Bien chère maman,
J’espérais que le récit de ta vie, déguisé en roman, toucherait les lecteurs, séduirait la critique… Tu ne voulais pas que j’écrive ta biographie, de peur de ternir la mémoire de ces disparus qui t’ont fait souffrir. Pas plus que tu n’as voulu nuire à la réputation de ceux qui te survivraient. Tu disais que le récit d’une vie truffée de malchances et arrosée de larmes comme la tienne l’avait été susciterait davantage de scepticisme que de compassion et d’intérêt. C’est pourquoi j’ai choisi le roman, ce grand bateau à bord duquel il est aisé de naviguer dans les eaux troubles de la réalité et de la fiction. Mais si de grandes lettres criardes et racoleuses avaient orné la couverture de mon livre : « Histoire vraie », « Faits vécus », « Témoignage », aurait-on dit que ta vie était trop tragique ou trop triste pour être vraie ? Ne se serait-on pas rué sur le bouquin pour se repaître de tes malheurs ?
Aujourd’hui, le coup de grâce… Moi qui avais fondé tous mes espoirs sur la critique qu’en ferait Camilla de Beaumarchais. Oui, celle que tu écoutais avec tant d’intérêt, même si tu la trouvais trop dure avec les auteurs. Je t’assure, elle ne m’a pas épargné ! Si tu l’avais entendue nous ridiculiser : toi pour avoir vécu une telle vie, et moi pour l’avoir écrite. « Un interminable chapelet de malheurs, récité sur un ton aussi monotone que mélodramatique. Assommant. De quoi sombrer dans un coma avant la fin de la messe. »
Mon livre à la télévision nationale, le rêve ! Détruit systématiquement sous mes yeux, le cauchemar ! Devant ma femme, ma fille, mes amis, mon éditeur, la honte ! Et par la célèbre Camilla ! Célèbre pour sa morgue, son insolence, son venin, ce que plusieurs appellent complaisamment « son franc parler ».
J’ai bien peur, maman, que ce ne soit déjà la fin de ma carrière d’écrivain. Tout avait pourtant si bien commencé…
La plume glisse des doigts de Pascal Pigeon. À quoi bon adresser des mots à une destinataire qui ne les lira jamais, puisqu’elle est morte, il y a presque deux ans maintenant. Le poste de télévision est éteint. Tous les invités sont partis, Béatrice et Axelle sont sorties. Un silence sépulcral se heurte aux murs du manoir, alors que la voix de Camilla de Beaumarchais résonne encore dans la tête de Pascal. Une voix qui, en trois minutes et douze secondes, vient d’anéantir le travail d’une année et, peut-être, le rêve d’une vie.