Les nouveaux millionnaires ne tardèrent pas à changer leur style de vie. Sophie quitta son poste à la banque, acheta une magnifique propriété à la campagne, planifia un voyage en Europe avec une amie. Elle pensait passer quelque temps en Italie où son fils vivait avec sa conjointe qu’il avait rencontrée à Florence, lors de précédentes vacances.
Divorcée depuis une dizaine d’années, Sophie n’avait que de rares contacts avec Jean-Pierre, son ex-mari. Elle avait mis du temps à s’habituer à vivre seule, à refaire un cercle d’amis, et voilà qu’avec tout cet argent, une foule de possibilités nouvelles s’offraient à elle.
Béatrice quitta son emploi à la bibliothèque municipale pour s’accorder un temps de répit, de repos et de réflexion, histoire d’atteindre son demi-siècle de manière zen et agréable. Elle offrit à Axelle un luxueux condo dans le centre-ville, en plus d’une voiture et d’un compte bancaire. Ainsi, sa fille jouirait d’une grande tranquillité d’esprit pour achever ses études.
Le vent de changement n’ébranla pas le rêve de Pascal. Au contraire, il le consolida. Dédouané de toutes contraintes financières et temporelles, il pourrait enfin devenir un écrivain de grande renommée.
Toutefois, ce n’est pas sans une certaine tristesse qu’il quitta ses collègues avec qui il travaillait depuis de nombreuses années. Il jeta un coup d’œil circulaire dans son bureau avant de refermer la porte sur cet épisode de sa vie. Il sortit de l’édifice, confiant, heureux. Dehors, Béatrice l’attendait, accompagnée d’un agent immobilier.
– Et si nous faisions construire notre maison ? demanda Pascal, en se couchant ce soir-là. Tu dois bien admettre qu’aucune des propriétés visitées aujourd’hui ne nous plaisait.
– On ne fait que commencer à chercher. Accordons-nous plus de temps.
– On ne trouvera jamais la maison, ou plutôt, le château que j’ai en tête.
– Un château ?
– Parfaitement, ma princesse. Imagine-toi vivre dans un château tout en pierres, avec une tour, comme celle de Montaigne, tiens ! On pourrait l’encercler de magnifiques jardins, ou encore, choisir de l’ériger au milieu d’une forêt vierge.
Devant l’air interrogateur de sa femme, Pascal avoua avoir demandé à leur ami Charles, architecte, de faire l’ébauche d’une habitation à partir des photos prises en voyage ou trouvées dans des sites Internet.
– Si tu veux, nous irons voir demain ce qu’il a fait. À nous de choisir : le nombre de pièces, leurs dimensions, tout ! Il nous suffit d’acheter le terrain et de faire construire une petite merveille. Qu’est-ce que tu en penses ?
– Il était temps que tu m’en parles, dit Béatrice en souriant. Mais une maison juste pour nous deux n’a pas besoin d’être immense…
– Je suis d’accord. Alors disons un petit manoir… ou quelque chose qui s’en approche.
* * *
Dix mois plus tard, le couple emménagea, avec leur chien Zola – un berger allemand qui rôdait aux alentours du chantier pendant la construction – dans leur nouvel univers. Bâti au cœur d’une forêt de quinze acres, le château, comme s’amusait à l’appeler Pascal, comptait, entre autres pièces, cinq chambres à coucher, une immense cuisine, deux salles à manger, deux salons, une salle de cinéma, et une tour. C’est dans cette tour que Pascal élut son quartier général : un bureau avec vue sur un ruisseau dévalant à travers les conifères. Il entra d’un pas solennel, là où il écrirait ses plus beaux romans.
Pascal commença par faire disparaître de son ordinateur les chapitres qu’il avait écrits plusieurs mois auparavant. Ceci fait, il fixa l’écran blanc sur lequel clignotait le curseur, tel un signe d’impatience. Animé d’une douce nervosité, il posa enfin les doigts sur les touches, et commença l’écriture de son premier véritable ouvrage.
Il travailla d’arrache-pied pendant toute une année : la nuit, le jour, les fins de semaine, les jours fériés ou d’anniversaires, canicules ou grands froids, plus rien n’importait pour lui. Il dépensa toute son énergie à nourrir démesurément sa passion. Il comprit alors ce dont parlaient les écrivains lors d’entrevues : longues heures d’écriture, de relecture et de réécriture, solitude, questionnement, doute.
Il pensa à La Sorcière et aux autres petites histoires qu’il écrivait pour Marine, quand il était adolescent. En ce temps-là, l’écriture lui semblait un jeu d’enfant. Aujourd’hui, il en était tout autrement.
Après une journée passée devant son ordinateur, il se sentait épuisé de fatigue physique réelle, comme celle qui affecte un athlète de haut niveau après une séance d’entraînement. Courbaturé, les yeux rougis, le cerveau à plat, il apprit que l’écriture n’était pas une simple retranscription d’une histoire qui trottait dans la tête. Encore fallait-il savoir bien la raconter, cette histoire, de manière à plaire à un grand nombre de lecteurs. Chaque étape posait à l’auteur un nouveau défi. Élaborer un plan, écrire, lire, réécrire, relire, refaire un paragraphe, rebaptiser des personnages, redéfinir leur caractère, remplacer les adjectifs inadéquats, éliminer les adverbes superflus, restructurer les phrases.
Et voilà qu’un soir d’orage, Pascal écrivit le mot FIN. Comme un enfant qui court apporter à sa mère le dessin enfin achevé, Pascal imprima le manuscrit et l’apporta à Béatrice. Il pensa à Didier Decoin qui avait écrit dans son roman, Madame Seyerling : « Je rêve encore quelquefois d’écrire un livre admirable. Isabelle serait la première à le lire. Le soir, elle se dépêcherait d’aller se coucher pour le retrouver. Avec ce même air ébloui qu’elle a quand elle écoute à la radio une chanson qui lui plaît. Mettant alors un doigt sur ses lèvres et me suppliant de ne pas faire de bruit, de ne rien dire jusqu’à la fin du morceau, tellement c’est beau. »
– Voilà, j’ai fini, dit-il à sa femme, un sourire de satisfaction aux lèvres. Tu seras ma première lectrice.
– Combien de pages ? demanda Béatrice en posant sur la table son magazine de mode.
– Un peu plus de cinq cents, à double interligne, ce n’est pas beaucoup… Je suis certain que tu seras captivée au point de ne plus pouvoir t’arrêter. Tu regretteras même qu’il ne soit pas plus long.
– Il me semble que ça fait une éternité qu’on ne se voit pas. Tu es toujours enfermé dans ta tour, hypnotisé par ton ordinateur, noyé dans tes pensées créatrices… J’espère qu’il sera intéressant, ce fameux bouquin, avec le temps et tout ce que tu y as mis.
– Je te laisse le soin de lire et…
– Le lire… maintenant ?
– Oui, pourquoi pas ? Tu n’es pas un peu curieuse ?
– J’avais un rendez-vous avec Axelle ce soir, on va au cinéma. Veux-tu nous accompagner ? Pascal était déçu que sa femme n’annule pas tout pour rester à la maison et lire son manuscrit. Puis, soudainement joyeux, il eut envie de célébrer.
– Bonne idée ! Allons fêter !
Pascal fit beaucoup d’efforts pour ne pas paraître distrait au restaurant et au cinéma. Il eut beau acquiescer, s’exclamer, commenter, son cœur et son esprit étaient ailleurs. Il venait de passer la première épreuve de celles qui le mèneraient à la gloire. Il avait su se discipliner, s’autocritiquer et produire une œuvre littéraire majeure.
* * *
– Béatrice… tu dors ?!
Pascal était sorti sur la terrasse pour calmer son impatience, le temps que sa femme termine la lecture de son manuscrit.
– Hmm… je me suis assoupie un moment, dit Béatrice, en se redressant sur le canapé. Ce faisant, le manuscrit glissa de ses genoux, s’éparpilla sur le tapis, sous le regard outré de l’auteur.
– Tu t’es endormie en lisant mon livre !
– Je suis un peu fatiguée, c’est tout.
– Comment peux-tu… Bon, as-tu fini de lire ?
– Presque. Laisse-moi encore une demi-heure. Va préparer du café, j’en ai besoin.
L’air boudeur, Pascal tourna les talons et s’en fut vers la cuisine. Il y resta, crispé d’impatience, jusqu’à ce que sa femme revienne. Il la regarda allonger la main vers la tasse de café :
– J’ai un urgent besoin de caféine.
– Béatrice ! bon Dieu ! Pourquoi tu fais ça ?
– Je fais quoi ?
– Pourquoi tu ne me dis pas ce que tu penses de mon roman ?
– C’est ce que j’allais faire ! Laisse-moi au moins prendre une petite gorgée.
– Excuse-moi…
– Il est bien ton livre… dit-elle enfin, dans un souffle, avant de faire une pause, le temps pour Pascal de glisser, d’un ton déjà irrité :
– Bien ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Mon livre est… bien !
– Laisse-moi le temps de m’expliquer ! D’abord, c’est bien écrit, personne ne pourra dire le contraire. Quant à l’histoire… tout tourne autour de ta mère, enfin du personnage principal, Fleur-Ange…
– Bonne déduction !
– Ne sois pas sarcastique. Je me mets dans la peau du commun des lecteurs, ce que je suis d’ailleurs, pour juger ton roman. J’essaie d’être aussi objective que possible, dit Béatrice en prenant une gorgée.
– Continue, ordonna Pascal, dépité.
– Je me demande si le café n’est pas… un peu trop fort…
– Désolé, je vais en préparer un autre, dit Pascal en s’activant autour de la cafetière.
– Mais non ! C’est une expression au sujet du récit ! s’exclama Béatrice devant l’air ahuri de son mari. Une telle attribution de malheurs et de malchances à une seule personne, dans une même histoire, c’est un peu… exagéré, tu ne penses pas ?
– Je n’ai pas écrit un conte de fées.
– On en est très loin, en effet.
– Tu n’as pas été émue, bouleversée ?
– Heu… oui… je pense, mentit Béatrice.
– Tu le caches bien. Qu’as-tu pensé de la fin ?
– Imprévisible, étonnante même. Tu as eu la bonne idée de continuer la lignée familiale, on peut espérer une suite.
– À t’entendre, je doute qu’il y ait un début.
– Que veux-tu que je te dise ! Je connais l’histoire tragique de ta famille, je peux distinguer la réalité et la fiction. Peut-être est-ce pour ça que je ne peux pas faire les commentaires que tu aimerais entendre. Ce que je dis, c’est que ton roman est noir, déprimant et lourd.
– Dans une biographie, ça passe bien. Par contre, les mêmes malheurs décrits dans un roman, ce n’est pas crédible. Pourquoi ?
– L’humain est comme ça. On n’en a jamais assez d’entendre raconter les malheurs des autres. C’est une manière de se consoler, de se comparer, de s’identifier, même. Alors que dans un roman, on a l’impression de se faire raconter n’importe quoi.
– Qu’est-ce que tu suggères ?
– Je ne sais pas, ce n’est pas moi l’écrivain. Il me semble qu’un peu de lumière dans toute cette noirceur ferait le plus grand bien. Il doit y avoir moyen d’inclure des moments de bonheur, de gaieté, une belle fête d’anniversaire, par exemple.
– Je verrai, dit Pascal, visiblement déçu. Il reprit le manuscrit des mains de Béatrice, retourna s’enfermer dans sa tour, et relut le texte.
À trois heures du matin, sans même avoir déplacé une virgule, il regarda sortir les cinq cent trente-deux pages de l’imprimante, se sentant un peu comme au jour où Axelle était née. Délicatement, il glissa le tout dans une enveloppe, accompagné d’une lettre destinée à l’éditeur. Avec la même émotion, il recommença l’opération neuf fois.
* * *
Avant d’aller au bureau de poste, Pascal ressentit l’impérieux besoin de partager ce moment qui marquait déjà son histoire à lui.
– Béatrice ! Béatrice ! appela-t-il, en allant d’une pièce à l’autre.
Il trouva Antoine à la cuisine en train de faire du pain. Peu de temps après avoir emménagé dans leur nouvelle demeure, les nouveaux millionnaires avaient embauché du personnel. Un jardinier, une femme de ménage et un chef cuisinier.
– Elle n’est pas là. Madame est sortie très tôt ce matin, l’informa ce dernier. Pascal poussa un soupir de déception, puis sourit. Tant pis, aujourd’hui, rien ne pouvait amoindrir la joie qui l’étreignait.
En remettant les enveloppes au commis de la poste, Pascal eut l’impression d’envoyer des bijoux hors de prix, sans adresse de retour et sans assurance-colis. Un vague sentiment de risquer gros l’envahit, sans trop savoir comment l’identifier. Il se demanda où ce manuscrit le mènerait. La célébrité à laquelle il aspirait depuis l’adolescence ou l’amère déception de ne jamais voir son rêve réalisé ?
Le narcissisme qui afflige les écrivains, surtout les nouveaux, effaça ses doutes. Le cœur léger, il sortit du bureau de poste, confiant et satisfait. Il se dirigea vers un café, commanda un cappuccino, et prit place au comptoir face à une fenêtre qui donnait sur la rue. En regardant les gens déambuler, il pensa que, bientôt, cette foule – la majeure partie du moins, souhaitait-il – connaîtrait son patronyme : Pigeon. Un nom d’oiseau qui irait loin…
Quand il rentra chez lui, en fin de matinée, l’enthousiasme fit place à la déprime. Il se demanda si ce sentiment n’était pas comparable à celui d’une femme qui a récemment accouché. Désemparé, esseulé, il entra dans sa tour maintenant vidée des personnages avec lesquels il avait cohabité pendant toute une année. Couché près de la fenêtre, Zola le fixait de ses bons yeux, l’air de dire : « Ne t’en fais pas, je suis toujours là ». Pascal l’invita à le suivre sur la terrasse. Il s’y installa, journal en mains, espérant que la lecture détourne son attention de ce qui ne faisait que commencer : l’angoissante attente.