Chapitre XII

Dans le bróinbherg, Fidelma trouva frère Seachlann qui soignait un membre de la communauté.

— Je vous dérange ?

Le médecin haussa les épaules.

— Je termine avec ce malade.

Il se tourna vers l’homme, dont la mine trahissait l’embarras, et lui tendit une jarre.

— Vous en prenez par petites quantités et à intervalles rapprochés. Si vous ne vous sentez pas mieux, vous revenez me voir.

L’homme hocha la tête, se leva et quitta la pièce.

Frère Seachlann fit la grimace.

— Un cas flagrant d’empoisonnement par la nourriture. Il souffre de buinnech. Hier, je lui avais prescrit de la reine-des-prés, mais ce n’était pas assez efficace. Je lui ai donc préparé une infusion d’aigremoine et il devrait être rétabli d’ici trois jours.

— Qu’est-ce que ce buinnech, ce… ce flux ?

— Une diarrhée. Comme personne d’autre n’en est atteint, je suppose que ce frère a mangé un aliment avarié en dehors des repas, qui sont plutôt frugaux. Frère Lugna, notre intendant, croit à la tempérance, mais à l’abbaye, tout le monde ne partage pas ses croyances.

— L’aigremoine a un goût atroce, commenta Fidelma. Je préfère de beaucoup l’oseille infusée dans du vin rouge.

— Tout le monde n’a pas les moyens d’acheter du vin rouge, rétorqua le médecin. Et maintenant, que puis-je pour vous ? J’espère que frère Eadulf ne se sent pas plus mal ?

Fidelma lui adressa un sourire rassurant.

— Je suis venue vous remercier pour vos bons soins.

— Je n’ai rien fait d’extraordinaire, je vous assure.

— Eadulf a eu de la chance que vous soyez passé près de l’endroit où il gisait.

L’autre ne réagit pas.

— Qu’est-ce qui vous avait amené à vous promener en pleine nuit ? insista Fidelma.

Seachlann entreprit de laver les récipients qu’il avait utilisés pour préparer ses potions.

— J’aime bien marcher un peu avant d’aller me coucher. Cela m’aide à m’éclaircir les idées.

— Si tard ?

— Je ne m’attache pas aux mouvements du soleil et de la lune, répliqua-t-il. Heureusement, d’ailleurs, sinon je ne serais pas médecin, car la maladie et les blessures n’en tiennent pas compte non plus.

— C’est bien vrai. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir le métier de guérisseur ? Venez-vous d’une famille où on exerce cette fonction de façon héréditaire ?

Frère Seachlann rougit et ses traits exprimèrent des émotions contrastées.

— Je me suis intéressé aux arts de la médecine après avoir constaté que mon peuple en avait grand besoin.

— Voilà qui est fort louable. Et ce monastère est très fortuné que vous y exerciez vos talents après avoir décidé de quitter vos compatriotes.

— Un médecin est tenu de soigner tous ceux qui le sollicitent.

— Donc, vous avez vu que votre peuple manquait de médecins mais, après avoir passé vos examens, vous avez choisi de vous consacrer aux religieux ?

— À l’évidence ! répliqua Seachlann d’un ton agressif.

Fidelma sourit tout en lui faisant comprendre qu’elle attendait des précisions.

— J’ai fait mes études chez les religieux et, pour finir, je n’ai pas pu me résoudre à les abandonner, se justifia-t-il.

— Vous êtes donc venu au royaume de mon frère. Et lors de notre première rencontre, vous avez appris que les prérogatives d’un dálaigh sont d’autant plus pesantes quand elles sont étayées par un titre de noblesse. En temps ordinaire, le rang n’a que peu d’importance, sauf si quelqu’un tente d’usurper l’autorité de la loi.

Il y eut un moment de silence. Le moine fixait ses sandales.

— Je vous prie de m’excuser, dit-il enfin, mais quand vous vous êtes présentée ici, on m’avait prié de me montrer laconique. J’ignorais tout de votre rang et de votre position.

— Ce « on » désigne frère Lugna, je suppose ?

Cette insinuation ajouta au malaise du médecin.

— Ne vous inquiétez pas, frère Seachlann. Sans doute étiez-vous absent du refectorium hier au soir ?

Il hocha la tête.

— Puis-je vous demander où vous étiez ? Même un médecin est obligé de manger.

— J’ai été appelé au chevet d’un patient et je suis rentré tard à l’abbaye.

— De qui s’agit-il ?

— D’un guerrier d’une forteresse de la région.

— Quelle forteresse ?

— Celle de lady Eithne.

— De quoi souffrait ce guerrier ?

— Une plaie ulcérée. Il n’était pas vraiment nécessaire que je me déplace. Lady Eithne ou un simple herboriste aurait pu traiter cet homme. D’ailleurs, lady Eithne s’y connaît assez bien en simples et en anatomie, mais elle estimait au-dessous de sa dignité de soigner un de ses guerriers.

— Comment cet homme s’est-il blessé ?

— En s’entraînant à l’épée, il s’est fait une entaille au bras qu’il a rincée avec de l’eau et ça s’est infecté. J’ai mélangé du jus de pomme avec de l’oseille et un blanc d’œuf pour nettoyer la plaie. S’il la garde bien propre, il se rétablira promptement.

— Donc vous avez été retenu à la forteresse.

— C’est cela.

Il marqua un temps d’hésitation.

— Qu’ai-je donc manqué en n’assistant pas au repas ?

— J’ai rappelé l’intendant à ses devoirs et lui ai démontré qu’il était soumis à mon autorité. J’avais appris qu’il vous avait mal conseillé, vous et les autres.

— J’aurais dû éviter de me laisser influencer, soupira le médecin.

— Oui, bien sûr, mais après tout, vous n’étiez ici que depuis quelques semaines… Pourquoi avez-vous choisi ce monastère plutôt qu’un autre ?

Une expression de méfiance passa sur le visage du moine.

— Lios Mór a une excellente réputation sur le plan de l’érudition et de l’enseignement.

— Vous avez étudié à Sléibhte, il me semble ?

— Oui, à l’école médicale attachée à cette abbaye, dans le royaume de Laighin.

— Je l’ai visitée à plusieurs reprises quand j’étais rattachée à l’abbaye de Cill Dara, non loin d’ici. Aedh est toujours abbé de Sléibhte ?

Seachlann acquiesça.

— Le monde est petit, susurra Fidelma.

— Vous savez donc que Sléibhte entretient des relations étroites avec Lios Mór ?

— Je le sais, concéda Fidelma, consciente que le médecin s’efforçait de donner le moins d’informations possibles sur son parcours.

Puis elle le remercia pour son aide et retourna à pas lents vers le chantier. Transporter seul le corps inerte d’Eadulf sur cette distance n’était pas une mince affaire et elle faillit retourner voir Seachlann pour lui demander qui l’avait aidé dans cette tâche. Mais elle réfléchit que, s’il cachait quelque chose, il esquiverait sa question.

On était en fin d’après-midi et Fidelma fut surprise de trouver le chantier déserté. Aucun bruit de marteau, de scie ou de rabot, pas d’artisans qui s’interpellaient. Devant la porte au linteau qui avait failli être fatal à Eadulf, elle frissonna. S’il lui était arrivé quelque chose, elle n’aurait jamais pu poursuivre ses investigations sans lui. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle réprima une forte envie de pleurer.

Le linteau avait été fixé et encastré dans le mur. Fidelma s’apprêtait à rebrousser chemin quand elle entendit une voix d’enfant qui chantait à l’intérieur de l’édifice en construction.

Hymum dicat turba fratrum

Hymnum canos personet…

Les frères entament l’hymne solennel

Que l’hymne résonne par nos voix…

Fidelma découvrit le jeune Gúasach qui empilait des morceaux de bois épars.

— Bonjour, dit Fidelma.

L’enfant tourna vivement la tête et, en la reconnaissant, il lui adressa un large sourire.

— Vous cherchez Glassán, ma sœur ?

— Où sont passés les autres ? La journée est loin d’être finie.

— Ils sont partis tailler des pierres à la carrière.

Fidelma se percha sur un mur.

— On dirait que tu aimes bien ton travail.

— Oh, oui ! Je veux devenir maître d’œuvre comme mon aite.

— D’où viens-tu, Gúasach ?

— Du royaume de Connacht et j’appartiens aux Uí Briuin.

— Mais ton père adoptif n’est-il pas originaire de Laighin ?

— Peut-être bien. On m’a raconté qu’il était venu vivre parmi nous juste après ma naissance. Mon père, qui construisait des moulins, collaborait parfois avec Glassán. Quand j’ai atteint l’âge de sept ans, ma famille m’a envoyé en apprentissage chez lui.

La loi des Fénechus stipulait que les honoraires d’un constructeur de moulins étaient de deux cumals par moulin, soit l’équivalent de six vaches laitières. Mais un maître d’œuvre pouvait faire augmenter les tarifs.

— Mon père paye un cumal pour mon apprentissage, précisa l’enfant.

— Et donc tu apprends en travaillant.

— Oui. J’ai été placé chez Glassán en même temps qu’il était invité ici à reconstruire l’abbaye. Je ne suis pas aussi fort que les artisans et je ne peux pas exécuter les travaux difficiles. Mais j’ai appris à travailler le bois. Je sais aussi utiliser le fil à plomb et les baguettes à mesurer les pierres.

— Bravo. Mais tu dois faire très attention à ne pas te blesser. Le linteau mal assuré la nuit dernière aurait pu te tomber dessus.

— Certes, mais ce n’est pas moi qui ai mesuré les pierres ! Et puis, sur les chantiers, on risque de gros problèmes quand on n’est pas concentré. C’est Glassán qui me l’a appris.

— Il a raison.

— Glassán était fâché quand le frère saxon a été blessé.

— Ah bon ?

— En vérité, il y a eu plusieurs accidents après que Gealbháin nous a quittés.

— Gealbháin ?

— L’assistant de Glassán. Chaque soir, il faisait le tour du site pour s’assurer que tout était en ordre. Il était très prudent.

— Et maintenant c’est Saor, le charpentier, qui l’a remplacé ?

— Oui, il nous a rejoints il y a quelques semaines pour occuper la fonction de Gealbháin.

— Pourquoi donc ?

— Aucune idée. En tout cas, Saor n’est pas aussi consciencieux que Gealbháin.

— Mais n’est-ce pas la tâche de Glassán de veiller à la sécurité ?

Le garçon haussa les épaules.

— Il est très occupé. J’aime bien Saor, mais il m’a pas appris grand-chose.

— Dommage.

— Il a jamais le temps.

— Mais alors qui t’a enseigné la menuiserie ?

— Gealbháin.

— D’où venait-il ? Du Connacht ?

— Non, c’est un homme de la région, qui appartient au clan des Uí Liatháin.

— Et les autres artisans, ils sont aussi de la région ?

— Oui, pour la plupart. Mais Saor est un Uí Bairrche.

— Les Uí Bairrche vivent au sud de Laighin.

— C’est ce que Saor m’a expliqué. Moi, je ne connais que mon pays et Lios Mór. Et depuis mon arrivée, je ne me suis pas beaucoup éloigné de l’abbaye.

— Je ne t’ai jamais vu au refectorium.

— On mange sur place et on vit dans les bothans que nous avons construits hors les murs du monastère. C’est aussi là qu’on garde les outils et le matériel. Ainsi, nous ne dérangeons pas les moines. Glassán, lui, loge à l’hôtellerie des invités.

Une cloche sonna.

— C’est la cloche du repas du soir, ma sœur. Je vais aller retrouver les autres.

Fidelma prit la direction du refectorium. Elle n’avait pas vu le temps passer et devrait se priver du bain qu’elle prenait habituellement avant le repas. Alors qu’elle s’était arrêtée à la fontaine pour se rafraîchir le visage et se laver les mains, elle vit Eadulf appuyé au bras de Gormán.

— Eadulf ? Était-ce bien raisonnable de te lever ?

Il fit la grimace.

— J’en avais assez du bouillon de légumes. J’ai faim. Je souffre juste d’un vague mal de tête et je dois avouer que la potion au goût atroce de frère Seachlann m’a fait le plus grand bien.

— Si tu penses que ça va…

— J’espère seulement que Glassán ne va pas se montrer trop prolixe.

— Il y a quelques heures, il sortait de l’abbaye avec une bande d’artisans, intervint Gormán. Et je ne l’ai pas vu rentrer.

— Le jeune garçon m’a dit qu’ils étaient partis chercher des pierres à la carrière. Donc nous voilà sauvés.

Glassán et Saor s’étaient effectivement absentés. Plusieurs personnes, dont l’abbé, vinrent à leur table pour s’enquérir de l’état de santé d’Eadulf. Même frère Lugna se déplaça, et demanda d’un ton pincé si Eadulf était suffisamment rétabli pour manger au refectorium. Frère Gáeth et frère Donnán les saluèrent de la main, et le vénérable Bróen vint chuchoter d’une voix sifflante à Eadulf tout en s’appuyant lourdement sur sa canne :

— Je savais que vous vous rétabliriez, frère Eadulf. L’ange ne m’est pas apparu la nuit dernière.

— Je vous remercie de votre sollicitude, répondit Eadulf avec un sourire forcé.

Le vénérable Bróen se pencha encore plus près, le fixant de ses yeux larmoyants.

— L’ange m’est apparu quand il est venu chercher l’âme de ce pauvre frère Donnchad. Je l’ai vu qui flottait dans le ciel.

Frère Gáeth prit le vieil homme par le bras.

— Allons, venez, il est temps d’aller se restaurer.

Le vieil homme jeta un regard égaré autour de lui.

— Déjà ? Très bien. Alors il faut se rendre au réfectoire.

Frère Gáeth leur adressa un sourire d’excuse et entraîna le vieil homme à sa suite.

Dans la salle étrangement calme, on leur jetait des regards subreptices. Cette atmosphère était contagieuse et ils échangèrent à peine quelques mots. Puis tous trois firent plusieurs fois le tour de la cour pour faciliter la digestion et discuter loin de la communauté. Fidelma rapporta sa conversation avec le garçon et le médecin, qui une fois de plus ne s’était pas présenté au réfectoire. Puis elle annonça qu’elle avait l’intention de se rendre à la forteresse de lady Eithne afin de lui poser quelques questions supplémentaires. Eadulf insista pour l’accompagner, de même que Gormán, qui mourait d’ennui et était ravi à la perspective d’échapper à l’ambiance délétère de l’abbaye. Ils tombèrent d’accord pour se retrouver le lendemain matin.

 

Fidelma fut réveillée par quelqu’un qui frappait doucement à sa porte. Il faisait encore sombre et elle avait le sentiment de ne pas avoir dormi longtemps.

Elle se leva et enfila sa robe à la clarté de la pleine lune qui baignait sa chambre.

Elle ouvrit, s’attendant à voir Eadulf, et se retrouva face à l’abbé Iarnla muni d’une lanterne dont il tentait de tamiser la lumière avec la main.

Fidelma le fixa avec stupéfaction.

— Mes excuses, sœur Fidelma, murmura l’abbé. Il fallait que je vous parle de toute urgence à l’abri des oreilles indiscrètes. Voilà pourquoi j’ai attendu le silence de la nuit.

Fidelma s’effaça pour le laisser passer et vérifia dans le couloir que personne n’avait suivi l’abbé avant de refermer sa porte. Puis elle débarrassa l’unique fauteuil des vêtements qui l’encombraient afin de permettre au visiteur de s’asseoir. La lanterne qu’il avait posée sur la table éclairait la scène. Fidelma prit place sur son lit et attendit.

— Je veux que vous sachiez que je ne suis pas complètement idiot, commença Iarnla.

— Mais je ne vous ai jamais considéré comme tel ! Vous appartenez à cette communauté depuis plus de trente ans, vous la dirigez depuis des années, et tout le monde vous respecte.

L’abbé hocha la tête d’un air absent.

— Je sais bien ce que vous et Eadulf pensez de moi. Pauvre Iarnla. Il radote. Il a perdu le contrôle de l’abbaye au bénéfice de ce jeune ambitieux des Uí Briuin Sinna. Ne le niez pas. D’ailleurs, de nombreux frères partagent votre opinion.

Fidelma sourit.

— Vous êtes loin de radoter, père abbé. Mais il y a là un mystère qui mérite d’être résolu. Pourquoi avez-vous accordé tant de pouvoir à ce jeune homme ? Il n’y a que quelques années qu’il est entré à l’abbaye et ses croyances extrémistes et son fanatisme vont finir par ternir la réputation de Lios Mór.

L’abbé haussa les épaules.

— Je ne suis pas aveugle et j’ai conscience du dogmatisme borné de frère Lugna, qui n’a jamais réussi à entraîner la majorité des frères dans son sillage.

— Alors pourquoi avoir favorisé son ascension ?

— Je n’y suis pour rien. Et maintenant je ne sais plus comment me dépêtrer de cette situation.

— Expliquez-moi ça.

— Quand frère Lugna est arrivé ici, il venait de passer quelques années à Rome. Ard Mór, où il a débarqué, était sur le chemin de son pays d’origine, le Connacht. Alors qu’il passait non loin de la forteresse de lady Eithne, elle lui offrit l’hospitalité. Ses fils étaient alors en pèlerinage en Terre sainte et elle invita Lugna à prolonger son séjour. Elle était sensible aux récits de ses voyages et il lui redonna l’espoir de retrouver ses fils sains et saufs.

— L’engouement de lady Eithne est assez compréhensible.

— Succombant à son charme, elle encensa ses idées et suggéra même qu’il rejoigne la congrégation. À l’époque, c’était un jeune homme brillant et séduisant. Mon vieil intendant, qui avait attrapé la fièvre jaune, finit par la surmonter, mais il tomba à nouveau malade et décéda. Voilà comment frère Lugna, qui était tenu en haute estime par les frères à cause de son long séjour à Rome, fut élu à la fonction de rechtaire.

L’abbé se mit à tousser. Fidelma prit la cruche sur sa table de chevet et lui versa un gobelet d’eau qu’il vida d’un trait.

— Plus tard, nous avons découvert que frère Lugna était lié aux sectes extrémistes de Rome. Il a entrepris de changer nos coutumes ancestrales et nos rituels. Il a même détruit des livres qui n’avaient pas l’heur de lui plaire.

— N’aviez-vous pas la possibilité de le remettre dans la bonne voie ?

— Malheureusement non, car il jouit de l’appui inconditionnel de lady Eithne. Pour elle, tout ce que dit Lugna est pain béni. Il a rempli le vide qu’avait laissé l’absence de ses fils et il la mène par le bout du nez.

— Comment supportez-vous cela ? Vous devez user de votre autorité.

— Vous connaissez la loi mieux que moi, Fidelma. Le chef et le conseil du clan qui ont prêté ces terres, où est construite l’abbaye, décident en dernier ressort du destin de la communauté religieuse servant sur leur territoire.

Il en était ainsi dans certaines régions du pays. Dans de nombreux monastères, l’abbé était aussi le chef du clan, élu selon la même procédure. De plus, la position d’abbé ou d’évêque se transmettait souvent à l’intérieur d’une même famille. En l’occurrence, lady Eithne était à la fois chef d’un clan et d’une congrégation, une situation curieuse mais relativement courante.

— Cependant, lady Eithne n’a pas le pouvoir de vous destituer, fit remarquer Fidelma.

— Non, mais elle peut chasser la communauté ou en établir une nouvelle sous la férule de frère Lugna.

— Mon frère et l’abbé Ségdae d’Imleach ont-ils été informés de cette situation ?

Ségdae était aussi évêque de Muman.

Iarnla poussa un profond soupir.

— La loi favorise lady Eithne. Et si je m’oppose aux volontés de mon intendant, on racontera que, dans mon grand âge, je crains le sang neuf et les idées nouvelles.

— Apparemment, vous craignez aussi d’en appeler à Colgú et à Ségdae.

Elle marqua une pause.

— Croyez-vous que ces sujets de controverse sont liés à la mort de frère Donnchad ?

L’abbé ouvrit de grands yeux.

— Le Ciel nous en protège ! Vous pensez qu’au retour de Donnchad frère Lugna a estimé que sa position était affaiblie ? Que lady Eithne allait le rejeter en faveur de son fils et que…

— On a déjà vu pire, répondit Fidelma sans s’émouvoir. Cependant, il semble peu probable que Lugna ait assassiné Donnchad, sinon il se serait montré plus prudent avec moi. Mais je ne rejette pas tout à fait cette hypothèse.

— Jusqu’ici, l’abbaye avait toujours été un lieu de joie et de prières, même quand notre vieux chef, Maolochtair, était devenu sénile et voyait des complots partout. Aujourd’hui, quand je me promène au milieu de ces édifices en construction, j’ai le sentiment que Lios Mór est devenu un lieu sombre et menaçant.

Fidelma posa une main apaisante sur le bras du vieil homme.

— Nous surmonterons cette période troublée, abbé Iarnla. Dabit Deus his quoque finem – Dieu mettra fin à vos tourments, j’en suis persuadée. Frère Lugna a éprouvé sa force contre la mienne et il a compris que je n’étais pas du genre à me laisser impressionner. Non seulement il n’est pas assez idiot pour se mettre en travers de ma route, mais il n’ignore pas que je le surveille. En attendant, j’aimerais en apprendre davantage sur lady Eithne. Demain, je me rendrai à la forteresse en compagnie d’Eadulf et de Gormán.

L’abbé se leva et prit sa lanterne.

— Surtout, pas un mot de cette conversation à quiconque.

— Ne vous inquiétez pas, Lugna n’en saura rien et lady Eithne non plus. Mais dans la mesure où il est chargé de cette enquête avec moi, je suis obligée d’informer Eadulf de notre entretien, de même que Colgú et l’abbé Ségdae pour des raisons évidentes.

L’abbé Iarnla semblait soudain très vieux.

— Je vous remercie, Fidelma. Espérons que vous parviendrez à restaurer l’ordre et la justice à Lios Mór, et qu’à nouveau la joie règnera parmi nous. Je ne devrais pas dire cela mais la mort de Donnchad, quelle que soit l’horreur qu’elle suscite, a quelque chose de providentiel dans la mesure où elle vous a conduite jusqu’ici.

— Cette idée est plutôt malséante et mieux vaut l’oublier, répliqua Fidelma. À propos d’autre chose, confirmez-vous que c’est Lugna qui a amené Glassán ici ? Que savez-vous de ce maître d’œuvre ?

— Je crois que c’est lady Eithne qui l’a recommandé. Mais comme elle appuie tous les choix de Lugna… Quelque chose vous dérange en ce qui concerne Glassán ?

— Non, rien d’important.

Elle alla ouvrir la porte, vérifia que la voie était libre, et l’abbé s’en fut comme il était venu, la main devant sa lanterne pour en filtrer la lumière. Pendant un instant, Fidelma fut plongée dans l’obscurité. Puis le nuage qui passait devant la lune s’éloigna et elle ferma la porte.

D’un geste automatique, elle reposa ses vêtements sur le dossier du fauteuil et alla s’asseoir sur le lit. Elle réfléchit longtemps à ce que l’abbé lui avait confié. Le sommeil la surprit sans qu’elle y prenne garde et quand elle se réveilla de nouveau, ce fut grâce aux rayons du soleil. La lune s’était enfuie.