Quand Eadulf reprit conscience, sa tête le lançait. Il faisait jour et il était étendu sur un lit.
— Comment vous sentez-vous ?
Il passa la langue sur ses lèvres sèches.
— Comme si le ciel m’était tombé dessus, coassa-t-il.
— Vous savez qui vous êtes ?
— Eadulf de Seaxmund’s Ham.
— Et moi, qui suis-je ?
Il fixa l’homme penché sur lui et réussit à distinguer les traits de son visage.
— Le médecin, frère Seachlann.
— Parfait. Buvez ceci, après vous vous sentirez mieux.
— Où suis-je ? demanda Eadulf en se redressant sur un coude.
Il n’était pas dans l’hôtellerie des invités, cet endroit dégageait une forte odeur de simples et de potions.
— Au bróinbherg, le petit hôpital de l’abbaye.
Ce terme signifiait « la maison des chagrins ».
— Pourquoi suis-je ici ?
— Vous posez trop de questions. Allons, buvez, cela calmera votre mal de tête.
— Qu’est-ce que c’est ?
Frère Seachlann fronça les sourcils, puis se détendit.
— Ah, j’oubliais que vous aviez étudié à Tuaim Brecain. C’est un deoch suain, pour vous faire dormir, une infusion de valériane, de menthe sauvage et de romarin.
Eadulf but à la coupe que lui tendait le médecin.
En se rallongeant, il porta la main à sa tête qui avait été bandée. Le médecin, qui s’était assis sur le lit, se redressa.
— Que m’est-il arrivé ? murmura Eadulf.
— J’ai préparé une pâte de racines de consoude que j’ai étalée sur votre blessure. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus.
— Mais…
— C’est moi qui vous ai transporté jusqu’ici.
À cet instant, la porte s’ouvrit en coup de vent et Fidelma entra, le visage marqué par l’inquiétude.
— Je viens d’apprendre ce qui s’était passé. Comment te sens-tu ?
— Non omnis moriar, répondit-il avec un petit sourire, je ne suis pas encore tout à fait mort.
Fidelma poussa une exclamation agacée.
— Ce n’est pas le moment de plaisanter. Que t’est-il arrivé ?
— Justement, cela m’intrigue.
Frère Seachlann reposa la coupe sur une table.
— Cela se résume à peu de chose. Tard hier soir, je longeais l’édifice en construction quand j’ai entendu un gémissement. Je me suis dirigé vers la plainte, ma lanterne à la main, et j’ai trébuché sur frère Eadulf. Il y avait du sang sur son front et j’ai constaté qu’il avait perdu connaissance, sans doute à la suite d’une chute. J’ai tout d’abord vérifié qu’il n’avait rien de cassé, puis je l’ai porté jusqu’ici pour le soigner. Au petit matin, j’ai envoyé un message à frère Máel Eoin afin qu’il vous prévienne.
Eadulf avait fermé les yeux mais sa respiration était régulière, et le médecin s’employa à rassurer Fidelma.
— C’est l’infusion que je lui ai donnée qui fait son effet. Quand il se réveillera, son mal de tête devrait avoir disparu.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie plus tôt ? Eadulf a passé toute la nuit ici ?
— Je ne voulais pas le laisser seul, au cas où il y aurait eu des complications. Il a repris conscience il y a quelques minutes. Et puis, à quoi bon vous réveiller ? Vous n’auriez rien pu faire.
Fidelma acquiesça tout en regrettant d’être obligée d’attendre avant de questionner Eadulf. Cela ne lui ressemblait pas d’aller se promener à une heure pareille sans l’en informer. Et il n’était pas du genre à perdre bêtement l’équilibre.
À cet instant, Gormán fit une entrée précipitée.
— Je viens d’apprendre…
Son regard se fixa sur Eadulf.
— Il n’est pas…
Fidelma se tourna vers le médecin.
— Vous êtes sûr qu’il est hors de danger ?
Frère Seachlann haussa les épaules.
— Un médecin trop sûr de lui devrait inspirer la méfiance. Je jurerais cependant qu’il s’en sortira avec quelques contusions et une blessure peu profonde à la tête.
— Eh bien, si Gormán reste avec lui, peut-être pourriez-vous me montrer l’endroit où vous l’avez trouvé ?
Le médecin parut étonné.
— Pour quoi faire ?
— Pour ma propre satisfaction.
Frère Seachlann la mena jusqu’au chantier, où quelques hommes déjà au travail les observèrent avec curiosité. Il désigna un morceau de bois de charpente, non loin d’un linteau en pierre qui allait bientôt être hissé sur des colonnes de part et d’autre d’une porte.
Fidelma inspecta le bois, repéra une tache sombre, y frotta son doigt et le porta à sa bouche.
— Du sang séché, murmura-t-elle. Eadulf a dû heurter cette poutre en tombant.
— À mon avis, il a trébuché, dit le médecin.
— En tout cas, il n’est certainement pas allé se cogner de son plein gré !
— Faites attention !
Ils se retournèrent, et virent Glassán qui s’avançait vers eux accompagné de Saor, son assistant.
— C’est dangereux de se promener par ici !
— On s’en est déjà rendu compte, ironisa Fidelma.
Glassán baissa les yeux.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Saor ? Ce linteau était en place quand vous avez fini le travail hier au soir.
Saor semblait mal à l’aise.
— Sans doute était-il mal assuré…
— Même s’il était en place, il suffisait de le pousser pour le déloger, fit remarquer Fidelma en étudiant les colonnes.
— Comment cela ? s’écria Glassán.
— Il a pu tomber tout seul, suggéra Saor.
— Il semblerait que frère Eadulf se soit blessé en tombant, peut-être sur cette pierre, là, près de vous, dit le médecin.
Glassán ouvrit de grands yeux.
— Frère Seachlann a découvert frère Eadulf inconscient hier au soir, expliqua Fidelma.
Glassán pâlit, serra les mâchoires, et se tourna vers Saor.
— Veillez à ce que ce linteau soit correctement fixé.
Puis il revint à Fidelma.
— Comment va votre époux, lady ?
— Bien, répondit le médecin. Il a juste une estafilade au front et une forte migraine. Et maintenant, j’aimerais retourner au chevet de mon patient.
Fidelma le congédia d’un geste de la main.
— Que faisait frère Eadulf, ici, en pleine nuit ? demanda Glassán après le départ de Seachlann. Je suis sincèrement désolé d’apprendre qu’il s’est ouvert le front, mais je ne peux pas être tenu pour responsable de cet incident. Il est interdit d’accéder au chantier sans autorisation.
— Je n’accuse personne pour l’instant. Nous ignorons les faits et tant que frère Eadulf ne sera pas rétabli…
Le maître d’œuvre hésita.
— Naturellement, murmura-t-il. Et maintenant si vous avez terminé…
Après s’être attardée un peu sur le lieu de l’accident, Fidelma s’éloigna, Glassán sur les talons. C’est alors qu’elle aperçut le jeune Gúasach qui tournait le coin du bâtiment. Il sourit à Fidelma et s’adressa au maître d’œuvre.
— Bonjour, aite. Qu’est-ce que je fais, ce matin ?
Fidelma ne put retenir un geste de surprise car le terme d’aite désignait un père nourricier.
Glassán envoya le garçon rejoindre Saor.
— Vous avez des artisans bien jeunes, commenta Fidelma.
— Ce garçon est mon dalta, mon apprenti, nous sommes liés par un contrat d’adoption temporaire. Dans six ans, il pourra commencer une carrière de constructeur.
— Cela fait longtemps qu’il vit avec vous ?
— Depuis l’âge de sept ans, comme le prescrit la loi.
La plupart des enfants mâles étaient envoyés dans une famille d’accueil à sept ans. À dix-sept, on estimait qu’ils avaient atteint l’âge de la maturité et ils étaient alors responsables devant la loi. Cette coutume était une des clés de la société irlandaise et on la pratiquait dans les cinq royaumes depuis des temps immémoriaux, quel que soit le rang des intéressés. Les parents adoptifs étaient censés enseigner aux enfants les compétences nécessaires à la vie d’adulte. Certains garçons étaient accueillis par affection et d’autres pour l’argent. Les détails de l’accord étaient formalisés par un contrat en bonne et due forme.
— Il semble intelligent. C’est un de vos neveux ?
— Je touche un iarraith, une rémunération pour son éducation. Et maintenant, lady, si vous voulez bien m’excuser…
Fidelma hocha la tête et retourna au petit hôpital de frère Seachlann, où elle trouva Gormán assis au chevet d’Eadulf. Le médecin préparait une potion sur la table.
— Cela m’étonnerait qu’il se réveille avant midi, déclara-t-il en la voyant entrer. Mieux vaut le laisser tranquille. Ne vous inquiétez pas, je prendrai bien soin de lui. Ce soir, il sera en état de retourner à son cubiculum.
Fidelma fit signe à Gormán de la suivre et ils s’éclipsèrent.
— Avez-vous découvert ce qui s’était passé ? demanda Gormán.
Fidelma lui résuma ce qu’elle savait.
Alors qu’ils traversaient la cour, ils virent l’abbé Iarla qui venait à leur rencontre.
— Je viens d’apprendre l’accident dont frère Eadulf a été la victime. C’est affreux ! Comment va-t-il ?
— Il n’a pas de fracture, juste besoin de repos, le rassura Fidelma.
— Deo gratias ! murmura l’abbé. Mais que faisait-il sur le chantier en pleine nuit ?
— Qui vous a averti de la mésaventure d’Eadulf ?
— Frère Lugna, qui l’avait appris de la bouche de frère Máel Eoin.
Elle allait lui répondre quand elle avisa frère Lugna qui s’approchait.
— Je suis désolé de ce qui est arrivé, déclara-t-il d’une voix dépourvue d’émotion. On m’a rapporté que frère Eadulf se remettrait rapidement.
— C’est exact, répliqua l’abbé d’un ton sec.
— Vous m’en voyez soulagé. Mais expliquez-moi…
— Frère Eadulf cherchait quelque chose et il est tombé, voilà tout, le coupa Fidelma.
— Au milieu de la nuit ? s’étonna l’intendant.
— Il avait ses raisons, conclut Fidelma qui se sentait obligée de défendre son époux. Vous devez vous montrer indulgent avec nous pendant que nous menons nos investigations.
— Je ne comprends pas très bien en quoi cette expédition hasardeuse était liée à l’assassinat de frère Donnchad ! rétorqua Lugna.
— Le temps est le révélateur de toute chose, susurra Fidelma avec un petit sourire.
Lugna pinça les lèvres et tourna les talons tandis qu’Iarnla le suivait du regard.
— J’espère que votre enquête sera bientôt couronnée de succès, Fidelma, soupira-t-il.
— La vérité ne se laisse pas attraper facilement, il faut s’armer de patience.
— Mais vous me tiendrez informé des progrès de vos recherches ?
— Je vous le promets, père abbé.
Iarnla s’éloigna d’un pas lourd en direction de ses appartements.
— Cet homme a l’air bien malheureux, fit observer Gormán.
— Je vous l’accorde. D’ailleurs, cette abbaye respire l’angoisse et la tristesse. Ouvrez l’œil, Gormán. Et n’oubliez pas de me faire part des rumeurs qui courent sur le chantier. Moi, je vais rendre visite à frère Donnán, le scriptor. J’ai encore quelques questions à lui poser.
Près de la bibliothèque, les travaux avaient repris. Les marteaux frappaient la pierre, les scies attaquaient le bois et les hommes s’interpellaient en hurlant. À l’intérieur de la tech-screptra, le vacarme était à peine moins fort et frère Donnán faisait les cent pas en se tordant les mains. Il se précipita vers la porte en la voyant s’ouvrir et parut très déçu quand Fidelma apparut.
— J’attendais frère Lugna dans l’espoir qu’il arrêterait les travaux pendant une heure ou deux, gémit Donnán. J’ai dû renvoyer les lettrés et les copistes : on ne s’entend plus et travailler ici est une vraie torture.
L’endroit était effectivement désert et frère Donnán semblait au bord des larmes.
— Vous comprenez, frère Lugna interdit que les livres ou les manuscrits sortent d’ici et je ne peux pas demander à mes copistes d’aller calligraphier ailleurs.
— Personnellement, je suis contente de vous trouver seul, dit Fidelma, car je voulais m’entretenir avec vous.
— Frère Eadulf va bien ? s’inquiéta le scriptor. Frère Máel Eoin m’a informé de ce qui s’était passé.
— Il se repose et sera très vite sur pied.
— Dieu soit loué ! J’ai hâte que le nouvel édifice soit terminé. Cet endroit est vraiment dangereux.
Il lui désigna une chaise.
— Asseyez-vous, nous serons plus à l’aise pour discuter.
Ils prirent place à une table.
— Qu’entendez-vous par « dangereux » ? s’enquit Fidelma.
— Au cours de ces dernières semaines, il y a eu plusieurs incidents sur le site. J’ai même entendu frère Lugna réprimander Glassán car il craignait pour la sécurité des frères.
— Quel genre d’incidents ?
— Des chutes de poutres qui étaient mal assurées. Une pierre tombée d’un mur a même failli assommer Glassán. Il était furieux.
— Il y a eu combien d’incidents de ce genre ?
— Quatre au cours des dernières semaines. Cinq avec frère Eadulf.
— Ça fait beaucoup ! Qui d’autre a été blessé ?
— Deux des ouvriers. Un bras contusionné pour l’un et quelques coupures pour l’autre.
— A-t-on trouvé le responsable des imprudences ayant entraîné ces fâcheux contretemps ?
— Non… ah si, une fois un des hommes de Glassán a été mis à l’amende pour négligence.
— Je vous remercie de ces renseignements, frère Donnán, mais ce n’est pas de cela que je voulais vous entretenir.
— Je suis à votre service, lady.
— Vous et moi sommes de vieux amis.
Le scriptor se rengorgea.
— Le jour où vous avez siégé ici comme brehon, vous avez été confrontée à des cas difficiles. C’est moi qui ai reçu les témoins. Vous rappelez-vous de l’affaire du fils de Suanach et Muadnat, des marais noirs ? C’était une histoire très compliquée dont vous avez admirablement démêlé les fils.
— Sans votre assistance, je n’aurais jamais pu juger la moitié de ces affaires en un temps aussi court. Vous avez introduit les témoins dans l’ordre qui convenait et veillé au bon fonctionnement de la cour.
Fidelma se pencha vers lui d’un air complice.
— Voilà pourquoi je me tourne vers vous aujourd’hui.
— Je suis tout ouïe.
— Quand frère Seachlann a-t-il rejoint l’abbaye ?
— Il y a environ un mois.
— C’est tout récent ! Que savez-vous de lui ?
— Il a étudié à Sléibhte. Ma foi, je n’en sais pas beaucoup plus.
— Pourquoi a-t-il choisi Lios Mór ?
Le moine au visage lunaire fit la moue.
— Aucune idée. Sans doute aura-t-il été attiré par la réputation de l’abbaye, qui est devenue un centre d’enseignement important.
— Je suppose qu’avant lui, quelqu’un occupait la fonction de médecin ?
— Ce pauvre frère Siadhail est mort d’une congestion des bronches. Il toussait à fendre l’âme.
— Il était estimé et apprécié des frères ?
— Nul ne s’est jamais plaint. Mais c’était plutôt un solitaire et il n’entretenait de liens d’amitié avec personne.
— Donc il n’avait pas de confident.
— Cela ne vaut-il pas mieux quand on exerce la fonction de guérisseur ? Ainsi, tout le monde est traité de la même manière, pas de favoritisme.
Fidelma sourit.
— Vous avez peut-être raison. L’autre jour, nous avons évoqué un ouvrage d’Origène où il répondait à une argumentation de Celse.
Le scriptor fronça les sourcils.
— Intéressant, cet ouvrage d’Origène.
— En tout cas, il fascinait frère Donnchad et je me demande bien pourquoi.
— Je n’ai rien d’autre à ajouter à ce que je vous ai déjà dit. Donnchad était un lettré renommé et il estimait que nous devions comprendre les origines de la foi. Je parle de l’époque antérieure à son pèlerinage.
Fidelma poussa un soupir.
— J’espérais que vous ou un autre aviez lu ce livre. Cependant, vous m’avez bien aidée et je vous en remercie.
Frère Donnán parut déconcerté. À cet instant, la porte s’ouvrit et un guerrier apparut. Il jeta un coup d’œil à Fidelma et se dirigea vers le bibliothécaire.
— Excusez-moi de vous déranger, frère Donnán. Je viens de la part de lady Eithne qui m’envoie prendre les ouvrages qu’elle vous avait prié de mettre de côté.
Le bibliothécaire rougit et alla à un coffre dont il sortit deux sacoches à livres qu’il tendit au guerrier. L’homme le remercia et s’en fut aussitôt.
— Je croyais que frère Lugna interdisait que les livres sortent d’ici ? s’étonna Fidelma.
— Cette règle ne s’applique pas à lady Eithne, qui est la bienfaitrice de l’abbaye.
— Quels ouvrages avait-elle retenus ?
— Elle s’intéresse essentiellement à la théologie. Elle désirait étudier les épîtres du bienheureux Paul de Tarse.
— Le texte original en grec ?
— Non, une traduction en latin.
— Maintenant je me rappelle, elle nous a confié qu’elle ne parlait pas le grec mais se débrouillait en latin. C’est sans importance.
Elle prit congé du scriptor. Dehors, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Il faisait très chaud, une chaleur moite. Fidelma, qui transpirait dans sa robe de bure, décida de retourner à l’hôtellerie des invités pour se rafraîchir avant le repas de midi.
Dans l’entrée, elle tomba sur frère Máel Eoin qui lavait le plancher à grande eau.
— Comment va frère Eadulf, lady ? demanda-t-il aussitôt.
Elle le rassura.
— J’ai vu un des guerriers de lady Eithne sortant du scriptorium, poursuivit l’hôtelier. Pour sûr, cette dame aime les livres.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Elle en envoie quérir par des gens à elle, quand ce n’est pas l’intendant ou le bibliothécaire qui s’en charge. Frère Lugna, surtout, qui est un de ses conseillers les plus proches.
— Cela fait longtemps qu’elle s’est prise de passion pour la lecture ?
L’hôtelier réfléchit un instant.
— Depuis que son fils est rentré de pèlerinage. Sans doute est-ce lui qui a éveillé sa curiosité pour de tels sujets.
— Quels sujets ?
— On m’a rapporté qu’elle s’intéressait essentiellement aux principes de la foi.
— Elle a donc passé un accord avec l’abbé pour avoir accès aux manuscrits et aux ouvrages de la bibliothèque.
Frère Máel Eoin eut un sourire en coin.
— L’abbé ? Je ne pense pas qu’il soit informé de cet arrangement, qui a sûrement été organisé par frère Lugna. Ce pauvre frère Donnán a dû courir après lady Eithne alors qu’elle aurait pu venir se servir elle-même.
— Que voulez-vous dire ?
— Après son entretien avec frère Donnchad, le soir où il a été assassiné, elle a envoyé Donnán lui chercher des manuscrits.
— Comment le savez-vous ?
— Par frère Gáeth. Il travaillait dans les champs quand il a aperçu lady Eithne sur son cheval qui retournait à la forteresse. Un peu plus tard, il a vu frère Donnán trottant sur la route avec des manuscrits pour elle. Je suppose qu’en tant que chef de ce territoire elle en a le droit, mais je regrette que le scriptor soit contraint de servir de messager.
Une cloche sonna pour l’eter-shod, le repas de midi.
Fidelma rejoignit Gormán dans le refectorium. Glassán et Saor étant restés avec les artisans sur le chantier, ils étaient seuls à leur table. Fidelma n’était pas d’humeur à bavarder. Après le repas, elle se rendit au bróinbherg où elle trouva frère Seachlann sans Eadulf, dont le lit était vide.
— Je n’ai pas pu l’arrêter, se plaignit Seachlann. Difficile de s’opposer à sa volonté. Quand il s’est réveillé, il a décidé de retourner à la tech-oíged. Je lui avais préparé un onguent pour se masser le front et une cruche d’infusion pour soulager un éventuel mal de tête. Assurez-vous qu’il en fera usage. J’aurais préféré qu’il reste auprès de moi jusqu’à ce soir.
Fidelma remercia le médecin et courut rejoindre son époux.
Il était assis sur le lit de son cubiculum.
— Et maintenant, vas-tu me dire ce qui t’est arrivé ? demanda Fidelma après avoir vérifié qu’il ne souffrait d’aucun trouble particulier.
— Que veux-tu que je te raconte ? Une fois de plus, on m’a frappé et je me suis évanoui. Cela devient une habitude.
Fidelma sourit. Il se référait à une corniche qui avait failli les tuer tous les deux, à Autun, au début de l’été. Il s’agissait d’une tentative d’assassinat.
— J’attends les détails de ton expédition. Que faisais-tu sur ce chantier en pleine nuit ? Tu sais bien que c’est dangereux.
— Je suivais mon idée.
— Je t’écoute.
— Dans mon lit, je réfléchissais aux échelles qu’on utilise dans la construction. Je voulais vérifier si l’une d’elles était assez longue pour atteindre la fenêtre de frère Donnchad.
— Il me semble pourtant qu’on avait rejeté cette hypothèse.
— Tu as affirmé que seul un nain pourrait se glisser par cette fenêtre.
— Ah ! Tu penses que le petit Gúasach aurait pu tuer Donnchad ?
— C’est cela et puis j’ai réfléchi à l’histoire de Glassán. Et si Donnchad avait découvert le secret de Glassán et avait menacé de tout révéler à l’abbé ? Le maître d’œuvre aurait eu un bon motif pour…
— Ce n’est pas vraiment un secret, le coupa Fidelma. Je suis certaine que l’intendant n’ignore rien des déboires de Glassán si on en juge par sa réaction quand j’ai mentionné Laighin l’autre soir. Je te garantis qu’on n’a pas demandé son avis à l’abbé et, d’un autre côté, Lugna ne s’intéresse sûrement pas au maître d’œuvre : son comportement me suggère qu’une autre affaire le préoccupe.
Eadulf paraissait déçu.
— Cependant, poursuivit Fidelma, je parierais que Glassán a quelque chose à se reprocher et le fait que le jeune Gúasach soit son fils adoptif suffit à ce qu’on leur prête la plus grande attention. Mais si je te comprends bien, c’est poussé par les soupçons que tu t’es aventuré seul en pleine nuit jusqu’au chantier ?
Eadulf fit la grimace.
— Sur le moment, cela m’a semblé une bonne idée.
— Et une fois sur place… quoi ?
— Ma chandelle à la main je me dirigeais vers l’endroit où ils avaient laissé les échelles quand j’ai entendu un grincement.
— Comme une pierre qui glisse sur la pierre ?
— Exactement.
— Et ce bruit, d’où venait-il ?
— Difficile à dire. J’ai levé ma chandelle, j’ai… entendu une respiration et on m’a poussé avec violence.
— Tu as trébuché ?
— Non, quelqu’un m’a donné une bourrade dans le dos, ma bougie m’a échappé, j’ai perdu l’équilibre… et je me suis réveillé dans le petit hôpital de frère Seachlann.
— Celui qui t’a poussé t’a sauvé la vie.
— Comment cela ?
— Un linteau a failli te broyer le crâne dans sa chute.
— Cela expliquerait le grincement.
— Quand je suis allée examiner l’endroit où on t’a trouvé, le linteau gisait sur le sol.
— Celui qui m’a écarté de sa trajectoire a dû voir la personne qui en voulait à ma vie.
— Une conclusion logique. Mais rien n’explique un acte pareil.
— Peut-être savait-on que j’allais découvrir l’assassin de Donnchad ?
— Rien de moins certain. Frère Donnán m’a dit qu’il y avait eu plusieurs accidents sur le chantier au cours de ces dernières semaines. Plutôt étrange.
— Quand des artisans travaillent à d’importants édifices, les accidents sont inévitables, non ?
— As-tu vu quelque chose avant de perdre connaissance ?
— Je ne disposais que d’une malheureuse chandelle, et même en la levant je ne distinguais pas grand-chose.
— La bougie aurait dû te tomber sur la figure. Peut-être n’étais-tu pas la personne dont on désirait se débarrasser ?
— Mais alors, à qui en voulait-on ?
— Si je connaissais la réponse, tous ces mystères seraient élucidés.
— Peut-être est-ce Glassán et son fils adoptif qui…
— Je doute que le garçon soit assez fort pour te pousser, toi ou le linteau. Reste Glassán.
— Je pense que nous devrions parler à Gúasach. Même s’il n’est pas directement impliqué, il peut nous apprendre des choses.
— Je te l’accorde. Mais je préférerais l’interroger seule à seul, loin de Glassán ou de Lugna.
— Il y a un détail qui me tracasse. Que faisait le médecin sur le chantier à pareille heure ? C’est tout de même curieux que ce soit lui qui m’ait ramené à l’hôpital.
— Voilà un détail qui appelle plusieurs questions, ironisa Fidelma. Et je crois que je vais les poser sans plus tarder.
Elle se leva.
— Tu as tout ce qu’il te faut ? Tu prends bien la potion que frère Seachlann t’a donnée ?
Eadulf désigna la cruche sur sa table de chevet.
— Espérons que le baume et ce bouillon amer feront leur effet.
Fidelma prit la cruche et la renifla d’un air suspicieux.
— Ça sent la menthe. Tu sais ce qu’il y a dedans ?
— Ne t’inquiète pas, personne n’a l’intention de m’empoisonner. Cette mixture correspond à ce que préparerait n’importe quel apothicaire en pareille circonstance. Je vais essayer de dormir.
— Je demanderai à Gormán de rester dans les parages au cas où tu aurais besoin de quelque chose.
Quand elle se retourna avant de fermer la porte, Eadulf avait déjà fermé les yeux.