Pascal Pigeon avait douze ans quand germa en lui le désir de devenir écrivain. Cette aspiration lui vint d’abord par la lecture, puis par Marine, son premier amour, sa première critique.
Ses parents, Léon et Marguerite Pigeon, trimaient dur à la ferme pour faire vivre leurs cinq enfants, et les livres ne figuraient pas en tête de la liste d’achats. Hormis les courts textes lus à l’école et les rares bouquins appartenant à ses frères et sœurs, Pascal n’avait eu que peu d’occasions de goûter au vrai plaisir de la lecture. Or, cet été-là, il avait litéralement dévoré la collection de romans que son cousin, citadin fortuné, lui avait donnée. Plongé dans les aventures de Bob Morane, Pascal s’absentait du monde. Il ne pensait plus à son frère aîné mort sous le poids d’un tracteur renversé, à la tristesse installée à jamais dans la maison en même temps qu’un grand vide, à son père qui sombra dans la dépression, à l’argent et au bonheur qui manquaient. La lecture garantissait l’évasion vers des univers nouveaux, exempts de toute responsabilité, de tout regret, de toute misère.
Aussi souvent qu’il le pouvait, Pascal se réfugiait dans la cabane qu’il avait bâtie, avec ses deux frères, dans la forêt située au bout de la terre paternelle. Sur la structure en pin, ils avaient cloué des découpes de troncs d’arbres récupérées de la scierie du village, puis percé deux petites fenêtres. Un toit en tôle, des pierres plates devant l’entrée ; à l’intérieur, une table bancale, quelques chaises rafistolées et des étagères garnies d’objets en tous genres, dont des assiettes et des tasses ébréchées, des magazines, un jeu de cartes, de la ficelle, des bougies, un marteau, une scie. Dans un coin, un vieux matelas garni de coussins avait été placé à même le sol. Les frères avaient baptisé leur refuge : Le pigeonnier.
Tout à côté, ils avaient construit un petit cabanon qui allait servir de toilette sèche. Seule la paroi du fond fut dotée d’un orifice d’une vingtaine de centimètres, tout en haut, laissant passer juste assez d’air et de lumière.
Pendant les chauds mois de cet été, jamais Pascal n’avait autant apprécié ce temple où il retrouvait sa solitude et ses livres. Il lui semblait connaître personnellement Bob Morane. Ce héros qui accomplissait de bonnes actions au péril de sa vie, affrontait mille dangers, ne craignait ni criminels ni adversaires, fussent-ils des dieux-crocodiles ou des arbres-démons. Pascal aurait voulu qu’il soit son frère, son oncle ou son ami. Mais plus enviable encore était le créateur de ce héros.
Henri Vernes figurait en quatrième de couverture de plusieurs de ses livres. Sur une photo au-dessus de laquelle il était écrit : Henri Vernes tape directement à la machine le brouillon de ses romans, au rythme rapide de sa prodigieuse imagination, l’écrivain fixait le clavier d’une machine à écrire, l’air concentré de celui qui examine des pièces à conviction.
Une autre photo le montrait souriant, ses livres étalés sur une table. Soixante-deux aventures de Bob Morane et cinq histoires publiées en albums ont acquis à Henri Vernes la sympathie des jeunes du monde entier.
« La sympathie des jeunes du monde entier… » voilà qui fit rêver Pascal. Qui ne voudrait pas d’une telle reconnaissance ? Sur la photo à l’endos du roman Les faiseurs de désert, Henri Vernes est assis à une table, plume en main, alors qu’une foule de jeunes lecteurs se pressent autour de lui. On fait la file lors d’une séance de signature d’Henri Vernes !
Ces photos, ces mots… était-il vraiment utopique pour Pascal d’espérer en être l’objet, un jour ?
Le pouvoir des mots le fascina et, encore plus, celui de la pensée créatrice. Il trouva magique qu’à partir d’une idée, un homme ou une femme crée des personnages, leur imagine un parcours de vie qui, plus tard, est imprimé dans les pages d’un livre. Et tout comme lui, le petit Pigeon, au cœur de la campagne, une foule de gens, en ville, en banlieue, en train, dans des maisons cossues ou sur une plage, partageaient le même plaisir de lire ces fabuleuses aventures.
Investi de ce pouvoir nouveau et bien déterminé à le mettre à profit, Pascal retourna à l’école en septembre. Il avait hâte de parler de ses lectures avec Marine, la fille du dentiste, qui recevait souvent des livres en cadeaux. Comme lui, Marine était sérieuse, timide et solitaire. Mais contrairement à Pascal, elle était fortunée et enfant unique.
Sachant qu’elle aimait lire, il avait écrit une histoire qu’il s’empressa d’offrir à celle qui lui donnait l’impression qu’un rayon de soleil caressait son visage, chaque fois qu’elle posait les yeux sur lui.
Marine sourit en déballant les feuillets que Pascal avait brochés à une page couverture cartonnée sur laquelle il avait écrit en lettres majuscules : La Sorcière, roman de Pascal Pigeon. Rougissant, l’auteur s’excusa pour le titre un peu enfantin, dit qu’il aurait pu trouver mieux… Marine l’interrompit en disant qu’elle ne jugeait un livre ni par sa couverture ni par son titre, mais par son contenu.
Le lendemain, elle remit une lettre à Pascal : Hier soir, j’ai lu ton roman. Et parce qu’il ne compte que dix-sept pages, j’ai eu le temps de le lire deux fois. Et parce qu’il est très beau, je le lirai une troisième fois. J’aime les histoires qui finissent bien comme celle de ta sorcière. J’espère que tu en écriras d’autres. Marine
Satisfait de la première critique littéraire de sa vie, Pascal huma la petite feuille de papier rose, la plia et la glissa dans son sac d’écolier, avec autant de précaution que s’il se fût agi d’un billet de loterie gagnant. Plus précieux encore, il tenait la preuve indéniable de son immense talent.
* * *
1970. Jamais année scolaire n’aura passé aussi vite pour Pascal. Les travaux à la ferme, les études, la lecture, l’écriture et, bien sûr, Marine. Elle lui prêtait des livres, il lui en écrivait. Elle lui disait qu’un jour ce seraient ses livres à lui que les gens achèteraient, et il la croyait.
Pascal aimait Marine comme un garçon de treize ans aime une jeune fille : des moments d’allégresse ponctués d’incertitudes et de maladresse. Il se sentait bien en sa présence, il aimait sa voix onctueuse comme la crème, il adorait sa longue chevelure brune et ses petites mains aux doigts fins. Mais ce dont il ne pouvait plus se passer, c’est l’admiration qu’il lisait dans les yeux de sa lectrice attitrée.
Marine, elle, n’écrivait pas, elle chantait. Malheureusement, la timidité lui dérobait presque tous ses moyens quand venait le temps de chanter en public, c’est pourquoi elle ne le faisait que rarement. On l’avait entendue quelques fois chanter aux fêtes du village, et ses brèves prestations n’avaient pas retenu l’attention des spectateurs… à part celle de Pascal Pigeon. Il imaginait Marine sur la scène d’une salle prestigieuse, interprétant de magnifiques chansons dont il aurait été le parolier.
En juin, un spectacle de fin d’année fut organisé à l’école. Marine céda aux insistances de Pascal et y participa en interprétant un succès de l’heure. « Il faut bien commencer quelque part… Tu dois croire en toi », lui avait-il dit. Après sa prestation, elle n’eut pas sitôt regagné sa place, que déjà, Claude Boutin, le plus populaire élève de l’école, se moquait d’elle. Elle l’entendit demander à la ronde s’il était le seul à souffrir d’un mal d’oreilles suite à sa chanson. Il y eut rires sous cape et regards obliques en direction de celle qui venait de décider, à ce moment précis, qu’elle ne ferait jamais une carrière de chanteuse.
Après la fête, au moment où chacun allait rentrer chez soi pour vivre les grandes vacances estivales, Pascal aborda Claude Boutin :
– Ça te dirait de venir à ma cabane, demain ? J’ai quelque chose à te montrer qui pourrait t’intéresser.
La famille Boutin habitait le rang voisin de celui des Pigeon. Leurs terres respectives étaient séparées par une petite rivière où ils allaient pêcher. Les enfants avaient construit un pont avec des planches posées sur les roches, permettant de traverser sans trop de danger. Les Boutin et les Pigeon étaient de bons voisins, sans plus. Une seule fois, Claude était venu au Pigeonnier pour s’abriter lors d’un orage.
Le rendez-vous fut fixé au lendemain. Quand Claude s’approcha du Pigeonnier, il entendit Pascal qui l’appelait du petit cabanon dont la porte était ouverte.
– Eh, viens voir ça ! fit Pascal, feignant l’excitation que procure une belle découverte.
Intrigué, Claude Boutin accourut. Pascal sortit très vite de la toilette sèche, car on n’y pouvait tenir à deux, et poussa son invité à l’intérieur. Il ferma la porte et y posa fébrilement le cadenas. C’est seulement alors qu’il réalisa la gravité de son geste. Il se demanda ce que dirait sa mère en apprenant que son fils avait séquestré le voisin.
– Qu’est-ce… qu’est-ce que tu fais ? demanda Boutin, en manipulant la poignée de porte.
Pascal ne répondit pas. Le cœur battant, il glissa la clé du cadenas dans la poche de son pantalon, et attendit. Claude Boutin redoubla ses coups contre la porte.
– Pascal ? Pourquoi tu m’enfermes ici ? À quoi tu joues ?
L’angoisse détectée dans la voix du prisonnier fit sourire Pascal. Claude se mit à cogner contre les parois qui l’entouraient, ébranlant le cabanon. La panique s’était vraisemblablement emparée du garçon.
– Arrête de faire tout ce tapage, dit enfin Pascal.
La respiration accélérée du jeune Boutin et le chant des cigales se joignirent au silence revenu. Aussi nerveux que satisfait, Pascal continua :
– Hier… au spectacle… après la chanson de Marine… ce que tu as dit, les moqueries, les rires, penses-tu que c’était valorisant pour elle ?
Quelques secondes s’écoulèrent avant que Claude Boutin, ahuri, ne réponde :
– Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? C’est à cause des farces que j’ai faites hier que tu m’enfermes ici aujourd’hui ?
– Farces ? Tu appelles ça des farces ? Marine n’est pas la première victime de ce que tu appelles des farces. Toi et ta clique, vous passez votre temps à vous moquer de tout le monde ! Tu devrais y réfléchir à deux fois avant de parler. Pense à l’impact que tes paroles ont sur les gens.
Une heure plus tard, Pascal libéra son détenu qui, fou de rage, se rua sur son geôlier. Ils roulèrent au sol et, chaleur et fatigue aidant, ils se battirent mollement. Au moment où Boutin se releva pour partir, Pascal lui offrit d’entrer boire dans sa cabane.
– Tu penses qu’on va être de bons amis, maintenant ? ricana Boutin, les cheveux en bataille, en faisant tomber les herbes et la terre accrochées à ses vêtements.
– Pourquoi pas ? répondit Pascal, un demi-sourire aux lèvres. Je veux juste que tu arrêtes de critiquer, c’est tout.
Le soir même, Jean-Paul Boutin frappa à la porte des Pigeon. Pascal resta dans sa chambre, le cœur battant, jusqu’à ce que sa mère lui demande de descendre.
– Pascal… Monsieur Boutin me dit que tu as enfermé son fils dans la… dans le cabanon, c’est vrai ?
– Euh… non, enfin, oui, mais c’était pour rire, balbutia l’adolescent.
– Tu penses que c’est drôle de passer des heures dans…
– Une heure, rectifia Pascal, pas des heures… une heure.
– Mais pourquoi ? demanda Jean-Paul Boutin. C’est quoi ce jeu-là ? Claude aurait pu mourir déshydraté, étouffé ou je ne sais quoi d’autre !
Marguerite Pigeon fixait son fils d’un œil interrogateur.
– C’est un jeu qui permet de réfléchir, déclara Pascal.
Un silence consterné tomba dans la pièce.
– À ton tour de jouer, et va réfléchir dans ta chambre, dit enfin la mère.
Pascal ne sut pas comment sa mère avait calmé la colère du voisin. Après avoir fait promettre à son fils de ne plus jamais garder quelqu’un enfermé contre sa volonté, elle fit comme si la leçon avait servi aux deux enfants.
Ce qui fut vrai dans le cas de Claude Boutin qui ne se moqua plus de quiconque à l’école. Quant à Pascal, avait-il compris qu’on ne prive pas une personne de sa liberté ?
* * *
Quatre ans passèrent, et Léon Pigeon décéda subitement, ce qui obligea sa veuve à vendre la propriété familiale. Avec l’argent, elle acheta une petite maison en ville, et s’y installa avec Sophie, Martin, Julie et Pascal.
Sophie se maria, eut un fils et se fit embaucher dans une banque ; Martin partit aux États-Unis pour réaliser un projet à la description nébuleuse ; Julie travailla comme secrétaire dans un bureau d’avocat, et Pascal, à force de petits boulots et de prêts, entreprit des études universitaires. Il choisit la traduction pour assurer sa subsistance, et prit des cours en littérature pour satisfaire sa passion.
C’est alors qu’il découvrit Camus, Balzac, Troyat, et qu’il désespéra d’écrire aussi bien que Zola. L’auteur naturaliste français décrivait les scènes avec une telle précision et une telle finesse, qu’il donnait l’impression au lecteur d’en faire partie. Germinal, Au bonheur des Dames, Thérèse Raquin, La terre, L’Assommoir, tous des chefs-d’œuvre qui éblouirent Pascal.
Il pensait souvent à Marine, sa première lectrice et critique, avec laquelle il avait cessé de correspondre depuis un an. Dans sa dernière lettre, elle lui avait écrit être amoureuse d’un certain Claude Boutin…
Les études terminées, Pascal se fit embaucher dans une entreprise de traduction. Il n’avait certes pas autant de plaisir à traduire qu’à écrire. Au moins, il gagnait sa vie grâce à sa complice, la langue française.
C’est en fréquentant la librairie Livres ouverts que Pascal rencontra celle qui devint son épouse. Béatrice y travaillait comme caissière et elle était, elle aussi, mordue de lecture. Ils se marièrent et eurent une fille : Axelle.
Les années avaient passé, et Pascal, occupé à rembourser ses dettes d’études, à pourvoir aux besoins de sa famille, n’avait jamais pu écrire un ouvrage d’envergure. L’idée de raconter l’histoire de sa famille, pour le moins tragique, occupait souvent ses pensées. Il tissait, dans sa tête, la trame qui ne cessait de s’allonger en rebondissements, à mesure que le temps passait.
Quelques mois après son arrivée à New York, Martin Pigeon avait mis fin à ses jours, alors que Julie avait refusé tout traitement contre le cancer qui l’emporta en peu de temps. Des cinq enfants qu’elle mit au monde, il ne restait plus à Marguerite Pigeon que Sophie et Pascal. Elle vivait maintenant seule avec ses souvenirs et ses questions sans réponses, attendant, sans plus d’appréhension, le dénouement de cette vie qui ne lui avait pas fait de cadeaux.
Pascal pensa aux nombreux auteurs qui avaient commencé ainsi : écrire sur ce qu’ils avaient vécu, à propos de ceux qu’ils avaient connus. Le lecteur aime se reconnaître dans les pages d’un livre, comme s’il apercevait son propre reflet dans un miroir, la culpabilité et le chagrin en moins. S’y voir, se comparer et, souvent, se consoler.
Il souhaitait que sa célébrité soit celle d’un écrivain qui transmet un idéal, qui pose une pierre pour l’édification du temple des connaissances, un écrivain qui milite pour un monde meilleur, bref, il espérait que son œuvre soit appréciée pour ses qualités humanitaires.
Était-il trop tard ? Avait-il trop attendu ? Il venait d’avoir cinquante et un ans… Qu’avait-il fait de son rêve de devenir un grand écrivain ? Il aurait voulu rattraper quelques années de toutes celles qui s’étaient enfuies depuis l’été où il avait lu les romans d’aventure de Bob Morane, dans la chaleur étouffante du Pigeonnier…