père découvrît que certains arbres brûlaient mieux que d'autres. Il sut en tenir compte, et quand il arriva chez nous, il portait le six cent dix-neuvième tison de la série, avec lequel il fit s'enfuir les fauves et les loups qui avaient encerclé notre grotte, et alluma un feu à nous à l'intérieur de la palissade, le même feu que nous avions apporté ici, dans notre nouvelle caverne, et qui n'est jamais mort depuis: «D'ailleurs, dit père, même s'il arrivait maintenant qu'il s'éteignît…»

Il ne termina pas. Il s'avisait qu'il avait beau gratter, la pointe de son épieu restait brune et salie. Avec dépit, il la lança contre la paroi. Mais, à notre surprise à tous, au lieu de s'y écraser avec un bruit mou, la pointe rebondit avec un tintement sec et musical. Père ramassa l'épieu. La pointe était intacte.

«Dieu de miséricorde! souffla-t-il. Tout en vous parlant et sans même y penser, je viens de faire une invention de première grandeur: la lance de chasse à grand rendement, à pointe trempée au feu!»