Chapitre XVI

Stupéfaits, Fidelma et Eadulf fixaient Cunán.

— Vous voulez dire que c’est Donnchad qui a tracé ces lettres ? s’écria Fidelma.

— J’étais le scribe en chef de cette bibliothèque. Qui ne connaît pas l’écriture de frère Donnchad, l’un des érudits les plus importants de ce royaume ?

— Pouvez-vous prouver que ce document est de sa main ? s’enquit Eadulf.

— Oui, bien sûr. N’importe quel lettré qui connaît son travail vous le confirmera. C’est un échantillon suffisant pour définir une écriture. Regardez les mots calicem et deicide. Frère Donnchad formait les c et les d de façon très particulière. Vous voyez ?

Son visage s’éclaira.

— Je peux vous le démontrer de façon plus convaincante.

Il sortit précipitamment de la pièce

Cumscrad sourit d’un air approbateur.

— Mon fils n’a pas la vocation de gouverner, il ne sera jamais le chef des Fir Maige Féne, mais il a étudié pendant six ans dans une école de bardes où il a obtenu le grade de clí. Il a été initié au langage secret des poètes, peut réciter bon nombre de textes par cœur et connaît au détail près quatre-vingts des anciennes légendes.

— Vous pouvez être fière de lui, répliqua Fidelma à l’instant où Cunán réapparaissait, tenant un petit cylindre.

— Ce rouleau m’a été envoyé par frère Donnchad il y a quelques années. Il vous confirmera ce que je vous ai dit.

Fidelma examina le document. Cunán avait raison. Les mêmes caractéristiques apparaissaient clairement.

Elle lut à haute voix :

— « Donnchad, un humble serviteur et apôtre du Christ Jésus, à Cunán le scribe. Que la grâce et la paix vous soient accordées par l’esprit de Dieu et de Jésus Notre-Seigneur. » Donc vous le connaissiez bien ?

— Nous avons juste échangé une correspondance et j’ai retranscrit des textes pour lui. Notre bibliothécaire le connaissait mieux.

— Cela remonte à quand ?

— À bien avant son départ pour la Terre sainte.

— Vous rappelez-vous de la tâche qu’il vous avait confiée ?

— Oui, j’ai recopié pour lui des épîtres de l’apôtre Paul.

— Rien d’hostile à la foi, donc ? s’enquit Eadulf.

Cunán secoua la tête et le fixa avec attention.

— Seriez-vous en train de me dire qu’il y a un lien entre les manuscrits qu’il étudiait ici, sa mort et l’attaque de la bibliothèque ?

— Les livres qui abordent la vie des peuples avant le christianisme provoquent parfois des troubles de ce genre, commenta son père avec acrimonie. Regardez comment ce frère Lugna, un jeune intrigant plein d’ambition, se permet de nous parler.

— Cela n’explique pas pourquoi les Uí Liatháin auraient incendié notre bibliothèque et volé les ouvrages destinés à Ard Mór, fit remarquer Cunán.

— Vous n’avez pas tort, renchérit Fidelma. J’aimerais m’entretenir avec les bateliers.

— Très bien, déclara Cumscrad en se levant. Allons chercher Muirgíos.

Muirgíos portait fort bien son nom qui signifiait « force des océans ». Ils le trouvèrent à bord d’une de ces grandes barges qui faisaient du commerce sur l’An Abhainn Mór. Robuste avec des cheveux blond cendré, des yeux verts et un visage tanné par le soleil et le vent, il avait tout du marin ayant écumé les mers et les rivières. Debout sur le pont, les jambes écartées, il réparait des cordages.

Il accueillit Cumscrad d’un mouvement du menton en direction des braises encore fumantes de la bibliothèque.

— Une sale affaire. Cette fois-ci, les Uí Liatháin se sont surpassés.

Cumscrad lui présenta Fidelma et ajouta :

— La sœur du roi Colgú s’est déplacée pour recevoir notre plainte.

Muirgíos ne prit même pas la peine d’interrompre son travail.

— Vous êtes arrivée au bon moment, lady, maintenant vous pourrez porter témoignage de la sauvagerie de ces gens.

Gormán, choqué par ce qu’il considérait comme un manque de courtoisie à l’égard de sa maîtresse, le foudroya du regard.

— Je voudrais vous parler de l’attaque de votre péniche, dit Fidelma sans s’émouvoir

— Eh bien, comme je l’ai expliqué à notre chef, nous approchions de Lios Mór quand nous avons vu un homme allongé sur la rive sud de la rivière. Il semblait en difficulté. Nous nous sommes dirigés vers lui mais il s’agissait d’une ruse : l’instant d’après une flèche frappait notre timonier. Puis des guerriers ont surgi de derrière les arbres et ont pris la barge d’assaut par le flanc. Un de nos hommes a blessé un de ces bandits au bras avec son couteau. Mais nous n’étions pas vraiment armés. Pour quoi faire ? Nous nous sommes donc rendus.

« Notre timonier, gravement blessé, a tout de même survécu. L’homme qui avait tailladé le bras d’un guerrier a été sévèrement battu, puis ils nous ont fait sortir du bateau et nous ont ligotés sur le rivage. Ensuite, ils sont montés à bord de la péniche et ont pris la direction de la mer. C’est aussi simple que ça.

— Comment saviez-vous qu’il s’agissait d’Uí Liatháin ? demanda Eadulf.

L’homme éclata d’un rire amer.

— Si j’en juge par votre accent, vous n’êtes pas d’ici. Tout d’abord, étranger, sachez que chaque clan a un emblème. Celui des Uí Liatháin est une tête de renard gris sur fond blanc. Un de nos attaquants brandissait une bannière portant ce blason.

— Quoi d’autre ?

— Comment, quoi d’autre ?

— Vous avez dit « tout d’abord », ce qui laisse supposer un deuxième point.

— Ah oui ! Vous avez raison. Alors qu’ils partaient, l’un d’eux a dit à son compagnon : Uallachán sera content. Uallachán est…

— Je sais, l’interrompit Fidelma. Vous rappelez-vous les traits d’un de ces brigands ?

Interdit, l’autre secoua la tête.

— Non.

— N’y avait-il pas un bánai parmi eux ? Un homme mince avec des cheveux blancs et…

— On m’a rapporté que le guerrier abattu cet après-midi était un albinos. Mais je ne peux pas vous dire s’il accompagnait les brigands qui ont pris la barge d’assaut.

— Vous n’avez pas trouvé bizarre que ces voleurs ne fassent aucun effort pour dissimuler leur identité ?

Le batelier haussa les épaules.

— Tous les maux qui nous frappent dans cette région viennent des Uí Liatháin. Ils convoitent nos terres fertiles et ce n’est pas la première fois qu’ils traversent la Bríd pour nous attaquer.

— Je m’étonne cependant qu’ils agissent ouvertement. Ils n’ignorent pas que de tels méfaits leur vaudront la colère de mon frère et de ses guerriers.

— Peut-être ne craignent-ils pas le roi de Cashel, qui vit loin d’ici dans son beau château ?

Gormán respira bruyamment et posa la main sur la poignée de son épée tandis que Fidelma lui faisait signe de se calmer.

— Il est bien connu que les Eóghanacht de Cashel sont mal considérés par les Uí Liatháin et les Fir Maige Féne, Muirgíos. Il n’en demeure pas moins que ces deux clans sont les vassaux de Colgú. Si les Uí Liatháin entrent en rébellion, ils devront en payer le prix… de même que n’importe quel clan de Muman qui ne respecterait pas la loi.

Muirgíos leva les yeux sur Fidelma, surpris par l’autorité qui se dégageait de son discours et de sa personne. Puis Cumscrad interrompit un silence gêné en interpellant un passant auquel il fit signe de les rejoindre sur le bateau.

— Voici Eolann, l’homme qui a retrouvé la barge volée.

Eolann ne se différenciait guère de Muirgíos. Et lui aussi conta posément son histoire :

— Je m’étais rendu à Ard Mór avec un religieux qui voulait regagner l’abbaye. Il venait de Gúagan Barra, un petit monastère à l’ouest. J’ai une embarcation que je peux manœuvrer seul et je rentrais chez moi après avoir rempli ma mission lorsque j’ai vu le chaland de Muirgíos venir à ma rencontre. J’allais interpeller les hommes d’équipage quand j’ai constaté que je ne les connaissais pas. Pas trace de Muirgíos et de ses compagnons. J’ai donc poursuivi ma route après avoir brièvement salué le timonier.

Il marqua une pause.

— Je connaissais bien Muirgíos et il m’avait dit qu’il transporterait des livres à Ard Mór lors de son prochain voyage. Je savais aussi qu’on l’attendait à Ard Mór. J’ai donc hissé ma voile pour virer de bord et suis parti en quête du chaland de Muirgíos en longeant la rive. J’ai vu la barge s’engager dans la Bríd et j’ai attendu un moment, abrité par des buissons sur la berge. Puis je n’ai pas tardé à découvrir la barge abandonnée en remontant la Bríd.

— De quel côté de la rivière était-elle ? demanda Fidelma. Celui du territoire des Uí Liatháin ou celui des Fir Maige Féne ?

— Côté Uí Liatháin.

— Et alors ?

— Le pont était désert. Je suis monté à bord, craignant de découvrir Muirgíos et son équipage à fond de cale, peut-être assassinés. Mais il n’y avait personne. Bizarrement, la cargaison semblait intacte, malgré quelques coffres qui avaient été forcés. J’avais déjà navigué avec Muirgíos et je savais qu’il y gardait les copies des manuscrits et des livres qu’il transportait de la bibliothèque de Lios Mór à celle d’Ard Mór.

— Comment avez-vous fait pour donner aussi rapidement l’alarme ? Vous ne pouviez pas manœuvrer la barge, et naviguer jusqu’ici à contre-courant vous aurait pris une éternité.

Eolann sourit.

— Je connais un village, en amont de la rivière, où pousse la campara.

Fidelma fronça les sourcils.

— Les arbustes qui donnent le henné, lui expliqua Eadulf.

— Arrivé au village, poursuivit Eolann, j’ai demandé à des hommes de ramener la barge sur la rive nord, dans notre territoire. Puis j’ai emprunté un cheval et j’ai chevauché jusqu’ici à travers les collines, afin que notre chef soit immédiatement informé de ce qui s’était passé.

Fidelma hocha la tête.

— Vous avez bien réagi, Eolann. Une dernière question. Avez-vous repéré un bánai chez les bandits ?

— J’ai appris qu’un bánai avait été tué lors de l’incendie de la bibliothèque, mais je ne l’avais jamais croisé.

Fidelma jeta un coup d’œil au soleil, bas sur l’horizon.

— J’en ai assez entendu. Avec mes compagnons, nous allons dès l’aube chevaucher vers le sud pour nous expliquer avec Uallachán avant de retourner à Lios Mór. Je vous demanderai donc l’hospitalité pour cette nuit, Cumscrad, et aussi votre parole d’honneur que vous n’entreprendrez rien contre les Uí Liatháin tant que Gormán ne vous aura pas apporté la réponse d’Uallachán. Ainsi que mes conseils.

Cumscrad hésita un instant et finit par donner son accord.

— Parfait. N’ayez pas d’inquiétudes, s’ils ont enfreint la loi, les Uí Liatháin répondront de leurs actes. Ils sont redevables de leurs actions devant mon frère, tout comme vous si vous décidiez de vous substituer à la justice.

 

Aux aurores, Fidelma, Eadulf et Gormán prirent le chemin des collines pour rejoindre la Bríd qui séparait les territoires des deux clans. La journée s’annonçait magnifique, les quelques nuages cotonneux dans le ciel bleu se disperseraient bientôt. Le glorieux coucher de soleil de la veille, de pourpre et d’or, l’avait annoncé.

Six milles séparaient Fhear Maighe de la Bríd. Ils s’engagèrent sur le sentier qui serpentait vers le sud-est et traversèrent une petite vallée. Maintenant, il ne leur restait plus qu’à franchir une colline pour rejoindre la rivière qui circulait dans la plaine. Là se dressait une forteresse. Autrefois, elle dominait un gué que s’étaient longtemps disputé les Fir Maige Féne et les Uí Liatháin. À l’heure actuelle, la forteresse était considérée comme appartenant aux Fir Maige Féne, mais elle s’appelait encore Caisleán Uí Liatháin. Des pierres levées parsemaient la campagne environnante.

Quand ils atteignirent le château fort, ils trouvèrent l’endroit étrangement silencieux. Au loin, on entendait caqueter des poules, bêler des moutons et meugler des vaches qui appartenaient sans doute à une ferme isolée. Gormán était nerveux et Fidelma scruta les bâtiments désertés.

— C’est trop tranquille, murmura Eadulf à l’instant où Fidelma venait de repérer quelque chose qui bougeait à l’ombre d’un mur.

— Gormán, dit-elle à mi-voix.

Le guerrier s’apprêtait à sortir son épée quand il se figea.

— Ne bougez pas ou vous êtes mort !

Gormán venait de repérer deux archers en même temps que deux cavaliers qui avaient surgi pour leur bloquer le passage.

— Qui êtes-vous ? dit un des deux cavaliers. Encore des voleurs et des menteurs des Fir Maige Féne ?

Fidelma et Eadulf se tinrent cois. La forteresse abritait plusieurs personnes et l’embuscade avait été rondement menée.

— Je vous préviens que vous êtes en présence de Fidelma de Cashel, sœur du roi Colgú, et de son époux Eadulf de Seaxmund’s Ham, annonça Gormán d’une voix de stentor. Les menacer est un affront au roi votre suzerain.

— Je ne connais qu’Uallachán, chef des Uí Liatháin, répliqua l’homme avec un sourire goguenard. Je ne crains que son déplaisir si je n’exécute pas ses ordres.

Il fit signe à ses guerriers de se rapprocher. Eadulf vit que l’un d’eux portait une bannière avec une tête de renard gris. Un autre cavalier, vêtu de la robe de bure des religieux, s’avança.

— Fidelma ? Fidelma de Cashel ?

Apparemment, l’homme reconnaissait la jeune femme et il se tourna vers le chef de la troupe.

— C’est bien elle.

Puis il revint à Fidelma.

— Que faites-vous ici ? Vous me reconnaissez ?

Elle fronça les sourcils.

— Votre visage ne m’est pas inconnu.

— À Ard Mór, quand vous attendiez de monter à bord de l’Oie bernache pour partir en pèlerinage !

Le visage de Fidelma s’éclaira.

— Vous êtes le bibliothécaire de l’abbaye, frère… frère…

— Temnen !

— Cela remonte déjà à quelques années.

— Je me souviens aussi de l’été où vous avez résolu le meurtre de cette pauvre sœur Aróc.

— Ravie de vous revoir, Temnen. Je vous présente Eadulf de Seaxmund’s Ham et voici Gormán, un des guerriers de la garde de mon frère.

— Je connaissais déjà Eadulf de réputation.

Il s’adressa à ses compagnons.

— À l’évidence, ces personnes n’appartiennent pas aux Fir Maige Féne.

Le commandant des guerriers semblait hésiter.

— Uallachán devrait arriver sous peu. Ce sera à lui de prendre les décisions.

— Quelles raisons l’ont poussé à vouloir se déplacer jusqu’ici ? demanda Fidelma.

— Nous sommes venus en reconnaissance pour surveiller ce gué au cas où Cumscrad et sa tribu de menteurs nous attaqueraient. Je suggère que nous mettions tous pied à terre en attendant mon chef.

Fidelma croisa le regard de Gormán et haussa les épaules en signe d’impuissance. Les chevaux furent conduits dans la forteresse abandonnée tandis que des gardes se postaient à des points stratégiques. Puis le commandant rejoignit Fidelma, Eadulf, Gormán et frère Temnen qui s’étaient assis sur des pierres.

— Qu’est-ce qui vous amène dans le pays des Fir Maige Féne ? demanda Fidelma à Temnen.

— Je regrette que nous ne nous soyons pas retrouvés dans des circonstances plus agréables, soupira le moine.

— Comment l’entendez-vous ?

— Eh bien, on m’a prié d’accompagner les troupes de guerre d’Uallachán.

— Les troupes de guerre ?

— Il veut attaquer Fhear Maighe en représailles.

Le regard de Fidelma se durcit.

— Je croyais que c’était déjà fait.

— Pardon ?

— Nous arrivons de Fhear Maighe. Hier, des guerriers portant le même emblème que le vôtre ont pris d’assaut la bibliothèque et l’ont incendiée.

— Ce sont des mensonges propagés par nos ennemis, répliqua le commandant d’un ton sec.

— Alors nous sommes nous aussi des menteurs, car nous avons assisté à l’attaque.

— Aucun guerrier des Uí Liatháin n’est responsable de ce crime. Uallachán est à une heure de chevauchée derrière nous et il n’a jamais donné l’ordre de mettre le feu à la tech-screptra.

— Parmi vos guerriers, avez-vous un bánai ? Un homme mince avec la peau très pâle et les cheveux blancs ?

— Absolument pas, répondit aussitôt le commandant.

Puis il s’immobilisa. À l’évidence, il avait déjà rencontré le bánai.

— Vous l’avez déjà croisé ? le pressa Fidelma.

— Oui, à la tête d’une bande de guerriers, admit le commandant. Il y a plusieurs semaines il descendait d’un navire dans la baie d’Ard Mór.

— Ah !

— Son physique particulier a attiré mon regard. Il portait un torque d’or autour du cou, différent, cependant, du genre qu’arborent nos guerriers.

Et il désigna celui de Gormán.

— Vous n’en savez pas plus ?

L’Uí Liatháin fit la moue.

— Non. Douze guerriers ont débarqué avec lui. Le navire arrivait d’un royaume assez éloigné… la Cornouaille.

— Qu’ont-ils fait après avoir débarqué ?

— Ils ont acheté des chevaux à des maquignons et ils sont partis vers le nord. Ils portaient des armes. À mon avis, c’étaient des dílmainech.

— Des mercenaires ?

— Exactement.

— Que faisiez-vous à Ard Mór ?

— Il n’est pas rare que nous allions voir les bateaux rentrer au port afin d’acheter des marchandises si nous sommes intéressés.

Fidelma scruta le visage du guerrier, puis du religieux. Ils avaient l’air sincère.

— Et maintenant, expliquez-nous pourquoi vous êtes venus ici.

— Pour donner une bonne leçon à Cumscrad, aboya le commandant.

— Je vais vous expliquer, intervint frère Temnen sur un ton plus calme. Notre abbé, Rian d’Ard Mór, qui est un de vos parents, est entré en relation avec Dubhagan, le bibliothécaire de Fhear Maighe. Comme vous le savez, cette bibliothèque possède des ouvrages uniques, dont il n’existe pas d’autres exemplaires dans les cinq royaumes.

— Et que désirait l’abbé ?

— Une copie d’un recueil de poèmes de notre grand barde Dallán Forgaill, et une autre d’un auteur du nom de Celse, un étranger.

— Pourquoi votre abbaye voudrait-elle dépenser de l’argent pour posséder une copie d’un livre qui attaque la foi ? s’enquit Eadulf.

— Vous connaissez ce texte ? s’étonna frère Temnen. Un de nos érudits avait lu une critique de Celse par Origène et il voulait apporter sa contribution à la réfutation des arguments de Celse. Il craignait que nous ne tombions dans les pièges qu’il avait tendus.

— Poursuivez.

— Dubhagan accepta l’offre et l’accord fut conclu. Puis nous avons appris que les copies avaient été remises à un batelier attendu à Ard Mór. Or la barge n’est jamais arrivée et nous avons eu vent de rumeurs selon lesquelles des guerriers Uí Liatháin l’auraient attaquée pour voler les livres. Uallachán a été convoqué à l’abbaye mais il a nié avec véhémence, affirmant que les Fir Maige Féne étaient des menteurs. La troupe que je dirige doit demander réparation à Cumscrad et aux Fir Maige Féne pour leurs calomnies.

— Et vous, frère Temnen, vous avez accompagné ces guerriers en tant que bibliothécaire d’Ard Mór ?

— Uallachán est persuadé que ces livres n’ont jamais été envoyés et que Cumscrad s’est livré à une escroquerie. Il veut que j’aille fouiller la bibliothèque pour retrouver ces ouvrages. Je suis supposé être un témoin.

— Comment savoir lequel des deux chefs est un menteur ? dit Fidelma.

— Quand l’abbé Rian a convoqué Uallachán à l’abbaye, il lui a fait jurer devant l’autel qu’il disait vrai. Uallachán estime qu’il s’agit d’une manœuvre de Cumscrad qui cherche à provoquer une guerre pour s’emparer des terres des Uí Liatháin.

— Je ne pense pas que ce soit si simple, frère Temnen. Si vous aviez été présent au moment de l’incendie de la tech-screptra de Fhear Maighe, où le fils de Cumscrad a failli perdre la vie et où Dubhagan a trouvé la mort, vous ne tiendriez pas de tels propos. De plus, le bánai a été tué alors qu’il prenait la fuite avec les autres, après l’exécution de leur sinistre mission.

Frère Temnen haussa les épaules.

— Attendons Uallachán. Après vous être entretenue avec lui, peut-être parviendrez-vous à cerner la vérité.

— C’est bien mon intention. Si les Uí Liatháin n’ont pas pris d’assaut le chaland et la bibliothèque, alors quelqu’un cherche à semer la discorde entre Uallachán et Cumscrad. Mais pourquoi ? À qui profitent ces forfaits ?

Eadulf réfléchissait.

— Qui, à part votre abbaye et Dubhagan, avait été informé de cette commande de votre abbé à la tech-screptra de Fhear Maighe ? demanda-t-il.

— Plusieurs personnes, sûrement.

— Mais qui connaissait les titres et la nature des ouvrages devant être retranscrits ?

— Les moines d’Ard Mór, Dubhagan et ses scribes. Mais n’y a-t-il pas un proverbe qui dit qu’un secret n’en est plus un quand plus de trois personnes ont été mises dans la confidence ?

— Comment avez-vous appris que Fhear Maighe possédait ces ouvrages ?

— Je l’ai vérifié.

— Comment ?

— En envoyant un messager. Mais cela s’est passé il y a longtemps. Il faut prévoir de longs mois pour obtenir une copie. Ce n’est que la semaine dernière qu’on m’a prévenu que les livres étaient prêts. Nous devions payer trente seds.

— C’est une grosse somme.

— Considérable, acquiesça le moine. Mais ce livre de Celse est très rare. On n’en connaît pas de copie dans les cinq royaumes à cause de la nature du texte.

— Parce qu’il s’agissait d’une attaque contre les fondateurs de la foi ? s’enquit Eadulf.

— Exactement.

— Qui vous a avertis que les copies étaient prêtes à être livrées ?

— Un des frères.

— Le messager de votre abbaye ?

— Non, pas de chez nous.

— De Fhear Maighe, alors ?

— Non plus. Il s’agissait d’un médecin de Lios Mór qui nous a rendu visite pour collecter des herbes apportées par un des navires marchands.

L’abbaye d’Ard Mór était située au sud du port, à l’embouchure de la « grande rivière » où les navires marchands arrivaient de la Bretagne, de la Gaule, et même du sud de l’Ibérie.

— Vous voulez parler de frère Seachlann ? s’enquit Fidelma.

— Oui, c’est cela. Cela s’est passé il y a quelques jours, et il nous a prévenus que les livres étaient prêts et seraient livrés par bateau au monastère. Nous devions rassembler trente seds pour les remettre aux mariniers, mais la barge n’est jamais arrivée. Puis on a appris que les Uí Liatháin avaient volé ces précieux ouvrages.

— Comment frère Seachlann savait-il que les livres de Fhear Maighe étaient terminés ?

Le bibliothécaire haussa les épaules.

— Personne ne s’est posé la question. Pour quoi faire ? On était juste contents d’apprendre la nouvelle.

À cet instant, une sentinelle poussa un cri d’alarme et ils entendirent des chevaux approcher. Le commandant des guerriers se précipita à l’entrée de la forteresse alors qu’un groupe de cavaliers se dirigeait vers eux.

À première vue, le chef des nouveau venus ne présentait pas de caractéristique physique particulière à part une stature hors du commun. Il était brun, barbu, d’âge moyen, vêtu de noir avec une armure cuivrée et un casque à panache. À la façon dont il portait ses armes, on devinait qu’il n’avait rien d’un novice.

Le commandant le salua respectueusement et tint son cheval pendant qu’il mettait pied à terre.

— Qui sont ces gens ? lança le chef avec désinvolture. Des voyageurs innocents ou des espions de Fhear Maighe ?

Ils s’étaient tous levés et Gormán fit un pas en avant. Fidelma voulut l’arrêter mais le jeune guerrier trop fougueux ne lui prêta aucune attention.

— Vous vous tenez en présence de Fidelma de Cashel, sœur de votre roi Colgú, fils de Failbe Flann, s’écria-t-il. Dois-je vous apprendre, moi Gormán des Nasc Niadh, à lui témoigner davantage de respect ?

Le chef fixa Gormán d’un air éberlué, remarqua le torque d’or à son cou, regarda Fidelma et ouvrit de grands yeux en la reconnaissant.

Il s’avança vers elle, lançant à Gormán au passage :

— Du calme, jeune coq.

Puis il tendit les mains à Fidelma.

— Voilà une rencontre inattendue, lady. Comment allez-vous depuis la dernière fois que je vous ai vue, le jour de votre mariage ?

Il se tourna vers Eadulf.

— Avec Eadulf de Seaxmund’s Ham, le Saxon dont la renommée a franchi les frontières et est arrivée jusqu’à cette petite partie du monde.

Il les embrassa à tour de rôle dans une puissante étreinte et tonna à l’adresse de ses hommes :

— Pourquoi sont-ils retenus prisonniers ?

Le commandant baissa la tête.

— J’avais pensé…

— Vous ne pensez pas assez !

Puis il revint à Fidelma.

— Pardonnez-nous, lady.

Fidelma resta de marbre.

— À quels affrontements vous préparez-vous à la tête d’une troupe de guerriers, Uallachán des Uí Liatháin, alors que la paix règne dans le royaume de mon frère ? demanda-t-elle. On m’a dit que vous aviez l’intention d’attaquer Fhear Maighe.

Le chef fit la moue.

— Il est vrai que j’ai un différend à régler avec Cumscrad, que je veux punir de ses mensonges.

— Vous êtes sûr de ne pas avoir déjà livré bataille contre lui ?

L’autre se figea.

— Nous arrivons de Fhear Maighe, poursuivit Fidelma, où nous avons vu la bibliothèque incendiée par des hommes en armes. Elle est maintenant entièrement détruite et avec elle, des ouvrages inestimables qui sont à jamais perdus. Le bibliothécaire, Dubhagan, a été assassiné, plusieurs personnes ont été blessées, et les assaillants arboraient votre bannière. L’un d’eux a été tué, un bánai. Et maintenant, Uallachán, expliquez-moi de quel affront il vous reste encore à vous venger ?

L’ahurissement du chef n’était pas feint ou alors il était un excellent comédien.

— Je ne suis nullement responsable de cet incendie, protesta-t-il. Et je n’ai jamais eu de bánai sous mes ordres.

— Alors nous devons découvrir le nom du coupable. Les mêmes guerriers, sous la même bannière usurpée, ont arrêté la barge de Muirgíos des Fir Maige Féne et ont volé deux précieux ouvrages. Je crois que le sang des Fir Maige Féne a suffisamment coulé.

— Pas par notre faute ! Asseyons-nous un instant, lady, et contez-moi votre histoire afin que nous puissions éclaircir ce malentendu.

Le chef écouta Fidelma sans l’interrompre et quand elle eut terminé, il poussa un profond soupir.

— Sur le Christ, je ne savais rien de tout cela. Pourquoi voudrais-je détruire ces ouvrages et à quel titre, je vous prie ? Cumscrad exige réparation pour une offense qui ne me concerne en rien. Ne pourriez-vous le persuader de s’en remettre à votre jugement et à celui de votre frère ?

— Volontiers. À la condition que vous acceptiez tous deux mon arbitrage.

Elle soupira à son tour et demanda brusquement :

— Connaissez-vous un de vos cousins, Gáeth, qui appartient à l’heure actuelle à la communauté de Lios Mór ?

Uallachán parut surpris.

— Gáeth fils de Selbach de Dún Guairne ?

— Lui-même.

— Son père, mon cousin, a été reconnu coupable de fingal, d’assassinat d’un proche, en l’occurrence de mon oncle à qui j’ai succédé en tant que chef. Selon moi, la sentence qui l’a frappé était d’une sévérité inhabituelle. Mais à la veille d’être livré à la mer et aux vents, il s’est échappé à la faveur de la nuit avec sa femme et son fils Gáeth, un enfant en bas âge. Pourquoi cette question ? Quel lien avec l’affaire qui nous occupe ?

— Sans doute aucun. Mais en tant que juriste je sais qu’une épouse et un enfant ne sont pas obligés de partager la condamnation du coupable qui les fera tomber dans la catégorie des daer-fudir.

— C’est exact, mais la femme de Selbach a choisi d’accompagner son mari dans son exil. Elle s’est montrée loyale envers lui. D’autre part, si Gáeth est devenu un membre de la communauté de Lios Mór, cela signifie qu’il s’est libéré des entraves qui lui avaient été imposées.

Fidelma lui adressa un regard étonné.

— N’avez-vous pas fait valoir que même s’il était moine, il n’en était pas moins considéré comme un daer-fudir astreint aux travaux des champs ?

Uallachán eut un rire bref.

— Pourquoi diable aurais-je fait cela ? La punition infligée à son père était déjà très exagérée et s’acharner sur Gáeth aurait relevé d’un sinistre esprit de vengeance.

— Vous n’avez jamais informé l’abbé que même si Gáeth rejoignait la communauté, il devrait être cantonné à des travaux subalternes ?

— N’est-il pas écrit quelque part dans vos textes de loi que les dettes d’un homme meurent avec lui ?

Fidelma hocha la tête en souriant.

— Merci, Uallachán. Et maintenant revenons à votre querelle avec Cumscrad. Voilà ce que je vous propose à tous deux : j’aimerais que vous, frère Temnen et un guerrier de votre choix vous rendiez dans une bruden, une auberge sur la Rian Bó Pádraig, là où elle traverse l’Abh Beag au sud de Lios Mór. Vous connaissez cet endroit ?

— Oui.

— Vous y attendrez que je vous convoque à Lios Mór pour juger votre affaire.

— Auriez-vous l’intention de me réunir avec Cumscrad dans la même auberge ? Cela me semble peu raisonnable.

— Cumscrad attendra ailleurs et vous ignorerez tous deux le lieu de résidence de l’autre, ce qui vous protégera mutuellement. Les messagers vous priant de rejoindre Lios Mór partiront en même temps et vous demanderont de les suivre à l’abbaye, sans guerriers à l’exception de vos gardes du corps. Me donnez-vous votre assentiment ?

— Je comprends bien ce que vous exigez, lady, mais j’en pénètre mal les raisons.

— Il se peut que vous deviez patienter plusieurs jours, mais mon message vous parviendra, et je vous promets de résoudre vos différends en prononçant un jugement qui apaisera les tensions entre vos deux peuples. Je commence à comprendre que votre affaire fait partie d’un vaste complot visant à me détourner de la vérité.