— Frère Donnán ne nous a pas vraiment aidés, bougonna Eadulf une fois dehors. Nous ne sommes même pas en mesure de mettre un nom sur les manuscrits dont frère Donnchad craignait qu’on les vole.
— Pour l’instant, l’hypothèse que le meurtrier les convoitait demeure la seule motivation possible du crime, dit Fidelma. Et à part ça, je trouve plutôt inquiétant que frère Lugna ait pris le pas sur l’abbé pour tout ce qui touche à la direction de l’abbaye.
— En tant qu’intendant, il a tout de même un rôle important à jouer.
— Sauf que ses opinions s’opposent à celles d’Iarnla sur bien des points et entraînent la désapprobation de certains membres de la communauté, qu’il parvient à museler mais avec quelques difficultés. Comment expliquer qu’il ait été choisi comme rechtaire ?
— Je trouve très contrariant qu’il ait ordonné la destruction des ouvrages païens.
Eadulf marqua une pause.
— Si on y réfléchit, frère Lugna est un suspect parfaitement crédible.
— Il est encore trop tôt pour des suppositions de ce genre, objecta Fidelma. Sans compter que Lugna ne fait pas mystère de ses idées et de ses projets. Un coupable est enclin à la dissimulation et préfère la discrétion. Évitons les spéculations hasardeuses qui ne s’appuient pas sur des éléments concrets.
C’était sa maxime favorite.
— De nombreux religieux, poursuivit-elle, pensent qu’en détruisant les œuvres précédant le christianisme ils travaillent à la glorification de la foi. Ils estiment à tort que pour éloigner les gens des idoles et les amener dans la lumière du Christ ils doivent révoquer tout ce que les Anciens ont produit. Et ils se livrent sans l’ombre d’un remords à un saccage de la mémoire.
— Les ouvrages que Donnchad s’efforçait de protéger devaient représenter une sérieuse menace s’ils ont provoqué son assassinat.
Ils furent interrompus dans leurs réflexions par un cri et un bruit sourd venant du bâtiment en construction. Des voix s’élevèrent. Apparemment, quelqu’un avait laissé tomber un objet lourd et se faisait réprimander. Eadulf aperçut une petite silhouette qui avait évité de peu la catastrophe au milieu des débris. Puis il aperçut frère Lugna qui tournait le coin de la bibliothèque.
— Lupus in sermone, murmura Fidelma.
« Le loup de l’histoire » signifiait en langage courant « Quand on parle du loup… »
Le rechtaire les salua avec sa réserve habituelle.
— Comment va votre enquête ? Vous avancez ?
— Plutôt lentement, rétorqua Fidelma.
— Lentement mais sûrement, maugréa Eadulf qui ressentait une hostilité grandissante pour l’intendant.
Frère Lugna le fixa d’un air méfiant.
— Je suis heureux de l’apprendre, lança-t-il avec une indifférence feinte.
— Frère Donnchad s’est-il plaint auprès de vous d’avoir perdu son ceraculum ? l’interrogea Fidelma.
Une ombre passa sur le visage du rechtaire.
— Oui, je me rappelle l’avoir croisé un jour qu’il sortait du scriptorium. Il jurait qu’on lui avait dérobé cet objet. Je lui fis remarquer qu’il s’agissait d’une accusation sérieuse, surtout s’il soupçonnait un de ses frères. Il m’a traité d’imbécile et s’est éclipsé. Cela s’est passé peu de temps avant que sa mère vienne l’entretenir de son comportement. Après cette visite, il a condamné sa porte. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Je me demandais ce qui avait provoqué cette colère alors qu’il aurait pu sans difficultés se procurer un autre ceraculum.
— Je suppose qu’il avait pris des notes importantes sur cette tablette et que cette perte le contrariait. C’est une conclusion logique.
— Naturellement, dit Fidelma, comme si cette explication résolvait le problème.
Puis elle jeta un coup d’œil circulaire.
— Je vois que les travaux avancent rapidement. La nouvelle chapelle est splendide.
Eadulf s’extasia à son tour et l’intendant bomba le torse.
— Bientôt notre nom résonnera dans toute la chrétienté et on célèbrera la pureté de nos enseignements.
— La pureté de vos enseignements ? s’étonna Fidelma d’une voix douce.
Frère Lugna la fixa avec intensité avant de répondre :
— La tâche qui nous attend est immense. Nous devons éliminer les habitudes néfastes qui se sont développées dans la communauté. C’est la fonction que je me suis assignée. On donne trop vite l’absolution à ceux qui n’adhèrent pas pleinement à la discipline de la foi. Ceux qui se détournent de la vérité pensent qu’ils seront immédiatement pardonnés, mais j’estime…
Il s’arrêta, réalisant qu’il en avait trop dit, les salua et s’éloigna à grands pas. Fidelma le suivit du regard d’un air rêveur.
— Cet homme ne me plaît guère, murmura Eadulf.
— Il n’est pas très aimable, en effet. Viens, nous devons partir en quête de cette « place des morts » auquel frère Gáeth aurait fait allusion. Nous allons commencer par la chapelle.
Le daimhliag – le terme s’appliquait aux églises en pierre – avait été édifié avec des blocs soigneusement taillés et lissés. Comme beaucoup d’églises, il suivait un axe est-ouest, l’entrée à l’ouest, l’autel à l’est. Les moines avaient planté des arbres tout autour, essentiellement des ifs décoratifs qui formaient comme un sanctuaire autour du lieu de culte. On appelait ce bosquet fidnemed et il était considéré comme sacrilège de couper ses arbres. Dans les cinq royaumes, cette coutume remontait à bien avant le christianisme et ils se demandèrent si frère Lugna approuvait cette plantation.
L’église était de taille raisonnable si on la comparait à celle d’autres abbayes. Elle mesurait douze toises et demie de long sur trois de large et était coiffée d’un toit en pente douce. Près de la porte en chêne pendait une corde rattachée à une cloche que l’on actionnait pour appeler les moines à la prière. Les huisseries, pour la porte et les fenêtres surmontées d’un linteau horizontal, étaient inclinées de telle façon que le bas était plus large que le haut. De grosses pierres en relief en soulignaient les contours. Les fenêtres, longues et étroites, étaient coiffées d’un triangle et les pans du toit recouverts de tuiles plates en pierre fine.
À l’intérieur, des tapisseries retraçaient la vie de saint Carthach, dit Mo-Chuada, le fondateur de l’abbaye. À l’extrémité est se dressait l’autel en chêne sculpté, derrière lequel le prêtre célébrait la messe. Mais avec l’avènement de la liturgie romaine, il n’était pas rare que le prêtre conduise le service devant l’autel, le dos tourné à la congrégation. Il n’y avait pas de bancs, les fidèles restaient debout, alors que ce n’était pas le cas dans beaucoup d’églises que Fidelma avait visitées sur le continent.
— C’est un endroit bizarre pour y cacher quelque chose, dit Eadulf.
— D’abord, trouver les tombes des abbés, répliqua Fidelma.
Ils découvrirent qu’elles étaient sous leurs pieds. Celle du bienheureux Carthach avait été placée devant l’autel. Aucun dénivelé des dalles ne permettait de la repérer. Un symbole Chi-Ro1 était gravé dessus, avec le simple nom de Mo-Chuada. Le cercueil avait la tête à l’ouest et les pieds à l’est, selon l’usage le plus répandu. La sépulture du second abbé de Lios Mór, l’oncle maternel de Mo-Chuada, était pareillement orientée du côté sud de la chapelle. Ils explorèrent les lieux de fond en comble. Eadulf alla même jeter un coup d’œil sous l’autel, mais ils ne trouvèrent aucun endroit où un objet aurait pu être dissimulé.
— Il ne nous reste plus qu’à demander à frère Gáeth de nous fournir des explications, soupira Eadulf.
— Tu crois vraiment qu’il nous répondra ? S’il a gardé cet épisode pour lui, c’est qu’il a ses raisons. Si nous le bousculons, il se fermera. Réfléchis un peu.
Eadulf s’empourpra sous la réprimande.
— Le problème, c’est qu’il y a deux personnes en toi ! s’écria-t-il avec véhémence.
Fidelma, qui ne l’avait encore jamais entendu lui parler sur ce ton, le fixa d’un air stupéfait.
— La personne dont je suis tombé amoureux, poursuivit Eadulf, la compagne sensible et pleine d’humour, et la femme arrogante à la langue acérée, qui cherche l’affrontement. Celle-là est prête à condamner et à critiquer avant même d’avoir entendu les arguments de son interlocuteur. Tu me traites avec condescendance. Mes opinions sont aussi intéressantes que les tiennes et parfois même davantage. Moi, je t’écoute avec attention, même quand nous sommes en désaccord. Une fois sur deux quand je pose une question, tu estimes que c’est une remise en cause de tes compétences.
Fidelma se figea comme si elle venait de recevoir une gifle. Puis ses mâchoires se crispèrent et ses yeux lancèrent des éclairs.
— Il semblerait que nous nous approchions de la vision que tu as de moi, lança-t-elle d’une voix glaciale.
— Réfléchis à ce que je viens de te dire, maugréa Eadulf qui avait repris le contrôle de lui-même. Je ne suis pas indifférent au point de ne pas apprécier tes qualités, mais il faut que je t’avoue une chose : je suis fatigué d’être un… idbartach.
Ce terme signifiait « sacrifice » et il espérait qu’elle comprendrait qu’il en avait assez d’être une victime.
Alors qu’il attendait une explosion, il la vit brusquement changer de visage. Ses traits exprimaient maintenant un profond désarroi.
— Qu’est-ce que tu attends de la vie, Eadulf ? murmura-t-elle d’une voix sans timbre.
— Eh bien… la passer avec toi et notre fils Alchú. Mais je veux aussi être considéré comme quelqu’un dont les sentiments ne sont pas moins importants que les tiens.
— En me forçant à abandonner la loi pour m’enfermer dans une communauté, tu crois vraiment que nous aurions été heureux ?
— J’avais tort et je le reconnais volontiers. Mais je refuse de n’être que l’époux de Fidelma de Cashel. J’existe en dehors de toi, j’ai ma propre conception des choses et ma valeur ne dépend pas de la tienne.
— C’est vraiment ce que tu ressens ? demanda-t-elle, les sourcils froncés.
— Oui et, bien que j’aie passé de nombreuses années dans ton pays, on me considère comme un étranger. Et je dépends de ta charité pour ma subsistance.
Elle eut un sourire triste.
— Nous savions que notre vie commune ne serait pas un lit de roses. Voilà pourquoi j’avais insisté pour que nous respections la coutume du mariage à l’essai d’un an et un jour avant de prononcer nos vœux définitifs.
— Sans doute est-ce ma faute… il y avait le petit Alchú à prendre en compte, grommela Eadulf entre ses dents.
— Je suis vraiment désolée que tu aies l’impression de ne pas être traité comme tu le mériterais. J’ai mauvais caractère, j’en suis consciente, et je ne parviens pas à tenir compte des critiques quand je suis contrariée. Mais je te suis très reconnaissante d’une chose : sans tes conseils, ton intelligence et tes analyses, j’aurais échoué dans certaines des investigations que nous avons menées ensemble. Et ce grâce à ta maîtrise des lois des Fénechus. Souviens-toi comment tu m’as défendue quand j’ai été accusée de meurtre. Qui, parmi les dirigeants de ces royaumes, t’a manqué de respect ? Mon frère et les nobles de Muman t’estiment beaucoup. L’abbé Ségdae d’Imleach te porte aux nues, ainsi que la majorité des religieux de Muman. Même le haut roi reconnaît tes qualités.
Eadulf resta un instant silencieux.
— Je suppose, dit-il d’une voix hésitante, que j’ai parfois le sentiment de ne pas être respecté par la seule personne dont l’opinion m’importe.
Fidelma regarda au loin. Ses yeux brillaient.
— Tu m’en vois désolée. Et si je veux bien faire des efforts pour maîtriser mon tempérament trop impulsif, je ne changerai pas mes ambitions. Je t’ai souvent expliqué que mon cousin l’abbé Laisran m’avait poussée à rejoindre la communauté de Cill Dara. À l’époque, j’étais jeune et inexpérimentée, et cela m’a semblé une bonne idée, mais j’ai vite découvert que je n’étais pas faite pour la vie religieuse. Aujourd’hui, je sais que la loi et l’administration de la justice sont ma passion et je n’y renoncerais pour rien au monde.
— Regretterais-tu le temps passé avec moi comme tu regrettes le temps perdu à Cill Dara ?
— Loin de moi pareil calcul. Cela me torture de penser qu’en dépit du chemin que nous avons parcouru ensemble nous puissions décider de nous séparer. Je ne veux pas te perdre. Tu demeureras pour toujours mon anam chara et si tu me quittes, une part de mon âme en mourra. Mais si ma vocation est empêchée, c’est mon cœur qui saignera. Je suis la proie d’un cruel dilemme.
Eadulf, qui s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses pensées, garda le silence.
— Qu’est-ce que tu ferais dans une communauté religieuse ? insista Fidelma.
— Je me sentirais en paix et en sécurité.
— Vraiment ?
Elle se mit à rire.
— Depuis le temps que nous sommes conviés dans des abbayes où nous exerçons nos talents, je n’ai pas été frappée par la paix et la sécurité qui y règnent.
Eadulf se surprit à sourire.
— Je parlais d’une sécurité financière.
— Ne l’as-tu pas trouvée à Cashel ? Ne fait-on pas appel à nos services dans toute l’Irlande et même au-delà ? Nous avons enquêté à Tara sur la mort du haut roi, nous nous sommes rendus à Autun, en Bourgogne, pour conseiller les religieux irlandais au concile. Aujourd’hui nous sommes à Lios Mór. On nous confie les affaires les plus intéressantes. Rappelle-toi ce que disait Horace : Vestigia nulla retrorsum – il ne faut jamais revenir en arrière. Dès notre retour à Cashel, nous parlerons sérieusement de notre avenir. Je te jure de tout entreprendre pour réconcilier nos aspirations, pour notre bien et celui d’Alchú.
Eadulf se mordit la lèvre.
— J’accepte. Et laisse-moi à mon tour te citer un conseil d’Horace qui nous concerne tous les deux : Ira furor brevis est : animum rege : qui nisi imperat.
Fidelma posa la main sur son bras.
— Tu as raison, Eadulf. La colère est une folie temporaire qu’il faut contrôler avant qu’elle ne s’empare de nous. Et maintenant je te propose de retourner à l’hôtellerie des invités et de nous préparer pour le repas du soir.
Alors qu’elle descendait les marches de la chapelle, elle s’arrêta si brusquement qu’Eadulf la heurta.
— Je crois que tu viens de faire une excellente suggestion, s’écria-t-elle avec enthousiasme.
— Comment cela ?
— N’y a-t-il pas un proverbe qui dit que la vérité se cache dans la colère ?
— Cela m’étonnerait !
— Alors nous allons l’inventer.
Elle lui adressa le sourire espiègle qui l’avait tellement charmé quand ils s’étaient rencontrés.
— J’ai une idée…
Avant qu’elle ait eu le temps de s’expliquer, ils furent hélés par Gormán qui traversait la cour.
— Je vous cherchais !
— Que se passe-t-il ? s’enquit Fidelma, intriguée par l’excitation du jeune guerrier.
— Je viens de bavarder avec l’echaire, qui dirige les écuries, à propos des bâtisseurs.
— Les discours de Glassán l’autre soir ne vous avaient pas suffi ? dit Eadulf qui avait recouvré son sens de l’humour.
— Nous discutions justement de Glassán. Echen est originaire de Laighin.
— Nous l’ignorions, dit Fidelma. Mais nous sommes heureux de savoir qu’il porte un nom en harmonie avec sa fonction.
Echen signifiait « coursier ».
Gormán n’avait pas l’esprit à l’étymologie.
— Son cousin est le táisech scuir, l’homme en charge des écuries du roi de Laighin.
— Et alors ?
— Saviez-vous que Glassán avait été élevé au rang d’ollamh ?
Dans les cinq royaumes, l’ollamh était le niveau le plus élevé que l’on pouvait atteindre dans une profession.
— Je suis surprise qu’il ne nous en ait pas parlé. Pourtant, il s’est montré très disert sur ses mérites. Et à part ça, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’abbaye emploie un maître d’œuvre aussi qualifié.
— Sauf qu’auparavant il était celui du roi de Laighin.
— Je croyais que les maîtres d’œuvre d’un monarque restaient en place jusqu’à la fin de leur carrière, intervint Eadulf. Il est encore trop jeune pour songer à s’arrêter de travailler.
— C’est un peu plus compliqué que cela, le corrigea Fidelma. Normalement, un ollamh est au service direct du souverain et il est payé sept cumals par an, ce qui équivaut à vingt et une vaches laitières. Cependant, il lui est permis d’exercer son art pour des commandes extérieures. Il a probablement accepté la proposition de l’abbaye en plus de son engagement auprès du roi. Mais je suis tout de même surprise qu’il ne soit pas resté à Laighin et qu’il soit venu à Muman.
Gormán secoua la tête.
— Vous avez tort, lady, et frère Eadulf a posé une bonne question. Après avoir partagé un flacon de korma avec frère Echen, il s’est montré très loquace. Et il tient l’histoire que je vais vous conter de son frère, qui sert le roi de Laighin.
— Ne nous faites pas languir ! s’énerva Fidelma.
Puis elle croisa le regard d’Eadulf, fit la grimace et ajouta :
— Excusez-moi, mais je meurs d’impatience.
— Figurez-vous qu’il y a quelques années Glassán a été congédié et, depuis, il est en disgrâce à la cour du souverain. On l’avait prié de mettre au point un projet d’hôtellerie à la forteresse d’un ami du roi. Il devait également surveiller les travaux. La construction était défectueuse et le toit s’est effondré, tuant plusieurs personnes dont un des artisans.
Eadulf émit un sifflement silencieux et se retourna d’un air anxieux vers la chapelle.
— Et ensuite, que s’est-il passé ? s’enquit Fidelma.
— Il a été présenté devant le brehon du roi et il a été prouvé qu’il avait mal surveillé les travaux, confiés à un assistant. Les soutènements trop faibles et les appuis mal répartis ont provoqué la catastrophe.
— Que stipulait le jugement ?
— Son assistant a dû s’acquitter auprès des familles endeuillées du prix de l’honneur des personnes ayant péri. Quant à Glassán, il a payé de fortes amendes au souverain et a été destitué de son rang d’ollamh.
— Et on l’emploie à l’abbaye ? s’écria Eadulf, effaré.
— Votre ami, frère Echen, sait-il comment il a été enrôlé ici ? s’enquit Fidelma.
— Oui, à l’invitation de frère Lugna.
— Echen a-t-il rapporté à l’abbé Iarnla ce qu’il savait de Glassán ?
— Non, pas à l’abbé, mais à l’intendant qui est en charge des chantiers. Frère Lugna lui a dit de tenir sa langue, car Glassán avait payé les réparations auxquelles il avait été condamné.
— Il n’a pas tort. Aux yeux de la loi, quand une personne a purgé sa peine, elle est libre de reprendre sa vie là où elle l’a laissée. Mais une chose m’intrigue. Quelle défense Glassán a-t-il présentée au procès ?
— D’après Echen, c’est justement sa plaidoirie qui lui a valu d’être lourdement condamné par le brehon. Il a essayé de rejeter le blâme sur son assistant alors qu’il avait mal supervisé les différentes étapes de la construction. Il avait mis en route plusieurs édifices dans d’autres parties du royaume et, à l’évidence, il ne pouvait pas être à la fois au four et au moulin.
— Moi, je l’aurais également chargé de s’acquitter du prix de l’honneur des personnes décédées. Le brehon a été trop indulgent avec lui. Et je ne parviens pas à comprendre qu’Iarnla et Lugna lui fassent confiance pour une entreprise aussi vaste que la reconstruction de l’abbaye.
— Quand ce désastre a-t-il eu lieu ? s’enquit Eadulf.
— Il y a une dizaine d’années.
— Cela ne date pas d’hier, réfléchit Fidelma. Et Glassán a commencé à travailler ici il y a deux ou trois ans, peu de temps après l’arrivée de frère Lugna qui venait directement de Rome.
— Comment frère Lugna a-t-il fait sa connaissance ? se demanda Eadulf d’un air songeur.
Gormán sourit.
— Ça, je peux vous le dire. Toujours d’après frère Echen, Glassán serait parti en exil dans le Connacht où il a repris ses activités.
— Frère Lugna vient lui aussi du Connacht.
— Glassán s’était apparemment spécialisé dans les réserves souterraines. Il était devenu un maître des uamairecht, des caves.
Soudain, Fidelma se mit à courir vers la chapelle.
— J’ai oublié quelque chose ! cria-t-elle à Eadulf par-dessus son épaule.
Eadulf, après un regard méfiant au toit de la petite église, se décida à la suivre et Gormán leur emboîta le pas.
— Quelqu’un peut-il m’expliquer ce que j’ai dit de si extraordinaire ? grommela-t-il d’une voix plaintive.
— Je cherche des catacombes dont l’entrée serait cachée, expliqua Fidelma.
Ses attentes furent déçues. Aucune dalle ne sonnait creux et aucune porte secrète n’ouvrait sur des cryptes. La « place des morts » ne se trouvait certainement pas ici.
Quand le trio se retrouva dehors, elle leva les yeux vers le ciel d’un air maussade.
— Nous avons tout juste le temps de nous préparer pour le repas du soir.
Elle s’éloigna en direction de l’hôtellerie des invités avec Eadulf tandis que Gormán, qui les suivait du regard, tentait en vain de comprendre quelle mouche les avait piqués.
1- Un des premiers signes cruciformes utilisés par les chrétiens. Superposition des deux premières lettres du mot « Christ » en grec.