Le lendemain matin, Pascal apporta le petit déjeuner à Camilla. Près des croissants, il plaça une lettre qu’il avait écrite la veille, après leur rencontre qui s’était mal terminée.
Camilla. J’ai vu que vous aviez tapé un mot. Tant mieux si je vous l’ai inspiré. Continuez. C’est un conseil et un ordre. Vous êtes en colère, et encore plus en lisant ces lignes, cependant je vous le répète : votre sésame est la rédaction d’un manuscrit publiable. Créez votre univers, plongez-y et revenez à la surface, les mains remplies de mots. Je vous promets que de cette expérience imposée vous ressortirez gagnante. « Les critiques sont des eunuques. Ils savent comment ça se fait, mais ils ne peuvent pas le faire. »
Pascal sourit en repliant la lettre. S’il avait visé juste, la citation de Sacha Guitry saurait piquer la femme qui, depuis des années, piétinait le travail des autres, sans l’avoir jamais entrepris.
Camilla aurait dû finir d’avaler son petit déjeuner avant de lire la lettre de Pascal. Le croissant lui resta en travers de la gorge. Elle ne se résignait pas à obéir à un inconnu qui avait pris le contrôle de sa vie.
Il était dix heures, elle n’avait pas pris sa douche, elle portait encore son pyjama de flanelle imprimé de petites vaches noires et blanches à la mine sympathique. Elle s’assit devant son ordinateur, l’alluma, ouvrit le document « Mon livre » et vit le mot Minable apparaître sur l’écran vierge. Après quelques secondes de réflexion, la critique y ajouta pigeon ! fit pivoter sa chaise et monta vite à l’étage.
Pour Pascal, la matinée fut profitable. Il termina un chapitre et en commença un autre avant de préparer le dîner. Il aimait bien la routine dans laquelle il s’installait tranquillement. Il se sentait revivre.
En plus des plats cuisinés par Antoine, Pascal s’amusait à concocter quelques petits à-côtés. Ce midi-là, ce fut la soupe aux légumes de sa mère. Il compléta le plateau-repas avec une salade et une coupe de crème glacée recouverte d’un coulis de framboises. Il hésita à inclure la note qu’il avait écrite plus tôt. N’était-ce pas alimenter les hostilités ? Pour le moment, écrire ces mots et les transmettre à la critique s’avérait hautement thérapeutique. J’espère que vous aimerez la soupe. C’est celle que faisait ma mère. Vous savez, ce misérable personnage de mon roman… Fleur-Ange… Elle a existé, et elle mitonnait de bons repas en dépit de peu de moyens. Bon appétit ! Et, en réflexion, voici : « Certains critiques ressemblent assez à ces gens qui, toutes les fois qu’ils veulent rire, montrent de vilaines dents. » J. Joubert
Camilla mangea sa soupe froide. Une heure plus tard, elle remit le plateau avec une note : Je vous prie de cesser de me démoraliser avec vos citations lapidaires envers le critique. Vous m’en coupez l’appétit ! Ce n’est pas d’hier que le critique existe et que le produit de son travail est discuté. Et puis, prenez celle-là dans les dents : « Ceux qui méritent le plus d’être loués supportent le mieux d’être critiqués. » Je ne sais pas qui a dit ça, mais je suis tout à fait d’accord.
Pascal jubila. La communication s’améliorait nettement.
À dix-huit heures, il ouvrit la trappe pour servir le repas de Camilla. Il l’entendit lui dire :
– Entrez… je voudrais vous parler.
– Seulement si vous me promettez de ne pas me jeter des couverts ou autres objets à la tête, dit Pascal à travers la trappe. Ça fait très bas étage, vous savez.
– Promis.
Pascal déverrouilla la porte et entra, portant le plateau-repas.
– J’espère que vous aimez les spaghettis.
– Oui, merci. Vous pouvez me donner le plateau, dit-elle en s’avançant vers lui.
– Non, éloignez-vous, je le dépose sur la table. Je n’aime pas les confrontations physiques. N’imitons pas Léon Blum et Pierre Veber qui se sont affrontés en duel pour cause de dissentiment littéraire.
Un faible sourire étira les lèvres de Camilla.
– Et qui s’en est sorti indemne ?
– Le critique, bien entendu. Seul l’auteur a été touché, physiquement… et moralement.
Camilla changea de sujet de conversation :
– Est-ce que je vais manger seule pendant toute une année ?
– Je… ça dépend… répondit Pascal, surpris. Étant donné que vous êtes en…
– Oui, je sais ! En retraite fermée, en mission spéciale et secrète, par conséquent, je ne peux avoir de compagnie, dit-elle d’un ton las.
– C’est ça.
– Mais vous ? Vous êtes là ! Vous mangez ? D’ailleurs, dites-moi, vous vivez seul dans cette citadelle ?
– Oui, je mange, et oui, je vis seul… avec Zola.
– En quatrième de couverture de votre livre il est écrit que vous êtes marié et père d’une fille.
– C’est vrai. Mais il s’en est passé des choses depuis la parution de ce livre. Si j’ai toujours ma fille, je n’ai plus ma femme. Merci à vous !
– Quoi ? Parce que je suis aussi responsable de l’échec de votre mariage ? En voilà une bonne ! Tant qu’à faire, imputez-moi la Seconde Guerre mondiale !
– Je comptais sur le succès de ce premier livre pour reconquérir ma femme et…
– Ah ! vous avez bien dit reconquérir, donc vous l’aviez déjà perdue, s’exclama Camilla.
– Une union de plusieurs années gagne sur certains terrains et perd sur d’autres, dit Pascal, en baissant la voix. Béatrice et moi n’avons pas été épargnés par le temps qui émousse la passion, c’est pourquoi, je comptais sur ma nouvelle notoriété pour raviver la flamme.
– Je suis flattée que vous attribuiez autant de poids à une banale critique de quelques minutes.
– Banale pour vous.
– Je pense plutôt que vous cherchiez une cause ou un responsable pour l’échec de votre vie conjugale.
– Vous ne pouvez pas comprendre. Mangez, dit-il en se dirigeant vers la porte.
– Restez.
Pascal s’arrêta, réfléchit quelques secondes.
– Demain, peut-être.
– Pascal… une autre question...
– Je vous écoute.
– Auriez-vous préféré que je ne choisisse pas votre livre pour en faire la critique ?
– Bien franchement, je ne sais pas. À ce moment-là, j’ai pensé que oui, maintenant, je crois que rien n’arrive pour rien.
* * *
Vendredi, Rachelle, la femme de ménage, arriva un peu plus tôt que d’habitude. Elle n’avait posé aucune question quand son employeur lui avait dit, après la construction de la deuxième tour, qu’elle serait exemptée de faire le ménage dans sa chambre, dans son bureau et dans la nouvelle annexe. Le jardinier n’avait pas non plus insisté pour entretenir la cour intérieure et fermée quand Pascal lui avait affirmé qu’il s’agissait là de son petit jardin secret et qu’il s’en chargerait.
Pascal téléphona à Béatrice. Elle lui expliqua son projet d’organiser une fête pour leur fille. La réception aurait lieu en avril. Pascal ne vit aucun empêchement et accepta l’invitation. Son ex-femme avait proposé le château comme lieu de rassemblement, ce à quoi Pascal s’opposa vivement. Il suggéra un endroit neutre. Alors, Béatrice réserva une salle privée dans le meilleur restaurant de la ville.
Une fois cette question réglée et Rachelle partie, Pascal prépara un goûter pour lui et pour Camilla. Il hésita avant d’écrire une de ces notes qu’il prenait plaisir à joindre au repas. « Une seule critique nous blesse plus que vingt éloges ne nous flattent. » Arnault
Il ouvrit la trappe et y glissa le plateau. Il jeta un coup d’œil furtif, tendit l’oreille. Rien. Que pouvait bien faire Camilla ? Il s’apprêta à frapper à la porte, puis il changea d’idée. Il y avait beaucoup de travail pour démarrer sa maison d’édition. Il retourna à son bureau, fit quelques appels téléphoniques, écrivit des courriels, mit de l’ordre dans ses paperasses.
Camilla, de son côté, trouva la journée longue. Elle ne pouvait accepter l’idée d’être privée de sa liberté et de la présence des gens qui jouaient un rôle dans sa vie : son père, ses amis, mêmes rares, et ses collègues de travail. Elle ne savait pas encore quoi penser de son ravisseur. Elle avait tendance à croire qu’il n’était pas dangereux. Peut-être son intuition la trompait-elle. Déjà, de l’avoir kidnappée et de la tenir prisonnière dans ce vase clos n’augurait rien de bon quant à la santé mentale de cet homme.
Elle avait vérifié, impossible de sortir de sa cage. Devrait-elle se plier aux exigences de Pigeon et écrire un livre pour mettre un terme à ce cauchemar ? Écrire, oui, mais quoi ? À ce jour, elle n’avait écrit que sur les histoires des autres, à propos de ce que d’autres avaient créé. Elle n’avait jamais pensé à développer une idée pour un roman. Elle se mit donc à fouiller son imagination, pour finalement en reconnaître l’infertilité la plus décevante.
Le soleil était sur son déclin quand Pascal retourna à la cuisine. Il composa le plateau-repas de Camilla, sur lequel il plaça la note suivante : « Plutôt que le maître d’école, le critique doit être l’élève de l’œuvre. » E. Ionesco
Arrivé devant la porte de Camilla, Pascal entendit la musique de Mozart. Il frappa doucement.
– Entrez, lui répondit son invitée. Elle était vêtue d’un pull blanc et d’un jean noir. De sa chevelure en queue de cheval, seule la mèche bleue tombait sur le côté du visage, telle une parenthèse. Assise dans un fauteuil elle prenait tranquillement un apéritif.
– Bonsoir Camilla. J’espère que vous aimerez… c’est du bœuf bourguignon… Banal, me direz-vous, on en trouve dans tous les livres de recettes, mais Antoine y ajoute sa touche personnelle qui rend ce mets absolument délicieux.
– Merci.
– Avez-vous besoin de quelque chose ?
Le regard de Camilla, froid comme la porcelaine, se posa sur lui. Du coup, tout espoir d’une bonne entente s’évanouit. Ce ne serait pas pour aujourd’hui.
– Je vous laisse. Bon appétit.
Alors qu’il s’apprêtait à quitter la pièce, Camilla lui demanda de rester.
– J’aimerais discuter de... mon projet d’écriture.
– Vraiment ?
– Depuis que je suis arrivée, vous vous acharnez à me faire comprendre que je ne connais rien à l’écriture, au métier d’écrivain, du moins. Vous avez raison, je l’avoue : je ne peux pas écrire un roman sans votre aide. J’ai besoin d’un guide.
Pascal flaira le piège. Cette amabilité de parade ne lui disait rien de bon. En même temps, il décela un certain désarroi dans le ton de Camilla.
– Je veux bien m’asseoir avec vous quelques instants pour discuter, par contre je prendrai mon repas chez moi.
– Comme vous voulez, soupira Camilla. Qu’est-ce qui arrive à une personne forcée d’écrire une histoire alors que cette personne n’a aucune idée de quoi il pourrait s’agir ?
– Si cette personne est un critique littéraire qui a lu des tas de romans, il serait plutôt étonnant – voire honteux – qu’elle soit totalement dépourvue d’idées.
– Oh ! quand arrêterez-vous de me cracher votre venin à la figure ? Je fais preuve de toute la bonne volonté possible dans les circonstances, il me semble. Un critique littéraire est souvent un écrivain. Ce n’est pas mon cas. Pouvez-vous comprendre ça ?
– Parfaitement. Sauf qu’une critique littéraire de votre espèce, qui lapide les écrivains sur la place publique, devrait, me semble-t-il, prouver qu’elle sait de quoi elle parle quand elle dit qu’un livre est un… attendez que je me rappelle quelques-unes de vos expressions… ah ! oui, « un ramassis d’idées toutes plus insignifiantes les unes que les autres » ou encore « un récit d’exaltations creuses », « un soufflé dégoulinant de clichés », « une histoire qui part en cavale mais ne va nulle part », « un auteur qui ne vaut pas un clou », ou bien, quoi d’autre…
– Ça va, inutile d’en rajouter ! s’emporta Camilla, en déposant bruyamment son verre sur la table. Parmi les écrivains qui ont été critiques, les plus grands ne se sont pas gênés pour éreinter leurs confrères.
– C’est vrai. Hugo, Stendhal, Renard, Sainte-Beuve et d’autres ont mis leur talent d’écrivain à profit pour s’arroger la place de choix que s’étaient taillée leurs rivaux dans l’univers littéraire. La jalousie, parfois, le besoin de surpasser le succès des concurrents, ou, tout simplement, le plaisir de casser du sucre sur le dos de quelqu’un. Mais voilà, Camilla, je suis loin de penser qu’un écrivain a plus le droit que quiconque d’égratigner un de ses confrères, cependant, il connaît le travail que représente l’écriture d’un ouvrage. Agrandissez le champ de vos connaissances... Méritez-vous un peu plus ce droit…
– Quel casse-pieds vous êtes !
– Je vais vous aider. Avant tout, il faut avoir une petite idée de ce qu’on veut raconter. Une histoire doit sûrement vous trotter dans la tête…
– Pas vraiment. Avant que vous ne débarquiez dans ma vie comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, mon existence était passablement tranquille.
– Alors il faudra faire appel à votre imagination et vous poser certaines questions. Qu’est-ce que je veux raconter ? Quel message je désire communiquer ? Le récit sera-t-il à la première personne ou, au contraire, la narration sera-t-elle impersonnelle ou polyphonique ? Me servirai-je de flashbacks ou opterai-je pour le récit linéaire ? On dit qu’écrire c’est aussi porter plainte, alors saisissez l’occasion ! Prenez position, inscrivez-vous en chef de file en donnant la parole à des personnages.
L’esprit soudainement nuageux, Camilla passa une main sur son front, alors que Pascal poursuivait :
« D’ailleurs, quels seront les personnages principaux ou secondaires ? Une famille ? Un homme, une femme ? Des enfants ? Quelle tête auront-ils ? Description physique et psychologique, bref, procédez au casting de ceux qui joueront la trame que vous inventerez. »
– Facile à dire…
– Et moins facile à réaliser, j’en conviens. Je vous conseille de rédiger un plan sommaire de l’histoire que vous aurez en tête.
– C’est ainsi que vous avez procédé pour écrire votre roman ?
– Oui, j’ai tracé un croquis à partir d’un amalgame de réalité et de fiction.
– La vie de votre héroïne a vraiment été celle de votre mère ?
– À peu de choses près, oui. Et puisqu’on en parle, je vous avoue que, sans doute, tout a basculé parce que vous vous êtes moquée des malheurs de ma mère. Je vous en ai voulu plus encore d’avoir ridiculisé le personnage de mon roman que d’avoir tiré sur moi.
Camilla baissa les yeux.
– À la deuxième lecture, dit-elle, j’ai eu une tout autre opinion de cette histoire. Triste et noire, mais aussi empreinte d’une force et d’un rigoureux besoin de vivre. On dirait un tableau de Corot dans lequel s’entremêlent les couleurs qui évoquent à la fois un grand désespoir, un bonheur subtil et une belle mélancolie. Les mots, judicieusement choisis, traduisent à la perfection les émotions des personnages. Monsieur Pigeon, vous êtes un écrivain de grand talent.
Tout en parlant, Camilla avait doucement quitté son fauteuil à la manière d’un chat. Elle continuait à vanter le roman de Pascal, choisissant adéquatement ses mots, évaluant l’effet produit sur son interlocuteur, nouant un geste à l’autre, se dirigeant en catimini vers la porte restée entrouverte.
– Sincèrement, Pascal, je regrette d’avoir dit tout ce mal à propos de votre roman, conclut-elle.
– Camilla, je dois vous avouer que d’autres lecteurs n’ont pas aimé mon livre. Non pas qu’ils me l’aient clairement signifié. Je l’ai deviné à travers leur tact et leur sympathie, ce qui est nettement moins dévastateur.
Content d’ouvrir son cœur, Pascal voulut regarder Camilla dans les yeux. Quand il tourna la tête… il était seul.
Camilla s’élança dans le corridor sombre, le sang battant dans ses tempes. Elle courut jusqu’au bout pour se retrouver nez à museau avec Zola. Elle poussa un cri d’Apache, il aboya furieusement. Il n’en fallut pas plus pour retarder la fugitive que Pascal rattrapa aussitôt.
– Lâchez-moi ! hurla-t-elle, quand il la saisit par le bras pour la ramener dans sa tour.
Sans ménagement, Pascal la poussa dans la pièce. La narine mobile, les joues rouges, Camilla alla s’écraser sur le canapé.
– Et moi qui croyais avoir progressé, dit Pascal, contenant difficilement sa colère. Voilà bientôt une semaine que vous êtes ici, vous savez très bien ce que j’attends de vous, vous connaissez les règles du jeu : vous écrivez un livre, vous le publiez et vous partez, c’est tout. Or, à quoi joue Madame de Beaumarchais ? Elle rue dans les brancards ! Elle fait la mouche du coche, elle perd son temps et je perds le mien !
– Ça vous étonne ? Je suis prisonnière je ne sais où, de je ne sais qui, et je suis supposée prendre plaisir à écrire un livre alors que je ne suis pas écrivain !
– Bon appétit et bonne nuit, trancha Pascal en tournant les talons. Et pour votre information, ajouta-t-il, la porte qui mène à ma tour ne s’ouvre qu’en composant une combinaison. Ne gaspillez plus votre énergie à vous y précipiter.
Il sortit, laissant Camilla à sa colère. Elle but un grand verre d’eau, s’accorda quelques minutes pour reprendre ses esprits, puis s’installa devant la télévision pour manger, sans grand appétit.
Le lendemain, Pascal se réveilla plus tard que d’habitude. L’alcool consommé avant de se coucher y était sûrement pour quelque chose. Des flocons de neige tombaient sagement, recouvrant le paysage d’un blanc silence. Mal en point, d’humeur taciturne, il traîna jusqu’à midi, en pantoufles et robe de chambre, avalant tasse de café sur tasse de café.
Camilla, assise à son bureau, le dos tourné à l’ordinateur, regardait la neige tomber en sirotant une tisane. Et, tout à coup, une idée lui vint. Elle crut avoir trouvé la matière lui permettant d’écrire un roman. Mue par un grand besoin de prouver à son ravisseur qu’il avait tort, elle fit pivoter sa chaise, alluma l’ordinateur et ouvrit le document Mon livre. Les mots Minable pigeon ! tout en exclamation, la narguèrent. Et c’est à leur suite qu’elle écrivit la première phrase de son premier roman.
Pascal téléphona à Axelle. Il avait besoin d’entendre la voix de sa fille, histoire de se réconcilier avec le monde étranger au sien.
– Justement, papa, je pensais venir te voir cet après-midi.
– Ah oui… et pourquoi ?
– Depuis quand me faut-il une raison pour rendre visite à mon père ? demanda-t-elle, en riant.
– Ça me ferait le plus grand bien de sortir de chez moi, je passe trop de temps, seul, entre ces murs. Et puis je dois faire des courses, j’ai besoin de… de vêtements. Que dirais-tu d’un après-midi de shopping avec ton paternel ?
– Ce serait super !
Après ces moments de pur bonheur passés avec sa fille, Pascal éprouva quelques remords pendant son trajet de retour à la maison. Même s’il y avait suffisamment d’aliments dans la cuisine de Camilla pour survivre au siège de Leningrad, il se sentit coupable de l’avoir laissée à elle-même.
Il était dix-huit heures trente quand il ouvrit la trappe pour lui servir le repas qu’il avait acheté au restaurant. Il vit alors la lumière dans le bureau et reconnut le son bref des doigts qui frappent les touches d’un clavier d’ordinateur. Il regagna sa tour sans bruit.
* * *
– Pascal ?
Assis à son bureau, occupé à lire les journaux du matin, Pascal sursauta quand il entendit la voix de Camilla dans l’interphone. Il la fit patienter un petit moment avant de répondre.
– Oui ?
– Bonjour… je voudrais vous parler.
– À quel sujet ? demanda Pascal, d’un ton détaché et froid.
– Au sujet de… à propos de mon roman. J’ai commencé.
– Ah bon ? Tant mieux pour vous.
– J’ai besoin que vous m’éclairiez sur certains aspects.
– Très bien, allez-y, je vous écoute.
– Puisque je ne peux venir à vous, ne pourriez-vous pas venir à moi ?
– Qu’est-ce que vous avez en tête, cette fois ? M’assommer ? M’arracher les yeux ? La lutte, ce n’est pas mon genre. Alors, tant que je n’aurai pas l’assurance que vous vous tiendrez tranquille, je ne viendrai pas. Manquez-vous de quelque chose pour le petit déjeuner ?
– Non, ça va. S’il-vous-plaît… venez.
Pascal étira le silence, puis :
– Très bien, mais tenez-vous à distance de la porte et de moi.
– Promis.
Il la trouva adossée au mur opposé, près de la fenêtre. Toute vêtue de blanc, chemisier et pantalon, elle se fondait dans le décor hivernal placardé à la fenêtre. Ses lunettes à la monture dernier cri posées sur le bout du nez, elle leva les yeux d’une feuille de papier. Pascal la salua d’un signe de tête, ferma la porte à clé derrière lui et s’assit dans un fauteuil. Le malaise était palpable.
– Merci d’être venu, dit Camilla en prenant place à son bureau.
Elle déposa papier et lunettes, et continua à parler sans regarder son ravisseur.
– Je n’irai pas jusqu’à m’excuser d’avoir tenté de m’enfuir. J’ai réfléchi et j’accepte de respecter ce que vous appelez les règles du jeu. Je ne suis pas heureuse d’être ici, loin de là, mais puisque je n’ai pas d’alternatives, j’écrirai ce livre qui, m’avez-vous dit, sera la clé de ma libération.
Elle marqua une pause, attendant un mot de Pascal qui demeura aussi silencieux qu’une girafe.
« Comme vous me l’avez conseillé, j’ai fait un plan de l’histoire que je raconterai. J’ai noté les noms des personnages, leur âge, leur profession et le lien qui les unit. »
Elle tendit à Pascal la feuille de papier qu’il balaya d’un regard.
– Bien. Ça semble tenir, dit-il, laconique.
– J’ai écrit dix pages, soit le premier chapitre, le voici, dit Camilla en remettant les feuilles à celui qu’elle acceptait maintenant comme mentor.
Pascal prit les feuilles pour aussitôt les déposer sur le bureau.
– Il est trop tôt. Vous n’avez pas connu l’incertitude de l’écrivain confronté à une voix qui l’interroge, le nargue, le fait douter du moindre mot et de la plus anodine virgule. À certains moments, il se sent l’âme d’un Proust, à d’autres, il ne sait plus ce qu’est un adverbe. Tous les mots s’avèrent déplacés, incongrus, voire suspects. Les idées que vous aviez cru géniales crèvent d’insignifiance. Vous avez l’impression de réchauffer une soupe vieille de trois jours. Votre écriture, fade et insipide, votre histoire, dépourvue d’originalité, ne sauraient plaire au plus complaisant des lecteurs.
Les lèvres entrouvertes, Camilla fixait Pascal d’un regard proche de celui du grand duc. Il s’arrêta de parler, s’approcha de la fenêtre, lui tournant ainsi le dos. Le dictionnaire posé sur le bureau attira soudain l’œil de Camilla. Un coup bien assené pourrait… et puis non, elle n’avait pas envie de se battre aujourd’hui. Le défi d’écrire avait gagné du terrain sur celui de s’échapper.
– Et puis, poursuivit Pascal, voilà qu’après d’incalculables heures de travail, de tergiversations et de solitude saharienne, vous êtes rassuré, non pas convaincu, seulement rassuré quant à la qualité de votre création. C’est l’expérience que vous devrez vivre au cours des prochains mois, Camilla.
– Alors, vous refusez de m’aider.
– Je vous aide déjà beaucoup. Je vous offre tout le confort et le temps nécessaire pour écrire. Peu d’auteurs ont cette chance. Vous n’avez aucun souci financier ou autre.
– Puisque c’est comme ça, je vais poursuivre sur ma lancée. Avant, j’aurais aimé avoir votre opinion, ne serait-ce que pour savoir si je vais dans la bonne direction.
– Vous tenez le gouvernail, pas moi. Je lirai votre manuscrit lorsque vous aurez terminé. Ce sera tout ?
– C’est dimanche et… je n’ai pas envie d’être seule toute la journée, dit Camilla dans un souffle.
Pascal, près de la porte, se retourna :
– Il faut toujours une séparation d’avec les gens autour de la personne qui écrit des livres, a dit Marguerite Duras. La solitude de l’écrit…
Camilla fut grandement déçue en relisant son texte. Elle qui avait le verbe facile, l’adjectif adéquat, voilà que ses phrases, toutes plus bancales les unes que les autres, donnaient un résultat calamiteux. Le moment et, surtout, les circonstances pour produire un tel ouvrage n’étaient sans doute pas propices. Elle se savait intelligente, cultivée, férue de littérature, alors pourquoi ne pourrait-elle pas écrire un très bon, non, un excellent roman qui la propulserait en première place des succès de librairie ?
Elle se surprit à rêver de son livre adapté au cinéma, livre dont toute la ville parlerait avec force louanges, bien sûr. Sa renommée irait au-delà des frontières du pays, rien de moins. Elle imagina la longue file de lecteurs venus pour faire dédicacer leur exemplaire. Plus elle y pensait, plus elle voyait la gloire couronner cette étrange aventure. Sans le réaliser encore, elle venait d’être atteinte du virus qu’est le narcissisme dont elle accusait les auteurs d’être porteurs.
Elle monta préparer du café puis revint s’asseoir à son bureau. Soulevée d’enthousiasme, elle entreprit de remanier son texte dans le but de lui donner l’allure d’un roman de haut calibre. Finalement, satisfaite du résultat, ne restait plus qu’à écrire la suite. Elle tapa Chapitre 2, en haut de l’écran, et vérifia l’heure.
L’émission À nous de juger était sur le point de commencer. Elle alla s’installer devant le téléviseur pour écouter la chronique littéraire. Sa remplaçante, Aline Lapierre, fit preuve d’une grande complaisance en présentant les deux livres choisis. Camilla reconnut manquer de tact et de délicatesse à l’endroit des auteurs, quand elle s’adressait aux téléspectateurs. Était-elle vraiment en partie responsable du suicide de Marcel Aude ? La situation dans laquelle elle se trouvait aujourd’hui, n’était-elle pas le résultat direct d’une de ses critiques ? Un auteur se faisait le justicier pour tous les autres qu’elle avait écorchés.
Elle chassa ces réflexions, éteignit le téléviseur et retourna à son texte. Le chapitre 2 s’ouvrit à elle dans toute sa vacuité. Elle tapa quelques mots qu’elle effaça. Elle relut son plan. C’était pourtant simple, il suffisait de le suivre, telle une carte géographique, pour arriver à destination. Elle réalisa vite qu’elle n’était pas au bout du voyage, et le pire, elle ne savait plus démarrer.
Elle se leva, s’approcha de sa bibliothèque et prit une encyclopédie. Elle s’installa confortablement dans un fauteuil et, après avoir consulté quelques pages, sombra dans un sommeil analphabète.
À dix-neuf heures, elle se réveilla au bruit de la trappe qu’on ouvre. Elle prit le plateau, le posa sur ses genoux et ralluma le poste de télévision. Elle lut la note placée sous l’assiette à dessert. La fameuse panne… Voilà une des étapes que beaucoup d’auteurs franchissent avec plus ou moins de célérité. L’embûche. Le surplace. Le vélo stationnaire. Frustrant, mais nécessaire pour acquérir la forme. Je vous souhaite une bonne soirée. En terminant, voici ces mots de H. de Montherlant : Le critique insulte l’auteur : on appelle cela de la critique. L’auteur insulte le critique : on appelle cela de l’insulte.
Camilla, maintenant habituée aux maximes que Pascal lui servait, n’y accorda guère d’attention. Elle prit quelques bouchées de lasagne puis retourna s’asseoir devant son ordinateur avec un verre de bordeaux.
Elle relut le premier chapitre et resta figée devant l’écran toujours vierge du chapitre deuxième. « Décidément, pensa-t-elle, il manque un maillon. » Elle reprit le livre qu’elle consultait avant de s’endormir et lut quelques passages. Elle eut envie de grignoter. Elle monta à l’étage, fouilla les armoires, redescendit avec un plat de croustilles. Elle alluma le téléviseur et se réjouit du film policier qui commençait. Elle se cala dans son fauteuil et regarda le film qui dura deux heures. Vaincue par la fatigue, la téléspectatrice monta vite se coucher, abandonnant le chapitre 2 qui attendait toujours son contenu.
Camilla se réveilla à cinq heures du matin. Aussi énergique que l’élastique, elle sortit du lit, enfila sa robe de chambre, prépara du café et des tartines au beurre d’arachides. Elle se demanda si, avec un tel régime, elle allait prendre des kilos. Elle avait toujours été très mince, sans avoir à se soucier des calories, et aujourd’hui encore, elle s’en fichait complètement.
Elle réfléchit à sa situation, et y vit le bon côté. Elle était exclue du monde extérieur, à l’abri, en quelque sorte. Elle ne faisait plus partie de la parade. Un arrêt momentané, comme lorsqu’on appuie sur la touche « Pause » pour stopper le compteur. Un peu comme si elle était morte. Elle anticipait le jour où elle renaîtrait de ses cendres. En attendant, elle avait à prouver à tous, et surtout à ce Pigeon, qu’elle pouvait écrire un très bon roman.
En s’installant devant son ordinateur, elle remarqua la lumière dans la tour de Pascal. Elle aperçut sa silhouette, il tapait frénétiquement sur son clavier. Encouragée à en faire autant, elle ranima son écran mis en veille depuis la nuit dernière et, de nouveau, elle buta sur le chapitre 2. Elle relut le chapitre précédent et le trouva parfait. Avant d’attaquer la suite, elle mordit dans sa tartine et but son café. Maintenant rassasiée et bien réveillée, elle tapa quelques mots… mais elle ne savait plus vraiment comment mener la trame. Elle consulta son plan. « Ah ! voilà, j’y suis ! » Et pourtant… une heure plus tard, elle en était encore au même point.
Elle pensa aux écrivains prolifiques d’autrefois, Balzac, par exemple, qui écrivait à la main avec, pour seuls outils, plume et papier. Elle éteignit l’ordinateur et ouvrit les tiroirs où était rangé un assortiment de matériel pour écrire. Elle étala sur le bureau les nombreux cahiers, blocs-notes et divers formats de papier à lettres. Elle palpa les feuilles du bout des doigts, comme pour les exorciser, et feuilleta rapidement les blocs, produisant ainsi un effet d’éventail qui agitait la mèche bleue. Après avoir hésité entre une tablette de feuillets parchemin gris ardoise et des feuilles libres, lignées, elle opta pour ces dernières.
Restait un point à déterminer : écrire à l’encre ou au plomb ? Rien de mieux que de vérifier l’effet de l’un et de l’autre. Elle pensa que dans ce détail, de prime abord anodin, se cachait une partie du secret processus de création littéraire. Elle s’empara d’un simple crayon à mine, l’inséra dans le taille-crayon automatique, et, avec une application d’écolière, écrivit son nom sur une feuille. Déçue du résultat jugé trop pâle, voire moche, elle jeta son dévolu sur l’encre, une valeur sûre.
Un superbe stylo plaqué or titillait son attention depuis le début de ses travaux. Elle le prit, le fit tourner entre ses doigts, le soupesa, apprécia son doux fini, avant d’écrire à nouveau son nom sur la page. Voilà qui était nettement mieux. Puis, elle pensa que d’une plume-fontaine jailliraient tous les mots issus de son imagination débridée. En attendant d’en faire la demande à Pascal, Camilla rangea tout et ne garda que le stylo et les feuilles lignées.
Le silence l’encercla aussitôt, la laissant seule dans l’arène avec une impitoyable absence d’inspiration. Pendant une vingtaine de minutes, elle traça des sapins, des étoiles et des bonhommes-allumettes, avant de déclarer forfait, et d’aller se rafraîchir sous la douche.
Elle enduisit ensuite son corps de crème hydratante, sécha ses cheveux et enfila un survêtement confortable. Puis, elle appliqua deux couches de vernis sur ses ongles, ceux des pieds et ceux des mains. Une fois les délices de Capoue épuisés, elle dut se résoudre à retourner à son bureau.
Ses idées semblaient plus claires. Elle sentit monter en elle la sève féconde et prometteuse de l’inspiration. Elle s’empara résolument de son stylo et s’appliqua à écrire « Chapitre 2 », tout en haut de la page. Elle ferma les yeux, attendit quelques instants, respira profondément, attendit encore un peu. Elle rouvrit les yeux sur le bouton de l’interphone qu’elle enfonça d’un doigt rageur.
– Pascal !
– Qu’y a-t-il ?
– Il y a que… que je n’arrive pas à écrire.
Cet aveu ne sembla pas étonner Pascal.
– Déjà ? Pourtant, ce ne sont pas les qualificatifs, ni les figures de style qui manquent quand vous critiquez les œuvres des auteurs.
– Ce n’est pas la même chose ! Et vous le savez très bien ! glapit Camilla.
– Ne commencez pas la semaine sur ce ton, très chère. Vous êtes aux balbutiements du métier d’écrivain. Continuez, explorez, découvrez. Surtout, calmez-vous. Rien ne sert de crier même si, souvent, on en a envie. Toutefois, si ça vous fait du bien…
– Venez ici… s’il-vous-plaît.
– Je termine mon chapitre et j’arrive.
Pascal trouva Camilla assise sur le canapé, l’air mi-boudeur, mi-rageur.
– Alors ? Vous peignez la girafe ? demanda-t-il en apercevant les feuilles recouvertes de graffitis.
– L’environnement dans lequel je suis plongée depuis une semaine y est sûrement pour quelque chose, qu’en pensez-vous ?
– Il est temps de vous y faire et d’accomplir la tâche qui vous est imposée.
– Imposée. Voilà le mot qui me paralyse.
– Voilà l’excuse, vous voulez dire.
– Si l’on vous demandait de peindre une toile parce que vous avez fait des commentaires négatifs sur le tableau d’un artiste, est-ce que vous sauriez ?
– Si j’étais critique d’art, à défaut d’avoir moi-même produit des œuvres ou encore de comprendre la vie de l’artiste, je saurais surtout montrer de l’indulgence…
– L’indulgence est insipide, fade et plate. Elle ne mène nulle part.
– Le sarcasme, l’ironie, la moquerie et leurs dérivés mènent au succès de la critique, c’est ça ?
Le regard de Camilla glissa sur la moquette. Pascal continua :
« Protégée, à l’abri derrière l’écran de télévision ou d’ordinateur, vous canardez sans remords, visant souvent en plein cœur. Il est clair que vous n’avez jamais pris la mesure des méchancetés que vous formulez avec la verve qu’on vous connaît. »
– Vous faites un excellent boulot à me le démontrer.
– Il était temps que quelqu’un joue ce rôle. En général, les œuvres d’art, quelles qu’elles soient, sont jugées arbitrairement, parce que les goûts ne se discutent pas.
– Enfin ! On est d’accord ! s’exclama Camilla. Qui sait, on finira peut-être par bien s’entendre. La critique, Monsieur Pigeon, est souvent une question de goût et d’opinion, et mon travail consiste justement à faire connaître mon point de vue sur une œuvre littéraire. Puisque vous venez de l’admettre, alors que me reprochez-vous au juste ?
– La manière, la façon avec laquelle vous présentez votre critique, et le ton que vous empruntez. Un ton condescendant, supérieur et méprisant, comme si vous aviez inventé la roue. Qui êtes-vous pour affirmer qu’un livre est totalement sans intérêt ? Avez-vous songé qu’il pourrait plaire à d’autres lecteurs ?
– Peut-être, mais parfois, le texte est vraiment pourri, se défendit Camilla.
– J’en conviens, cependant, pourri selon vous.
– Alors, dites-moi, comment feriez-vous la critique d’un livre que, dans votre for intérieur, vous trouvez absolument mauvais ? demanda Camilla, en toisant Pascal.
– Pourquoi ne pas proposer des pistes d’amélioration ? Souligner les défauts en même temps que quelques qualités. Un ouvrage ne peut être totalement mauvais car, du coup, vous discréditez aussi l’éditeur. Au lieu d’émettre une opinion obtuse, pourquoi ne pas expliquer le propos de l’auteur, sa démarche, son travail, et inviter les lecteurs à se faire leur propre idée sur l’ouvrage.
– Vous voulez dire en concluant comme l’a fait Aline Lapierre : « Personnellement, je n’ai pas beaucoup aimé ce livre, mais peut-être que ce roman plaira aux amateurs d’histoires d’amour », et bla-bla-bla-tout-le-monde-est-beau-et-gentil.
– Pourquoi pas ? Les reproches exprimés avec délicatesse, dans le respect de l’auteur, ne peuvent qu’être bénéfiques.
– Adieu cotes d’écoute !
– Pas du tout ! Ma foi, Sainte-Beuve avait raison quand il parlait de démangeaison critique !
– Et Dieu sait s’il en souffrait !
Pascal se leva, un peu énervé, néanmoins davantage ravi et soulagé d’avoir eu cette conversation avec son invitée.
– N’avez-vous jamais entendu parler de critique constructive ?
– Foutaise ! Comme s’il incombait à la critique de parfaire le talent des artistes !
– Je sais, vous, c’est l’opération de destruction massive qui vous stimule. Carboniser les auteurs, ça vous connaît ! Plusieurs ont déjà appris de quel bois vous vous chauffez… moi compris !
– Le sang ne peut pas sortir d’un navet, cher Monsieur Pigeon, dit Camilla, avec superbe.
– N’est-ce pas plutôt que vous trouvez les raisins toujours trop verts ? répliqua Pascal.
Tous deux semblaient prendre un certain plaisir à cette joute verbale.
« S’il y a une seule chose que j’aimerais que vous reteniez, Camilla, c’est que la critique d’une œuvre ne devrait en aucun cas attaquer son auteur. Ne sous-estimez pas l’efficacité de vos flèches empoisonnées, gardez-les dans votre carquois avant que d’autres cibles ne tombent… »
– Si vous faites allusion à ce Monsieur… Quel est son nom ?
– Aude, Marcel Aude.
– Ne m’accusez pas d’avoir été la cause de sa mort, c’est totalement injustifié.
– Peut-être, alors laissons ce sujet et parlons de vous. Dans la vie, en général, ne trouvez-vous pas que l’humain est enclin à la critique négative plutôt qu’à la louange ? Je me demande souvent pourquoi. Personnellement, dans votre vie professionnelle ou personnelle, n’avez-vous jamais été la cible d’une critique ?
– Bien sûr que si ! Vous le savez sans doute, je suis fille unique. Grossesse tardive dans la vie de ma mère, elle avait quarante-trois ans quand je suis née, elle avait fondé tous ses espoirs en moi. Ses trois sœurs n’avaient eu que des garçons, alors vous pensez que j’avais à prouver qu’une fille valait bien cinq garçons ! Je devais être aussi forte, aussi robuste, aussi douée qu’eux, et en plus, être jolie, féminine, soignée et délicate comme une poupée.
– Difficile de trouver sa véritable identité…
– C’est devenu plus facile le jour où je me suis rebellée. J’avais dix-huit ans quand je lui ai annoncé que je ne serais pas médecin comme elle le souhaitait.
– Quelle a été sa réaction ?
– Elle était déçue, bien sûr, puis elle m’a demandé ce que je comptais faire de ma vie. J’ai répondu que je ne savais pas encore, que des études en communication m’intéressaient. J’ai bien vu dans son regard que je perdais de la valeur et de la crédibilité.
– Et votre père, qu’en pensait-il ?
– Papa ne voulait que mon bonheur à moi, avant tout, et avant le sien, même. Mon père se noyait dans son travail, ses lectures et son écriture. Je sais qu’en plus du manuscrit qu’il a complété, il a commencé une quantité impressionnante de textes.
– Il ne vous a jamais dit qu’il souhaitait que vous, sa fille, vous réalisiez son rêve ? C’est souvent ce que fait l’enfant. Devenir ce que son père ou sa mère souhaitait être.
– Si c’était le cas, il ne me l’a jamais dit clairement. Une fois, seulement, il a évoqué le fait que je critiquais les livres des autres sans en avoir écrit moi-même.
Pascal sourit à cette confidence de Camilla.
« Oui, je sais ce que vous pensez, dit-elle. Finalement, vous avez peut-être raison tous les deux… »
Un silence suivit cette conversation, la plus agréable entre eux jusqu’à maintenant.
– Alors, si vous relisiez votre texte du début, croyez-vous pouvoir continuer ?
– J’aimerais avoir une plume-fontaine.
Devant l’air étonné de Pascal, elle expliqua :
« J’ai décidé d’écrire à la main… et il me semble qu’une plume-fontaine serait… plus féconde. »
– Si vous préférez, sourit Pascal malicieusement. J’en ai une dont je ne me suis jamais servi, je vous l’apporterai.
Plus tard, Pascal revint muni d’une plume-fontaine bleu nuit qu’il déposa, avec une note, sur le passe-plateau. La note disait : Il faut, avec les mots de tout le monde, écrire comme personne. Colette
Espoir, énergie, confiance, enthousiasme, tant de mots pour traduire l’élan qui fit à Camilla prendre la plume pour tracer la première ligne du deuxième chapitre. Or, voilà que le grincement de la pointe de la plume sur le papier irrita tellement la critique qu’elle la jeta dans un tiroir, et alluma l’ordinateur.
* * *
Pascal se rendit en ville et il prit officiellement possession du local de sa future maison d’édition. Il referma la porte derrière lui et, fièrement déjà, il marcha de la réception aux divers bureaux. Il choisit le sien, le plus spacieux, et passa quelques minutes à la fenêtre. Il regarda la foule, pressée par le froid et le temps, déambuler dans la rue. Il se sentit heureux. Étrangement.
Il avait beaucoup de pain sur la planche. D’abord, il devait embaucher un peintre, car il tenait à emménager dans un local fraîchement peint. Ensuite, il laisserait aux bons soins d’un décorateur de donner à sa maison d’édition un cachet tout spécial.
Il fit des courses toute la journée, rentra chez lui fatigué mais satisfait. Il frappa à la porte de Camilla pour lui servir son repas. Elle était assise devant l’ordinateur.
– Pardon, je ne voulais pas vous déranger. J’aurais dû laisser le plateau sur…
– Vous ne me dérangez pas, je suis contente de vous voir. D’ailleurs, je meurs de faim !
L’enthousiasme se lisait sur le visage de l’apprenti écrivain. Son regard allumé, son sourire satisfait semblaient authentiques. Cependant, Pascal avait appris à se méfier.
– Regardez, fit-elle, en retirant quelques feuilles de l’imprimante. J’ai écrit deux chapitres cet après-midi.
– Bravo ! Je vois que vous avez passé l’épreuve d’un premier blocage.
– Parce que vous croyez qu’il y en aura d’autres ?
– C’est possible.
– Je sais exactement comment se déroulera le reste de mon histoire, et à ce rythme, je ne mettrai pas longtemps pour terminer.
– Comme vous y allez ! Vous croyez qu’en quelques semaines vous aurez écrit un bon manuscrit digne d’être publié ?
– Après tout, peut-être que mon travail de critique y est pour quelque chose, répliqua Camilla, avec un sourire insolent.
– C’est ce qu’on verra. Je vous préviens, vous ne vous en sauverez pas en écrivant n’importe quoi. Pensez à votre réputation. En admettant que votre manuscrit soit accepté par un éditeur, vous…
– Il le sera ! l’interrompit Camilla.
– Puisque vous le dites. Donc, une fois accepté, édité et publié, votre roman sera distribué au grand public, puis… critiqué.
– Ça ne me fait pas peur. Je ne suis pas comme certains qui ne souhaitent que des louanges. Vous savez ce qu’on a déjà dit de la critique moderne : un sujet, un verbe, un compliment.
– Elle n’est sûrement pas de vous, celle-là…
– Bon, aussi bien éviter le sujet. J’ai faim, alors si vous permettez…
– Je vous laisse.
– Vous ne voulez pas lire ce que j’ai écrit ?
– Non. Quand vous aurez terminé, seulement. J’ai beaucoup à faire…
– À quoi travaillez-vous ? Un autre roman ?
– Oui.
– Sur quel sujet ?
– Vous le saurez un jour.
– Vous avez peur que je pique vos idées ?
– Pas du tout. C’est souvent le propre d’un écrivain de ne pas parler de ce qu’il écrit avant d’avoir terminé.
– Dites-moi au moins si ce roman ressemblera au premier.
– D’aucune façon, sinon la qualité de l’écriture.
– Toujours aussi modeste, sourit Camilla. Encore une chose, Pascal... si la création est tellement difficile, pourquoi ne faites-vous pas autre chose ? Vous étiez traducteur, pourquoi ne pas l’être resté ? N’êtes-vous pas un peu maso ? Et puis avec tout l’argent que vous semblez avoir, pourquoi ne pas passer le reste de votre vie à voyager ou, en tout cas, à ne rien faire qui soit aussi pénible ?
– Comme Sagan, je pense qu’écrire est le signe actif que j’existe. La vie et ses obligations ont fait obstacle à la réalisation de mon rêve d’enfant. J’avais douze ans quand j’ai su qu’écrire était un acte de partage, l’écriture, un outil de communication tout désigné pour une personne timide, solitaire et introvertie, comme je l’étais. Écrire, c’est l’heureux sentiment d’être arrivé quelque part. Sartre a dit que c’est de se sentir essentiel par rapport au monde qui incite l’écrivain à continuer.
* * *
Ce matin-là, Pascal déposa une rose sur le plateau-repas du petit-déjeuner de Camilla. Il y avait beaucoup pensé, la veille, se demandant si la jeune femme n’allait pas le ridiculiser ou pire, voir en ce geste une tentative de séduction. La deuxième hypothèse fut retenue par sa prisonnière.
Elle sourit en voyant la jolie rose rouge, à peine éclose, et lut la note : Acceptez ce gage d’une bonne entente à défaut d’autres sentiments. Hier, je suis tombé par hasard sur cette phrase de L.-S. Mercier : « Le vrai critique ferait voir le respect qu’il a pour soi-même, à la manière dont il respecterait les autres ; il appuierait sur les beaux endroits, car le mauvais n’a pas besoin d’être connu. » Intéressant, vous ne trouvez pas ? Peut-être pourrions-nous en discuter… Bonne journée !
Camilla mangea la moitié du croissant au chocolat, avant de retourner à son manuscrit. Elle eut beau relire le dernier chapitre écrit, le cœur n’y était pas. Elle alluma le poste de télévision et zappa pendant une bonne heure avant de faire une sieste. Il était passé midi quand elle se réveilla. Elle regarda en direction de la tour de Pascal. À l’instant où elle allait appuyer sur le bouton de l’interphone, son repas était servi. Elle s’élança vers le passe-plateau :
– Pascal ? s’il-vous-plaît, Pascal, venez un moment.
– Très bien, mais éloignez-vous.
Camilla s’exécuta.
– Pourquoi doutez-vous encore ? Que craignez-vous ?
– Quelles garanties ai-je que vous ne tenterez pas de fuir ou de m’attaquer ? demanda Pascal en verrouillant la porte derrière lui.
– Depuis un mois je fais exactement ce que vous désirez. J’ai été docile comme une brebis, ça devrait vous rassurer. Et puis, pour être franche, je me suis habituée à ce style de vie.
– Heureux de vous l’entendre dire.
– Mais mon père me manque.
– Je comprends…
Camilla observa Pascal qui était particulièrement bien mis ce matin. Tenue sport, de bon goût. Il était rasé de près et sentait la bergamote. Pour la première fois, elle remarqua la couleur de ses yeux. Un vert sombre, un vert forêt de conifères par une journée nuageuse. À travers le brouillard de ses pensées, elle entendit la voix chaude qui poursuivait :
– Si vous me promettez de ne rien dévoiler à votre père, je vous laisserai lui parler au téléphone.
– Vraiment ?
– Promettez d’abord. Vous ne direz pas où vous vous trouvez, vous ne soufflerez pas un mot de moi ni de la situation.
– Promis, promis !
– Je reviendrai ce soir avec le téléphone, l’appel sera en mode conférence, et si vous tentez de glisser un seul mot que je jugerai inapproprié, je couperai la communication.
– C’est d’accord. À quelle heure viendrez-vous ?
– Vers six heures, quand j’apporterai votre souper, répondit Pascal en se levant. Je vous laisse, j’ai beaucoup de travail. À plus tard.
– Pascal… merci pour la rose et… pour l’appel à mon père.
Camilla n’arriva pas à se concentrer sur son projet d’écriture. Elle fit un peu de course sur le tapis roulant, alla prendre une douche avant de s’installer sur le canapé avec un bouquin et un verre de vin blanc bien frais. La veille, Pascal lui avait apporté plusieurs bonnes bouteilles, ainsi que d’excellents fromages et de beaux fruits.
Enfin, six heures sonnèrent et Pascal frappa à la porte.
– Désirez-vous manger avant de téléphoner à votre père ? demanda-t-il en déposant le plateau-repas sur la table.
– Je veux parler à papa tout de suite !
– Bien, mais encore une fois, je vous préviens, si vous…
– Je sais, je sais, je ne dirai rien, ne vous inquiétez pas.
Camilla tendit un bout de papier à Pascal sur lequel elle avait inscrit le numéro de téléphone de son père. Pour ne pas la choquer, il évita de mentionner qu’il avait déjà ce numéro depuis longtemps. Après trois sonneries, un homme répondit.
– Papa ?
– Camilla ! C’est toi, ma fille ? Où es-tu ? Qu’est-ce qui t’as pris de disparaître comme ça ? Comment vas-tu ?
– Je vais bien, ne t’inquiète surtout pas. Toi, comment tu vas ?
– À part le fait que ma fille me manque, je me porte à merveille ! répondit la voix enjouée de Monsieur de Beaumarchais.
Il avait gardé l’accent français que les nombreuses années de vie au Canada n’avaient que peu atténué. D’instinct, Pascal se réjouit de voir Camilla aussi heureuse, elle semblait s’être soudain transformée en fillette. Toutefois, il gardait l’index juste au-dessus de l’interrupteur, advenant le cas où elle ne tiendrait pas sa promesse.
– Alors, Camilla, qu’est-ce que c’est que cette histoire de roman ? Tu n’as jamais dit que tu voulais être écrivain.
– Heu… non, c’est vrai, c’est venu… vite, comme ça, une idée qui a germé rapidement, un flash, quoi ! Je voulais te faire une surprise. Tu es content ?
– Bien sûr que je suis content ! Pourquoi avais-tu besoin de couper tout contact avec ton entourage, et même avec moi ? D’ailleurs, où te caches-tu ?
Camilla jeta un coup d’œil à Pascal qui la surveillait comme le lait sur le feu. Elle calcula qu’en une fraction de seconde elle pourrait le déjouer en jetant le nom de son ravisseur et le mot Police. Elle était sûre que son père ferait le lien et qu’il téléphonerait aux autorités. À travers ses pensées satellites, elle entendit son père :
« Camilla, tu es toujours là ? »
– Oui, oui, papa, je t’écoute. Parle-moi de toi. Que fais-tu ? Tu ne trouves pas le temps trop long ?
– Non, ça va. À l’automne, j’ai fait une bonne provision de bouquins, alors je ne m’ennuie pas. Quand on lit, on n’est jamais seul. Et puis la santé est bonne, je n’ai pas à me plaindre. Tu ne m’as toujours pas dit où tu te cachais pour écrire. As-tu quitté le pays ?
– Non, je ne suis pas très loin de chez moi, d’ailleurs. J’avais juste besoin de temps et de solitude pour réaliser ce projet.
– Quand penses-tu avoir terminé ?
– Je ne sais pas, c’est difficile à prévoir. Tu as déjà écrit, tu le sais…
– Bof ! Pour ce que ça a donné… C’est toi-même qui m’as dit que mon roman était mauvais.
Une subtile rougeur colora les joues de Camilla. Elle devina le regard réprobateur de Pascal posé sur elle.
– Voyons, papa, je ne pense pas que ce soit le mot que j’ai employé pour…
– Oh si ! crois-moi, on n’oublie pas ce genre de choses. Je ne t’en ai jamais voulu, tu sais. J’ai toujours respecté et valorisé ton opinion, après tout, c’est toi la critique littéraire. D’ailleurs, je devrais t’en remercier.
– Bon, écoute papa, je dois te laisser… Sache que tu me manques et que je t’aime beaucoup.
– Tu me manques aussi, ma petite Camilla, et je t’aime plus que tu ne peux l’imaginer. Reviens vite avec ce livre. Je suis certain que ce sera un chef-d’œuvre dont on parlera beaucoup et longtemps.
Les yeux de Camilla se mouillèrent de larmes, pendant que son père poursuivait :
« Je peux avoir un numéro où te joindre ? Ta bonne amie Brigitte vient me voir régulièrement. J’aimerais te téléphoner, de temps en temps. »
Au nom de Brigitte, le regard de Camilla se durcit :
– Non, papa, vaut mieux en rester là, je te téléphonerai de nouveau. Je t’embrasse ! Prends soin de toi.
– Je t’embrasse aussi, ma fille, et bon courage !
– Bravo, dit Pascal en coupant la communication. Votre conduite a été exemplaire.
Visiblement bouleversée, Camilla resta silencieuse.
« Je vous laisse manger en paix. Je pense que vous avez assez de provisions pour tenir jusqu’à demain soir, conclut Pascal. Je serai occupé, je ne pourrai pas venir vous voir avant. Profitez-en pour travailler. »
Une fois seule, Camilla laissa libre cours à ses larmes.