Deux mois plus tard, une première lettre de refus arriva. Pascal cacha sa déception en évoquant le manque de jugement des comités de lecture des maisons d’édition.
– À supposer qu’ils ont lu mon manuscrit, dit-il, outré, à Béatrice, qui sont ces gens pour décider ce qui vaut la peine ou non d’être publié ?
– J’imagine qu’ils ont une grille de critères pour évaluer tous les manuscrits que les maisons d’édition reçoivent, répondit distraitement Béatrice. Bon, je file, j’ai un rendez-vous chez l’esthéticienne. À ce soir !
Et les lettres de refus se suivirent, toutes semblables, polies, impersonnelles. « Cher Monsieur Pigeon, nous vous remercions de l’intérêt que vous avez manifesté pour les Éditions… Nous regrettons de vous informer que votre manuscrit n’a pas été retenu… »
– Bla-bla-bla ! Vous verrez, un jour, vous regretterez de ne pas avoir publié mes livres ! grinçait Pascal. Quand on s’arrachera mes romans, quand on les traduira en trente-six langues, quand on réalisera des films à partir de ces histoires que vous avez dédaignées. Vous verrez bien !
C’est plutôt lui qui vit arriver une autre lettre de refus. Il l’ajouta à la pile sur le coin de son bureau. Combien de chances lui restait-il ? Deux éditeurs, parmi lesquels le plus prestigieux de la ville, n’avaient pas encore répondu. Et c’est trois jours plus tard que cette réponse arriva.
– Monsieur Pigeon ?
– Oui, c’est moi, Pascal Pigeon.
– Ici Gustave Leblanc, des Éditions Gustave. J’appelle au sujet du manuscrit que vous nous avez fait parvenir.
Pascal ferma les yeux, déglutit, puis répondit avec une feinte désinvolture :
– Euh… ah ! oui ! Vous voulez parler du roman Le saule ?
– C’est bien ça. Je suis intéressé à le publier.
L’homme fit une légère pause, attendant une réaction de la part de son interlocuteur. Pascal, lui, retenait sa joie.
– Quand pourriez-vous passer dans nos locaux pour discuter et signer votre contrat ?
– Quand vous…, se précipita Pascal, avant de se raviser. Un instant, laissez-moi consulter mon agenda… ça tombe bien, je suis libre demain… en après-midi.
– Parfait ! Alors, à demain, quatorze heures.
Pascal et Gustave ne mirent pas longtemps à développer une bonne relation de travail. Gustave était ravi de publier ce qu’il qualifiait de très bon manuscrit, et Pascal n’eut qu’à faire quelques compromis quant à la tournure de certaines phrases. L’auteur et l’éditeur s’entendirent à merveille dans le choix de la couverture, et tout se passa très vite. Deux mois après leur premier rendez-vous, Pascal, ému, tenait son premier livre.
– Enfin… murmura-t-il, en palpant délicatement l’objet précieux, comme s’il craignait de l’abîmer. Tu crois que ce premier roman sera celui de ma consécration ?
Gustave Leblanc avait l’habitude des nouveaux auteurs et de leur ego proportionnel à leurs espoirs.
– Difficile à prédire. Tu sais comment c’est, les arts ? Certains aiment, d’autres détestent. On ne peut pas plaire à tout le monde, c’est bien connu. À présent, ton roman ne t’appartient plus, tu dois le laisser partir, comme on laisse un enfant quitter la maison familiale.
– Cela m’angoisse déjà, dit Pascal, en imaginant son livre entre les mains d’innombrables lecteurs.
– La distribution est déjà amorcée, le lancement officiel aura lieu dans une semaine, annonça Gustave, en homme d’affaires consciencieux. Tiens, jette un coup d’œil aux affiches, on les a livrées tout à l’heure.
L’affiche était telle qu’il l’avait imaginée. Sur sa photo en noir et blanc, il arborait un regard visionnaire et un sourire sobre, quelque peu mystérieux. Sa chevelure poivre et sel, tirée en arrière, lui conférait l’air d’un sage et d’un aventurier à la fois. Son nom traversait fièrement l’affiche en lettres majuscules bleu nuit : PASCAL PIGEON. La représentation du livre montrait un saule occupant toute la couverture.
– Je crois rêver, dit Pascal.
– Profite bien du moment, conclut Gustave, l’air mi-sérieux, mi-blagueur, le pire est peut-être à venir.
* * *
Une soixantaine de personnes assistèrent au lancement du roman Le saule, qui eut lieu à la librairie Livres ouverts, là où Pascal avait rencontré Béatrice. Depuis une semaine, les affiches placardées dans les vitrines de la librairie annonçaient le lancement prochain. Pascal avait prétexté mille et une courses à faire en ville, histoire de passer devant la librairie pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. C’était bel et bien sa photo qui était là, dans cette vitrine, et c’était son chef-d’œuvre qu’on mettait à l’honneur.
Seule la présence de Marguerite Pigeon manquait au bonheur de Pascal.
– Ce ne sera certainement pas le dernier Pigeon que vous aurez le bonheur de lire, clama Gustave Leblanc. J’ai avec moi un auteur très prometteur, et c’est avec plaisir que je vous le présente.
Un peu gauche, Pascal se leva et alla se placer devant le micro. Il fit un bref résumé de son roman sous le regard complice de sa fille Axelle qui, caméra à la main, vouait à son père une admiration sans bornes. Trempée par la pluie torrentielle, Béatrice était arrivée en retard. Elle se tenait sur la pointe des pieds, derrière la foule, tentant de voir Pascal, mais espérant surtout se faire voir de lui.
Suivirent un vin d’honneur, un goûter et une séance de signatures, les toutes premières dédicaces de Pascal Pigeon. Pour lui, tout se passa comme dans un rêve. Il rentra chez lui trop distrait pour entendre sa femme multiplier les excuses expliquant son retard.
Une semaine après le lancement, Gustave téléphona à Pascal :
– Écoute bien celle-là : Camilla de Beaumarchais fera une critique de ton livre !
– Quoi ? LA Camilla de Beaumarchais !
– Elle-même ! gloussa Gustave. T’en as de la chance, mon vieux ! Enfin… si la critique est bonne… Tu n’es pas sans savoir que sa marque de commerce est plutôt… enfin, tu connais le style de la Beaumarchais, elle…
Pascal n’entendit même pas le reste de la phrase de son éditeur tant l’émotion l’étreignait. Tout allait si vite ! Voilà que son roman serait présenté à la télévision nationale, dans l’émission culturelle la plus populaire du pays, commenté par la plus illustre des critiques littéraires.
Entre-temps, Pascal attendait les commentaires de son entourage, qui tardaient à venir. Plusieurs de ses anciens collègues avaient assisté au lancement, ils avaient donc son roman, alors qu’attendaient-ils pour le féliciter ?
Un matin, il téléphona à son ex-patron qui, après une semaine, avait sûrement terminé sa lecture. Eh bien non, ce n’était pas le cas. Josiane, la secrétaire, et Julie, une collègue, non plus. Ils avaient commencé à lire Le Saule, mais tous avaient été trop occupés pour finir. Pascal était exaspéré. Comment ne pas trouver le temps de finir un livre aussi captivant ? Comment avaient-ils pu le poser une fois la lecture commencée ? De plus, ils connaissaient personnellement l’auteur !
Une légère angoisse s’empara de Pascal. Lui-même, s’il tardait à compléter la lecture d’un livre, c’était par manque d’intérêt. Ses lecteurs s’ennuyaient-ils ? Détestait-on cette histoire ? Et si Béatrice avait raison… Tourmenté par ses pensées négatives, il ouvrit son ordinateur pour vérifier ses courriels. Gustave Leblanc avait suggéré à Pascal d’inscrire une adresse électronique en quatrième de couverture. Et il avait eu raison de le faire.
Deux messages portaient les sujets : Votre beau roman, Merci pour ce roman. Les larmes aux yeux, Pascal lut et relut les lettres de ces deux lectrices qui avaient adoré Le saule.
Le lendemain, son ami et ex-collègue, Alexandre, lui téléphona pour le féliciter. Il avait beaucoup aimé son livre. Puis les autres, ceux qui avaient tardé, selon Pascal, finirent par se manifester. Les quelques doutes qui assaillaient encore l’auteur s’évanouirent. Il était né pour écrire.
* * *
Une trentaine de personnes avaient été invitées chez les Pigeon en ce magnifique dimanche d’automne. Des parents, des amis, des anciens collègues de travail, des connaissances, Gustave Leblanc, tous réunis pour fêter la parution du Saule, et pour écouter la critique qu’en ferait Camilla de Beaumarchais.
Un buffet, préparé par le meilleur traiteur de la ville, offrait les mets les plus exquis. Dans le décor châtelain, les convives, flûte de champagne à la main, croyaient assister à l’événement mondain de l’année. Tous les téléviseurs allumés syntonisaient le même réseau, celui de la populaire émission culturelle À nous de juger.
– Nerveux ? s’enquit Gustave auprès de Pascal.
– Pas vraiment. Pourquoi ? Je devrais l’être ?
– On ne sait jamais, avec la légendaire de Beaumarchais. Comme mes collègues, je connais l’impact bénéfique ou dévastateur des critiques de Camilla. Si les commentaires sont flatteurs, la vente des livres monte en flèche en même temps que la notoriété de l’écrivain. Si, au contraire, ils sont défavorables…
– Je n’ai reçu que de bons commentaires, pourquoi en serait-il autrement ?
– Méfie-toi de l’opinion des personnes qui te connaissent… D’autant plus que, à cause de ta fortune, les gens veulent te garder comme ami, dit Gustave en prenant une gorgée de champagne.
– J’ai aussi reçu des courriels de lectrices que je ne connais pas du tout, insista Pascal.
– Et tu en auras d’autres, j’en suis certain. Tout ce que j’essaie de te dire, c’est que rien n’est jamais gagné. Comme tous les créateurs, tous les artistes, tu n’es pas à l’abri d’une critique qui fait mal. Si ton voisin déclare, à toi ou à son cousin, qu’il a détesté ton livre, cela n’aura pas le même impact que si un critique annonce à la télévision nationale que ton roman est un navet.
Pascal sentit une étrange angoisse l’envahir. Comment avait-il pu être aussi présomptueux pour croire, avec certitude, que la critique lui serait favorable ? Pourquoi avait-il étourdiment mis en pratique la technique de la pensée positive sans même placer un petit filet en cas de chute ? Et quelle idée d’avoir invité tous ces gens pour écouter Camilla de Beaumarchais ? Ses pensées furent interrompues par le brouhaha qui se fit autour de l’écran géant d’un des salons.
– Chut ! Ça commence ! annonça Axelle.
Paul Blondin, l’allègre animateur, salua Camilla de Beaumarchais, femme frêle, très mince, de petite taille, le regard allumé, le sourire impertinent, sûre d’elle. Trente-cinq ans, divorcée, sans enfant, elle séduisait autant par son intelligence et sa vivacité d’esprit que par sa beauté jugée singulière. Cheveux longs, lisses, teints en noir jais avec une seule mèche bleu prussien sur la tempe droite. Le teint clair, les yeux bleu faïence, en amande, le menton légèrement pointu et le nez allongé, conféraient à son visage une ressemblance avec les femmes des tableaux de Modigliani.
Elle était vêtue d’un chemisier blanc et d’une longue jupe noire. Jamais on ne l’avait vue porter d’autres couleurs de vêtements que le noir, le blanc et le marine. Parfaitement détendue, elle tenait sur ses genoux les deux livres dont elle allait parler.
– Alors, chère Camilla, qu’avez-vous pour nous, aujourd’hui ? demanda Blondin.
– Une bonne et une mauvaise nouvelle.
Pascal déglutit.
– Débarrassons-nous tout de suite de la mauvaise nouvelle, poursuivit l’homme, l’œil sadique.
Pascal frémit.
– Il s’agit d’un nouvel auteur, donc d’un premier roman, intitulé Le Saule.
Pascal blêmit. Avait-il bien compris ? Ou Camilla faisait-elle erreur en associant son livre à la mauvaise nouvelle ?
– Ce roman raconte la misérable vie d’une pauvre femme. Voilà, j’ai tout dit.
– Mais encore, enchaîna l’animateur, se pourléchant devant le plat d’insultes toutes chaudes que la critique s’apprêtait à servir.
Camilla de Beaumarchais comptait parmi les meilleurs chroniqueurs de son émission. C’est d’ailleurs à elle que le directeur des programmes attribuait les envieuses cotes d’écoute. Même s’il n’avait pas été d’accord avec Camilla, l’animateur ne l’aurait jamais laissé paraître. Il savait qu’elle était très demandée auprès des chaînes concurrentes, et son patron lui avait fortement conseillé de traiter Madame de Beaumarchais avec tous les égards.
– La pauvre femme en question, c’est Fleur-Ange, qui a traversé sa vie en ramassant au passage le plus grand nombre de malheurs possible. Enfant, elle est victime d’inceste, à l’école, c’est le souffre-douleur, à l’adolescence, elle est accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis, elle se retrouve en maison de correction, à vingt ans elle rencontre un homme dont elle tombe follement amoureuse, ils se fiancent, et trois jours avant le mariage, il meurt d’une crise cardiaque, à vingt-six ans ! Ça arrive, me direz-vous, mais bon, on ne s’arrêtera pas à ce détail, on n’est pas à un malheur près. Un fils meurt écrasé sous un tracteur, un autre va se suicider à New York, le mari sombre dans une dépression. À croire que l’auteur a fait le café vraiment fort pour s’assurer que le lecteur ne tombe pas endormi. Et pourtant, il arrive pire au lecteur…
– Ah ! ah ! fit Blondin, les babines luisantes, les yeux mi-clos tel un chat qui digère.
– Car ça se poursuit jusqu’à la dernière page, un puits sans fonds, un interminable chapelet de malheurs, récité sur un ton aussi monotone que mélodramatique. Assommant. De quoi sombrer dans un coma avant la fin de la messe.
Pascal sentit ses genoux fléchir.
– Vous semblez avoir détesté, en redemanda l’animateur, vorace et perspicace.
– N’en doutez pas, je n’ai vraiment pas aimé Le Saule, et peut-être l’auteur aurait-il dû spécifier pleureur. Oui, un saule pleureur dans tous les sens du terme. On en a assez lu de ces histoires du terroir où les familles dysfonctionnelles fleurissent et sur lesquelles les sept plaies d’Égypte s’abattent. Sans oublier ces héroïnes à la colonne vertébrale d’acier qui voguent contre vents et marées, le torchon d’une main, le sac de patates de l’autre, un dixième rejeton dans le ventre !
Pascal ressentit une violente douleur, comme si des doigts sadiques s’amusaient avec ses tripes. Une main se posa sur son épaule. C’était celle de son éditeur.
– Chère Camilla, vous êtes en feu ! Ah ! ah ! C’est comme ça qu’on vous aime ! jubila Blondin.
– Quant à l’écriture en elle-même, Monsieur Pigeon connaît bien la langue française, mais sans plus. Souhaitons-lui d’avoir gardé son emploi et souhaitons-nous qu’il ne récidive pas en littérature. Pitié pour les arbres ! Et là, je ne parle pas du Saule mais de ceux abattus pour faire du papier à imprimer des bouquins de ce genre. Voilà, je ne m’attarde pas davantage. Passons maintenant à la bonne nouvelle, annonça la critique en laissant glisser à ses pieds le roman assassiné.
Béatrice éteignit le téléviseur. Un silence de plomb s’écrasa sur l’assistance consternée. C’est Gustave Leblanc qui parla le premier :
– Levons notre verre à l’auteur dont le livre vient d’être cité et critiqué à la télévision nationale ! Comme on dit, parlez-en en bien ou en mal, mais parlez-en ! Bravo Pascal !
Les verres tintèrent timidement devant le visage livide de Pascal qui, à cet instant précis, n’avait qu’une seule envie : être seul. Il avait besoin de réfléchir, de digérer ce plat infect qu’on venait de lui servir. Il croisa le regard de pitié de sa femme qui semblait lui rappeler : « je te l’avais bien dit ». Il posa son verre sur un guéridon et, dans le murmure sourd des conversations hésitantes, regagna sa tour d’ivoire, l’âme en bandoulière.
Les invités ne s’attardèrent pas. Ils quittèrent le château l’un après l’autre ou par petits groupes. Effondré dans un fauteuil, le regard perdu dans le ciel cruellement indifférent, Pascal entendit claquer les portières des voitures. Humilié, affaibli, meurtri, il avait l’impression d’avoir été lapidé en public. Après l’horrible spectacle, chacun rentrait chez soi, persuadé d’y avoir assisté par devoir.
Puis, on frappa des coups discrets à la porte de son bureau.
– Pascal ? Je peux entrer ?
Béatrice passa la tête dans la porte entrouverte. Elle aperçut son mari, abandonné à son fauteuil, le visage défait, le teint gris, le regard vide.
– Ce n’est pas la fin du monde…, lui dit-elle. Il y aura d’autres critiques, et des bonnes, tu verras.
Pascal resta muet.
– Je pars en ville avec Axelle et son copain. Veux-tu venir avec nous ?
– Non, je préfère être seul.
– Comme tu voudras. Les employés du service de traiteur sont en train de tout ramasser, ils devraient avoir fini dans une vingtaine de minutes. Alors, à plus tard !
Pascal attendit que tout le monde soit parti pour retourner au salon, revoir l’enregistrement de l’émission. Il eut le besoin irrépressible de réécouter la critique. Ce qu’il venait de vivre était-il vrai, ou avait-il fait un très mauvais rêve ?
L’étonnement en moins, cette deuxième écoute lui fit autant de mal que la première. Il éteignit tout, laissant un silence sépulcral se répandre entre les murs du château. Il se servit un verre de scotch, prit une plume, du papier, et commença à écrire une lettre à celle qui lui avait inspiré Le Saule :
Bien chère maman,
J’espérais que le récit de ta vie, déguisé en roman, toucherait les lecteurs, séduirait la critique… Tu ne voulais pas que j’écrive ta biographie, de peur de ternir la mémoire de ces disparus qui t’ont fait souffrir. Pas plus que tu n’as voulu nuire à la réputation de ceux qui te survivraient…
Quand Béatrice rentra, elle trouva son mari à demi-allongé sur le canapé, une bouteille de scotch vide à ses côtés, Zola couché contre son flanc. Elle prit la bouteille, alla chercher une couverture qu’elle posa sur Pascal, poussa du pied les papiers qui traînaient par terre et éteignit la lumière. Zola resta tout près du canapé, la tête appuyée contre les feuillets sur lesquels son maître avait écrit une lettre et versé des larmes.
– Pascal… c’est Gustave Leblanc. Il insiste pour te parler.
En se redressant, Pascal prit le téléphone des mains de Béatrice, réveillant du même coup, un mal de tête carabiné.
– Pascal, il faut qu’on se parle. Hier, ce n’était peut-être pas le bon moment pour…
– Ça va aller, ne t’en fais pas, Gustave.
– Je suis content de te l’entendre dire. Tu te remets rapidement et sans trop de peine… c’est bien. Je traduis librement ce qu’on dit en anglais : la critique, ça vient avec le territoire.
Pascal se doutait que son entourage allait lui prodiguer mille et une consolations, comme le faisait présentement son éditeur. Qu’en serait-il de sa carrière d’auteur ? Que deviendraient sa réputation, sa notoriété ? Et la vente de son livre ? Cette critique acerbe serait-elle un obstacle insurmontable à ses premiers pas dans le milieu littéraire ? Ou accordait-il vraiment trop d’importance aux propos de Camilla ?
– Écoute Pascal, continua Gustave Leblanc, ton plus grand défi, à ce stade, c’est de tisser un lien solide avec ton lectorat. Souvent, ce lien s’avère à l’épreuve des pires critiques. Je te recommande fortement de rencontrer des futurs lecteurs au prochain Salon du Livre. Ma secrétaire te téléphonera cet après-midi pour établir un horaire.
– Je ne sais pas si…
– Tut ! tut ! l’interrompit Gustave, la vie continue, et si tu as décidé de consacrer la tienne à l’écriture, vaut mieux t’y faire dès maintenant. Tu verras… tout ira bien.
Pascal passa les deux semaines suivantes dans un état second. Allant de la colère au dépit, de la peine au regret, ses sentiments se réglaient au rythme des pensées du moment. Le comportement de son entourage à son égard lui sapait le moral, à commencer par Béatrice qui parlait peu et s’absentait plus souvent que jamais. Axelle l’entourait de ses bras comme on console un adolescent qui connaît sa première peine d’amour. Les amis évitaient le sujet comme on contourne un écueil. Bref, Le Saule était tombé dans la catégorie des sujets tabous. Et, comme pour faire oublier cet arbre damné, on demandait : « Alors, Pascal, tu as commencé un nouveau roman ? »
Vint enfin le jour de l’ouverture du Salon du Livre où, pour la première fois, il viendrait en tant qu’auteur. Il en avait rêvé, il y était et, pourtant, il ne ressentait pas la fierté escomptée. Assis à sa propre table recouverte d’une nappe rouge sur laquelle étaient empilés des exemplaires de son roman, Pascal regardait la foule déambuler devant les stands des éditeurs. La plupart des visiteurs qui défilaient devant sa table lui jetaient un regard indifférent. Certains s’arrêtaient, prenaient le livre, lisaient la quatrième de couverture, puis le reposaient, aussitôt attirés ailleurs.
Au bout de deux heures, une septuagénaire qui s’était arrêtée pour lire les deux premières pages du Saule dit à Pascal.
– J’aime bien les histoires tristes.
– Ce n’est pas que ça… et puis, les événements se déroulent pendant plusieurs décennies… La dédicace, je la fais à quel nom ?
– À Laure-Aline.
Pendant que Pascal s’appliquait à écrire une belle dédicace, la dame se pencha et lui murmura :
– J’ai appris à ne pas croire tout ce que raconte Camilla de Beaumarchais. Souvent, elle a fait des critiques désastreuses à propos de livres que j’ai adorés.
Pascal serra les dents et signa son nom en appuyant si fort sur sa plume qu’il perça la page.