Pascal et Béatrice passèrent les vacances du Nouvel An à Tahiti. Même s’ils partageaient l’espoir secret de renouer les liens de leur amour d’autrefois, ils ne se berçaient pas d’illusions. Depuis que la fortune était tombée sur elle comme neige en mai, Béatrice, qui venait d’avoir cinquante ans, refusait de laisser passer une seule journée sans profiter de ce que la vie a de meilleur à offrir. Elle était devenue une épicurienne enragée et entendait bien le rester.
Elle se sentait impuissante face à son mari qui semblait avoir perdu son estime de lui-même et sa joie de vivre. Elle ne comprenait pas pourquoi il s’acharnait à écrire quand les librairies et les bibliothèques étaient remplies de bouquins. Elle ne partageait pas le plaisir qu’il pouvait avoir à passer des jours et des nuits devant son ordinateur. Elle comprenait encore moins pourquoi il n’arrivait pas à surmonter l’humiliation subie par la mauvaise critique de Camilla de Beaumarchais. Tant d’artistes étaient la cible de critiques désobligeantes. Pourquoi Pascal ne tournait-il pas la page ?
Autant avait-il évité le sujet pendant des mois, autant maintenant, il ne se passait pas une seule journée sans qu’il y fasse allusion. Elle n’en pouvait plus de l’entendre se plaindre, et quand elle sentait que leur conversation allait les y conduire – d’ailleurs, presque tous les sujets menaient à la fameuse critique – soit elle quittait la table en inventant un prétexte, soit elle se taisait et pensait à sa liste d’emplettes. Pascal n’arrivait plus à vider le trop-plein de frustration qui semblait s’autoalimenter quotidiennement.
– Écoute-moi, lui dit-elle, alors qu’ils étaient assis sur une terrasse, tu ne peux pas continuer comme ça. Tu es la preuve vivante que l’argent n’apporte pas le bonheur. Tu peux faire ce qui te plaît, tu peux aller où tu veux, quand tu le veux, le temps t’appartient, tu…
– La notoriété ne s’achète pas, mais se mérite, l’interrompit Pascal. Depuis l’âge de douze ans, je rêve de devenir écrivain et…
– Mais tu es écrivain ! Tu as écrit un livre, il a été publié, alors voilà ! Ça ne fait de toi ni un vétérinaire, ni un coureur automobile, il me semble !
– Tu ne comprends pas, dit Pascal en secouant la tête.
– Alors, explique-moi.
– Si je mourais demain ou dans trois ans ou dans cinq ans, que resterait-il de moi, de mon passage sur terre ? Une maison, une voiture, des bijoux ? Les biens matériels de ce genre tombent vite dans l’oubli et la désuétude, alors que les œuvres d’art, tableaux, sculptures, chefs-d’œuvre de la musique et livres sont durables. Des biens inestimables et inaltérables légués à l’humanité !
Béatrice écoutait son mari en sirotant son cocktail.
« Un livre, par exemple, continua Pascal, un homme ou une femme l’a écrit, emmuré dans sa solitude, il a trempé sa plume à même son cœur et son âme. Il a stimulé son esprit et son imagination, il a manié la langue avec la dextérité d’un chirurgien et la délicatesse d’une dentellière. Des années, voire des siècles après sa mort, on lit ce qu’il a écrit et on s’étonne, on rit, on pleure, on apprend. Peu importe les années ; l’œuvre, véhicule d’une idéologie, existe toujours, intacte, constamment ravivée par les générations qui se succèdent. »
Devant l’air ahuri de sa femme, Pascal s’arrêta.
– Si écrire te rend heureux, alors écris ! dit-elle. Cependant, je te fais remarquer que l’année que tu as consacrée à l’écriture de ton roman n’a pas été la meilleure pour notre vie de famille.
– C’est vrai. Je ferai un effort pour établir un meilleur équilibre.
– Tu devrais aussi te constituer une carapace pour te protéger contre les mauvaises critiques…
Silencieux, Pascal vida son verre en regardant les vagues.
– Tu n’étais pas prêt à subir un tel affront, continua Béatrice, et tu t’étais mis en tête que le monde entier aimerait ton roman. Tu sais très bien que c’est impossible ! Aimes-tu tous les livres que tu lis ?
– Bien sûr que non. Dans mon cas, ce que j’ai du mal à encaisser, c’est la manière, le ton de Camilla. Et puis qu’elle se soit moquée de ma mère, banalisant la vie de misère qu’elle a vécue. Tous ces mots… du sel sur une plaie…
– Tu la connais depuis longtemps, elle est comme ça, Camilla de Beaumarchais. Son jugement sévère, son style caustique ont bâti sa réputation. Elle n’allait pas faire une exception pour toi.
– Je ne suis pas le seul qu’elle a écorché, et je pense qu’il serait urgent qu’elle cesse cette pratique.
– Que veux-tu dire ? demanda Béatrice, soudain intriguée.
– Je suis certain que d’autres aussi sont d’avis qu’elle a besoin d’une bonne leçon…
– Qu’est-ce que tu racontes, mon cher Pascal ? La Beaumarchais est critique littéraire depuis dix ans. Elle se produit partout…
– Elle sévit, tu veux dire, l’interrompit Pascal.
– Ses paroles sont d’évangile, et je suis certaine qu’elle se moque des auteurs qu’elle a critiqués comme de sa première chemise.
– Chacun rencontre son Waterloo, à un moment ou à un autre de sa vie…
* * *
Le fossé entre Pascal et Béatrice se creusa davantage chaque jour. Lui s’enfermait de longues heures dans sa tour pour écrire, et elle, agonisant d’ennui dans ce grand manoir vide, multipliait les sorties en ville, rentrait tard et, parfois, ne rentrait pas du tout…
Or, qu’écrivait Pascal ? Rien. Chaque fin de journée, il faisait disparaître le fruit des heures passées devant son ordinateur, retrouvant un écran vierge le lendemain. Dans son cas, l’écriture gérait bien mal la déception. La langue française lui paraissait nouvelle, capricieuse, sertie de pièges et d’anomalies. Les mots lui semblaient étranges, les phrases boiteuses, les idées inefficaces, bref l’ensemble formait un magma nébuleux, criant d’insignifiance.
Tel un lion en cage, Pascal faisait les cent pas dans sa tour de silence, s’acharnant à forcer sa concentration, espérant stimuler sa motivation. Il finissait par descendre dans le jardin avec Zola pour fumer un cigare. Il avait l’habitude d’en fumer un par semaine, à présent il fumait deux ou trois cigares par jour. Il buvait des litres de café, quand ce n’était pas du vin ou un alcool. Il maigrissait, son caractère s’aigrissait, il ne sortait plus, ne voyait personne ; il négligeait son apparence, même sa fille ne le reconnaissait plus.
L’annonce du départ de sa femme coïncida avec la réception du chèque de ses premiers droits d’auteur. Un chèque de cent cinquante-six dollars, soit dix pour cent d’un grand total de soixante-dix-huit livres vendus. Comme on était loin des milliers d’exemplaires espérés ! Tenant un cigare d’une main, un verre de scotch de l’autre, Pascal éclata d’un rire affreux. Il froissa le bout de papier qu’il jeta à la poubelle.
Il se foutait éperdument de l’argent que pouvait lui rapporter la vente de son livre. Pour celui qui avait rêvé de milliers de lecteurs, et de consécration, soixante-dix-huit exemplaires en circulation accentuaient la déception. Il en vint à penser que son livre n’étant pas lu, son livre n’existait pas.
Le chagrin causé par le départ de Béatrice ajouta à son désarroi. Un jour, elle rentra à l’aube, ses cheveux sentant l’eau de Cologne pour homme. Pascal était encore dans sa tour, à boire, à fumer et à n’écrire rien. Elle attendit que son mari sorte de son antre pour lui annoncer qu’elle le quittait cette semaine même.
Il sembla à Pascal qu’il le méritait. Aucune femme ne serait restée aussi longtemps avec le fantôme qu’il était devenu. Il serra les dents quand sa femme vint lui dire adieu. Citadine dans l’âme, la vie de châtelaine ne lui convenait pas ; elle achèterait un condo en ville et voyagerait.
Le premier décembre, la neige tombait doucement du ciel bleuté de fin d’après-midi. Pascal se tenait à la fenêtre de sa tour, le regard noyé dans ce paysage féérique, le cerveau engourdi par l’alcool. Seul. Ou presque. Il lui restait Zola.
Et c’est dans ce silence et dans cette solitude, terrain fertile aux meilleures comme aux pires idées, que germa un projet farfelu, saugrenu, presque diabolique.
* * *
Pascal fit une recherche sur Internet pour réunir les textes des critiques que Camilla de Beaumarchais avait faites au cours des trois dernières années. Il dressa une liste des auteurs canadiens-français qu’elle avait dénigrés, puis il traça un itinéraire qui le mènerait dans tout le pays, de l’Ouest jusqu’à l’Est. Il ressentait un urgent besoin de parler avec quelqu’un qui avait subi le même sort que lui. Heureux d’avoir trouvé une occupation autre que tourner en rond en broyant du noir, Pascal téléphona à sa sœur Sophie pour la prévenir de son absence prochaine et pour lui demander de garder Zola. La femme de ménage et le jardinier verraient à l’entretien de la propriété.
La liste des adresses électroniques des écrivains ou les coordonnées de leurs éditeurs facilitaient le contact avec les auteurs figurant sur sa liste. Le premier qu’il rencontra fut Jean-Marie Frappier, un homme affable, dans la trentaine, professeur de français, qui habitait à Victoria, en Colombie-Britannique. Il accepta de rencontrer Pascal dans un café de la ville.
– Vous devez sûrement vous demander pourquoi je vous ai envoyé ce courriel ? l’interrogea Pascal, mal à l’aise, face à cet homme qui semblait très heureux.
– Intrigué surtout. Vous n’avez pas donné beaucoup de détails. De quoi voulez-vous parler au juste ?
– De votre… hésita Pascal, de votre carrière d’écrivain. J’écris aussi et…
– Oh ! carrière est un bien grand mot, dit l’homme en souriant. J’ai écrit deux livres, le premier a connu un succès moyen, le deuxième, que je considérais très bon, n’a pas fonctionné du tout. Plus de trois cents exemplaires ont été pilonnés.
Pascal décela une lueur d’amertume dans les yeux de Jean-Marie Frappier.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi n’avez-vous pas eu le succès que vous espériez ?
– C’est difficile à dire. Vous le savez autant que moi, tout ce qui touche la création est souvent question de chance : les gens aiment ou n’aiment pas. Dans mon cas, on n’a pas aimé.
– Qu’en pensait votre éditeur ? Il aimait votre livre, puisqu’il a accepté de le publier.
– Bien sûr, mon éditeur croyait en moi. Ma famille, mes amis ont tous beaucoup aimé mon roman. C’est plutôt la critique, la critique médiatique, qui m’a tranché la gorge, si je puis dire.
– Vous parlez de Camilla de Beaumarchais ? demanda Pascal, en baissant le ton, comme s’il s’était agi d’un nom damné et frappé d’une interdiction d’être prononcé.
– Entre autres, soupira l’auteur déchu. C’est la critique qui a la plus grande influence auprès des lecteurs canadiens-français. Et, en plus des commentaires hebdomadaires à la télévision, ses textes sont publiés dans les journaux, les magazines et sur Internet. Difficile d’y échapper.
– En effet… Avez-vous écrit autre chose depuis la parution de votre plus récent livre ?
– Pas vraiment. Heureusement pour moi, je n’avais pas quitté mon emploi. J’enseigne toujours le français au collège. L’écriture était un vieux rêve, et je l’ai réalisé.
– Vous êtes satisfait ? Pourquoi ne pas continuer à écrire ?
– Pour être honnête, j’ai été découragé au point de croire que la création littéraire n’était peut-être pas pour moi. J’aime le français, je l’enseigne, je suis assez content de mon sort.
– Pardonnez-moi, mais… je ne vous crois pas.
– C’est assez audacieux de me traiter de menteur. On se connaît depuis peu pour en être là, il me semble.
– Quand on a le rêve d’écrire, quand on a eu la piqûre de l’écriture, quand on a eu le bonheur d’avoir été publié, je doute que l’on puisse affirmer avec conviction que s’arrêter brusquement soit… acceptable.
– On dirait que vous parlez par expérience.
Pascal ne releva pas cette remarque et poursuivit dans sa lancée.
– On ne saura jamais le nombre de rêves qui ont été brisés, de carrières qui ont été interrompues, de chefs-d’œuvre qui n’ont jamais été justement reconnus, à cause de mauvaises critiques, ne serait-ce que d’une seule critique destructrice.
– Heureusement que tous les créateurs ne se sont pas arrêtés comme je l’ai fait. Si c’était le cas, il n’y aurait pas beaucoup d’œuvres d’art, dit Jean-Marie Frappier en reposant sa tasse de café vide. Écoutez, je ne m’ennuie pas, mais il faut que je file.
* * *
Au cours des deux semaines qui suivirent, Pascal rencontra quatre auteurs dont les livres avaient été la cible des flèches empoisonnées de Camilla de Beaumarchais. Deux d’entre eux n’écrivaient plus, mais ne confessèrent pas que la critique avait eu un rôle à jouer dans leur décision. Les autres étaient en période de réflexion. Période un peu longue, selon Pascal.
Il eut un mauvais pressentiment quand il apprit par l’éditeur de Marcel Aude que ce dernier était décédé il y avait à peine six mois. Pascal se rappelait très bien la critique éreintante de Camilla à propos du dernier livre de cet auteur. Sa veuve accepta de le rencontrer dans un restaurant. Pour que Pascal l’identifie au premier coup d’œil, elle avait mentionné sa chevelure d’un roux flamboyant.
– Merci d’être venue, dit Pascal, un peu intimidé par la dame élégante.
Elle devait avoir cinquante-cinq ou cinquante-huit ans, tout au plus. Elle était grande, affichait de belles rondeurs et un sourire désarmant. Son regard, vif, vert et tendre se fixa sur Pascal avec curiosité.
– Je ne sais pas vraiment pourquoi vous voulez me rencontrer. L’éditeur m’a dit que vous désiriez me poser des questions sur mon mari et sur ses livres.
– Oui, je… enfin… je ne sais pas vraiment par quoi commencer, bredouilla Pascal.
– On dit toujours que le commencement est un bon point de départ, dit-elle.
En parlant, elle avait fait glisser son manteau, découvrant sa poitrine bien galbée sous un pull ajusté, de couleur vert algue comme ses yeux.
– Voilà, je… j’aimerais que vous me parliez de votre mari, de sa carrière et… si vous voulez, mais seulement si vous voulez, des circonstances de sa mort.
– Journaliste ?
– Non.
– Vous savez… comment il est mort ? demanda-t-elle dans un souffle.
– Dans les journaux on a parlé d’un infarctus qui lui a été fatal.
– Je vois… Vous connaissez la version qui a été divulguée au public. Avant de répondre à vos questions, dit-elle, l’air soudain méfiant, je veux savoir qui vous êtes et pourquoi vous vous intéressez à mon mari.
– J’ai été traducteur pendant une vingtaine d’années, et il y a deux ans, j’ai quitté cet emploi pour consacrer tout mon temps à l’écriture. Et quand je dis tout mon temps, c’est vraiment le cas. J’ai fait des sacrifices tout en négligeant ma famille pour satisfaire ma passion.
– Que voulez-vous dire par négliger votre famille ?
– J’avais en tête d’écrire le roman qui allait faire de moi un des meilleurs écrivains, rit Pascal. Vous ne pouvez vous imaginer combien je me suis trompé ! Enfin, je transgresse. Quand on a une telle ambition, on ne réalise pas le résultat en s’assoyant sur des lauriers virtuels, il faut les mériter et les voir se matérialiser. Je me suis donc jeté corps et âme dans l’écriture de ce roman, une histoire qui m’était très chère.
– Et alors ?
– Pour ce faire, j’ai raté des soupers d’anniversaire, des concerts, des célébrations de toutes sortes. J’ai fait subir à ma femme et à ma fille la pire des absences, celle de l’esprit.
– J’ai vécu assez longtemps avec un écrivain… je comprends très bien, dit Mireille Aude. Continuez, je ne connais toujours pas le lien entre vous et mon mari.
– J’y arrive…
Pascal prit une gorgée de café et demanda à son invitée si elle désirait manger quelque chose. Il y avait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi bien, il désirait prolonger sa rencontre avec Mireille Aude. Heureusement, elle ne semblait pas pressée et accepta une brioche à la cannelle.
– Après la publication de mon livre, continua Pascal, j’ai vécu un genre de post-partum.
Mireille sourit à ces mots. Elle dit que son mari comparait souvent l’écriture et la parution d’un livre à la gestation d’un enfant et à sa naissance. Une chose était claire pour Pascal : cette femme le comprenait mieux que quiconque.
– Et puis, peu de temps après, ce qui a d’abord semblé être une bonne nouvelle s’est transformé en cauchemar. Mon livre a fait l’objet de la chronique littéraire de Camilla de Beaumarchais.
Mireille Aude baissa les yeux, un nuage passa sur son visage.
– Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Pascal.
– Non, ça va… continuez.
– Un livre critiqué par Camilla de Beaumarchais, sur le réseau national, peut rapporter gros mais peut aussi donner le résultat contraire. Pour mon livre, ça a été désastreux. Je n’avais pas ce lien solide avec les lecteurs, que le temps et l’expérience permettent de tisser. C’est fou, je le sais. Tout créateur doit s’attendre à de mauvaises critiques, mais je n’ai pas réussi à me remettre de celle-là. Surtout du fait que dans le processus, c’est ma mère qui a fait les frais.
– Mon mari avait connu un certain succès avec ses livres, dit enfin Mireille. L’écriture était toute sa vie. Il avait à cœur d’écrire de bonnes histoires.
– En effet, il le faisait très bien, j’ai lu toutes ses publications.
– Cap vers ailleurs, son dernier ouvrage, avait été pour lui particulièrement difficile à écrire. Toute sa vie, il avait occulté une partie de son enfance, et c’est grâce à son thérapeute qu’il était arrivé à plonger dans le passé pour en extraire ce qui le faisait souffrir inconsciemment. Il avait hésité avant de publier cette histoire et, finalement, son éditeur l’avait convaincu que les lecteurs pourraient en bénéficier. Quand le livre a paru, les critiques ont été bonnes, en général, et le grand public a beaucoup aimé aussi.
– Sauf Camilla de Beaumarchais.
– Avez-vous entendu la critique qu’elle en a faite ?
– Oui… un véritable massacre.
– Marcel a eu un choc en entendant parler de son livre en ces termes : un ouvrage sans intérêt sinon pour son auteur, une transcription de séances thérapeutiques, une narration peu inspirée, de quoi périr d’ennui, et j’en passe. J’étais seule avec Marcel quand nous avons écouté la critique à l’émission À nous de juger, et j’ai vu les larmes rouler sur ses joues. Il était anéanti.
– Je comprends… J’ai vécu la même situation, sauf que moi j’ai été assez prétentieux, ou idiot, pour inviter des témoins à ma mise à mort.
– J’espère que vous n’aurez pas l’idée de vous suicider, murmura Mireille Aude.
Pascal posa une main sur son bras.
– Qu’est-ce que vous dites ? Votre mari n’est pas mort d’une…
– Une crise cardiaque ? Non. Marcel s’est enlevé la vie un mois après avoir entendu la critique de Camilla de Beaumarchais. Il avait sombré dans un état dépressif : il mangeait à peine, dormait très mal, n’accomplissait presque rien de toute la journée. J’ai tout fait pour lui redonner confiance, pour l’inciter à écrire un nouveau roman. Il devait oublier celui-là, en faire son deuil et ne pas se laisser abattre par cette critique. Il ne semblait même pas m’entendre. Un soir, je suis rentrée du travail et je l’ai trouvé…
– Je n’arrive pas à y croire.
– La famille et l’éditeur étaient d’accord avec moi pour ne pas évoquer le suicide comme cause de sa mort.
– Mais la cause véritable de son suicide, c’est la critique !
– Rien ne le prouve. Marcel n’a rien dit de tel dans la note qu’il a laissée, et après la diffusion de la critique, il n’en a presque pas parlé. C’est moi qui ai tiré cette conclusion.
– Je crois que vous avez eu raison.
* * *
Après sa rencontre avec Mireille Aude, Pascal décida de rentrer chez lui, sans parler avec les autres auteurs de sa liste. Il ressentit l’urgence de mettre son plan à exécution. En même temps, il se demandait s’il n’était pas en train de devenir fou, ou dangereux, ou pire : un fou dangereux. Il tenta de tuer dans l’œuf l’idée de vengeance née de sa peine.
Mais la désolante solitude retrouvée, l’absence totale de motivation pour écrire et la confiance effritée en son talent le poussèrent à réaliser le projet qui, il le reconnut, était aussi farfelu et insensé que criminel.
En février, il contacta un détective privé qui refusa de répondre à la demande, pour le moins inhabituelle, de Pascal. Toutefois, il lui donna le nom d’un collègue moins réticent à nager en eaux troubles. Peter Klomsky, rusé, audacieux, familier avec le monde interlope, ne craignait pas les nouveaux défis. Et il allait être servi.
Un homme d’une cinquantaine d’années, grand, maigre comme un coucou, la bille à zéro, une fine moustache taillée à la lisière des lèvres, le nez harnaché de lunettes rondes en métal gris, arrêta un regard de fouine sur Pascal Pigeon.
– Comment puis-je vous aider ?
– Je… je voudrais qu’une personne soit prise en filature, dit Pascal.
Jusque-là, il n’y avait rien d’étonnant pour le détective.
– Votre femme ? interrogea Peter Klomsky, d’un ton trahissant sa déception. « Encore un mari qui soupçonne sa femme de le tromper », pensa-t-il. Rien de palpitant à se mettre sous la dent.
– Non… enfin, oui… une femme, mais pas la mienne.
– Une… maîtresse ? Il faudrait me donner des détails, dit le détective, soudain ragaillardi, en saisissant sa plume et un bloc-notes.
– Je voudrais connaître les allées et venues d’une femme connue du public.
– Une vedette ?
– Pas vraiment, mais elle est connue pour ses critiques à l’émission À nous de juger, et…
– Camilla de Beaumarchais ?
Pascal déglutit en entendant prononcer ce nom.
– Oui, c’est bien elle.
– Spécial…, murmura l’homme dont l’intérêt n’avait d’égal que la curiosité. Je n’ai pas l’habitude de demander les raisons qui motivent mes clients à entreprendre de telles démarches, mais j’avoue que la question me brûle les lèvres.
– Désolé, c’est très personnel. Si vous ne m’obligez pas à vous répondre, je préfèrerais ne pas le faire.
– Je comprends. Vous voulez une filature complète, c’est-à-dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec rapport journalier, ou hebdomadaire, à votre choix… Des photos aussi ?
– Rapport hebdomadaire et photos.
– Pendant combien de temps ?
– Disons… trois mois.
– Ça ne sera pas bon marché, vous savez.
– Le prix ne constitue pas un problème. J’ai une autre demande…
– Ah ! oui ? fit Klomsky, véritablement intrigué.
– Je ne sais pas si vous offrez ce genre de services : il faudrait qu’une personne s’introduise dans la vie de… la dame que vous avez identifiée.
– Je ne comprends pas très bien… Mes agents sont d’une telle discrétion que la personne prise en filature ne s’en rend pas plus compte que si une mouche la suivait. Ce n’est pas habituel de se faire connaître.
– Discrétion absolue pour la filature. Après trois mois, je voudrais offrir… une amie à Madame de Beaumarchais. Avouez qu’il s’agit là d’un cadeau inestimable.
Peter Klomsky fixait son client comme s’il cherchait à percer l’aura de mystère qui ne cessait de s’opacifier autour de lui.
« En aucun cas, continua Pascal, la bénéficiaire, si je puis m’exprimer ainsi, ne doit être mise au courant de notre… arrangement. Disons que ce sera le cadeau d’un admirateur qui restera anonyme jusqu’à ce que j’en décide autrement. Qu’en pensez-vous ? »
En vingt ans de métier, jamais le détective n’avait eu une telle commande. Il réfléchit avant de répondre :
– C’est une demande assez insolite. À de rares occasions, l’Agence a… disons, flirté avec l’illégalité, alors je ne sais pas si…
– Cent mille dollars, interrompit Pascal, sans ciller. Pour commencer. Et cinquante mille supplémentaires quand le contrat sera complété.
– Je crois que ça peut s’arranger.
Avec les affaires qui marchaient au ralenti, Klomksy n’avait pas les moyens de refuser un tel contrat. Il exigea vingt-quatre heures pour vérifier la disponibilité de ses employés, et il avait surtout besoin de trouver la personne adéquate pour remplir le rôle de la nouvelle amie de Camilla de Beaumarchais.
Le lendemain soir, le détective téléphona à Pascal pour l’informer que la filature allait commencer le lundi suivant. Quant à la « demande spéciale », il faudrait attendre deux semaines, le temps de trouver l’agente parfaite pour y répondre.
* * *
Après la première semaine de filature, Pascal reçut le rapport qui relatait tous les faits et gestes de Camilla de Beaumarchais. Le rapport de la troisième semaine confirma un horaire relativement stable. Du lundi au jeudi, elle quittait son luxueux condominium à huit heures pour se rendre au journal où elle travaillait jusqu’à onze heures. Elle dînait de onze heures à midi, presque toujours au même restaurant, et, la plupart du temps, seule. À midi, elle visitait boutiques ou librairies, avant de se rendre à la bibliothèque pour lire et travailler sur son ordinateur portable. Elle y restait jusqu’à dix-sept heures, puis faisait des emplettes au marché avant de rentrer chez elle.
Pascal se demanda si la vie de cette femme était ainsi réglée depuis son divorce, survenu environ deux ans auparavant. Elle avait été mariée pendant cinq ans avec le cinéaste et très volage René Parenteau.
La mère de Camilla était décédée d’un cancer, il y avait à peine trois ans. Son père, le veuf André de Beaumarchais, d’origine parisienne, retraité de l’enseignement, passait ses journées à lire et à marcher dans les rues du village où il s’était retiré. Camilla rendait visite à son père deux fois par mois, le dimanche.
Elle était allée au cinéma avec une amie et, après la projection, elles s’étaient rendues dans un bar branché. Elles avaient dansé, et bu plusieurs cocktails avant de rentrer chacune chez elle.
À part les repas au restaurant et les quelques sorties au théâtre, rien d’important. Somme toute, la vie sociale de Camilla de Beaumarchais ne reflétait pas le dynamisme et la fougue que le public lui connaissait. Pascal aussi avait cru que l’univers de la célèbre critique était plus mondain.
Pensif, il referma le dossier qu’il rangea dans un classeur, sous clé. Même s’il se sentait envahi par un vague sentiment de satisfaction et d’accomplissement, il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet. La culpabilité de poser des gestes répréhensibles le titillait à chaque instant. Se trompait-il ? Était-il un psychopathe qui s’ignorait ? Il se souvint d’un compagnon de classe, Claude Boutin, qu’il avait tenu prisonnier pendant une heure. Il n’était encore qu’un enfant, mais justement, ce geste n’était-il pas une prémisse ?
Il reçut enfin un appel de Peter Klomsky. Son agente spéciale avait accepté la mission : devenir l’amie de Camilla de Beaumarchais. Il fallait maintenant discuter de la marche à suivre.
Le lendemain, quand Pascal arriva au bureau du détective, la future meilleure amie de Camilla était déjà là. C’était une jolie femme dans la jeune trentaine, menue, la chevelure brune et bouclée, un regard et un sourire qui inspiraient confiance.
– Pascal, je vous présente Brigitte Boily. Voici notre client, Monsieur Pascal Pigeon.
– C’est votre véritable nom ? s’enquit Pascal en serrant la main de la jeune femme.
– Je pourrais aussi vous poser la question. Pigeon… c’est votre nom ?
– Oui.
– Eh bien, Brigitte Boily c’est le seul nom que vous avez besoin de connaître.
Pascal comprit que cette agente empruntait différentes identités, ce qui le rassura. Tous les trois convinrent que le moment idéal pour rencontrer Camilla serait pendant la semaine, en après-midi, à la bibliothèque.
– Tout ira bien, ne vous inquiétez pas, dit la jeune femme en posant une main sur le bras de Pascal. Ce n’est pas vraiment cette première étape qui me préoccupe, mais celle qui suivra. Quel degré d’amitié désirez-vous que j’établisse avec Camilla de Beaumarchais ?
– Une amitié qui vous ouvrira les portes de son appartement et de son cœur, jusqu’à obtenir sa confiance.
– Je vois… dit Brigitte, pensive. Combien de temps m’accordez-vous pour créer ces liens ?
– Jusqu’à la fin de cette année.
– Et après ?
– Après… je vous indiquerai un endroit où vous conduirez votre amie.
Se tournant vers Peter Klomsky, Pascal poursuivit :
– Le soir même, tel que convenu, vous recevrez le paiement final pour cette étape. Après, nous négocierons un nouveau projet.