Chapitre X

Eadulf frappa à la porte. Fidelma vint lui ouvrir et il resta figé sur le seuil.

Elle ne portait pas ses vêtements ordinaires mais les atours de fille et sœur d’un roi de Muman, qu’elle était légalement autorisée à revêtir. Eadulf ne l’avait pas revue habillée ainsi depuis qu’elle avait plaidé devant les Airechtais, la grande assemblée du haut roi à Tara l’année précédente. Il trouva cette tenue plutôt étrange pour une religieuse invitée dans une abbaye.

Elle arborait une robe serrée à la taille, en satin d’un bleu profond tissé au fil d’or de motifs élaborés. La jupe aérienne tombait jusqu’aux chevilles. Les manches ajustées bouillonnaient à partir du coude – cette coupe s’appelait le lamfhoss. Par-dessus la robe elle avait passé une courte tunique sans manches, l’inar. Un lummon, une cape en satin rouge bordée de fourrure de blaireau, était accrochée à son épaule gauche par une broche ronde en argent sertie de pierres semi-précieuses. Et elle avait chaussé des sandales cousues de perles de verre coloré, les mael-assa.

Des bracelets assortis cliquetaient à ses poignets et un torque d’or enserrait son cou. Il proclamait sa position royale et aussi qu’elle appartenait au Nasc Niadh, l’élite des gardes des Eóghanacht de Muman. Le cercle d’argent posé sur sa chevelure rousse était incrusté de deux émeraudes du pays des Corco Duibhne, à l’ouest du royaume, et d’un rubis d’une eau très pure. Ce serre-tête retenait un voile en soie ou conniul qui indiquait son statut de femme mariée.

— Est-ce bien raisonnable ? murmura Eadulf.

Fidelma arborait son air espiègle.

— J’ai besoin de prouver quelque chose. Ne crains rien, Eadulf, je sais ce que je fais. Et maintenant, donne-moi ton bras : j’ai comme l’impression que je vais avoir besoin de ton appui.

Eadulf, qui portait sa robe de bure habituelle, s’exécuta en soupirant.

Le bruigad, frère Máel Eoin, les attendait avec Gormán devant le réfectoire. Il ouvrit de grands yeux tandis que le jeune guerrier se redressait avec un large sourire.

— Cela fait plaisir de voir une Eóghanacht affirmer son rang.

Il précéda Fidelma et Eadulf qu’il conduisit jusqu’à la table qui leur avait été assignée. Tandis qu’ils passaient dans les travées, le silence se fit et des murmures s’élevèrent. Quant à Glassán et à Saor, déjà assis, ils étaient bouche bée. C’est alors qu’une voix aiguë s’éleva de la table de l’abbé.

— Ceci est un affront ! Un sacrilège !

Fidelma se tourna posément vers frère Lugna, qui avait bondi sur ses pieds, cramoisi et tremblant de rage.

— Un sacrilège, frère Lugna ? lança Fidelma d’une voix coupante.

— Comment osez-vous vous présenter au refectorium dans ces… ces vêtements dégradants ?

— Vous vous permettez d’insulter les Eóghanacht ? Vous êtes resté trop longtemps à Rome, frère Lugna. Vous oubliez que vous êtes maintenant dans le royaume de Muman et en présence d’une princesse du sang.

— Qu’est-ce que vous dites ? répliqua l’intendant, interloqué.

— Je suis Fidelma de Cashel, sœur du roi Colgú, roi de Muman, lança Fidelma du ton hautain et méprisant dont elle savait user en cas de nécessité. Votre abbé, Iarnla, qui commande en ces lieux, n’a-t-il pas requis mes services ? Ne suis-je pas une invitée d’honneur dans cette abbaye qui fait partie du royaume de mon frère, dois-je vous le rappeler ? Il est l’autorité suprême qui s’exerce sur les chefs, les nobles, les abbés et les évêques de ce pays. Je suis ici en tant que dálaigh, venue enquêter sur une affaire de meurtre au nom du roi. Si l’abbé Iarnla désire me congédier, qu’il le fasse, et j’instruirai le monarque et ses conseillers de cette insulte.

— Il y a des règles dans cette abbaye…

— … comme partout, dont la communauté décide et qui ne lui sont pas imposées.

— Nous parlons des règles régissant l’habit des religieux, éructa frère Lugna. Que vous entriez ici revêtue… de ces… de cette tenue outrageante…

— Vous avez des objections à mes vêtements qui me signalent comme étant un dálaigh et la sœur de votre roi ?

— En tant que religieuse vous êtes soumise aux édits de l’Église.

— Je vous l’accorde. Et les édits sur ma robe sont très clairs. Le Saint-Père a écrit aux évêques de Vienne et de Narbonne que les religieux se distinguaient par leurs croyances et leurs prières, non par leurs vêtements. L’important, c’est de mener une vie pieuse.

Frère Lugna fronça les sourcils.

— Quel est le Saint-Père qui a prononcé de telles paroles ?

— Célestin, le premier du nom.

— Célestin ? hurla Lugna comme si elle avait prononcé une obscénité. Il n’avait aucun droit au trône de saint Pierre. Sans les manigances de l’impératrice Galla Placidia, il n’aurait jamais été élu évêque de Rome. Il a persécuté des membres de la vraie foi parce qu’ils avaient des idées contraires aux siennes.

Dans le refectorium, on aurait entendu une mouche voler tandis que les frères essayaient de comprendre de quoi il retournait.

— Ceux qu’il considérait comme hérétiques le sont toujours aux yeux de l’Église, rétorqua Fidelma.

Frère Lugna se rassit brusquement sur son siège, pâle de colère. Les murmures s’amplifièrent. Fidelma avait à l’évidence marqué un point, mais personne n’avait compris lequel.

L’abbé Iarnla se leva et frappa le sol du bâton de sa fonction.

— Tacet ! Taisez-vous ! ordonna-t-il. Nous sommes au praintech.

Il se reprit.

— Je veux dire au refectorium où nous nous rassemblons pour rassasier nos corps, de même que dans la chapelle nous nous réunissons pour nourrir nos âmes. Ce n’est pas un endroit pour les débats théologiques.

— Considérant les objections soulevées par votre intendant, dit Fidelma, maintenez-vous la requête que vous avez envoyée au roi ou désirez-vous que je retourne à Cashel ?

L’abbé Iarnla jeta un rapide coup d’œil à son rechtaire avant de répondre :

— Vous et vos compagnons êtes naturellement les bienvenus. J’ai sollicité votre présence par l’intermédiaire du roi et de ses conseillers, auxquels j’ai adressé une supplique en bonne et due forme. Mais à l’avenir, je vous prierai instamment de composer avec les règles de notre communauté.

Fidelma s’inclina.

— Je ferai de mon mieux. Et je vous propose d’en discuter après le repas, dans vos appartements, en présence bien sûr de votre intendant.

Avant que l’abbé ait pu répondre, elle s’assit, imitée par ses compagnons. Maintenant, les conversations allaient bon train. Glassán et Saor semblaient nerveux.

— Vous êtes vraiment la sœur du roi Colgú ? bégaya Glassán. La Fidelma de Cashel à qui on attribue tant de hauts faits ?

— C’est bien elle, annonça fièrement Gormán. Et vous avez sûrement entendu parler de son compagnon, Eadulf de Seaxmund’s Ham.

— Je savais seulement qu’une avocate des cours de justice devait mener des investigations sur la mort d’un moine, confessa le maître d’œuvre.

— C’est sans importance, dit Fidelma qui n’en pensait pas un mot.

Son entrée théâtrale, dont elle espérait qu’elle porterait ses fruits, avait déjà confirmé certains des soupçons qu’elle entretenait à l’égard de frère Lugna.

Glassán semblait distrait. Il ne mangeait rien. Puis il repoussa son assiette et fit un signe à son assistant.

— Excusez-nous, grommela-t-il, mais nous devons aller vérifier quelque chose avant la tombée de la nuit.

Saor le suivit à regret après avoir attrapé une part de fromage et un morceau de pain.

Gormán se mit à rire.

— Quel dommage qu’on ne lui ait pas annoncé qui vous étiez le premier soir, lady ! Sans doute nous aurait-il épargné le récit de ses exploits. Apparemment, depuis ses mésaventures avec le roi de Laighin, il n’apprécie guère la fréquentation des têtes couronnées et de leur famille.

— Hum ! Mais n’oubliez pas, Gormán, qu’on peut apprendre bien des choses au contact des personnes ennuyeuses.

Eadulf se racla la gorge.

— Et à ce propos, je ne suis pas certain d’avoir saisi l’enjeu de cette joute verbale avec frère Lugna. Tout ce que tu as réussi à prouver, c’est que l’abbé Iarnla est une marionnette entre les mains de son rechtaire.

— L’abbé a parfois des sursauts d’autorité, et il ne reste plus qu’à espérer qu’il n’est pas totalement sous le contrôle de son intendant.

— Mais à quoi rime cette tenue ? Tu as agi ainsi dans le seul but de remettre Lugna à sa place ?

— Disons plutôt que je cherchais la confirmation de certaines suspicions, répondit-elle en se servant de la soupe de légumes.

— Et ?

— Et je sais maintenant qu’il appartient à une secte hérétique. Mais pour l’instant, je garderai pour moi les détails de cette découverte. En tout cas, Lugna est un fanatique qui ne tolère aucune contradiction.

— Je déteste cet homme, souffla Eadulf. Je persiste : on devrait le considérer comme un suspect.

— Suspect ou pas, il occupe ici un poste important. Et il va falloir qu’il se prononce clairement sur les libertés qu’il nous accorde.

Après la bénédiction du repas par l’abbé, Gormán se pencha vers Fidelma.

— Je viens avec vous chez Iarnla, lady ?

Il tapota sa ceinture, là où aurait dû être accrochée son épée.

Fidelma feignit l’indignation.

— Dieu du ciel, surtout pas ! Je n’ai pas l’intention de déclarer la guerre, juste d’engager une discussion diplomatique.

— Je ne vois rien de diplomatique dans la façon dont le rechtaire s’est adressé à vous, grommela Gormán.

— Ne vous inquiétez pas, Eadulf sera avec moi.

Eadulf se garda bien de poser des questions. Il préférait se laisser porter par les événements plutôt que révéler qu’il ignorait les projets de son épouse.

Quand le couple quitta le refectorium, l’abbé et son rechtaire avaient disparu. Dehors, ils tombèrent sur frère Máel Eoin qui se dissimulait dans l’ombre. L’hôtelier s’avança vers eux et ils le reconnurent à la lumière de la lanterne suspendue au-dessus de la porte. Il posa un doigt sur ses lèvres et les attira à l’écart.

— Je voulais juste vous prévenir, murmura-t-il. Frère Lugna est une personne dangereuse. Ce soir, vous vous êtes fait un ennemi, lady. Vous l’avez obligé à reculer devant la congrégation, dont il sait qu’elle ne l’apprécie guère.

Fidelma posa la main sur son bras.

— Ne vous inquiétez pas, frère Máel Eoin. Nous sommes conscients que frère Lugna n’est pas exactement un enfant de chœur.

— Avant qu’il arrive à l’abbaye avec ses idées bizarres, l’abbé était un homme fort et indépendant. Maintenant, chaque fois qu’on l’interroge sur un point précis, Lugna répond à sa place que c’est comme ça à Rome, le centre de la foi où réside le Saint-Père. Au début, Lugna a persuadé un bon nombre de moines du bien-fondé de ses réformes, ce qui lui a permis d’accéder à la fonction d’intendant de la communauté. Après, tout a changé.

— Ces changements n’ont pas été appréciés ?

— Ils ont bouleversé une bonne partie d’entre nous et c’est triste de voir comment frère Lugna a usurpé la position de l’abbé Iarnla. L’abbé est incapable de s’opposer à lui.

— Connaissez-vous la raison de cette attitude ? s’enquit Eadulf.

— C’est comme si Lugna exerçait un pouvoir incompréhensible sur lui. J’ignore de quoi il s’agit, mais faites bien attention, lady.

Sur ces mots, l’hôtelier s’éclipsa.

Quand ils frappèrent à la porte des appartements de l’abbé, il les pria d’entrer et ils le trouvèrent assis dans son fauteuil habituel tandis que frère Lugna se tenait debout près de lui et légèrement en retrait.

— Que signifiait votre discours au réfectoire, Fidelma ? demanda aussitôt l’abbé. Je n’ai rien compris.

— Ce qui n’est pas le cas de votre rechtaire, répliqua Fidelma.

Lugna se balança d’un pied sur l’autre sans rien dire.

Quand il leva les yeux sur lui, l’abbé semblait avoir récupéré un peu de son autorité.

— Eh bien, expliquez-vous, frère Lugna.

Comme l’intendant demeurait silencieux, Fidelma prit la parole.

— À mon arrivée ici, frère Lugna a eu l’honnêteté de me prévenir qu’il n’appréciait guère ma présence. Il estimait que l’affaire qui nous préoccupe trouverait sa solution grâce aux membres de la communauté.

— Effectivement, grommela Lugna.

— Mais quand l’abbé a rejeté vos objections et a insisté pour que je mène les investigations, vous auriez dû vous plier à sa décision.

— D’ailleurs, je vous confirme que vous avez ici toute autorité pour exercer votre fonction, renchérit l’abbé.

— Je ne pense pas que frère Lugna partage votre point de vue, lança Fidelma en fixant l’intendant droit dans les yeux.

— Lugna ? dit l’abbé.

L’autre demeura muet.

— Ce qu’il a du mal à expliquer, poursuivit Fidelma, c’est pourquoi il a donné la consigne à ceux que je voulais interroger de ne pas coopérer avec moi. Car il leur a bien précisé d’en dire le moins possible.

Lugna releva le menton.

— Je suppose que c’est le simple d’esprit qui vous a raconté cette histoire, ironisa-t-il.

— Si vous vous référez à frère Gáeth, alors vous vous trompez, sans compter qu’il n’a rien d’un simple d’esprit. Et je serais fâchée qu’il subisse un quelconque châtiment à cause de vos soupçons.

— Personne n’a jamais eu l’intention de punir Gáeth, voyons ! s’écria l’abbé.

Il marqua une pause.

— Frère Lugna, est-il vrai que vous avez exigé de nos frères qu’ils refusent d’aider Fidelma ?

Comme l’intendant hésitait, Fidelma le devança.

— La façon dont le médecin a répondu à mes questions était assez extraordinaire. Un médecin s’efforçant de ne fournir aucun renseignement à un dálaigh des cours de justice, je n’en avais encore jamais rencontré. J’ai découvert qu’on lui avait dicté sa conduite.

— Pourquoi cela, frère Lugna ? insista l’abbé.

L’intendant haussa les épaules.

— Mes opinions n’ont pas changé depuis que vous avez négligé mes conseils, lança-t-il d’un air de défi. Cela me déplaît que des étrangers viennent fouiller dans les affaires de l’abbaye.

— Ce monastère n’est pas indépendant du royaume, fit observer Eadulf. Il doit se conformer à ses lois.

— Qu’en savez-vous, Saxon ?

— Mon mari, Eadulf de Seaxmund’s Ham, est un des plus proches conseillers du roi, répliqua Fidelma. Et sa remarque est des plus pertinentes.

— De nombreuses abbayes ont adopté les pénitentiels et réclament le droit d’édicter leurs propres règles.

— Encore les pénitentiels ? s’énerva Eadulf. Ils ne sont pas en usage ici.

— Les religieux ne devraient pas être autorisés à se marier, rétorqua l’intendant.

— Aucune règle ne leur impose le célibat. Pas même à Rome.

— Pas encore.

— Cela signifierait le rejet de notre condition humaine, voulue par Dieu. Et ce serait une insulte à la création que nous devons nous efforcer d’accepter dans la joie.

Fidelma sourit.

— Je te l’accorde. Mais laissons les querelles théologiques et concentrons-nous sur la justice, dont je suis la représentante. Il existe différents types d’amendes pour ceux qui font entrave à la loi devant un dálaigh chargé d’enquêter sur un meurtre, frère Lugna.

Elle se tourna vers l’abbé.

— Peut-être frère Lugna n’avait-il pas saisi que d’après le texte des Din Techtugad, une personne qui dissimule des preuves, porte un faux témoignage ou persuade d’autres personnes de le faire perd son prix de l’honneur. Bien sûr, si frère Lugna parvient à convaincre un brehon qu’il a agi en toute bonne foi, les amendes seront divisées par deux. Même chose pour son prix de l’honneur.

Frère Lugna pinça les lèvres et lui adressa un regard mauvais. Quant à l’abbé Iarnla, il leva les mains en un geste d’impuissance.

— Si frère Lugna est coupable de ce dont vous l’accusez, il a sûrement agi en ignorant les sanctions auxquelles il s’exposait.

— Je n’en doute pas. Nul ne serait assez stupide pour mettre sciemment son prix de l’honneur en péril. Cependant, dans la mesure où il s’est opposé aux ordres de son abbé, il devrait faire l’objet de mesures disciplinaires en accord avec les règles de l’abbaye. Il s’est persuadé qu’il était au-dessus des lois, du royaume et de son ordre. Et maintenant, je serais reconnaissante à frère Lugna de nous accompagner, moi et frère Eadulf, jusqu’à l’hôtellerie des invités.

— Pourquoi ? demanda l’intendant, les sourcils froncés.

— Parce que je vous le demande, susurra Fidelma d’une voix mielleuse.

Ils laissèrent derrière eux un abbé Iarnla consterné.

Grâce à la lune, ils n’avaient pas besoin de lanterne pour traverser la cour pavée.

— C’est un charmant vieil homme, murmura Fidelma alors qu’ils passaient devant la fontaine.

Elle s’arrêta.

— Je n’aimerais pas le contrarier outre mesure avec ces investigations sur l’assassinat de frère Donnchad. Afin de l’épargner et maintenant que ma position a été confirmée, je serais heureuse de pouvoir compter sur votre collaboration pleine et entière.

Frère Lugna poussa un profond soupir.

— Plus vite cette affaire sera résolue, mieux cela vaudra.

— Qu’est-ce qui vous a amené à choisir Glassán comme maître d’œuvre ?

La question prit l’intendant par surprise et il se raidit.

— Il était maître d’œuvre dans mon pays, le Connacht, répondit-il.

— Ah bon ? Je croyais qu’il venait de Laighin ?

Il y eut un silence embarrassé.

— Qu’est-ce que vous voulez, Fidelma de Cashel ?

C’était la première fois qu’il reconnaissait le rang de la jeune femme.

— Moi ? Accomplir la mission dont mon frère m’a chargée, rien de plus.

— Je ne vous en empêcherai pas.

— Et vous aviserez les autres de faire de même ?

— Oui, car j’ai hâte qu’on en finisse.

— Parfait. Il y a des siècles de cela, dans un pays étranger, il y avait un érudit qui avait des idées bien arrêtées et ne supportait pas la contradiction. Comme son supérieur n’était pas toujours d’accord avec lui, il tenta de le renverser pour prendre sa place. Mais son supérieur représentait la majorité et c’est l’érudit qui fut chassé. On dénonça son orientation, considérée comme hérétique, et on mit au point des sanctions pour ceux qui s’aviseraient de le suivre et tenteraient d’imposer leurs opinions aux autres.

Dans la semi-obscurité, frère Lugna la regardait comme un chasseur guettant sa proie.

La malignité que dégageait cet homme donnait le frisson, songea Eadulf.

— Pardonnez-moi d’avoir essayé d’entraver votre enquête, lady, dit le rechtaire.

Puis il ajouta :

— De nombreux chemins mènent à la foi et chacun est autorisé à chercher le sien.

— C’est exactement ce que je pense. Nous devrions nous montrer plus tolérants. La conformité de pensée mène à la stérilité.

— Autre chose ?

— Non, vous pouvez disposer.

Frère Lugna s’éloigna, les abandonnant au milieu de la cour.

— Je ne lui fais aucune confiance, murmura Eadulf tandis qu’ils rejoignaient l’hôtellerie. Ce qu’il a voulu dire, c’est plus tôt vous quitterez l’abbaye, mieux ça vaudra.

— Je crois qu’aujourd’hui nous avons tout de même accompli quelques progrès.

Arrivée devant sa porte, elle lui souhaita une bonne nuit.

 

Eadulf ne pouvait pas dormir. Il réfléchissait aux disputes avec son épouse au cours de ces dernières semaines. Qu’avait dit Énée en abandonnant Didon, la reine de Carthage ? Varium et mutabile semper femine. La femme est inconstante et toujours elle varie. Fidelma n’était pas vraiment capricieuse, mais elle manquait de tolérance non seulement envers les défauts des autres mais aussi envers les siens propres. Il avait eu le temps de s’en rendre compte. Ses critiques acerbes suscitaient chez lui la colère et la frustration.

Elle avait eu raison en lui demandant ce qu’il voulait. Il désirait vivre auprès d’elle et d’Alchú, bien sûr, mais il s’était montré maladroit en exigeant que sa femme et son fils le rejoignent dans une communauté religieuse. Pensait-il vraiment que cela leur assurerait à tous trois la sécurité et leur épargnerait les tourments de l’existence ? Ou était-ce un moyen de s’affirmer ? Quand il était jeune, dans son village de Seaxmund’s Ham, il avait croisé la route d’un missionnaire du nom de Fursa. Fursa l’avait persuadé de l’accompagner jusqu’en Irlande et là, il avait étudié dans la grande abbaye de Tuaim Brecain, fondée par Bricin, où on enseignait la médecine, la poésie et le droit.

Eadulf était arrivé longtemps après la mort de Bricin. Cennfaeladh dirigeait alors l’école de médecine. Jeune guerrier, il s’était battu à la bataille de Magh Rath où il avait été gravement blessé à la tête. On l’avait conduit à l’école médicale de Bricin où on l’avait trépané. Cette opération était courante chez les Gaulois, les Britons et les habitants des cinq royaumes. Après son complet rétablissement, Cennfaeladh s’était consacré aux études et avait fini à la tête du collège.

C’est lui qui avait appris le celte d’Éireann à Eadulf. Puis il l’avait poussé à poursuivre ses études à Rome. Là, on l’avait envoyé au grand concile de l’abbaye de sainte Hilda à Streonshalh, en Northumbrie, où il avait rencontré Fidelma. Ensuite, il était retourné à Rome et avait voyagé dans le royaume de Dyfed, en Bourgogne, en Francie, en Gaule et en petite Bretagne.

On ne pouvait pas l’accuser d’avoir fui le monde. Peut-être était-il passagèrement fatigué de voyager. Et maintenant il se retrouvait dans cette abbaye peu accueillante, qu’il avait brièvement visitée auparavant. À l’époque, les édifices étaient en bois. Les nouveaux bâtiments…

Il s’assit sur son lit. Voilà ce qui le tourmentait. L’échelle et le jeune garçon… comment s’appelait-il déjà ? Gúasach. Fidelma n’avait pas donné suite à l’idée que l’enfant aurait pu accéder à la cellule de Donnchad grâce à l’échelle sur le chantier. Cela semblait pourtant une excellente réponse à l’énigme qui les préoccupait. Et ce ne serait pas la première fois qu’un enfant de cet âge aurait tué quelqu’un. Fidelma disait toujours que la réponse la plus évidente, même déplaisante, était souvent la bonne.

Eadulf se leva. Il allait jeter un coup d’œil à l’échelle posée près du nouvel édifice. Était-elle assez longue pour atteindre le cubiculum de frère Donnchad ? Inutile d’attendre que le soleil se lève. Il ne voulait pas que Fidelma sache que, sur ce point précis, il doutait de sa perspicacité.

Il alluma la chandelle sur sa table de chevet avec son tenlachteined, sa boîte à amadou qui contenait aussi une pierre à silex et un morceau de fer. Avec les années, Eadulf était devenu un expert du tenlam ou « feu à la main », comme on l’appelait : c’est Gormán qui l’avait initié. Les guerriers maîtrisaient très bien ce procédé. Eadulf enfila sa robe et ses sandales et se rendit dans la cour. L’abbaye était enveloppée d’ombre et de silence. Ici et là, des lanternes brûlaient devant la porte des principaux bâtiments.

Eadulf se repéra tant bien que mal grâce à sa lanterne car la lune était cachée par les nuages. Le bruit de ses pas était étouffé par le murmure de la fontaine. Le monastère et ses occupants semblaient dormir à poings fermés. Un loup hurla au loin. Alors qu’il passait devant la bibliothèque, les nuages s’écartèrent et la lune apparut, diffusant une lumière éthérée. Les murs de pierre du bâtiment en construction s’élevaient jusqu’aux premières fenêtres dont les linteaux n’avaient pas encore été posés, contrairement à celui de la porte, qui formait un angle bizarre.

Eadulf écouta. Il crut avoir perçu un bruit, mais ce n’était qu’une chouette perchée dans les charpentes.

Il regarda autour de lui pour tenter de localiser l’échelle. Ne la voyant pas, il s’avança vers la porte et entendit le crissement d’une pierre qu’on déplaçait. Il leva sa lanterne. Derrière lui, quelqu’un expira bruyamment et quelque chose le frappa dans le dos avec violence. La lampe lui échappa et il tomba la tête la première sur un objet dur. Une lumière vive l’éblouit et ce fut le noir complet.