Chapitre VII

L’abbé Iarnla se dirigea vers eux alors qu’ils se levaient après avoir terminé leur repas. La communauté se retrouvait trois fois par jour au réfectoire. Les moines se réveillaient à l’aube, se lavaient le visage et les mains et rompaient le jeune de la nuit par une collation. L’eter-shod se prenait à midi, quand le soleil était à son zénith. Dieu merci, Glassán et son assistant Saor mangeaient sur le chantier et Fidelma et Eadulf n’eurent pas à supporter son éternel monologue sur ses glorieux exploits. Quant à Gormán, l’heureux homme, il avait décidé d’aller pêcher sur les berges de la rivière.

— J’espère que vous avez eu une matinée instructive, dit l’abbé Iarnla. Avez-vous trouvé une piste ?

— Nous sommes encore loin d’avoir tiré des conclusions de nos investigations, répondit Fidelma. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’aux préliminaires.

L’abbé jeta un coup d’œil furtif autour de lui et dit en baissant la voix :

— J’espère que vous me pardonnerez de vous avoir placée ici, Fidelma. En tant que sœur de notre roi, j’aurais préféré vous avoir à mes côtés avec Eadulf, mais frère Lugna m’a assuré que les coutumes de l’Église romaine…

Il s’interrompit, incapable de terminer sa phrase.

— Ne vous inquiétez pas, nous sommes très bien ici, le rassura Fidelma. Frère Lugna n’a pas caché qu’il n’appréciait guère notre présence, inutile de l’indisposer davantage.

— Je vous prie de l’excuser. Il ne supporte pas qu’on touche au règlement qu’il impose à la congrégation.

— Je croyais que c’était à l’abbé d’élaborer une règle pour la communauté ? s’étonna Fidelma.

— Il a estimé que les frères étaient trop insouciants et manquaient de discipline, confessa l’abbé à regret. Les temps changent, je suppose. J’ai essayé de diriger ce monastère dans l’esprit que lui avait impulsé notre bienheureux fondateur, Mo-Chuada, mais comme vous le savez la foi connaît de grands bouleversements. Des idées et des conceptions nouvelles nous sont arrivées de Rome. Et on m’a convaincu de laisser agir frère Lugna afin de revigorer la communauté.

Fidelma allait faire remarquer à l’abbé qu’il renonçait peut-être un peu vite à ses prérogatives quand il fit signe à un jeune moine d’approcher. Ce religieux en aidait un autre, très âgé, à franchir l’espace encombré qui le séparait de la porte. Le jeune homme hésita, puis les rejoignit avec son compagnon.

Le vieil homme s’appuyait d’un côté sur une canne et de l’autre sur le bras de son guide. Son visage ridé comme une pomme était aussi blanc que du parchemin. Il avait des yeux gris et chassieux, des lèvres minces et presque exsangues, des cheveux réduits à un duvet et une barbe blanche de plusieurs jours, mal rasée entre la base du nez et la lèvre supérieure, là où l’altan a du mal à passer. De la bave blanche s’était figée aux coins de sa bouche.

Quant à son compagnon, une trentaine d’années environ, il était assez laid, avec un menton bleuâtre dû à une barbe drue qui repoussait trop vite et des cheveux d’un noir corbeau coupés très court, une coiffure plutôt inhabituelle en Irlande où on appréciait les cheveux longs tant chez les hommes que chez les femmes. Il arborait la tonsure des Irlandais. La prunelle était sombre, la lèvre inférieure pendante et le nez bulbeux. La bouche entrouverte révélait de mauvaises dents. Fidelma baissa les yeux sur les mains de l’homme et, comme elle s’y attendait, il avait les ongles sales, signe d’une mauvaise éducation. Chez les Irlandais, le soin que l’on apportait aux mains et aux ongles indiquait le degré de raffinement et le milieu social. Les plus riches passaient beaucoup de temps à se masser les mains et à les manucurer grâce à des onguents et des limes. Le moine n’était pas très grand et de mauvaise constitution. Toute son apparence donnait une impression de mélancolie et de servilité.

L’abbé le présenta :

— Voici frère Gáeth, l’anam chara de frère Donnchad. J’ai pensé que vous aimeriez lui parler.

À cet instant, le vieillard fixa Fidelma et plissa les paupières tout en allant la regarder sous le nez. Une lueur d’espoir avait éclairé ses traits. Puis il secoua la tête en soupirant :

— Vous n’êtes pas un ange…

Fidelma sourit devant l’embarras de l’abbé.

— Non, je ne suis que Fidelma de Cashel.

Le vieil homme continuait de branler du chef.

— Pas un ange du tout…

— Fidelma, voici le vénérable Bróen, murmura l’abbé, compagnon de Mo-Chuada quand l’abbaye a été fondée. Hélas, il est un peu… un peu…

— J’ai vu un ange, vous savez, chuchota Bróen sur un ton confidentiel.

— Cela n’arrive pas à tout le monde, répondit Fidelma avec gravité. Vous devez être béni.

Le vénérable poussa un gémissement d’extase.

— J’ai vu un messager de Dieu qui volait dans le ciel !

— Vous voudrez bien m’excuser ? dit très vite l’abbé Iarnla. Frère Gáeth, vous allez rester ici avec Fidelma pendant que je ramène le vénérable Bróen à son cubiculum.

— Ce séraphin était venu chercher l’âme de ce pauvre frère Donnchad, coassa Bróen pendant que l’abbé le prenait par le bras et l’entraînait plus loin.

Frère Gáeth avait baissé les yeux, les bras ballants. Il n’avait vraiment rien de l’âme sœur d’un érudit de la dimension de frère Donnchad, songea Fidelma. Puis elle fut envahie par un sentiment de culpabilité en se rappelant les paroles de Juvénal, dans les Satires : Fronti nulla fides, ne te fie pas aux apparences.

Elle désigna la table.

— Joignez-vous à nous, je vous en prie.

Elle-même s’assit, Eadulf suivit son exemple et Gáeth, qui n’avait toujours pas levé la tête, les imita.

— Je ne sais rien de la mort de frère Donnchad, dit-il brusquement. Il ne me parlait plus et voulait rester seul.

— Quand vous êtes-vous entretenu avec lui pour la dernière fois ?

— Deux ou trois jours avant sa mort.

— Vous le connaissiez depuis longtemps ?

— Vingt-cinq ans.

— Une longue période, murmura Eadulf qui donnait environ trente-cinq ans à leur interlocuteur.

— Je travaillais alors dans les champs. J’appartiens à la classe des daer-fudir.

Eadulf retint un mouvement de surprise. Un daer-fudir était un criminel qui, pour se racheter, devait travailler comme un esclave ou presque. Les daer-fudir éveillaient la méfiance. Ils n’étaient pas autorisés à porter une arme et ne jouissaient d’aucun droit dans le clan. La troisième génération de daer-fudir était automatiquement graciée, elle récupérait ses droits et était éligible à n’importe quelle fonction dans la société. Un daer-fudir était souvent un étranger, un captif ramené d’une bataille ou alors un fugitif d’un autre territoire venu chercher asile.

— C’est mon père qui a causé la chute de notre famille, grommela frère Gáeth pour prévenir les questions.

— Nous vous écoutons, murmura Fidelma.

— Après avoir tué le chef des Uí Liatháin, il s’est enfui avec ma mère et a cherché refuge auprès du seigneur des Déisi, Eochaid d’An Dún.

— Le père de Donnchad ? s’exclama Eadulf.

Gáeth acquiesça.

— J’étais très jeune. Eochaid aurait pu nous remettre aux Uí Liatháin, mais il préféra nous faire travailler pour lui. Mon père mourut au bout de quelques années de dur labeur et ma mère le suivit peu de temps après. Puis lady Eithne succéda à son époux Eochaid. C’était une maîtresse sévère.

— Comment se fait-il que vous soyez entré dans cette communauté ? s’enquit Fidelma.

— Grâce à l’intercession de Donnchad.

— Expliquez-vous.

— Bien qu’étant un serviteur du seigneur Eochaid et de lady Eithne, j’étais correctement traité par leurs fils, Cathal et Donnchad. Nous avions plus ou moins grandi ensemble. C’est grâce à eux que j’ai appris à lire et à écrire. Donnchad passait beaucoup de temps avec moi. Il me montrait comment former les lettres et construire les phrases. Et puis il m’entretenait avec beaucoup d’éloquence de la foi et me racontait de merveilleuses histoires. Un jour, il m’annonça que lui et son frère allaient rejoindre la communauté de Lios Mór. Désespéré d’être abandonné à mon triste sort, je l’ai supplié de m’emmener avec lui, lui proposant même d’être son serviteur.

« Il s’est mis à rire en me disant que les moines n’avaient pas de serviteur. Puis il m’a regardé d’une drôle de façon et il est parti. Quelques jours plus tard, il est venu me trouver dans les champs. Il avait parlé à sa mère qui était d’accord pour me laisser accompagner ses fils. Et voilà.

Il y eut un bref silence.

— Quelles tâches accomplissez-vous ici ?

Frère Gáeth eut un petit rire.

— J’ai échangé une vie de labeur au service de lady Eithne pour la même au service de l’abbé de Lios Mór. Et je suis toujours un daer-fudir.

Fidelma fronça les sourcils. Le rang de daer-fudir n’existait pas chez les moines.

— Vous semblez amer.

— Avant que mon père Selbach, seigneur des Dún Guairne, ne commette un crime, il était le chef des Uí Liatháin. Un beau jour, il s’embarqua pour Kernow, la Cornouaille terre des Bretons, avec des missionnaires et quelques-uns de ses compagnons. Un chef du nom de Teudrig massacra la majeure partie d’entre eux. Mon père et quelques autres s’échappèrent et parvinrent à rentrer chez eux. C’est alors que Selbach découvrit que son cousin avait usurpé sa fonction de chef et il le défia en combat singulier. Au cours du duel, mon père tua son cousin. Ses ennemis persuadèrent son peuple qu’il était un fingal, un meurtrier de son sang. Le brehon, lui aussi un ennemi de ma famille, déclara que son crime était tellement abominable qu’il le condamnait à être remorqué au large dans un bateau sans voile ni rames avec de la nourriture et de l’eau pour un jour. Cette nuit-là, il réussit à fuir avec moi et ma mère pour aller chercher refuge chez les Déisi.

Fidelma le fixait avec attention.

— Ce que vous me racontez ne ressemble guère à la justice. N’a-t-on pu démontrer que le brehon était de parti pris et le jugement excessif ? Pourquoi n’a-t-on pas fait appel de la sentence devant le chef brehon du royaume ? Pourquoi n’a-t-on pas attiré l’attention du roi de Cashel sur cette affaire ?

Frère Gáeth haussa les épaules.

— À l’époque, je n’étais qu’un enfant et cela s’est passé il y a si longtemps…

— Le chef actuel des Uí Liatháin est-il un parent à vous ? demanda Eadulf.

— Uallachán est le neveu du cousin que mon père avait tué.

— Que s’est-il passé après que vous avez rejoint la communauté ? s’enquit Fidelma.

— J’ai continué à entretenir les meilleures relations avec Donnchad. Il était devenu un érudit réputé et passait le plus clair de son temps à la tech-screptra pendant que je transpirais dans les champs.

— Mais vous êtes devenu son anam chara.

— Oui, il m’aimait bien. Il continuait de me parler comme quand nous étions enfants. Il me racontait ce qu’il apprenait dans les grands livres de la bibliothèque. Et il insistait pour que je sois officiellement considéré comme son âme sœur.

— L’abbé approuvait-il votre relation ?

— Pas vraiment. Il avait le sentiment que Donnchad aurait dû entretenir une relation aussi étroite avec une personne du même niveau intellectuel que le sien.

Cette phrase sonnait bizarrement dans la bouche de Gáeth.

— Vous avez surpris une conversation ?

— Oui, ce sont les mots de l’abbé. Mais Donnchad a répliqué qu’il aimait se confier à moi. Et donc nous nous retrouvions avant le début du shabbat et il me racontait comment s’était déroulée sa semaine. J’ai souvent regretté de ne pas être capable de lire les ouvrages des grands saints, et aussi les paroles du Christ telles qu’il les avait prononcées lors de son passage sur terre.

Eadulf jeta un coup d’œil à Fidelma. Une âme sœur ne servait pas seulement à faire la conversation mais aussi à échanger des idées et à procurer une aide spirituelle. Elle était censée vous empêcher de commettre des erreurs et vous ramener dans le droit chemin quand vous vous égariez.

— Je suppose que vos relations cessèrent quand le maître des Déisi accusa Cathal et Donnchad de comploter contre lui, avança Fidelma.

— Oui, répondit Gáeth avec un soupir. Ils ont dû quitter la communauté pour aller se cacher. Donnchad a passé une nuit à l’abbaye avec son frère alors qu’ils étaient sur le chemin d’Ard Mór et des pays au-delà des mers. Il m’a confié qu’il partait avec Cathal pour la Terre sainte, là où avait vécu le Christ et où il avait enseigné. J’avais tellement envie de le suivre, mais je n’étais qu’un daer-fudir

— Et donc vous êtes resté ici. Quand avez-vous revu Donnchad ?

Le visage ingrat de Gáeth s’éclaira.

— À son retour triomphal au monastère. Tout le monde, même l’abbé, était sorti pour l’accueillir.

Il secoua tristement la tête.

— Mais Donnchad avait changé. Quand je suis allé le saluer, il m’a reçu avec indifférence. Je l’ai laissé tranquille pendant quelques jours, pensant qu’il avait besoin de calme pour se remettre de ses voyages. Il semblait si préoccupé ! Puis je suis retourné le voir et là, il s’est montré dur et cruel avec moi.

Frère Gáeth se courba sous l’effet de l’émotion.

— Comment cela, cruel ? insista Fidelma.

— Il m’a dit qu’il ne me connaissait plus.

— A-t-il donné des explications ?

Gáeth ressemblait à un chien qui a été maltraité sans raison par son maître et ne comprend pas ce qui lui arrive.

— Non, aucune, murmura-t-il. Il a juste dit : Jette ta robe de bure aux orties et sauve-toi dans les montagnes. Là, tu trouveras la solitude et la sérénité. Il n’y a pas de bon sens parmi les hommes.

Fidelma se renversa sur son siège.

— Ce sont ses mots ?

— Oui, et je les entends encore.

— Quand cet entretien a-t-il eu lieu ?

— Un jour ou deux avant sa mort. Il a ajouté qu’il ne voulait plus me revoir. Je n’ai aucune idée des raisons qui l’ont poussé à me parler ainsi.

— Saviez-vous que juste avant que l’on découvre son cadavre, sa mère lui avait rendu visite ? demanda Eadulf.

— Je l’ai vue chevaucher en direction de l’abbaye alors que je travaillais dans les champs, mais je pense que cela se passait quelques jours avant l’assassinat de Donnchad.

— Vous étiez-vous entretenu avec elle depuis qu’elle vous avait autorisé à entrer au monastère ?

— Non, dit-il avec amertume. Lors de ses visites, elle passait devant moi comme si je n’existais pas. Elle se conduisait exactement de la même manière quand j’étais à son service. En vérité, je ne suis pas certain qu’elle me reconnaissait : pour elle, je n’étais qu’une ombre.

— Quels sentiments portait-elle à ses fils ? intervint Fidelma.

— Oh, elle les adorait ! Et elle était fière d’eux. C’est grâce à elle qu’on construit ici tous ces bâtiments.

Eadulf releva brusquement la tête.

— Vraiment ?

— Vous l’ignoriez ? Quand on a appris que Cathal et Donnchad étaient arrivés sains et saufs en Terre sainte, elle est venue trouver l’abbé. Et on a annoncé à la communauté qu’elle avait fait des dons pour que, grâce à elle, l’abbaye traverse les siècles. Elle veut que Lios Mór devienne un des phares du christianisme dans l’Ouest. Et elle a posé comme condition à ses libéralités que la nouvelle abbaye soit érigée à la gloire de ses fils.

— À son retour, Donnchad a-t-il commenté ce projet ?

— Pas avec moi, en tout cas.

— Savez-vous s’il s’est confié à un tiers ?

— Non.

— À votre avis, la contrariété qu’il affichait avait-elle un rapport avec cette affaire ?

— Tout ce que je sais, c’est qu’il s’est montré sombre et préoccupé dès l’instant où il a franchi les portes du monastère.

— Peut-être était-il chagriné que Cathal décide de rester à Tarente et accepte le pallium d’évêque ? avança Fidelma. Après tout, ils étaient très proches et n’avaient jamais été séparés. Cette rupture a dû beaucoup l’affecter.

Frère Gáeth hésita.

— Quand il m’a parlé pour la dernière fois, il a traité son frère d’imbécile et même pire, dit-il enfin.

La surprise se peignit sur les traits de ses interlocuteurs.

— Tout le monde fait le plus grand cas de Cathal et le considère déjà comme un saint ou peu s’en faut, protesta Fidelma. Pourquoi son propre frère l’aurait-il maudit ?

— Je ne peux que répéter les paroles de Donnchad, s’obstina Gáeth.

— Je vous remercie. Vous nous avez été très utile en acceptant de répondre à nos questions.

Le couple suivit Gáeth du regard, stupéfait de ce qu’il venait d’apprendre.

— Quand je pense qu’on nous l’avait présenté comme un simple d’esprit ! s’exclama soudain Fidelma. C’est un garçon intelligent qui a été bridé par les circonstances.

— Et ça l’a rendu mélancolique, conclut Eadulf. Comme le disait Horace, non licet omnibus adire Corinthum – tout le monde n’est pas autorisé à se rendre à Corinthe.

Du temps d’Horace, Corinthe était un lieu de plaisirs en tout genre que peu de personnes avaient les moyens de visiter. Et cette réflexion était devenue un dicton sur l’inégalité des destinées.

— Mais qui a changé son destin ? s’interrogea Fidelma.

— Comment cela ?

— Récapitulons. Son père est forcé de fuir un jugement injuste : on ne prononce une peine de mort que pour des criminels endurcis qui n’ont pas les moyens de payer des compensations et ne peuvent être réhabilités. Ce qui n’était pas le cas. Donc Selbach fuit le territoire de son clan et finit sa vie comme daer-fudir, ce qui implique encore deux générations d’esclaves. Pourquoi personne dans son peuple n’a-t-il pris sa défense ? N’avait-il pas au moins un ami ?

— Il semble que non. En tout cas, nous avons résolu un mystère.

— Lequel ?

— Nous savons d’où vient l’argent pour payer les nouveaux édifices.

— De lady Eithne, qui était fière de ses fils et de leurs succès. Une explication plausible.

— Et maintenant, que faisons-nous ?

— Allons au scriptorium, peut-être nous renseignera-t-on sur les manuscrits disparus.

— Que personne n’a jamais vus.

— Sauf lady Eithne. Pourquoi mentirait-elle ?

— Donc nous en restons à l’hypothèse que l’assassin les aurait dérobés. Oui, mais comment ?

— Espérons que le scriptor pourra nous aider.

Ils quittèrent le réfectoire et eurent la surprise de trouver l’abbé Iarnla qui les attendait devant la porte.

— Comment s’est déroulé votre entretien avec frère Gáeth ? demanda-t-il avec anxiété.

— Comme vous pouvez l’imaginer, il ne nous a pas appris grand-chose, répondit Fidelma. Depuis son retour, il n’était plus l’intime de Donnchad.

— Certes, dit l’abbé qui se balançait d’un pied sur l’autre d’un air gêné.

— Frère Gáeth a mené une vie assez triste, commenta Eadulf pour rompre le silence.

— Ah ! Il a évoqué sa condition de daer-fudir.

— Je croyais que dès qu’une personne entrait dans une communauté, de telles distinctions n’avaient plus cours. Un roi qui abdique pour rejoindre une congrégation se place au même niveau qu’un daer-fudir ou un céile, un homme libre.

— Pas tout à fait, frère Eadulf, et Fidelma vous le confirmera. Une abbaye est soumise aux nobles et aux rois qui lui prêtent les terres où elle est édifiée. Elle a des comptes à rendre. Nous sommes soumis aux lois des Fénechus et au jugement des brehons au même titre que n’importe quel sujet.

— Pourtant, la situation a beaucoup évolué, fit valoir Fidelma. Avec l’adoption des concepts romains, les communautés deviennent propriétaires de leurs terres et sont soumises aux pénitentiels plutôt qu’à nos lois. Dans les monastères, les abbés sont souvent considérés comme les maîtres absolus.

L’abbé Iarnla s’empourpra.

— Mon abbaye obéit aux lois du royaume de Muman et ce malgré…

À l’évidence, il s’était retenu de dire « la règle de frère Lugna ».

— Transmettez ce message de ma part au roi, reprit-il. Quant à frère Gáeth il est entré dans cette communauté en tant que daer-fudir. Lady Eithne avait stipulé que le jugement initial ayant été prononcé par les Uí Liatháin, il était hors de question de le casser. Elle a été très claire. Seule la mort de Gáeth mettra fin à la condamnation dont il a hérité de son père.

— À moins qu’une dispense d’un abbé…

— Elle ne serait valable qu’avec l’accord du seigneur de ces domaines.

— Frère Gáeth n’est-il pas amer de porter la condamnation que vous et lady Eithne faites peser sur ses épaules ?

— Il vous a dit ça ? s’écria l’abbé.

Fidelma secoua la tête.

— Nous avons perçu un certain ressentiment, mais il ne s’est pas exprimé de façon directe. Je crois qu’il avait espéré qu’en entrant à l’abbaye sa vie changerait. Cela a été le cas pour beaucoup d’autres.

— Vous a-t-il raconté l’histoire de son père Selbach, qui a assassiné un chef des Uí Liatháin, et s’est réfugié auprès du seigneur Eochaid d’An Dún dont nous avons reçu ces terres ?

— Il nous l’a racontée.

— Lady Eithne, la veuve d’Eochaid, lui a permis de venir ici à la requête pressante de son fils Donnchad, mais la loi s’applique toujours. J’ai essayé de le traiter avec bonté et discernement, mais il continue de nous en vouloir.

— Vous ne pouviez guère vous attendre à autre chose.

— Sans doute, concéda l’abbé à regret.

— Et vous dites que vous ne pouvez changer son statut à cause de lady Eithne ?

— Elle refuse d’en discuter.

— Un daer-fudir ne pourrait-il accomplir d’autres travaux que des tâches subalternes ? Il semble plutôt intelligent.

— Certes, mais cela ne remplace pas l’éducation.

— Il dit qu’il sait lire et écrire et parle un peu de latin.

— Nous avons testé ses capacités mais hélas, elles sont insuffisantes pour qu’on lui confie des fonctions plus intéressantes.

— Lui avez-vous donné l’occasion d’améliorer son instruction ?

— Oui, nous ne sommes pas tout à fait insensibles, Fidelma. Bien sûr que nous avons essayé de l’aider. Maintenant il a atteint le niveau d’un jeune garçon, il lit lentement et les textes un peu compliqués lui échappent. Il est sujet à de violentes frustrations, il entre dans de grosses colères, comme les enfants. Frère Donnchad savait très bien le calmer.

— C’est d’ailleurs frère Donnchad qui lui avait donné ses premières leçons, dit Eadulf.

— Cela a dû vous contrarier que Donnchad choisisse Gáeth comme âme sœur, remarqua Fidelma.

— Cela semblait pour le moins étrange qu’un homme aussi intelligent et érudit que Donnchad élise Gáeth comme guide spirituel, admit l’abbé. Je ne voyais pas les bénéfices qu’il pouvait tirer d’une telle relation.

— Cathal participait-il de l’amitié étroite qu’ils entretenaient ?

— Cathal était plus âgé et ne s’occupait guère de Gáeth.

— Que s’est-il passé quand les deux frères sont partis en Terre sainte ?

— Dans quel sens l’entendez-vous ?

— Comment Gáeth a-t-il supporté l’absence de Donnchad, qui était le seul à pouvoir le tranquilliser quand il traversait des crises ?

— Ah ! Il nous a causé bien des problèmes. Il était de plus en plus irritable et renfermé. Une ou deux fois j’ai même cru qu’il allait s’enfuir de la communauté. Mais Gáeth a toujours été soumis à la loi et à la tradition, et il n’a pas osé rompre ses engagements.

— Vous voulez dire qu’il a définitivement accepté son sort de daer-fudir ? s’enquit Eadulf, incrédule.

— Je crois, oui, qu’il connaît sa place dans l’ordre des choses.

Eadulf surprit le regard d’avertissement de Fidelma et se tut.

— Pourquoi teniez-vous tant à ce que nous ayons un entretien avec frère Gáeth ? demanda-t-elle.

Une fois de plus, l’abbé manifesta des signes de nervosité.

— Je voulais qu’il vous expose son point de vue.

— Et maintenant qu’il l’a fait ?

— Eh bien… a-t-il mentionné son dernier entretien avec Donnchad ?

Fidelma fronça les sourcils.

— D’après lui, cela se serait passé deux ou trois jours avant la mort de Donnchad, répondit Eadulf.

— Alors il ne vous a pas dit la vérité. Ils se sont rencontrés la veille de l’assassinat de Donnchad. J’ai surpris Gáeth qui sortait précipitamment de sa cellule. Frère Lugna voulait allouer une des chambres à un de nos frères et j’ai voulu inspecter les lieux. J’étais dans un cubiculum non loin de celui de frère Donnchad quand j’ai entendu la porte de Donnchad s’ouvrir. Il a dit : « Je compte sur toi, Gáeth. » Puis les pas de Gáeth se sont éloignés dans le corridor.

— Frère Gáeth a-t-il répondu quelque chose ?

— Oui, il a dit : « Cela sera mis à la place des morts. Ne crains rien, tout sera fait selon ta volonté. » Puis j’ai perçu le bruit de la porte qui se refermait et de la clé qui tournait dans la serrure.

— Cela sera mis à la place des morts, ou du mort ? répéta Fidelma. Avez-vous interrogé Gáeth à ce sujet ?

— Non. J’ai guigné dans le couloir et je l’ai vu se diriger vers l’escalier. Il y a une fenêtre qui donne sur la cour. Je me suis penché et je l’ai aperçu alors qu’il sortait du bâtiment et mettait quelque chose sous sa cape.

— Vous avez pu deviner ce que c’était ?

Iarnla haussa les épaules.

— Peut-être un rouleau ?

— Quel genre ?

— Un parchemin.

— Je regrette que vous ne m’ayez pas parlé de tout ça avant ma rencontre avec Gáeth, s’énerva Fidelma.

— J’espérais qu’il vous dirait la vérité et qu’il ne vous obligerait pas à le confronter aux faits. En tout cas, si frère Donnchad a confié une tâche spécifique à Gáeth, on peut supposer que leurs liens d’amitié n’étaient pas totalement rompus.

— Hum. Selon vous, cette « place des morts » est-elle une référence à un relec, un cimetière, ou à un otharlige, une sépulture particulière ? Davantage de précision pourrait nous donner un indice sur l’endroit où il s’apprêtait à enterrer l’objet que Donnchad lui avait confié.

Le visage de l’abbé s’éclaira.

— Vous avez raison, Fidelma. Je n’y avais pas songé. Gáeth a usé d’un terme étrange. Dindgna.

— Ce qui signifie le petit tumulus. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?

— Non, rien. Notre cimetière, où Donnchad repose, est situé à l’est et c’est un terrain plat entouré d’arbres. Mais à l’origine, notre chapelle a été construite sur une élévation parce que notre fondateur voulait qu’elle domine la communauté. Les seules personnes à y être enterrées sont notre fondateur, Mo-Chuada, et son successeur, l’abbé Cuanan.

— Laissons frère Gáeth pour l’instant, j’ai besoin de rassembler davantage d’éléments, conclut Fidelma. Cela doit demeurer un secret entre nous.

— Vous êtes une personne avisée, Fidelma de Cashel. J’en ai la conviction. Sinon, je ne vous aurais pas priée de venir mener des investigations ici.

L’abbé montrait des signes de nervosité.

— Vous avez détecté un certain ressentiment de la part de Gáeth, poursuivit-il. Maintenant que vous savez qu’il a menti sur la date de sa dernière entrevue avec Donnchad, qu’est-ce que cela vous inspire ?

— Dites-moi plutôt ce qui vous tourmente. Parlez franchement.

— Quand Donnchad vivait ici, il parvenait à contrôler Gáeth et à lui faire accepter son sort. Mais quand il est parti pour la Terre sainte, Gáeth voulait à tout prix l’accompagner. Il a fallu que je lui explique que ce n’était pas possible.

— Quelles raisons avez-vous données ?

L’abbé haussa les épaules.

— Cathal était contre, ainsi que lady Eithne.

— Depuis quand lady Eithne dicte-t-elle sa loi à l’abbaye ? intervint Eadulf.

Iarnla parut agacé.

— Je vous ai déjà expliqué que, d’après les lois des Fénechus, ces terres sont sous sa juridiction.

— Certes. Mais de là à contrôler cette communauté…

— Nous sommes soumis à la loi des brehons ! En ce qui concerne ce pèlerinage, Cathal a fait connaître sa position à sa mère qui s’est adressée à moi. Gáeth était malheureux d’être laissé en arrière. Sans compter qu’à part Donnchad il n’avait personne parmi nous à qui parler.

— Puis Donnchad est rentré.

— Oui, mais il n’était plus le même. Imaginez un peu ce que son rejet a dû provoquer dans l’esprit de Gáeth.

Il y eut un silence.

— J’ai autrefois connu un homme, dit soudain Eadulf. Il avait un chien qu’il adorait et qui le suivait partout. Il dormait même sur son lit. Puis cet homme rencontra une femme qu’il épousa. Le chien fut chassé de la chambre, mais il ne cessait de geindre, aussi fut-il chassé de la maison. Comme il continuait d’aboyer et de hurler, l’homme lui jeta des pierres et le chien, rendu furieux par ce changement d’attitude, lui sauta à la gorge et le tua.

Eadulf fixait l’abbé.

— À vous de tirer vos propres conclusions, grommela l’abbé. Moi, je me contente de vous rapporter les faits. Nous nous retrouverons ce soir au refectorium.

Ils le regardèrent s’éloigner, puis Fidelma se tourna vers Eadulf.

— J’imagine mal Gáeth se lançant dans un crime aussi compliqué. La serrure, les manuscrits… Non, c’est impossible.

— Oui, mais la motivation est là. Gáeth aurait pu tuer Donnchad par ressentiment et frustration. C’est assez logique.

Fidelma garda le silence.