– Pardonnez-moi de vous déranger… C’est bien vous, Camilla de Beaumarchais ? demanda timidement une jeune femme, en se penchant vers la critique qui finissait de rédiger un résumé de lecture.
– Oui, c’est moi ! répondit Camilla à la jolie brunette aux yeux noisette.
– Brigitte Boily, enchantée et honorée de faire votre connaissance.
Devant la main tendue et le sourire ensorcelant de son admiratrice, Camilla tomba aussitôt sous le charme.
– Ravie de vous rencontrer.
– Je lis toutes vos chroniques et j’écoute chacune de vos critiques à l’émission À nous de juger. J’ai une admiration sans bornes pour vous.
– Vraiment ? C’est que vous n’êtes pas auteure et que je n’ai pas fait la critique d’une de vos œuvres, rit Camilla.
– C’est vrai, je n’écris pas, je suis agente immobilière. Vous permettez que je m’assoie ?
– Ce n’est pas vraiment le bon endroit pour discuter. D’ailleurs, on nous fait de gros yeux depuis un moment, de plus, j’allais partir. Je vous offre un café ?
– Avec plaisir ! s’empressa de répondre Brigitte Boily qui, de toute évidence, avait sous-estimé ses pouvoirs de séduction.
La conversation entre les deux jeunes femmes se poursuivit dans l’atmosphère feutrée d’un café où les riches arômes d’arabica et de cappuccino disposaient à la convivialité. Quand elles se quittèrent, elles avaient échangé numéros de téléphone et adresses électroniques.
Le soir même, Pascal reçut un compte rendu de cette première et très fructueuse rencontre. Verre d’alcool à la main, il laissa échapper des ricanements sardoniques en regardant le jour mourir dans la forêt.
* * *
Au cours des deux mois qui suivirent, Brigitte Boily réussit à créer un solide lien d’amitié et de confiance avec Camilla de Beaumarchais. Elles sortaient souvent ensemble, s’amusaient beaucoup, échangeaient des confidences. Camilla avoua même à Brigitte qu’elle était un cadeau du ciel, l’amie qu’elle n’avait jamais eue, la sœur qu’elle avait souhaitée.
De son côté, Pascal peaufinait le plan d’exécution de son projet. Il avait demandé à son ami architecte de dessiner un croquis d’expansion du manoir. Il s’agissait de la construction d’une deuxième tour, jumelle de celle où Pascal écrivait. Un couloir apposé au mur du château réunirait les deux tours, toutes deux ne pouvant être aperçues de la façade. L’angle permettrait à l’occupant de chaque tour de voir ce qui se passait dans l’autre.
Le premier juin, quand les ouvriers entreprirent de percer la tour de Pascal, il eut l’impression qu’un vent de libération soufflait sur lui. Un couloir fut construit à partir de cette ouverture fermée aux deux extrémités par des portes. Il conduisait au vase clos qu’était la nouvelle tour. Celle-ci serait munie de fenêtres panoramiques, et comprendrait un bureau et une bibliothèque au premier étage, alors qu’au deuxième, on trouverait une chambre, une salle de bains, une buanderie, ainsi qu’une cuisinette. Un escalier en tire-bouchon, placé au centre de la tour, réunirait les deux étages.
Pour accéder de sa tour au couloir, Pascal fit installer une porte dotée d’une serrure à combinaison, alors qu’une autre porte, dont lui seul posséderait la clé, donnerait accès au bureau de son invitée. Pour que cette dernière puisse profiter du plein air, Pascal avait prévu un escalier en fer forgé qui mènerait dans un jardin entouré d’un mur de pierres suffisamment haut pour qu’une personne ne puisse s’échapper, et suffisamment bas pour que la végétation s’épanouisse. Une ouverture étroite, lourdement cadenassée, en permettrait l’accès de l’extérieur pour le service d’entretien.
Certains détails du plan présenté par Pascal avaient soulevé quelques questions auprès de l’entrepreneur en construction, mais rien autant que le passe-plateau placé près de la porte d’accès à la nouvelle tour. Pascal avait longuement réfléchi à la manière de servir des repas ou de remettre des objets à son invitée, sans avoir à pénétrer dans la pièce. Pour cet effet, une ouverture fut percée dans le mur et une tablette mobile permettrait de traverser cet espace avec son contenu d’un côté comme de l’autre.
En novembre, aussitôt la construction complétée, Pascal s’occupa de l’ameublement de cette nouvelle annexe du château. Il acheta un bel ensemble de chambre à coucher, un téléviseur à écran plasma, un système stéréophonique haut de gamme, un ordinateur et des meubles luxueux pour la pièce de travail. Il ne lésina pas non plus quant à la décoration et à tout ce qui pourrait être utile ou agréable à une éventuelle invitée… de longue durée.
Finalement, Pascal entreprit une visite minutieuse des lieux. Un ordinateur dernier cri ainsi qu’une lampe de banquier trônaient sur le bureau en acajou. Des étagères du même bois étaient garnies de dictionnaires, d’une collection d’éditions de luxe de la Pléiade et de toutes les œuvres répertoriées dont Camilla de Beaumarchais avait fait la critique. Une chaise ergonomique pour écrire, et deux confortables fauteuils pour lire. Un globe terrestre, des bibelots et des tableaux d’artistes canadiens complétaient le décor.
Pascal monta ensuite à l’étage. D’un regard circulaire et satisfait, il admira le travail accompli : un grand lit, deux commodes, une penderie, un fauteuil, une coiffeuse avec divers produits de maquillage. La salle de bains, aux teintes de blanc et bleu, avait un petit air champêtre, avec une baignoire traditionnelle et des accessoires à l’effigie de fleurs des champs.
Un lave-linge et un sèche-linge avaient judicieusement été installés dans un placard, prenant ainsi peu d’espace. La cuisinette ressemblait à celles des étudiants dans les résidences universitaires. Exiguë, équipée d’une table ronde avec deux chaises, un four à micro-ondes, un petit réfrigérateur d’appartement, quatre armoires contenant des couverts et quelques produits de base. Une cafetière et une théière placées sur le comptoir complétaient l’espace qui allait aussi servir de salle à manger.
– Il ne manque plus que mon invitée, murmura Pascal, le regard sibyllin.
* * *
Le 20 décembre, Pascal donna congé au personnel. Il offrit à chacun une carte de souhaits dans laquelle il glissa un chèque au montant généreux. Il promit de faire appel à leurs services au cours de la prochaine année, mais pour un horaire réduit. Une fois qu’ils furent partis, il téléphona à Brigitte Boily.
– Comment vont les choses ?
– On ne peut mieux ! répondit Brigitte, l’air joyeux. Je pars vers le Sud avec ma nouvelle amie ! J’aime mon boulot !
– Je vois… fit Pascal. Vous serez parties combien de temps ?
– Juste une petite semaine. Le temps de refaire le plein de soleil, de cocktails et de salsa !
– Profitez-en bien, votre contrat officiel, si je peux dire, se terminera à la mi-février.
– Dommage. Je me suis vraiment attachée à Camilla…, dit Brigitte, sincèrement déçue.
– Je ne suis pas inquiet, vous ne semblez avoir aucune difficulté à vous faire des amis. Quand vous reviendrez, vous… au fait, vous allez où ?
– En République Dominicaine.
– À votre retour, Peter Klomsky vous donnera le plan du dernier jour de travail. Vous recevrez également le solde de votre salaire ce jour-là.
– Parfait !
– Avez-vous réussi à obtenir tous les contacts de Madame de Beaumarchais ? Adresses électroniques et postales, numéros de téléphone ?
– Je crois avoir tout ce que vous avez demandé.
– Et son mot de passe, vous l’avez aussi ?
– Ça a été plus difficile, mais oui, je l’ai enregistré, l’autre jour, pendant qu’elle le tapait.
– Bien. Le moment venu, vous aurez à l’utiliser. À votre retour, j’aimerais que vous vous assuriez que la déclaration sur le revenu de Madame soit faite.
– Je ne sais pas comment je pourrai convaincre…, protesta Brigitte.
– Ce n’est pas tout, coupa Pascal. Veillez à ce qu’elle aille à ses rendez-vous annuels, soit chez le dentiste ou autre, au début de l’année. Vous avez deux mois pour que tout soit en ordre.
– Comme vous en demandez ! Elle ne m’obéit pas au doigt et à l’œil. Qu’est-ce que vous préparez pour Camilla ?
Pascal évita de répondre à la question.
– Bonnes vacances ! Amusez-vous, mais attention au rhum qui pourrait vous faire dire des choses que vous regretteriez…
– Ne vous inquiétez pas. Quand je suis avec Camilla, vous n’existez pas.
Pendant la période des Fêtes, Pascal révisa son plan, afin de ne laisser aucun détail au hasard. Il rencontra Béatrice dans un café pour lui remettre un cadeau et bavarder. La rencontre fut brève mais cordiale. Elle semblait heureuse depuis qu’elle avait quitté le château et qu’elle vivait dans un condominium, au centre-ville. Elle fréquentait un homme, mais pour le moment, assurait-elle, ce n’était qu’un ami, rien de sérieux. Pascal la prévint de ses nombreuses absences au cours de l’année à venir, car il avait l’intention de voyager et d’écrire un second roman. Il se sentait prêt à répéter l’expérience de l’écriture et à repartir sur une note positive. Béatrice se dit ravie pour lui et lui souhaita la meilleure des chances.
Pascal accepta l’invitation de sa fille. Le 24 décembre, il alla souper avec elle et Alain, son amoureux, un étudiant en médecine. Pendant le repas, il observa sa fille, si jolie, si radieuse, si brillante… Comment réagirait-elle si elle apprenait que son père avait élaboré un si funeste projet ?
* * *
Le 7 février, Pascal se rendit au bureau de Peter Klomsky.
– Satisfait ? demanda ce dernier.
– Je n’ai rien à redire, tout s’est passé comme prévu. Il reste à conclure.
– J’attends vos directives.
– Le contrat se terminera samedi prochain. Voilà comment se déroulera la journée. Brigitte prétextera qu’elle a une propriété à faire visiter et emmènera Camilla avec elle.
Pascal tendit une feuille sur laquelle une adresse était inscrite.
– Quelques minutes avant le départ, Brigitte offrira un café qu’elle servira avec ce somnifère.
Cette fois, Pascal tendit un petit flacon dans lequel des somnifères avaient été réduits en poudre. Klomsky hésita avant de prendre le flacon.
– Monsieur Pigeon, cela dépasse largement les compétences de l’agence… et je doute que Brigitte accepte de…
– Avec un bonus de quinze mille dollars, elle devrait accepter. Un bonus du même montant pour vous aussi, bien entendu…, dit Pascal en souriant.
– Comme vous dites… elle devrait accepter, laissa tomber le détective en glissant un regard vers ce client pour le moins spécial. Continuez.
– Brigitte amènera Camilla de Beaumarchais à l’adresse que je viens de vous donner et où je serai présent. Le paiement final sera fait après le départ de Brigitte.
– Vous semblez avoir pensé à tout, dit enfin Klomsky. Malgré ses activités douteuses passées, il demeurait inquiet de la nature des exigences de Pigeon. Mais il avait appris, au fil des années, à ne pas poser plus de questions que nécessaire. L’argent dans son compte bancaire, son employée satisfaite, son client content. Que demander de plus ?
– À quoi pensez-vous ? demanda Pascal.
– J’espère que cette... petite opération ne va pas me coûter mon agence ou m’envoyer en prison.
– Ne vous en faites pas. Si les choses devaient mal tourner, je vous promets de voir à ce que votre employée et vous soyez blanchis de tout blâme.
– Facile à dire, dit Klomsky. Enfin, j’accepte. Il ne me reste qu’à vous souhaiter bonne chance.
– Ce n’est pas tout, dit encore Pascal.
– Je pense que c’est déjà trop, grommela Klomsky.
– J’aurai encore besoin de Brigitte. Croyez-vous qu’elle accepterait de s’occuper de l’appartement de Madame de Beaumarchais ? Je me chargerai de toutes les dépenses.
– Pendant combien de temps ?
– Disons… pour quelques mois ou… une année.
– Une année !
– Elle pourra en disposer à sa guise, à temps partiel ou à temps complet, en autant qu’il soit dans l’état actuel à la fin du contrat.
– Je vais lui en parler, se résigna à répondre Klomsky, mais…
– Je paierai ce qu’il faut.
Le détective griffonna quelques notes dans un calepin, tentant de ne rien laisser paraître de la curiosité qui le rongeait.
– Une dernière demande, dit encore Pascal, il faudrait que Brigitte fasse quelques déclarations dans les médias et qu’elle serve d’intermédiaire entre Camilla et Monsieur de Beaumarchais, son père.
Klomsky laissa tomber sa plume sur le bureau et regarda son client droit dans les yeux.
– C’est un enlèvement ! Vous enlevez Madame de Beaumarchais ? C’est criminel, vous le savez ?
– Criminel peut-être, mais… nécessaire. Je vous en prie, prenez l’argent et taisez-vous.
– Je m’expose à des poursuites et à je ne sais quelles accusations si je participe à un enlèvement !
– Vous ne participez à rien du tout, vous faites votre travail. Je vous promets qu’advenant le cas où ça tourne mal, vous n’aurez aucun problème. Jamais votre nom ne sera mentionné. Faites-moi confiance.
Devant le regard déterminé de son client, Peter Klomsky acquiesça à toutes les demandes de celui-ci.
* * *
Le jour tant attendu arriva enfin. La nuit précédente, Pascal avait eu du mal à dormir. Il n’avait cessé d’imaginer le déroulement de sa première rencontre avec la critique. Le rendez-vous avec Brigitte Boily avait été fixé à quatorze heures. Il arriva une demi-heure à l’avance.
C’est devant un entrepôt désaffecté qu’il accueillerait son invitée. Il fumait nerveusement un cigare, la vitre de la voiture baissée, quand il vit un véhicule s’approcher. Il reconnut aussitôt la chevelure bouclée de Brigitte. Elle fit un signe de la main en stationnant tout près de la Mercedes de Pascal. Elle descendit de la voiture et fit claquer la portière.
– Ne faites pas tant de bruit ! murmura Pascal, maintenant très nerveux à la vue de Camilla de Beaumarchais, les yeux fermés, les cheveux en désordre, affalée sur le siège du passager.
– Ne vous en faites pas pour elle ! Avec la dose que vous lui avez préparée, je ne pense pas qu’elle se réveillerait quand bien même un train passerait à deux mètres.
Pascal ouvrit la portière, prit Camilla dans ses bras avec les précautions d’un démineur, et l’allongea sur la banquette arrière de sa voiture. Il eut l’impression qu’un inconnu l’habitait, un inconnu qui posait des gestes absolument insensés. Il referma doucement la portière et prit le sac à main que lui tendait Brigitte.
– C’est à elle. Je m’occuperai de l’appartement. Vous savez, le coup des somnifères, j’ai pas trop aimé, mais…
– Les quinze mille dollars supplémentaires seront transférés dans votre compte en fin d’après-midi.
– Je vous fais confiance. N’empêche que j’ai pas aimé. Elle est gentille, cette fille, sarcastique, grinçante, chiante parfois, gentille quand même, et s’il devait lui arriver quelque chose de… fatal, je ne me pardonnerais jamais de l’avoir livrée à son bourreau.
– Je ne suis pas un bourreau.
– Comment je peux en être sûre ?
– Vous venez juste de dire que vous me faites confiance. Si ce n’était pas le cas, vous n’auriez pas accepté de faire tout ce que vous avez accompli, même pour tout l’argent du monde.
– C’est vrai.
– Au revoir, Brigitte, et merci. Vous avez été formidable. Je vous téléphonerai dans une semaine.
Brigitte serra la main de cet homme intrigant qui, de toute évidence, était aussi riche que bizarre. Pascal attendit qu’elle ait quitté les lieux pour partir à son tour. Il jeta un coup d’œil sur sa passagère. Impossible de revenir en arrière, le Rubicon était franchi.
C’est à vingt heures trente-cinq minutes que Pascal entendit les premiers bruits provenant de l’étage de la petite tour. Il avait installé son invitée dans la chambre, l’avait allongée sur le lit avec une couverture de laine. Puis, il était allé en ville, avait préparé café et goûter. Nerveux, il avait attendu, dans le bureau, que Camilla se réveille.
– Hé ! Y a quelqu’un ? Hé !
Un frisson le parcourut. Cette voix de velours côtelé et de papier d’émeri. La voix qu’il avait l’habitude d’entendre à la radio ou à la télévision. Il avait tant de fois imaginé ce moment, qu’il se demanda s’il n’était pas en plein scénario d’un film d’Hitchcock. Tendu comme un archet, il s’approcha de l’escalier.
– Madame de Beaumarchais ? s’entendit-il demander d’une voix mal assurée.
Un silence lui répondit.
– Madame de Beaumarchais ? répéta-t-il.
– Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Où est-ce que je suis ? Pourquoi je suis là ?
Pascal déglutit pendant la rafale de questions.
– Voulez-vous descendre ?
Il crut bon d’ajouter :
« S’il-vous-plaît ? »
La main droite glissant lentement sur la rampe, Camilla de Beaumarchais, critique littéraire, descendit l’escalier à pas lents et incertains. Blanche comme un cumulus, les yeux remplis de terreur et d’interrogation, elle s’immobilisa sur la dernière marche.
En voyant son invitée le dévisager de la sorte, Pascal se demanda si elle le reconnaissait. La réponse ne tarda pas.
– Qui êtes-vous ? lança-t-elle, tel un poignard contre un tronc d’arbre.
– Bonsoir à vous aussi.
– Épargnez-moi les formules de politesse et répondez à mes questions ! Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que je fais ici ? C’est quoi, cet endroit ? finit-elle par demander en regardant autour d’elle.
– Je répondrai à toutes vos questions si vous voulez bien vous asseoir et…
– M’asseoir ! Vous pensez que j’ai envie de faire tranquillement la conversation avec mon ravisseur ? C’est bien ce que vous êtes, un ravisseur, non ?
En prononçant ces mots, Camilla chancela. Elle mit une main sur son front. Un horrible mal de tête la tenaillait.
– Je vais tout vous expliquer. Prenez place dans ce fauteuil, dit Pascal, d’une voix à rassurer le plus trouillard des lièvres.
Camilla se laissa conduire par le bras dont l’homme s’était fermement emparé.
– Ne me touchez pas ! cracha-t-elle, hors d’elle.
Elle s’assit et accepta le verre d’eau qu’il lui tendit.
– Ça va mieux ? demanda-t-il.
Elle le regarda comme on examine de la fausse monnaie.
– Qui êtes-vous ?
– Mon nom est…
Pascal s’assit en face d’elle et la dévisagea. Honteux de s’être laissé attendrir, il se rappela qu’il n’était pas avec elle pour l’entourer de délicates attentions, mais bien pour lui administrer une correction.
– Mon nom est Pascal Pigeon.
Il attendit une réaction… qui ne vint pas. Le regard en attente d’une explication du lien entre elle et ce nom, Camilla garda ses yeux bleus d’eau glacée posés sur lui.
– Alors, Pascal Pigeon, que voulez-vous ?
– Vous ne vous souvenez pas de mon nom ?
– Je devrais ? On se connaît ?
– Pas vraiment.
– Alors pourquoi devrais-je me souvenir de quelqu’un que je ne connais pas ?
– Vous me connaissez en tant qu’auteur.
L’air mi-soulagé, mi-inquiet, Camilla posa son verre sur la table :
– Ah ! bon, nous y voilà ! J’aurais dû y penser. C’est une sorte de… règlement de compte.
Devant le mutisme de Pascal, elle poursuivit en se levant :
« Donc, j’ai critiqué un de vos livres, de mauvaise façon, je présume, et vous êtes en colère contre moi. Vous voulez… en fait, que voulez-vous ? M’assassiner ? Ou pire, me faire la lecture de ce livre que j’ai détesté ? Au fait, de quel livre s’agit-il ? Je suis désolée de vous décevoir une fois de plus, mais votre nom ne me dit rien du tout, alors peut-être que le titre du livre me mettra sur la piste. »
Tout en parlant et gesticulant, elle explorait discrètement les lieux.
– Madame, dit enfin Pascal, assoyez-vous, je vous prie.
– Non, dites, ça va pas ? La blague a assez duré ! Finissons-en ! Je dois retourner chez moi, j’ai du boulot qui m’attend.
– Assoyez-vous !
Le ton péremptoire de Pascal fit se retourner brusquement Camilla. Une peur sourde s’insinua en elle. Sans dire un mot, elle retourna s’asseoir face à son hôte et attendit, les bras croisés, les prunelles en épingle piquées sur lui.
– Tout d’abord, commença-t-il, je vous demande de m’écouter jusqu’à la fin. Il serait à votre avantage de coopérer pour…
Camilla s’apprêta à parler.
« Ne m’interrompez pas !
De nouveau ce ton cassant qui n’invitait pas à la discussion. Camilla se renfrogna.
« Vous avez deviné la raison pour laquelle vous êtes ici, par contre vous ne savez pas encore ce pour quoi vous y resterez.
Camilla se retint difficilement de broncher.
« Vous êtes ici en… mission, continua-t-il, une mission spéciale. Une expérience de vie et de travail qui, si tout se passe bien, ne pourra qu’être bénéfique pour vous. Et pour que tout se passe bien, vous aurez intérêt à faire ce que je vous demande. N’essayez pas de fuir ou de me jouer un sale tour. Pour vous faciliter la vie, mettez-vous en tête que vous êtes ici de votre plein gré et… »
– De mon plein gré ? s’écria Camilla.
– Parfaitement, de votre plein gré, habituez-vous à cette idée, ce sera plus facile… pour vous et pour moi.
Pascal fit une pause, sans jamais quitter Camilla des yeux. La femme devant lui contenait difficilement la rage qui semblait prendre de nouvelles proportions à chaque seconde qui passait.
– Vous commencez une année sabbatique au cours de laquelle vous n’aurez de souci que d’écrire un livre.
– Quoi ! ?
– Dois-je vraiment répéter ?
– Une année ! Écrire ! Un livre !
– Vous voyez, ce n’était pas la peine de répéter, vous avez parfaitement saisi l’essence de votre mission, dit Pascal, un sourire sarcastique aux lèvres.
– Pour qui vous prenez-vous ? Pour qui travaillez-vous ? Est-ce que je rêve ? Ou ai-je pris de la…
Camilla s’interrompit. L’image de Brigitte Boily lui vint en tête. N’était-ce pas elle qui l’avait amenée ici ? En vacances, les deux filles avaient fait la fête à Punta Cana ; elles avaient un peu trop bu de rhum- cola et fumé quelques herbes exotiques, mais depuis, elles n’avaient touché ni à l’un ni à l’autre. Sobriété totale.
– Comment suis-je arrivée ici ? demanda-t-elle, fulminante. Brigitte ?
– L’important c’est que vous êtes là, répondit Pascal, stoïque.
– Je veux savoir !
– Écoutez-moi bien, Madame de Beaumarchais, vous saurez tout ce dont vous avez besoin de savoir et ce, en temps et lieu. En attendant, voici quelques précieux conseils. La journée a été éprouvante pour vous, j’en conviens. Vous avez besoin de repos. Familiarisez-vous avec les lieux que vous seule occuperez. Ici, c’est votre bureau, votre lieu de travail. Il vous plaît ? Ne répondez pas tout de suite. Attendez de découvrir la magnifique vue que vous avez de la fenêtre. Vous serez inspirée ! Pour le moment, détendez-vous, prenez une douche ou un bain, à votre guise, et mettez-vous au lit. Demain, nous discuterons.
– Arrêtez cette comédie ! s’écria Camilla, excitée comme une puce. Où sont les caméras ? C’est ça, non ? Le jeu de la caméra cachée pour faire une bonne blague ! Je n’ose pas croire que… vous m’ayez kidnappée. Et pourquoi ? Pour une rançon ? Mais, mon vieux, il fallait y aller avec une personne plus connue et plus riche que moi !
– Mettons tout de suite une chose au clair : je n’ai pas besoin d’argent.
– De quoi avez-vous besoin, alors ? D’un psychiatre ? La question ne se pose même pas !
– Bonne nuit, Madame, dit calmement Pascal en se dirigeant vers la porte. Ah ! j’allais oublier. Pascal s’approcha du bureau.
– La seule manière de communiquer avec moi est par cet interphone. Pour que je vous entende je dois me trouver dans ma tour où je travaille, ou dans ma chambre à coucher. Si je ne réponds pas, c’est que je n’y suis pas.
Après avoir indiqué le petit dispositif muni d’un bouton bleu, Pascal se dirigea à nouveau vers la porte d’un pas cérémonieux en laissant tomber une dernière phrase.
« Pour ce qui est de caméras, ne perdez pas votre temps à en chercher, il n’y en a aucune. »
La bouche arrondie, Camilla le regarda quitter la pièce. Puis, se ressaisissant, elle s’élança vers la porte et s’escrima sur la poignée. Évidemment, elle était déjà verrouillée. Elle aperçut une autre porte, près de la fenêtre. Fermée elle aussi. La panique s’empara d’elle. Elle s’assit pour rassembler ses idées et ses souvenirs. Elle pensa à Brigitte Boily. Ce ne pouvait être qu’elle… à moins qu’elle aussi soit victime de ce fou, captive quelque part dans cette prison.
Fatiguée, un peu étourdie, Camilla entreprit de faire le tour de sa « cellule ». Elle fut forcée d’admettre que les conditions de détention étaient, somme toute, raisonnables, voire agréables. La chambre à coucher était magnifique, meublée et décorée avec bon goût. Rien ne manquait dans la salle de bains : savons de luxe, gel et lotions pour le corps, shampoings, huiles de bain. Des serviettes spongieuses, deux superbes robes de chambre, des pantoufles.
La cuisinette, bien que petite, contenait le nécessaire. Elle ouvrit le mini-frigo et trouva des salades préparées, des viandes froides, du lait, du fromage, des fruits et des légumes. Les armoires étaient bien garnies : biscottes, craquelins, gâteaux, biscuits, thé, tisanes, café, sucre, et divers pots de condiments. Elle ouvrit un tiroir et trouva couteaux, cuillères, fourchettes, objets devant lesquels elle resta perplexe. Tous les ustensiles étaient en plastique, de même que les couverts.
Elle retourna à la chambre, ouvrit le double placard et sursauta. Tous ses vêtements s’y trouvaient. Manteaux, jupes, robes, chemisiers, souliers, tous bien rangés. Elle se précipita vers la commode, tira chacun des compartiments. Tous remplis de ses bas, de ses sous-vêtements, de ses foulards et de ses accessoires.
– C’est pas possible, murmura-t-elle. Comment… Prise par un excès de colère, elle descendit l’escalier à toute vitesse et alla tambouriner sur la porte.
– Hé ! Bonhomme Pivert ! Vous paierez cher pour vous être introduit chez moi ! C’est de la violation de domicile !
Le vent qui sifflait entre les branches lui répondit au loin. Elle se précipita sur le bouton de l’interphone qu’elle enfonça rageusement, puis se ravisa. Elle crut plus prudent de ne pas provoquer cet homme évidemment dangereux.
Elle remonta à l’étage, se précipita sur son sac à main et en renversa le contenu sur le lit. Tout y était sauf son téléphone portable. Elle se laissa tomber sur le côté. La tête lui tournait, elle se sentit soudain envahie par une immense fatigue. Elle se glissa sous les couvertures, et s’endormit aussitôt.
Pascal tenta de se calmer en buvant une grande rasade de scotch. Il alluma un cigare, et s’assit dans son plus confortable fauteuil, face à la fenêtre. De sa tour, plongé dans le noir, il observa son invitée, comme on le ferait pour un poisson exotique dans un aquarium. Il avait grandement besoin de ce moment de répit après la course folle en ville où il était allé chercher les effets personnels de Camilla. Il avait eu le temps de revenir et de tout ranger avant qu’elle ne se réveille.
Il savait qu’elle n’allait pas tarder à réaliser qu’il avait un poste d’observation d’où il pouvait la voir au premier étage, soit quand elle se trouvait dans le bureau. Acculé à ce point de non retour, Pascal devait maintenant assumer les conséquences de ses actes. La critique Camilla de Beaumarchais habitait avec lui. De force, peut-être, cependant c’était quand même le cas. Elle était là, tout près, à sa merci.
* * *
– Hé ! Venez ici ! Et tout de suite !
Une voix s’apparentant davantage au cri du geai bleu qu’au son d’un être humain, réveilla brutalement Pascal. Il s’était endormi très tard, dans son fauteuil, après avoir bu quelques verres d’alcool.
– J’arrive, Madame.
Il s’en voulut d’avoir aussi mauvaise mine. Il se précipita vers la salle de bains, aspergea son visage d’eau froide, passa un peigne dans ses cheveux en broussailles et se regarda dans la glace. Il ressemblait à sa photo de passeport. « Qu’est-ce que tu dirais, pauvre maman, si tu savais ce que j’ai fait ? » murmura-t-il à son reflet.
Il chassa cette pensée et se dirigea vers la petite tour. Il savait que s’il restait une minute de plus à soliloquer devant la glace, il libérerait Camilla sur-le-champ, s’exposant à des poursuites judiciaires bien méritées.
Il composa nerveusement la combinaison de la porte donnant accès au corridor qu’il traversa en toute hâte, reprit son souffle, avant de frapper doucement à la porte du bureau de Camilla. Elle ne répondit pas, il introduisit la clé dans la serrure. Il poussa lentement la porte, croyant la trouver armée d’un soulier ou d’une lampe, prête à bondir sur lui comme une hyène. Il l’aperçut, toute menue, fragile, calmement assise à son pupitre.
– Vous… vous avez bien dormi ? lui demanda-t-il de manière aussi désinvolte que s’il se fût agi d’un membre de la famille venu passer la nuit.
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? répondit Camilla, hargneuse.
– Ou vous avez bu du vinaigre, ou encore, mangé du lion, deux aliments que je ne pensais pas avoir apportés ici, ou vous n’avez pas dormi suffisamment, dit Pascal, un sourire en hamac accroché aux commissures des lèvres.
– C’est bientôt fini, la mascarade ? Je veux rentrer chez moi ! Et de quel droit vous êtes-vous introduit dans mon appartement ?
– Je vais tout vous expliquer. Café ?
Les heures de bon sommeil avaient gommé toute trace de léthargie. Les yeux de Camilla avaient retrouvé leur vivacité, et sa voix toute sa tonalité.
– Du café, oui, je veux bien.
– Je monte en préparer. Vous aimez votre chambre ? Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? questionna Pascal en empruntant l’escalier menant à l’étage. Ne vous inquiétez pas, je ne prendrai pas l’habitude d’envahir ainsi votre territoire.
Camilla le regarda monter en se demandant encore si elle n’allait pas se réveiller. Devait-elle avoir peur ? Pour le moment, son hôte ne lui inspirait qu’une vague crainte, or, qui sait s’il ne s’agissait pas d’un psychopathe, d’un détraqué qui avait élaboré un plan diabolique ? À cet instant précis, peu lui importait la réponse à cette question, elle s’élança vers la porte… Celle-ci était verrouillée.
Pascal redescendit avec un plateau garni de café et de croissants.
– Avez-vous faim ? demanda-t-il, le plus aimablement du monde.
– Non… je ne prendrai que du café. Oh ! arrêtez de faire le gentil ! s’emporta Camilla.
– Crème ? sucre ? demanda encore Pascal.
Camilla lui jeta un regard noir.
– Crème.
– On prévoit une journée nuageuse, et une température assez douce, annonça Pascal en tendant la tasse à Camilla. Avez-vous jeté un coup d’œil à l’extérieur ?
– Où sommes-nous ? En terre Adélie ? Ou mieux, c’est l’hôtel Bates, ici ? demanda Camilla, en dirigeant un regard hostile vers la fenêtre.
– Une heure de la ville, tout au plus. Étonnant, non ?
– Vous voulez dire que je suis près de chez moi ?
– Assez près, oui. Cette maison a été bâtie, il y a trois ans à peine, sur un terrain de plusieurs acres de forêt. Splendide, vous ne trouvez pas ?
Pascal s’était levé. Sa tasse de café entre les mains, il contemplait les conifères saupoudrés de la neige tombée pendant la nuit. Camilla se leva à son tour et s’approcha de la fenêtre. Elle cherchait un point de repère, une indication quelconque qui lui permettrait de reconnaître l’endroit précis où elle se trouvait.
– J’adore la nature, la campagne, le calme. J’apprécie la ville, pourtant je me sens beaucoup mieux ici. Plus près de Dieu, on dirait.
Camilla se tourna brusquement vers lui :
– Me diriez-vous ce que Dieu et vous attendez de moi ? Pascal posa sa tasse sur le plateau, puis se dirigea vers une étagère de la bibliothèque. Il prit un livre qu’il tendit à Camilla.
– Le Saule… lut-elle. Voilà donc le livre responsable de…
– Correction : VOUS êtes responsable, pas mon livre. Et moi, encore moins.
– Ce que j’en ai pensé est plutôt vague dans ma tête. Je croirais même que je ne m’en souviens pas du tout, ajouta-telle en retournant le livre pour lire la quatrième de couverture. Vous savez, je rédige de nombreuses chroniques et je fais autant de critiques littéraires, je ne peux pas me rappeler tout ce que je dis ou tout ce que j’écris.
– Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire.
Pascal se dirigea vers le meuble placé en face des fauteuils, ouvrit les deux portes qui cachaient un téléviseur et alluma l’appareil. Puis, il mit en marche le lecteur de disques vidéo. L’animateur de l’émission À nous de juger, apparut sur l’écran, et près de lui, Camilla, deux livres sur les genoux, dont Le Saule. Pascal augmenta le volume et s’assit dans un des fauteuils, de manière à bien observer la jeune femme.
Camilla montra un vif et authentique intérêt. Il était clair qu’elle ne se souvenait pas des commentaires qu’elle avait faits ce jour-là. Sans broncher, elle s’écouta tirer à bout portant sur le livre de l’auteur, devenu maintenant son ravisseur. Quand la critique fut terminée, Pascal arrêta l’enregistrement, et posa calmement la télécommande sur la table à café. Il laissa à Camilla le soin de fractionner le silence.
– Il y a eu pire, finit-elle par dire.
– Je sais.
– Alors ? Que voulez-vous que je fasse ? Que je vous présente des excuses publiques, après plus d’une année ? Vous n’êtes pas le premier à qui une mauvaise critique tombe sur la tête ! S’il fallait que des excuses soient systématiquement faites après coup, on ne s’en sortirait jamais !
– Vous avez raison. À présent, les excuses, même rétroactives, seraient inutiles.
– Alors, quoi ? Pourquoi me séquestrez-vous ?
– Avez-vous la moindre idée de l’impact que vos critiques ont sur les auteurs dont vous avez démoli les œuvres ?
Camilla remarqua que le ton de Pascal Pigeon avait brusquement changé. Il semblait avoir perdu son amabilité, même affectée. L’écrivain n’avait pas réécouté les fameux propos de la critique à l’endroit de son livre depuis longtemps, et voilà qu’en ce faisant, toute la hargne et l’amertume étaient remontées à la surface, avec, en prime, un relent d’agressivité. Camilla, les genoux remontés sous le menton, tenant sa tasse de café entre les deux mains, gardait le silence comme une enfant que l’on gronde. Pascal se leva et, tout en parlant, se mit à arpenter la pièce d’un pas sportif.
– Vous ne savez pas le mal que vous faites en rédigeant le genre de critique que nous venons d’écouter. Et pourquoi ne le savez-vous pas ? Parce que personne ne vous l’a dit. Personne n’a pu. Personne n’a osé. Eh bien, voilà, aujourd’hui, moi, je peux et j’ose. Il est plus que temps que vous réalisiez les conséquences de votre… travail.
La mèche bleue, rebelle, immobilisée sur la tempe droite, Camilla suivait des yeux son étrange interlocuteur. Tous ses sens étaient en alerte devant la singularité de la scène. Elle ne savait toujours pas si elle devait craindre le minable écrivain qui enchaînait les reproches à la mitraillette.
– Je sais ce que vous pensez : cause toujours misérable écrivain à la noix ! Prétentieux comme le sont tant de petits auteurs inconnus ! C’est moi, la grande, l’unique Camilla de Beaumarchais, et Dieu que la particule vous sied bien, Madame, soit dit en passant.
Camilla ne put réprimer un sourire.
– Ce n’est pas la première fois que je l’entends celle-là. Soyez plus original, vous commenciez à m’intéresser.
– J’ai tous les droits ! Je suis une cri-ti-que, dit-il en rompant insolemment le mot en tronçons, et qui dit critique, dit droit de dire ce qui me plaît. Et ce, sur le ton et avec les mots qui me conviennent. Un insulteur professionnel ! Philippe Sollers n’aurait pu mieux définir votre travail.
Camilla songea qu’il valait mieux attendre la tombée du rideau avant de réagir.
« Quel choix de carrière ! continua Pascal. Critiquer le travail des autres ! Ces autres qui passent des semaines, des mois, voire des années à créer une œuvre, mais vous, Madame l’experte, que faites-vous ? Vous vous penchez quelques heures sur le produit fini et, en quelques minutes, vous le détruisez. Comme ça ! Bam ! Chiquenaude sur un château de cartes !
Il s’approcha de Camilla, mit les deux mains sur les bras du fauteuil, la coinçant littéralement dans son siège. Il était si proche de son visage, qu’elle sentit son haleine de café et de tabac humide.
« Chère Madame de Beaumarchais, avez-vous la moindre petite idée d’en quoi consiste l’écriture d’un livre ? Savez-vous ce qu’il en coûte à un homme ou à une femme de traduire, avec des mots justes, ce que son cœur lui dicte ? Répondez à cette question : hormis vos chroniques, critiques et autres commentaires, avez-vous déjà écrit une œuvre véritable ? »
Camilla avait reculé la tête aussi loin qu’elle pouvait, luttant contre une légère nausée.
– Pourriez-vous me laisser un peu… d’espace ? demanda-t-elle d’une petite voix.
Après quelques secondes d’hésitation, Pascal recula et se croisa les bras.
– Ça va, comme ça ?
– Oui.
– Alors ?
– Alors, quoi ?
– Avez-vous déjà produit une œuvre littéraire ?
– Non.
– Jamais ?
– Jamais.
– Vous ne connaissez rien du processus de création ?
– Au sens où vous l’entendez, non… sans doute.
– À part la rédaction de courts textes, que savez-vous vraiment de l’écriture d’une nouvelle, d’un roman, d’un essai ou d’une biographie ?
– Oh ! vous m’énervez, à la fin ! À quoi rime cet interrogatoire ? s’emporta Camilla. Je n’ai pas à répondre à vos questions ! Je ne vous dois rien. Vous avez écrit un livre, j’en ai fait une mauvaise critique, voilà, c’est tout, il n’y a rien à ajouter. Ce n’est pas la fin du monde à ce que je sache ! C’est votre premier livre, donnez-vous le temps. Pour qui vous prenez-vous ? Balzac, Hugo, Zola ?
À cet instant, elle entendit un bruit derrière la porte.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Vous avez prononcé son nom… Zola… c’est mon chien. Voulez-vous faire sa connaissance ?
Pascal pensa opportun de détendre l’atmosphère.
– Mettez-vous par là, ordonna-t-il à Camilla, en lui indiquant la fenêtre.
Il prit la clé dans la poche de sa veste, entrouvrit la porte et laissa entrer Zola dont la queue frétillait de joie.
– Zola, voici notre invitée, Camilla.
– Je n’aime pas les chiens, laissa tomber Camilla, en fuyant l’animal qui s’élançait déjà vers elle pour la renifler.
– Vraiment ? Comment peut-on ne pas aimer ces merveilleuses bêtes ? dit Pascal en rappelant Zola à lui. Il lui caressait la tête alors que le chien gardait les yeux rivés sur celle qui était, pour le moment, une intruse. Il semblait attendre un signe d’amitié qui ne vint pas.
– J’ai été mordue… quand j’étais petite.
– Et vous croyez que tous les chiens sont agressifs ? S’il fallait penser que tous les critiques sont comme vous…
– Nous y revoilà !
– Ce sera tout pour le moment, je vous laisse. On reprendra la discussion un autre jour. Viens Zola !
– Et moi, qu’est-ce que je suis supposée faire ?
– Reposez-vous, vous aurez besoin de beaucoup d’énergie. Vous verrez qu’écrire est plus exigeant qu’on l’imagine.
Pascal referma la porte, laissant la femme perplexe, la tête farcie d’interrogations.