Camilla tourna lentement autour de son bureau avant de se résoudre à s’y asseoir. Des carnets, des cahiers, du papier, des plumes, des crayons à profusion et, comme le reste, tout ce matériel était neuf. Elle alluma l’ordinateur. Évidemment, pas d’accès à Internet. Un document intitulé Mon roman, avait été créé dans le logiciel Word. En cliquant dessus, un écran tout blanc, tout vide, lui apparut. Elle le fixa, l’air courroucé. Puis, elle fit pivoter plusieurs fois le fauteuil de cuir avant de s’arrêter face à la fenêtre. De nombreux nuages se disputaient l’espace aérien.
Elle se leva pour réexaminer les alentours. Elle regarda en direction de la tour de pierres, reliée à la sienne par un corridor. Et c’est là qu’elle vit Pigeon à son poste d’observation. Elle fut tentée de lui faire un doigt d’honneur. Son éducation l’en empêcha. Elle choisit de lui tourner le dos et de monter à l’étage.
Elle constata avec soulagement que la fenêtre de sa chambre était garnie de rideaux. En allant les fermer, elle jeta un nouveau coup d’œil vers la tour de Pascal : il n’était plus là. Elle alluma la lampe Tiffany et s’allongea sur le dos au milieu du lit. Elle fixa le plafond en se demandant combien de temps il faudrait avant que sa famille, ses amis et ses employeurs se mettent à sa recherche. Voilà qui lui ferait un fameux coup de publicité quand la chose s’ébruiterait. Elle imagina les titres : Camilla de Beaumarchais, célèbre critique littéraire, a été enlevée. Les détails ne sont pas encore connus. Il est fort à parier qu’une rançon sera exigée pour sa libération.
Puis, elle se souvint que Pascal lui avait clairement dit qu’il n’avait pas besoin d’argent. Alors elle inventa d’autres manchettes des journaux, et s’endormit avant la troisième hypothèse.
Plus tard, un bruit provenant du bureau perça à travers son sommeil. En deux temps trois mouvements, elle sauta du lit et s’élança dans l’escalier. Personne. Un plateau-repas avait été livré par l’espace pratiqué dans le mur et se trouvait sur la tablette fixe. Elle s’en approcha et souleva la cloche. Un fumet se dégagea de l’assiette qui contenait une généreuse portion de rôti accompagné de légumes et de riz. Du pain frais, du beurre, un morceau de gâteau forêt noire et une note complétaient le plateau. Camilla déplia la feuille de papier bleue et lut : La critique est aisée, et l’art est difficile. Destouches. Bon appétit !
Camilla chiffonna rageusement la note que, sans plus de manière, elle jeta par terre, puis s’empara du plateau. La faim l’empêchait de penser clairement, aussi bien remédier tout de suite à ce problème. Elle s’installa devant la télévision, sachant que l’émission À nous de juger allait bientôt commencer.
Comme elle avait l’habitude de le faire, elle avait enregistré à l’avance sa chronique littéraire. Elle mangea son repas en visionnant l’émission. Elle s’écouta répandre son venin sur les deux plus récents mauvais romans qu’elle avait lus. Voilà qu’aujourd’hui, c’était différent. Elle qui prenait toujours un certain bonheur à écouter ses propos cinglants, – d’ailleurs, ne lui disait-on pas qu’elle critiquait avec douce malice et belle intelligence – le plaisir et la fierté n’y étaient pas.
Un morceau de pain lui resta en travers de la gorge quand elle vit une bande-annonce défiler au bas de l’écran. À noter que suite au départ de Camilla de Beaumarchais, la chronique littéraire sera désormais présentée par Aline Lapierre.
– Quoi !
Elle leva les yeux vers la fenêtre et aperçut Pascal Pigeon, debout dans sa tour, fumant un cigare. Il regardait dans sa direction, un sourire cynique aux lèvres. Une colère inouïe envahit Camilla. Elle se précipita sur le bouton de l’interphone.
– J’ai à vous parler !
* * *
Une heure plus tard, Pascal frappa trois coups discrets à la porte de l’appartement de Camilla.
– Entrez, salaud !
– Où sont passées vos bonnes manières ? Les mâchoires crispées, les bras croisés, Camilla tournait furieusement en rond. Son jeans et son col roulé noir étaient en parfaite harmonie avec sa chevelure aile de corbeau agrémentée d’une mèche bleue. Pascal réalisa bien vite que l’heure n’était pas à la coquetterie. Son invitée fulminait :
– J’exige des explications précises ! Qui êtes-vous ? Pour qui travaillez-vous ? Qui a manigancé mon soi-disant départ de la station ?
– Restons calmes, si vous le voulez bien. Je…
– La ferme ! Répondez à mes questions et ne me dites pas comment me comporter. Vous, ou je ne sais qui, avez eu le culot de me faire remplacer à mon travail. Bravo ! Et quoi d’autre ?
– Ne vous inquiétez pas pour ce qui est de votre travail, vous le retrouverez… à la fin de votre mission. Et je parie que ce boulot que vous aimez tant, vous ne l’accomplirez plus de la même manière.
– Mais de quoi vous vous mêlez ! Comment vous permettez-vous de me faire la leçon ?
– Calmez-vous !
Pascal avait haussé le ton, ce qui eut pour effet d’atténuer l’ardeur de son invitée. Il profita de cette accalmie pour continuer :
« L’heure est venue pour vous de passer du côté de la création. Je veux que vous empruntiez le chemin de l’écrivain qui a écrit le livre que vous tenez entre vos mains, chaque semaine. Je veux que vous preniez conscience du travail, de l’effort et de l’espoir investis dans l’écriture d’un livre. »
– Vous êtes complètement fou ! Je ne sais pas comment vous avez fait pour ce qui est de mon travail. Vous verrez, ce ne sera pas très long avant que mon entourage lance un avis de recherche.
– Personne n’aurait raison de le faire, puisque chacun d’eux a reçu soit un courrier électronique, soit une lettre, soit une note expliquant le but de l’année sabbatique : écrire votre propre roman.
Un silence tomba aux pieds de ces mots.
Camilla se plaça devant Pascal, les yeux bleus d’eau glacée figés par l’incompréhension et l’étonnement :
– C’est absolument… absolument kafkaïen !
– J’apprécie la référence, toutefois, je vous rassure, ce n’est pas aussi bizarre que ça en a l’air. Je vous explique, continua-t-il, imperturbable. Vous êtes ici en retraite fermée pour explorer et expérimenter le métier d’écrivain. Vous avez plus ou moins une année, cela dépendra de vous, pour écrire un livre et le faire publier. Vous avez tout ce qu’il vous faut pour réaliser ce projet : un ordinateur, une imprimante, des dictionnaires et, l’élément le plus précieux et essentiel entre tous, le temps. Pour vous distraire ou pour changer un peu du travail, vous aurez la télévision, la radio, la musique, la lecture. Comme vous avez pu le constater, j’ai aussi pensé à votre forme physique. C’est pourquoi j’ai placé un appareil à tapis roulant dans votre chambre.
Ahurie, Camilla n’en croyait pas ses oreilles. Pascal marqua une pause, et continua :
– Vous serez seule juge de votre emploi du temps, pourvu que votre manuscrit soit expédié chez l’éditeur au courant de l’année. Par la suite, il faudra attendre une réponse, étape cruciale s’il en est, du processus de matérialisation d’une œuvre littéraire.
Prise par un étourdissement, Camilla se laissa tomber sur le canapé.
– Vous ne manquerez de rien, poursuivit Pascal. Personnellement, je ne suis pas un cordon-bleu, par contre j’ai un cuisinier qui se chargera de nous mitonner de bons plats. Je vous apporterai plusieurs repas, mais vous devrez aussi vous débrouiller. Vous aurez toujours des vivres dans votre cuisine et je répondrai à toutes demandes raisonnables. Vous verrez, je suis du bois dont on fait les flûtes.
Pascal s’arrêta.
– Bra- vo ! fit Camilla, en frappant lentement ses mains l’une contre l’autre, mimant un applaudissement des plus sarcastiques. Vous avez fini ?
– Une dernière chose. La petite porte que vous voyez là donne accès au jardin… en bas. J’imagine que vous avez déjà vérifié… je la déverrouillerai aujourd’hui même. Il suffit d’emprunter l’escalier, un peu étroit, il est vrai, pour descendre prendre l’air. Le printemps venu, vous apprécierez sûrement les diverses commodités que j’y ai installées : un banc, des chaises, et une table.
– Écoutez-moi bien, Monsieur L’Oiseau-Machin, je n’ai pas l’intention de m’éterniser dans votre fichu château ! grinça Camilla.
– Je vous préviens, Madame de Beaumarchais, vous aurez intérêt à démontrer de la bonne volonté si vous voulez vous en sortir indemne.
– Une menace ?
– Un conseil.
– Donc, je résume : vous me séquestrez pendant une année. Je serai logée, nourrie et blanchie pour que j’écrive un roman. Quand j’aurai terminé, je retournerai à ma vie, comme si rien ne s’était passé, c’est bien ça ?
– C’est juste.
– Il ne vous vient pas à l’esprit qu’en sortant d’ici j’irai droit à la police pour porter des accusations contre vous ?
– Oui, j’y ai pensé.
– Et alors ?
– Alors, on verra. Bonne fin de journée, dit Pascal en se levant. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à communiquer avec moi par l’interphone.
Il sortit et ferma la porte derrière lui. L’esprit en ébullition, Camilla resta plantée au milieu de la pièce.
* * *
Quelques heures plus tard, Pascal apporta le plateau-repas qu’il glissa dans la tour silencieuse de Camilla. Il retourna à son poste d’observation d’où il la vit déposer le plateau sur le bureau, soulever la cloche, prendre quelques aliments, puis monter calmement à sa chambre. Voilà qui était d’assez bon augure. Était-ce la capitulation, la résignation ou une précoce adaptation ?
Dans un état d’esprit renouvelé, Pascal alluma son ordinateur et commença à écrire. Pour la première fois depuis la télédiffusion de la critique de son livre par Camilla, il put rédiger deux chapitres valables. Enfin satisfait, il ferma les yeux en tirant une bouffée du meilleur cigare qu’il put trouver dans sa collection. À ce moment, le téléphone sonna. C’était Axelle.
– Papa, comment vas-tu ? Tu ne donnes pas souvent de tes nouvelles.
– Ça va très bien, ma chère, mieux que jamais même.
– Ah bon ! Ça fait plaisir à entendre. Et puis-je savoir ce qui fait ton bonheur ?
– Un deuxième roman.
– Super ! Je suis vraiment contente pour toi. Je sais combien l’écriture est importante dans ta vie. Alors j’imagine que tu resteras en hibernation pendant quelque temps.
– J’en ai bien peur, oui. C’est une œuvre majeure que j’espère réaliser.
– Compris, je ne te dérangerai pas. As-tu parlé avec maman, récemment ?
– Je lui ai parlé avant le Nouvel An, pourquoi ?
– Juste pour savoir. Tu sais qu’elle et Paul, c’est sérieux ?
– Aux dernières nouvelles, ils étaient bons amis.
– Leur relation a rapidement évolué.
– Ils vont se marier, c’est ça ?
– Peut-être…
– Tant mieux. J’espère que ta mère sera heureuse... le temps que ça durera.
– Tu ne penses pas que c’est du solide, elle et Paul ?
– Ma théorie sur l’amour serait trop longue à expliquer, alors je me contenterai de dire que si la relation entre ta mère et cet homme s’avère durable, tant mieux.
– C’est la première fois que tu en parles avec un tel détachement.
– Il était temps, tu ne penses pas ? Ta mère et moi, on est séparés depuis plusieurs mois déjà, le divorce n’est plus qu’une question de paperasse, alors c’est normal que chacun de nous prenne sa destinée en mains.
– Tu as raison, mais je croyais que c’était toujours plus facile de tenir ce genre de discours quand on a quelqu’un de nouveau dans sa vie… Est-ce le cas ?
– Non, ma fille, répondit Pascal en riant. Il n’y a personne dans ma vie, du moins pas au sens où tu l’entends.
Axelle n’insista pas et laissa son père à la rédaction du troisième chapitre de son œuvre.
Le temps avait filé sans que Pascal ne s’en rende vraiment compte. Il était presque minuit. Il tourna la tête pour voir ce qui se passait dans la tour de son invitée. Seule la lumière dansante du téléviseur éclairait la partie salon du premier étage. Son hôte était recroquevillée sur le canapé, un verre à la main. Il quitta sa tour pour aller se coucher, en pensant à cette première véritable journée avec Camilla de Beaumarchais, journée qui s’était, somme toute, assez bien déroulée. Sans penser plus loin, il se coucha heureux de s’en tirer aussi bien.
* * *
– Pigeon ! Hé ! Pigeon !
Pascal se réveilla en sursaut en entendant hurler son nom à l’interphone. Au ton antipathique, il comprit qu’il avait trop vite conclu à une adaptation pacifique. Il enfila un pantalon, prit la première chemise qu’il aperçut, et s’élança vers les quartiers de la propriétaire de cette voix.
– Madame ? dit-il simplement, devant la porte fermée.
– C’est pas trop tôt ! Je vous ordonne d’ouvrir cette porte et de me laisser sortir immédiatement !
– J’ouvrirai quand vous serez calmée.
– Je n’ai pas l’intention de me calmer, alors aussi bien ouvrir tout de suite, sinon je casse tout en mille morceaux.
– C’est vous qui en souffrirez, car je ne remplacerai rien de ce que vous aurez brisé intentionnellement. Vous vivrez donc une année dans l’appartement tel que vous l’entretiendrez. C’est votre choix.
– Vous osez parler de choix ! Comme si j’avais choisi de m’enterrer dans votre fichu château de faux riche ! Ouvrez cette porte, merde ! Je déteste parler à un mur !
– Vous avez besoin de temps pour retrouver une certaine… sérénité, alors je préfère ne pas ouvrir maintenant. Je pense que vous avez ce qu’il vous faut pour prendre un bon petit déjeuner, ce que je vous conseille de faire. C’est encore la meilleure façon de bien commencer la journée… et la semaine.
Pascal marqua une pause, colla l’oreille contre la porte. Silence radio.
– Vous avez vu le soleil ? poursuivit-il. Une vraie merveille sur la neige vierge. Faites du café et pensez à ce que vous allez écrire. C’est aujourd’hui que le processus de création prend son envol. Je dois aller en ville, je reviendrai dans quelques heures. À mon retour, on discutera calmement, ça vous va ?
Un bruit sourd fit sursauter Pascal. En guise de réponse, un objet avait violemment été projeté contre la porte.
– À plus tard ! lança-t-il, guilleret.
Pascal se rendit au centre-ville pour visiter trois espaces à bureaux en location. L’un d’eux, situé au dixième étage d’un immeuble moderne, était parfait pour le projet de son futur locataire. Spacieux, ce local comprenait cinq aires de travail fermées, dotées d’immenses fenêtres, et un élégant comptoir de réception. Pascal imagina le coup d’œil à l’ouverture des portes d’ascenseurs.
Il revint chez lui, contrat de location en poche et cent projets en tête. Il était dans un tel état d’euphorie, que même la gravité de son geste ne l’atteignait plus.
Après avoir avalé une bouchée et déposé les documents dans son bureau, il se rendit chez son invitée. Il frappa doucement à la porte. Il entendit un faible « entrez ». Il ouvrit et trouva Camilla assise dans un fauteuil, en train de lire Le Saule.
– Je… j’espère que je ne vous dérange pas.
Camilla referma le livre et garda le silence.
– Avez-vous faim ? demanda Pascal. Il est presque treize heures…
– J’ai déjà mangé, ça va, merci.
– Bon, dans ce cas…
– Ne vous tracassez pas avec les repas, je mange très peu.
– C’est ce qui explique votre tour de taille…
Le regard aussi froid que lourd de Camilla s’écrasa sur Pascal. Les lèvres serrées, elle ne dit rien, le laissant se dépêtrer de l’incongruité de la situation.
– Vous avez commencé, ou devrais-je dire, recommencé la lecture de mon livre ?
– Oui.
– Dois-je espérer qu’une seconde lecture changera l’opinion que vous en avez eue ? Bah ! peu importe, le mal est fait…
– Je dois vous avouer quelque chose, dit Camilla, d’un ton monocorde.
– Je vous écoute.
– La semaine précédant l’enregistrement de l’émission, mon père avait été hospitalisé pour une pneumonie. J’avais passé beaucoup de temps auprès de lui, ce qui m’en avait laissé très peu pour mes lectures.
Devant le regard interrogateur de Pascal, elle poursuivit :
« Alors, pour votre livre, j’ai dû… disons, lire en diagonale… ou en accéléré, si vous voyez ce que je veux dire. »
– En fait, vous n’avez pas vraiment lu le livre dont vous avez pourtant fait une critique.
– C’est un peu ça. Vous savez, c’est le genre de choses qui arrivent dans ce métier. La vie comporte ses contraintes pour tout le monde. Le jour de l’enregistrement de ma chronique, je me suis retrouvée coincée, je n’avais pas le choix. J’avais lu trois chapitres en entier et pour le reste…
– Et pour le reste ?
– J’ai lu des paragraphes ici et là, juste ce qu’il fallait pour suivre le déroulement.
– Ça vous arrive souvent de critiquer des œuvres que vous n’avez pas lues en entier ?
– Rarement, je vous jure. Je suis désolée que ça soit tombé sur votre livre.
– Rassurez-moi, dit Pascal, ces critiques dévastatrices qui vous ont rendue célèbre n’ont pas toutes été bâclées de cette manière ?
– Non, pas du tout. Je dis vraiment ce que je pense et, presque toujours, je lis chaque mot du bouquin dont je fais la recension.
– Vous souvenez-vous de la critique que vous avez faite de Cap vers ailleurs, le dernier livre de Marcel Aude ?
– Oui... il s’agissait d’un récit… l’enfance malheureuse d’un garçon, victime d’abus dans un pensionnat.
– C’est bien ça. Un livre magnifique, une histoire poignante, qui ne pouvait qu’être libératrice, et pour son auteur, et pour ses lecteurs qui ont vécu la même chose. Et pourtant, Camilla, ce livre, vous l’avez assassiné de sang-froid.
– Grand Dieu ! ne dramatisons pas ! Vous parlez comme si j’avais tué quelqu’un.
– Surprise ? Peu de temps après la télédiffusion de votre critique, l’auteur s’est suicidé.
– Et vous m’imputez sa mort ? Vous m’accordez plus de pouvoir que j’en ai dans la réalité ! Il faut être bien faible pour désirer mourir plutôt que d’accepter une mauvaise critique.
– Mais si cette critique arrivait au pire moment ? Si cette critique représentait l’ultime goutte qui fait déborder le vase ? On ne connaît pas la force de chacun, on ne sait pas à quel endroit précis il se trouve dans sa vie au moment où la pique atteint sa cible. Peut-être est-ce à un moment où il se sent vulnérable, fragile.
– Comme s’il fallait se renseigner sur l’état d’âme de chacun avant de faire des commentaires sur son œuvre ! Ce que vous dites est insensé. Je n’ai rien à voir avec la disparition de ce monsieur… qui déjà ?
– Aude, Marcel Aude. J’ai rencontré sa veuve, ainsi que d’autres auteurs dont vous avez critiqué les livres, je sais de quoi je parle. J’ai mené ma petite enquête avant de mettre mon projet à exécution.
Médusée, Camilla renversa la tête :
– Je n’arrive pas à le croire ! À vous entendre, je suis un monstre de la pire espèce ! Vous m’apprenez même que mon travail a eu pour résultat qu’un individu s’est enlevé la vie. Ce n’est pas rien !
– Il était urgent que vous sachiez ces choses.
– Vous auriez pu solliciter une entrevue, on aurait pu aller discuter au restaurant ou prendre un verre. Pourquoi élaborer un plan compliqué, coûteux et criminel pour me dire ça ?
– Vous l’apprendre était nettement insuffisant. Il fallait vous le faire comprendre.
* * *
Il y avait longtemps que Pascal avait aussi bien dormi. Ce matin-là, il se leva en excellente forme et de très bonne humeur. La veille, il avait complété trois chapitres et il en était très fier. À n’en plus douter, la motivation était revenue en force. Frais et dispos, il déposa sa tasse de café près de l’ordinateur et entreprit de relire ce qu’il avait écrit. Quelques minutes plus tard, Camilla l’appela à l’interphone.
– Bonjour… Comment allez-vous ?
– Bonjour Madame de Beaumarchais. Je vais bien… et vous ?
– Ça vous dirait de laisser Madame de Beaumarchais au vestiaire et de m’appeler simplement Camilla ?
Pascal fut surpris. Et par le propos, court mais poli, et par le ton, bref mais doux. Il resta méfiant. Il était à prévoir que son invitée userait de mille ruses pour se glisser en dehors de ses murs. Et le poste de police serait certainement sa première destination.
– Je suis tout à fait d’accord, dit Pascal. D’ailleurs à la manière dont vous esquintez mon patronyme, je préfère que nous nous en tenions aux prénoms.
– Pouvez-vous venir ?
– Bien sûr, j’arrive dans une minute.
Vêtue d’un chemisier blanc et d’un pantalon noir, Camilla était assise à son bureau, comme si elle attendait le prochain candidat postulant un emploi. Légèrement maquillée, les cheveux disciplinés par un chignon, Pascal la trouva très attirante. Il repoussa aussitôt cette pensée. Il s’assit dans un fauteuil, face à la critique qui le regardait d’un œil professionnel.
– J’ai fait la lecture, complète et attentive cette fois, de votre livre, et je voulais vous en parler.
Le regard neutre de Pascal l’incita à continuer :
« Vous avez raison, j’ai eu tort de parler ainsi de ce roman qui, somme toute, est plutôt bien. La lecture sommaire que j’en avais faite ne rendait pas justice au style et à la densité de la trame. Je tiens à m’en excuser. Voilà. »
Comme si l’affaire était conclue, Camilla attendit un sourire de son ravisseur, peut-être une accolade accompagnée d’excuses pour l’avoir kidnappée. La veille, avant de s’endormir, elle l’avait imaginé implorant son pardon et la priant à genoux de ne pas le dénoncer aux autorités. Mais pour le moment, Pascal demeurait muet, résolument invariable.
– Vous ne dites rien ? s’indigna-t-elle. C’est la première fois de ma carrière que je demande pardon à un auteur.
– Que dois-je dire ? Merci ?
– Entre autres… Arrêtez cette ridicule aventure, laissez-moi partir. Je promets de n’en parler à personne.
Pascal laissa son regard s’échapper par la fenêtre. Le ciel bleu de cette fin de février annonçait une journée froide malgré la présence du soleil. Il respira à fond. C’était donc ça la sensation de plein pouvoir.
– Non, laissa-t-il simplement tomber.
– Non ?
– Non, je ne vous laisse pas partir. Vos excuses ne servent pas plus à vous qu’à moi.
– Et si je les faisais publiquement, ces excuses… plaida-t-elle. La semaine prochaine, j’enregistre mes chroniques et je consacre l’une d’elles uniquement à votre livre. Je n’en dirai que du bien. Ça irait ?
– Vous n’avez vraiment rien compris. Il n’y a pas de négociation possible. Vous croyez que je me suis donné tout ce mal pour recevoir de minables excuses et quelques bons mots au sujet de mon livre ? Pensez-vous que cela ressuscitera Marcel Aude et que tous les auteurs que vous avez décapités auront la tête à se remettre à l’écriture ?
– Mais que voulez-vous de plus ?
– Je vous l’ai déjà dit. Je veux que vous vous glissiez dans la peau de l’écrivain. Je veux vous voir passer des heures devant votre ordinateur, ou penchée sur vos feuilles de papier, selon la méthode que vous choisirez. Je veux que vous expérimentiez chaque étape de la création d’un roman. D’ailleurs, le plus tôt vous vous y mettrez, le plus tôt vous serez libérée.
D’aimable, le visage de Camilla devint mauvais. Le calme et la douceur qu’elle avait démontrés, avaient fait place à l’énervement et à l’agressivité.
– Il n’y a donc que ça qui vous satisfera ? Eh bien, vous l’aurez votre roman ! dit-elle en allumant rageusement l’ordinateur. Soyons clairs : lorsque j’aurai terminé, vous me ficherez la paix et je rentrerai chez moi.
– Hmmm, oui… encore faut-il que votre manuscrit soit accepté par un éditeur… Tous les manuscrits ne le sont pas. Il faut parfois plusieurs tentatives avant que…
– Allez au diable ! glapit Camilla en tirant le clavier vers elle. Elle sera acceptée ma petite histoire, vous verrez ! Surtout quand on en connaîtra l’auteur !
Ses yeux se fichèrent sur l’écran, ses doigts, tels ceux d’un pianiste s’apprêtant à jouer une sonate compliquée, restèrent en suspens au-dessus du clavier. La mèche bleue, soudain immobilisée, ajoutait une note délinquante à ce tableau que Pascal trouva exquis.
Une fois seule, Camilla prit sa tête entre ses mains, ferma les yeux et pensa. Elle n’arrivait pas encore vraiment à croire ce qui lui arrivait. Au petit matin, elle avait vérifié toutes les issues de sa prison pour constater qu’il lui serait impossible de s’enfuir. Feindre l’écriture d’un roman, était-ce là sa seule porte de sortie ? N’avait-elle pas d’autres recours ? Prétendre être malade ? Et la carte de la séduction ? Était-il trop tôt pour la jouer ? Sans doute. Autant être patiente, et bien faire cette fois.
Elle releva la tête et aperçut le curseur qui clignotait, impertinent de patience. Elle tapa rageusement un mot, repoussa le clavier et monta à sa chambre. Elle fit du café, s’en servit une tasse et alluma la télévision. Installée dans le fauteuil berçant, les jambes repliées, elle regarda un vieux western.
Pendant ce temps, Pascal écrivait allègrement. Fortement inspiré par la scène qui venait de se dérouler, les mots se bousculaient dans sa tête avant de prendre leur rang sur l’écran. Il s’arrêta pour téléphoner à deux anciens collègues, Julie et Alexandre, qu’il invita à dîner, pour le lendemain.
À midi, il alla à la cuisine où il rencontra Antoine qui s’apprêtait à partir.
– J’ai fini de préparer les repas pour la semaine, dit-il, un sourire satisfait aux lèvres. Je sens que vous allez vous régaler, vous et… je ne sais pas qui est l’heureuse élue…
– Je vous ai demandé des doubles portions, ce qui pourrait bien vouloir dire qu’à présent je mangerai pour deux, dit Pascal.
– C’est vrai qu’au cours de la dernière année, vous avez beaucoup maigri…
– Vous venez une fois par semaine, vous préparez les repas à l’avance, cet arrangement vous convient-il ?
– Oui, même s’il est dommage que certains plats soient congelés…
– Ne vous tracassez pas, Antoine, votre réputation n’est aucunement entachée par la congélation.
– Merci, Monsieur Pigeon. Alors, j’y vais, et n’hésitez pas à me demander si vous avez besoin de mes services pour une occasion spéciale ! dit Antoine, en ponctuant sa phrase d’un clin d’œil.
Une fois le cuisinier parti, Pascal prépara le plateau-repas de Camilla sur lequel il plaça la note suivante : Un critique est quelqu’un qui connaît le chemin, mais qui ne sait pas conduire. Kenneth Tynan. Il emprunta le corridor pour se rendre à la tour de Camilla, déposa le plateau et un journal sur la tablette, ouvrit la trappe et fit traverser le tout de l’autre côté.
Dans l’après-midi, Pascal revint chez Camilla pour reprendre le plateau. À l’endos de la note qu’il avait laissée il trouva ces mots griffonnés : « On préfère un compliment menteur à une critique sincère. » J’ai oublié le nom de celui qui a dit ça, mais ce pourrait très bien être moi ! Camilla.
Un sourire aux lèvres, Pascal jeta un œil à l’intérieur. Aucun bruit, elle n’était pas dans le bureau. Il referma doucement la trappe. Pour aujourd’hui, il n’en espérait pas tant.
En fin d’après-midi, après avoir dormi, Camilla eut la subite envie de fuir cet endroit le plus rapidement possible. L’absurdité de la situation lui apparut criante de réalité. Mais qu’attendait-on pour signaler sa disparition ? Pascal avait-il vraiment vu à ce que personne ne la recherche ? En tout cas, en ce moment, elle n’envisageait plus les stratégies compliquées et tordues qui prenaient du temps. Une fuite urgente, rapide et réussie s’imposait. Elle examina attentivement la porte d’entrée. Du chêne massif et une serrure à l’épreuve de tous les objets qu’elle y inséra.
Autant passer par l’autre porte, plus petite, qui menait au jardin. Pascal l’avait-il déverrouillée tel que promis ? Elle tourna la poignée, la porte s’ouvrit. Un incroyable bien-être l’envahit. La liberté ! En même temps, elle fut surprise par un vent glacial. Elle mit un pied sur le petit balcon et regarda en bas. L’escalier était couvert de neige, mais pas assez pour l’empêcher de descendre. Elle courut à sa chambre, mit ses bottes et son manteau, fébrile, comme s’il se fut agi d’une question de vie ou de mort. Avec précaution, elle posa chaque pied sur les marches tout en dégageant un peu de la neige qui les recouvrait. Poussée par l’adrénaline, elle franchit les quatorze petites étapes qui la séparaient du sol.
Elle ressentit une joie immense quand elle s’avança dans l’épaisse couche de neige qui, déjà, emplissait ses bottes basses. Le froid aux pieds ne fit qu’ajouter à l’excitation. Elle respira un grand coup, regarda autour d’elle et vit un banc recouvert de neige, placé sous un jeune bouleau. Puis elle constata qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une enceinte de pierres haute d’environ quatre mètres. La seule issue se trouvait d’un côté, une ouverture étroite munie d’une porte qui, elle allait le constater, ne s’ouvrait pas de l’intérieur.
Elle réfléchit. Peut-être était-elle prisonnière, mais cette fois, elle était dehors, et dehors, le son voyage.
– Hé ! À l’aide ! Venez ! Je suis ici ! C’est moi, Camilla de Beaumarchais ! À l’aide !
Sa voix se répercuta sur les murs qui l’encerclaient. Un silence blanc semblait suspendu au-dessus de sa tête. Découragée, elle se laissa tomber à genoux dans la neige et pleura. Un corbeau passa en croassant, puis :
– Camilla ?
Pendant deux secondes, la pauvre fille crut que quelqu’un l’avait entendue et qu’il était là pour la délivrer. Elle releva la tête et aperçut Pascal, penché vers elle, le regard bienveillant et navré.
– Vous n’êtes pas raisonnable. Allons, venez ! Vous allez prendre froid.
Que Camilla ait besoin de soins médicaux, voilà bien la pire inquiétude qui hantait Pascal. Il la releva doucement et la conduisit vers l’escalier en la soutenant. Elle se laissa faire jusqu’à ce qu’ils atteignent la dernière marche. Elle avait eu le temps de penser à une stratégie. Une fois l’escalier gravi, projeter Pascal en bas, et, s’il n’avait pas fermé la porte à clé quand il était entré dans sa tour, prendre la fuite. Les oreilles bourdonnantes, le cœur battant à cent à l’heure, elle mit son plan à exécution.
Juste au moment où ils s’apprêtaient à entrer dans la tour, Camilla, avec la vivacité du cobra, s’écarta de Pascal et le poussa violemment. Ce dernier perdit pied et dégringola les marches. Elle se précipita dans le bureau, se rua vers la porte… restée ouverte. Dieu était avec elle, pas de doute. Mais voilà, elle ne savait pas que la porte de sa tour s’ouvrait sur un corridor fermé d’une autre porte munie d’un dispositif à combinaison. Elle hurla de rage quand elle réalisa qu’elle était coincée comme une souris au fond d’un labyrinthe.
– Ce n’est pas bien, Camilla, vraiment pas bien, dit Pascal en arrivant derrière elle à grands pas de chasseur.
La sollicitude qu’il avait manifestée quelques minutes plus tôt avait fait place à une ironie grinçante qui n’inspira rien de bon à Camilla. Amoché par sa chute, Pascal se tenait de guingois, une main posée au bas du dos.
– Revenez dans votre appartement ! Ne m’obligez pas à vous y forcer ! ordonna-t-il.
À contrecœur, Camilla retourna dans sa tour. Rouge comme un piment, elle resta debout au milieu de la pièce.
– J’ai le goût de vous infliger une petite punition, dit Pascal, d’un ton sadique. Elle frissonna et posa sur lui un regard de brebis apeurée.
– Vous n’aurez pas de souper ce soir, déclara-t-il, glacial. Débrouillez-vous !
Il sortit en laissant Camilla, sinon contente, du moins soulagée de ne recevoir que ce châtiment, somme toute, puéril.
* * *
Ce soir-là, Pascal dormit très mal. La tentative de fuite de son otage n’avait rien d’étonnant, et pourtant, il ne s’y était pas préparé. Cette confrontation l’avait perturbé au point où il se demandait, une fois de plus, s’il n’était pas devenu fou. Peut-être avait-il sombré, sans s’en rendre compte, dans le monde étrange du psychopathe. N’importe qui à la place de Camilla le penserait. Avec raison.
Le lendemain, il se leva très tôt pour préparer le petit déjeuner et satisfaire un urgent besoin de caféine. Il grilla deux grosses tranches de pain paysan qu’il beurra et garnit de confiture de bleuets, sa préférée. Il apporta le plateau à son bureau et alluma l’ordinateur. À sa grande surprise, il vit de la lumière dans la tour de Camilla. La chambre était éclairée ainsi que le bureau. Il aperçut la frêle silhouette assise devant son ordinateur. Elle ne semblait pas écrire, mais fixer l’écran, la tête appuyée sur le dossier.
Il hésita avant de la joindre par l’interphone :
– Camilla…
Il la vit se retourner et regarder en sa direction. Elle ne répondit pas.
– Camilla, je… avez-vous bien dormi ?
Sa question resta sans réponse.
– Moi non plus, dit-il. Est-ce que je peux… Il faudrait que nous parlions.
Elle fit pivoter la chaise et continua à fixer son écran d’ordinateur.
– Tant pis ! dit Pascal. À votre guise !
Et il planta ses dents dans l’épaisse tartine.
* * *
– Salut Pascal ! Comment vas-tu ?
La neige qui avait commencé à tomber en matinée avait retardé Pascal d’une quinzaine de minutes. Quand il arriva au restaurant, Julie et Alexandre étaient déjà arrivés.
– Je suis désolé pour le retard. J’aurais dû partir plus tôt, avec cette neige.
– Pas de problèmes ! On dîne avec toi, ce n’est pas le patron qui rouspètera. D’ailleurs, il nous a demandé de te transmettre ses meilleures salutations.
Aussitôt l’apéritif servi, Julie ne put retenir plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres :
– Alors ? Quel est ce projet dont tu veux nous parler ?
Julie, trente-sept ans, mariée, traductrice depuis une dizaine d’années, incarne la femme dynamique moderne. Vive, intelligente et cultivée, Pascal vit en elle la collègue parfaite pour fonder sa maison d’édition.
Quant à Alexandre, il le connaissait depuis les premiers jours où il avait commencé à travailler au Bureau de traduction. Du même âge et de même origine modeste, les deux hommes étaient vite devenus amis.
– Je songe à fonder une maison d’édition.
Julie et Alexandre ne semblèrent pas particulièrement surpris. Avec l’argent que Pascal possédait, il pouvait se permettre pas mal de choses. Le voir ouvrir une discothèque, une école de parachutisme ou un centre de conditionnement physique aurait pu être étonnant, mais une maison d’édition, non. Cela cadrait avec la nouvelle vie et les aspirations de leur ami.
– Félicitations ! dit Alexandre.
– En ville ou chez toi ? demanda Julie.
– J’ai déjà loué le local, à deux coins de rue d’ici, annonça Pascal.
– C’est du sérieux ! s’exclama Alexandre. Quand penses-tu inaugurer cette maison d’édition ?
– Je veux d’abord discuter de votre intérêt et de votre disponibilité. Toi, Alexandre, tu pourras travailler à temps partiel, les soirs, les fins de semaine, à ta guise, jusqu’à ta retraite. Ensuite, si tout va bien et que ça te plaît, tu pourras travailler à temps complet. Tu seras mon adjoint.
Alexandre hochait la tête, songeant combien ce projet tombait à point. Il avait besoin de changement dans sa vie devenue trop routinière. La retraite imminente lui faisait un peu peur, il accueillait cette opportunité avec enthousiasme.
– Je peux aussi réduire mes heures de travail, dit Julie. Ainsi, j’aurais une journée libre pendant la semaine et je travaillerai avec toi.
– Le départ sera lent, c’est certain, dit Pascal. Je dois faire connaître la maison, attirer les auteurs… J’ai beaucoup à apprendre à ce sujet.
– Comment appelleras-tu ta maison ? Les Éditions Pigeon ? demanda Julie, excitée.
– Je ne sais pas encore. Avez-vous des suggestions ?
Le temps passa vite à discuter du projet de Pascal et de la vie des trois amis. Au moment de se quitter, Julie demanda à Pascal :
– Camilla de Beaumarchais… tu vois de qui je parle ? Sais-tu qu’elle a quitté son travail de critique pour écrire un roman ?
Pascal sentit une vive angoisse l’étreindre :
– Oui… j’ai appris cela, dit-il en rougissant.
Alexandre jeta un regard de reproche à Julie qui regretta d’avoir parlé de Camilla. L’embarras évident de Pascal était la preuve qu’il n’avait toujours pas accepté l’humiliation infligée par la critique.
– Bon, on doit filer au bureau ! dit Alexandre en serrant la main de son futur partenaire. On attend de tes nouvelles.
– Ça ne tardera pas !
Après le départ de ses amis, Pascal commanda un autre café qu’il but lentement, l’air songeur.
Son cœur manqua un tour quand Pascal croisa la voiture de Béatrice sur la petite route qui menait exclusivement chez lui. Son ex-femme avait toujours les clés de la maison, elle pouvait aller et venir à sa guise, sauf, bien sûr, dans la nouvelle tour. Puis, il se rassura en pensant que les portes de sa chambre et de sa tour étaient maintenant fermées à clé. Personne d’autre que lui ne pouvait y entrer, pas même Rachelle, la femme de ménage, ni même Axelle.
Il freina et fit signe à Béatrice de s’arrêter. Elle recula et vint se placer vis-à-vis de la voiture de Pascal.
– Y a longtemps que t’es là ? Tu voulais me voir ? Pourquoi tu n’as pas téléphoné ? interrogea Pascal, visiblement nerveux.
– Bonjour à toi aussi ! Tu es tout pâle ! On dirait un vampire à jeun ! rit Béatrice. As-tu quelque chose, ou quelqu’un, à me cacher ?
– Je suis pressé.
– J’ai deviné. En fait, j’ai tenté ma chance, j’espérais que tu sois chez toi. J’ai réalisé que je n’avais pas les clés avec moi, alors j’ai attendu pendant une dizaine de minutes, devant la maison. As-tu congédié tout le monde ? J’ai sonné, il n’y avait personne.
Soulagé, Pascal coupa court :
– S’il n’y a rien d’urgent, je te téléphone plus tard et on se donne rendez-vous, en ville, la semaine prochaine, ça va ?
– Très bien. Il n’y a rien d’urgent, je voulais juste te parler un peu de notre fille. J’aimerais organiser une petite fête pour sa graduation et je pensais…
– Je suis d’accord. Je t’appellerai demain !
Le dernier mot fut étouffé derrière la vitre de la voiture qu’il venait de fermer. Pascal partit en trombe en pensant combien il avait été idiot de ne pas changer les serrures de sa résidence. Aussitôt rentré chez lui, il téléphona au serrurier et fixa un rendez-vous pour le lendemain.
Au moment où il entra, l’horloge grand-père sonna cinq coups. Zola accueillit son maître avec l’enthousiasme habituel. Pascal se précipita à la cuisine, et lui servit son repas. Puis, il prépara le plateau de Camilla sur lequel il plaça la note : « Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être bon auteur. Le talent peut seul agrandir l’horizon du goût. » F. Villemain
Pascal revint chercher le plateau de Camilla vers vingt et une heures. Il allait repartir, hésita, puis se décida à frapper à la porte. Elle l’invita aussitôt à entrer. Enveloppée dans sa robe de chambre blanche, elle sirotait un verre d’alcool. Pascal avait pris soin de remplir le bar des meilleures bouteilles : rhum, scotch, whisky, vodka, brandy. Le son de la télévision était coupé, seule l’image défilait sur l’écran. Il fut ravi de voir Camilla aussi calme.
– Vous… vous allez bien ? demanda-t-il.
Elle continua à fixer l’écran muet avant de répondre, laconique :
– Ça va.
– Demain, je vous apporterai quelques provisions. Du pain frais et du fromage. Est-ce que vous aimeriez quelque chose en particulier ?
– Partir.
– Je regrette de ne pouvoir accéder à votre demande dans l’immédiat, mais dès que vous aurez rempli les exigences…
– Oh ! arrêtez de parler comme un livre du dix-huitième siècle ! dit Camilla, en se levant.
Elle avait la voix éraillée et le pas incertain. Pascal comprit qu’elle n’en était pas à son premier verre.
– Pourquoi n’essayez-vous pas ? demanda-t-il, d’un ton doux.
– Essayer quoi ?
Pascal s’approcha de l’ordinateur et fit paraître l’écran mis en veille. Il vit le mot en lettres majuscules que Camilla avait tapé : MINABLE.
– Essayez de vous mettre à la place d’un écrivain, de devenir un écrivain, dans tout ce que cela implique. Écrire, être publié et être critiqué. N’aimeriez-vous pas savoir comment on se sent de l’autre côté ? N’avez-vous pas la curiosité de découvrir le parcours d’un auteur ?
Après plusieurs secondes de silence et une bonne gorgée de scotch, elle répliqua :
– C’était le rêve de mon père.
– Que vous soyez écrivaine ?
– Non, lui. C’était son rêve à lui. Il a enseigné la littérature toute sa vie, et il n’a jamais réussi à être publié.
– Qu’a-t-il écrit ?
– Un roman.
Intéressé et ravi d’avoir une conversation normale avec son invitée, Pascal poursuivit :
– Vous avez lu son manuscrit ?
– Oui.
– Qu’en avez-vous pensé ?
– Je… je lui ai fait quelques commentaires ou… recommandations.
– Si je traduis, vous avez fait une critique négative dont vous seule avez le secret ?
Camilla planta son regard dépité dans celui de Pascal, et soupira :
– Puisque vous le dites.
– Vous me rappelez cette phrase de Madame de Staël, rit Pascal, qu’est-ce donc… ah ! oui ! Quand on me conduirait à la mort, pendant le trajet, je…
–… crois que je jugerais mon bourreau, compléta Camilla, énervée.
– C’est ça ! Ainsi… vous n’avez pas épargné votre père… A-t-il tenu compte de vos commentaires ?
– Je ne sais pas… Plus tard, je lui ai demandé ce qui était arrivé à son roman, il m’a répondu qu’il n’y pensait plus.
Pascal garda les yeux baissés. Il se demanda de quelle nature était la relation entre Camilla et son père. Elle dut deviner sa pensée car elle lança précipitamment :
– Je suis la prunelle de ses yeux ! Vous vous imaginez ce qu’il pensera si je l’abandonne pendant tout ce temps ! Sans oublier qu’il n’est plus très jeune, il peut lui arriver malheur.
– Ne vous en faites pas. Il est au courant de votre projet, et s’il devait se produire quelque chose de… fâcheux, je vous préviendrai.
– Comment le saurez-vous ?
– On peut faire confiance à Madame Boily.
– Brigitte ? Votre complice dans le crime ?
– C’est elle qui s’occupe de votre appartement et de tout ce qui vous concerne.
– Qui est-elle pour vous ? Votre employée ?
– En quelque sorte, oui.
– Vous voulez dire que Brigitte n’a jamais été mon amie ? C’est vous qui l’avez payée pour qu’elle s’immisce dans ma vie ?
Le silence de Pascal acheva de rendre Camilla folle de colère. Et comme dans un mauvais film, elle lança son verre à la tête de celui qui venait lui révéler les faux sentiments de cette amie à qui elle s’était attachée. Pascal évita le verre de justesse, et quitta la pièce. La période d’accalmie entre lui et Camilla venait d’expirer.