Le premier jour d’allure printanière fut radieux et splendide. Tôt le matin, Camilla descendit dans son jardin cloîtré où elle put respirer le grand air et apprécier le bleu du ciel. Elle resta de longues heures à rêvasser en écoutant le chant des oiseaux. Elle pensa à la vie grouillante à l’extérieur de ces murs, aux poursuites qu’elle allait intenter contre son ravisseur. Il venait de lui voler deux mois de sa vie, et Dieu sait combien d’autres il allait lui prendre.
Quand elle remonta dans sa tour, son repas avait été servi. Elle prit le plateau, et redescendit dans le jardin pour pique-niquer. La journée passa sous le signe de l’euphorie, cependant pas sous celui de l’inspiration. Elle n’avait pas envie d’écrire. Puis, la joie ressentie en matinée fit place à une sorte de spleen. Elle se sentait trop seule, elle avait besoin de parler à des amies, de magasiner dans les boutiques, d’aller au cinéma, au théâtre. Sa prison, bien que jolie et confortable, n’en était pas moins un lieu où on la tenait captive. Elle décida d’attendre la fin de la journée pour parler avec Pascal de son état d’esprit. Elle avait l’intention de le supplier de la laisser partir avec promesse de ne rien dire à personne.
– Avez-vous terminé le premier jet de votre manuscrit ? demanda Pascal.
– Non, et je ne crois pas que je pourrai le faire. Il y a une semaine que je n’arrive pas à écrire. Et avec le beau temps revenu, je ne peux plus me concentrer.
– Il serait dans votre intérêt de vous y remettre. Vous semblez avoir oublié que l’écriture est une passion qui n’a ni saison, ni jour de fête, ni excuse. Une passion qui ne doit pas être négligée.
– Justement, l’écriture n’est PAS ma passion. Quand vous mettrez-vous ça dans la tête ?
– Ah ! oui, c’est vrai, j’ai oublié. Vous, c’est la critique, votre passion, et pas de panne d’inspiration dans ces moments-là. Toujours le mot qui écorche, l’expression qui tue, le commentaire qui anéantit, au bout des lèvres ou prêts à bondir de votre clavier d’ordinateur.
– Et ça recommence ! La trêve a été brève. Est-ce que demain j’aurai droit à une autre tartine acidulée sur la critique ? Ça doit vous démanger de ne plus m’en servir, depuis quelque temps.
– Puisque vous insistez, dit Pascal, l’esprit sportif, il m’en vient une en tête. Un certain Jean Sibelius a dit : « On n’a jamais érigé une statue aux critiques. » Pas mal, non ?
– Vous me pompez l’air, à la fin ! Qui sait, si on me laissait faire mon travail, peut-être qu’un jour, on érigerait une statue à mon effigie. Voyez-vous, pour le moment, ma carrière est interrompue par un malade qui se croit tout permis parce qu’on a dit du mal de son fichu livre qui, soit dit en passant, est totalement pourri. Vous m’entendez ? Je vous le répète et je l’épèle : p-o-u-r-r-i !
– C’est donc vrai ce qu’on dit… Pour un critique, la première impression est toujours la bonne, surtout quand elle est mauvaise.
Résolument en colère, Camilla s’approcha de la bibliothèque et s’empara du Saule. Elle l’ouvrit et en déchira les pages qu’elle fit voler autour d’elle.
– Comme vous dites ! Voilà ce que j’en pense de votre livre, minable scribouillard qui se prend pour un grand écrivain ! Du papier à mettre au fond d’une cage à perruche ! Ou à pigeon, tiens ! Pourquoi se priver d’un savoureux jeu de mots ? Et souhaitons que le volatile ne sache pas lire, sinon il crèverait d’ennui !
Pascal laissa les mots siffler à ses oreilles tels des projectiles d’arme à feu. Il comprit que son invitée venait d’atteindre l’étape de la crise de nerfs dont sont parfois victimes certains écrivains. Même à contrecœur, Camilla voulait aller au bout de ce roman qu’elle avait commencé, or elle se sentait impuissante à matérialiser ce qu’elle imaginait et ce à quoi elle rêvait. Elle venait de réaliser combien il est facile d’écrire dans sa tête et ardu de formuler l’imagination en langage attrayant.
– Je comprends ce que vous ressentez, dit Pascal, d’une voix calme.
La critique lui décocha un regard assassin.
« Laissez-moi finir, continua Pascal sur le même ton qui semblait profondément irriter Camilla. Vous êtes plongée dans ce projet auquel vous tenez. En même temps, la vie et toutes ses distractions vous manquent. Vous avez connu plus d’une fois la panne d’inspiration, et vous voilà en panne de motivation, la pire, selon moi. Vous feriez tout et n’importe quoi plutôt que de vous asseoir devant votre ordinateur. D’ailleurs, j’ai remarqué que votre bureau était étincelant de propreté… »
– Je n’ai pas de femme de ménage, moi, bougonna Camilla.
– L’écriture n’a pas encore pris la place qui lui revient dans votre vie. Toutefois, vous pensez jour et nuit à cette fichue histoire que vous voulez raconter. Vous rêvez de prendre votre livre dans vos mains, de le retourner, de l’ouvrir, de le sentir… presque comme une mère avec son bébé.
Camilla but une gorgée de jus d’orange.
– C’est vrai, dit-elle dans un soupir, soudain calmée.
– Je ne connaîtrai jamais ce que c’est que de mettre un enfant au monde. Par contre, j’ai appris à créer des personnages et à leur dessiner un parcours de vie. Ces mois d’attente, d’inconfort, d’incertitude et d’inquiétude… Vous savez la pire inquiétude que peut avoir une mère quand elle porte son enfant ?
– Qu’il ne soit pas en bonne santé.
– Exact. L’écrivain, lui, craint que son livre souffre de mille maux qu’il n’a pas su prévenir. A-t-il fait le bon choix de patronymes, d’adjectifs et d’adverbes ? A-t-il su administrer ce qu’il fallait de tonique pour que les personnages, autant que leur histoire, soient viables et crédibles ? A-t-il usé de toutes ses capacités pour que son livre soit aimé ?...
– Je vous voir venir, dit Camilla en se renfrognant.
– Quand l’enfant quitte la maison pour sa première journée d’école, quelle mère ne s’est pas demandé s’il sera accepté et aimé de ses camarades ? C’est un peu pareil pour l’écrivain qui voit son livre pour la première fois dans les librairies. Qu’en pensera-t-on, maintenant que l’auteur n’a plus aucun pouvoir ? Il vit cette angoisse jour après jour.
– Sait-il qu’on ne peut être aimé de tous ?
– Oui, parce que l’écrivain, qui parfois cultive un ego démesuré, sait pertinemment qu’il ne sera pas compris, accepté ou apprécié par tous ses lecteurs. Voyez-vous, chère Camilla, si l’enfant, à l’école, est rejeté parce qu’il a les cheveux frisés, ou qu’il fait de l’embonpoint, ou parce qu’il porte tel vêtement, et qu’un autre enfant le critique publiquement, croyez-vous que ce soit agréable pour celui qui reçoit tout ce mépris ? Et les parents de cet enfant humilié, vous y avez pensé ?
Pascal se retourna et vit que Camilla avait les yeux remplis de larmes.
– Je ne fais pas que de mauvais commentaires, dit-elle, très bas. Vous ne parlez jamais des louanges que j’ai adressées à plusieurs auteurs.
– Vous avez raison, pardonnez-moi. Il y a eu quelques chanceux… ou heureux élus.
Camilla s’essuya les yeux en reniflant. Pascal crut bon de changer de registre.
– Je sais que vous aimez le cinéma. Ça vous dirait de regarder un film, sur un grand écran ?
– On sort ? demanda Camilla, en écarquillant les yeux.
– De votre tour, oui. Je possède un cinéma-maison et une grande variété de films. Vous choisirez celui qui vous intéresse. Qu’en pensez-vous ?
– Ça me ferait tellement de bien de sortir d’ici.
– Si vous promettez d’être sage, je viendrai vous chercher dans une heure. La salle de visionnement est au rez-de-chaussée. Il y a tout ce qu’il faut pour préparer le meilleur maïs soufflé. Vous aimez ?
– J’adore ! répondit Camilla, un reste d’enfance irradiant son visage.
* * *
Nerveux, un peu gauches, Pascal et Camilla empruntèrent le corridor pour arriver dans l’autre tour.
– C’est donc ici que vous travaillez, murmura Camilla, en jetant un regard intéressé autour de la pièce.
Ils se rendirent dans la salle de cinéma, Zola sur les talons de son maître, bien déterminé à passer la soirée avec lui.
– Dites… le chien, il regardera le film avec nous ? demanda Camilla en gardant une distance entre elle et l’animal.
– Zola adore le cinéma, rit Pascal. C’est un spectateur exemplaire. Je vous garantis qu’après cinq minutes, vous ne remarquerez même plus sa présence.
– Ça reste à voir, grommela Camilla.
Pascal sentit le parfum luxueux qui semblait embaumer tout le corps de son invitée. Il se souvint de sa grand-mère qui se parfumait avec parcimonie. Autrefois, les femmes appliquaient quelques gouttes de parfum aux poignets et dans le cou. Aujourd’hui, elles parfument leurs cheveux, leurs vêtements, leur corps tout entier, laissant derrière elles un enivrant sillage.
Désarmante de féminité, Camilla avait troqué jean et col roulé contre une robe de lainage noire et moulante. Une fine chaîne en argent entourait son cou délicat. Pour elle, il s’agissait de sa première « sortie » depuis plusieurs mois, et c’est par réflexe et besoin, qu’elle s’était bien mise.
– Voilà, c’est ici.
Pascal ouvrit une porte capitonnée, laissa entrer son invitée, son chien, et referma aussitôt à clé. Un téléviseur à très large écran faisait face à une dizaine de fauteuils en cuir noir. Chaque fauteuil était muni d’installations pour déposer verre et plat.
Friand de maïs soufflé, Pascal avait acheté la machine à en fabriquer, identique à celle qu’on utilise dans les complexes de cinéma. Tout un pan de mur était recouvert d’étagères sur lesquelles étaient alignés une centaine de films.
– Ils sont placés par ordre alphabétique, dit Pascal. Je vous laisse choisir pendant que je prépare le popcorn.
– Vous ne vous êtes pas payé tout ce luxe avec la vente de votre Saule !
– Certainement pas ! s’esclaffa Pascal. Autre plaie de l’écrivain, la rétribution de son travail. À moins d’être un auteur à succès, en particulier aux États-Unis où les livres sont adaptés au cinéma ou vendus par milliers, l’écrivain canadien français moyen reçoit dix pourcent sur la vente de ses livres. On ne devient pas écrivain pour faire fortune.
– Alors, d’où vient tout votre argent ?
– Si je vous disais de la loterie, vous me croiriez ?
– Vraiment ? Vous êtes donc un de ces chanceux devenus millionnaires du jour au lendemain, sans efforts ?
– C’est un peu moins banal que ça. Le billet appartenait à ma mère. À sa mort, je l’ai trouvé dans ses affaires, et il était gagnant. Ma mère qui a vécu toute son existence dans la pauvreté et qui, de façon posthume, devient millionnaire. On inventerait une anecdote comme celle-là pour un roman et on se ferait ridiculiser.
– C’est vrai, cette histoire ? demanda Camilla, en scrutant les titres des films.
– Tout à fait. Ce ne sera pas long que toute la pièce sentira le beurre et le maïs.
Camilla tira un film de l’étagère.
– Et si on regardait Misery ? C’est de circonstance…
Pascal éclata de rire :
– J’apprécie votre humour. L’histoire d’un écrivain prisonnier d’une lectrice névrosée ne peut qu’être appropriée.
– Alors que pensez-vous de celui-là ? J’en ai beaucoup entendu parler, sans jamais l’avoir vu.
– Le dîner de con est un bien meilleur choix. Prenez place.
Pascal laissa un siège libre entre lui et son invitée. Du coin de l’œil, il l’observa pendant le visionnement du film. On aurait dit une adolescente. Elle mangeait son maïs soufflé avec gourmandise, sans détacher les yeux de l’écran, et buvait sa boisson gazeuse à la paille, à longues gorgées. Elle souriait d’une blague, riait doucement des répliques cocasses et des quiproquos. Parfois, sa mèche bleue luisait dans la semi-obscurité et ses yeux brillaient comme ceux d’un enfant devant le sapin illuminé.
Pascal ressentit un réel bonheur en compagnie de Camilla. Il y avait longtemps qu’il avait été heureux en présence d’une femme, et il avait oublié combien il était agréable de passer des moments de tranquillité et d’intimité.
Il ne semblait pas être le seul à apprécier la compagnie féminine. Après avoir croqué le gros biscuit que son maître lui avait servi, Zola s’était allongé aux pieds de Camilla. Pendant quelques minutes, elle avait paru mal à l’aise, puis, comme Pascal le lui avait dit, elle oublia la présence du chien assoupi.
Le film terminé, Pascal s’apprêtait à allumer la lumière quand Camilla lui demanda d’en regarder un autre.
– Vous n’êtes pas fatiguée ? Il est presque minuit.
– Je n’ai pas envie de retourner chez moi… enfin, là-bas.
– Ce n’est pas confortable ? Vous manque-t-il quelque chose ?
– Ma vie.
La lumière et la réponse de Camilla ramenèrent Pascal à la réalité. Pendant le temps qu’avait duré le film, il avait imaginé le scénario d’une comédie romantique typique. Comme toujours, les deux protagonistes se détestent, puis, obligés de se côtoyer, ils finissent par tomber amoureux, et le film se termine sur le point culminant, soit la passion, qui, on le sait, ne dure pas. Ce genre de films ne dépassant jamais le stade passionnel, Pascal avait respecté la consigne. Or, sa partenaire de film souhaitait le quitter, retourner à sa vie, et ce, bien trop tôt.
– Camilla, je ne veux pas reprendre cette discussion qui finit toujours mal. Vous savez ce que j’attends de vous. La seule rançon pour votre libération c’est l’écriture d’un roman, alors…
– Je sais, je sais, ne recommencez pas votre litanie. C’est vendredi soir, je n’ai pas sommeil et je n’ai pas envie d’être seule.
– Il n’y a que moi… et Zola.
– À défaut de mieux…
– Je suis touché. Alors voulez-vous prendre un verre et bavarder ?
– Une petite heure de conversation agréable autour d’un Martini ferait mon bonheur.
– Je vous ramène à votre tour et…
– Pourquoi ne me faites-vous pas visiter ? Et puis, on pourrait peut-être s’installer ailleurs que dans mon bureau…
D’instinct, Pascal flaira le piège. la gentillesse de Camilla était trop belle pour être vraie, et il avait déjà pris assez de risques pour cette seule journée.
– Une autre fois, peut-être.
Camilla soupira en suivant Pascal jusqu’à sa tour. En arrivant, elle enleva ses chaussures, et mit un disque de jazz pendant que Pascal préparait les Martinis.
– Merci pour cette belle soirée, dit-elle en prenant le verre que lui tendait Pascal, j’en avais besoin.
– Je sais.
– Parlez-moi de vous, Pascal. On dit que c’est le propre des hommes étranges que de ne pas dévoiler leur vie passée.
– Oh, vous savez, on peut sûrement trouver sujet de conversation plus intéressant. J’ai traversé l’existence sans grand éclat et…
– Vous parlez comme si vous étiez nonagénaire ou que vous alliez mourir dans deux semaines.
– Un homme dans la cinquantaine sait bien qu’il a parcouru davantage de routes qu’il n’a de chemins à emprunter. Le ruban s’allonge derrière lui, à mesure que, devant lui, il rétrécit. Loin de moi l’idée d’être fataliste, mais il faut bien pencher du côté de la réalité. J’ai eu une enfance plus ou moins heureuse, au sein d’une famille sur laquelle un mauvais sort semblait avoir été jeté. J’ai perdu plusieurs membres de ma famille de façon tragique, il ne me reste qu’une sœur, Sophie.
– Quel genre d’enfant étiez-vous ? Laissez-moi deviner ! J’imagine un petit garçon timide, introverti, sérieux, solitaire, sensible aussi, peut-être ?
– Je ne savais pas qu’en si peu de rencontres vous pouviez établir un portrait robot psychologique d’une telle précision.
– Ça vous étonne ? Pas besoin de grands diplômes, pourtant. On n’a qu’à vous observer pour apercevoir le petit garçon qui s’y trouve encore.
Pascal pensa que jamais sa femme ne lui avait parlé ainsi.
– Pouvez-vous visualiser le rêve de ce petit garçon ?
– Hmm… à la lumière des caractéristiques énumérées, et avec ce que j’ai appris de vous, je pense que le petit Pigeon a rêvé assez tôt dans sa vie de devenir écrivain. Pas n’importe lequel. Un écrivain célèbre et respecté pour son talent et ses idées.
– Ai-je détecté une pointe de sarcasme dans les derniers mots ?
– Je ne me permettrais pas, voyons ! Pas ce soir, du moins, dit Camilla en mettant le nez dans son verre.
– Assez parlé de moi ! À votre tour : quelle petite fille étiez-vous ?
– L’opposé féminin du petit Pigeon : extravertie, bruyante, ricaneuse, rassembleuse, sûre d’elle, et même un peu… tyrannique.
– Tiens, pourquoi est-ce que cela ne m’étonne pas ?
– Princesse à la maison, je n’ai eu aucun scrupule à me faire reine à l’école. J’en ai fait baver plus d’une !
La conversation se poursuivit en toute convivialité, sans aucune animosité. Comme quoi deux êtres humains réunis, même de façon peu banale, peuvent prendre plaisir à la compagnie l’un de l’autre.
– Je dois me lever très tôt demain, dit Pascal en vidant son verre. Je vous laisse.
– Je n’ai toujours pas sommeil, alors je pense que je vais écrire.
– Vous faites bien de saisir l’inspiration quand elle passe. Bonne nuit, Camilla.
Elle se leva pour l’accompagner jusqu’à la porte, se tint tout près de lui, espérant qu’il se retourne…
* * *
Entièrement investie dans son projet d’écriture, Camilla travailla sans relâche pendant les mois de mai et de juin. Elle se levait, la nuit, pour noter des idées qui l’empêchaient de dormir. Puis, une fois devant son ordinateur, elle poursuivait l’écriture d’un chapitre commencé. Elle tombait parfois endormie sur son bureau, et se réveillait, courbaturée, mais, elle dut se l’avouer, investie d’une capacité nouvelle.
Elle était heureuse de constater que le projet auquel elle ne croyait pas au départ, se concrétisait. Elle se dit que la manière incroyable, tout à fait extraordinaire, qui l’amènerait à la publication d’un roman était un bien étrange cadeau du ciel.
Elle avait peu vu Pascal au cours des deux derniers mois. Elle ne manquait de rien, il lui apportait toujours de bons repas et tout ce qu’elle désirait. Par contre, il ne restait jamais longtemps auprès d’elle, prétextant une grande charge de travail.
En fait, Pascal partageait son temps entre la mise sur pied de sa maison d’édition et l’écriture de son prochain roman. La confiance en soi presque entièrement revenue, il se remit à rêver grand, de manière cependant plus réaliste, plus pondérée, et sûrement plus raisonnable. Il dut admettre que la ponction que Camilla avait fait subir à son ego lui était bénéfique.
Le dernier samedi de juin, Camilla descendit dans sa cour. Il faisait un temps splendide, le soleil brûlait de tous ses feux dans le ciel parfaitement bleu. Elle se sentait légère et, paradoxalement, libérée. Le mur de pierres qui l’encerclait ne parvenait même pas à la faire sentir prisonnière. Aujourd’hui, elle savait que sa mission tirait à sa fin. C’est à trois heures du matin que la nouvelle écrivaine avait tapé les derniers mots de son roman. Elle devait absolument annoncer la nouvelle à Pascal.
Elle gravit prestement les marches et appuya sur le bouton de l’interphone. Il n’était pas au poste. « Tant pis, pensa Camilla, je vais imprimer mon manuscrit pour le relire une première fois. »
Il était passé midi quand Pascal apporta le repas de son invitée. Plongée dans la lecture de son roman, elle n’avait pas vu le temps filer. Quand elle entendit le bruit du passe-plateau, elle lui demanda d’entrer.
– Qu’y a-t-il ? demanda Pascal en refermant la porte derrière lui.
– Voilà. J’ai fini.
– Vraiment ? Vous en avez fait la lecture complète ?
– J’ai commencé et j’avoue, humblement, que ce n’est pas mal du tout ! Maintenant, j’ai besoin de commentaires.
– Très bien. Toutefois, il serait à votre avantage de finir la lecture de ce premier jet de manière à apporter les corrections et les modifications nécessaires.
– Corrections et modifications ? De ce que j’ai lu, je n’ai déplacé que quelques virgules et ajouté un s ici et là, rien de plus.
– J’admire votre assurance. Un texte doit sentir l’huile, selon l’expression… Vous pensez que votre roman est prêt à être publié ?
– Certainement, répondit-elle, d’un air condescendant.
– Je le lirai cet après-midi.
L’écrivaine en herbe n’avait pas échappé aux étourderies qu’apporte l’excitation d’un premier jet, surtout celui d’une première création. Certes, elle pouvait écrire très bien, mais la rédaction de critiques et de compte rendus de lecture ne garantissent pas l’écriture d’une œuvre littéraire. Il nota des longueurs, des répétitions, remarqua l’absence d’originalité des personnages et des situations. Assurément, il ne s’agissait pas d’un grand cru à la hauteur d’une célèbre critique. Toutefois, il dut reconnaître que l’idée principale du roman était bonne.
Vers dix-huit heures, Pascal frappa doucement à la porte de l’appartement de Camilla. Elle ouvrit, l’œil allumé, la mèche rebelle. Il était évident qu’elle attendait Pascal avec une grande impatience.
– Ça vous dit de partager une pizza ? lui proposa-t-il. Le fait d’être millionnaire ne signifie pas que l’on doive abuser de grande gastronomie tous les jours. C’est même plutôt le contraire. Quand on a été pauvre, on garde toujours ses vieilles habitudes d’économie et ses goûts pour l’ordinaire.
– Bien sûr, une pizza me va très bien. On pourra discuter de mon roman. Qu’en avez-vous pensé ? L’avez-vous aimé ? J’ai prouvé que j’avais raison de critiquer puisque je peux, moi-même, écrire très bien, non ?
– J’ai commandé votre pizza préférée, toute garnie, répondit Pascal en ignorant les questions d’une Camilla très impatiente.
– Merci. Alors ?
– Alors, si on mangeait maintenant ?
– Arrêtez à la fin ! Vous savez combien j’ai besoin de vous entendre parler de mon roman !
– Oh oui ! Je connais ce sentiment. Voyez-vous, ce qui est moins dommageable, si je puis dire, c’est que ma critique ne sortira pas de ces murs. Ma critique ne sera pas présentée à la télévision nationale…
– Ça va, j’ai compris ! Depuis le temps que vous me martelez le cerveau, j’ai appris ma leçon. D’ailleurs, je vous fais une promesse : dorénavant, je serai plus… nuancée dans mes critiques. Voilà. Vous êtes content ? Maintenant, que pensez-vous de mon histoire ?
Pascal mordit dans une pointe de pizza avant de répondre, ce qui ne manqua pas d’impatienter Camilla, suspendue à ses lèvres.
– La trame comme telle est très bien. Une idée originale aux nombreux rebondissements, j’aime beaucoup.
– C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Il faudra que je vous montre un truc ou deux pour ce qui est de la critique littéraire. On voit bien que vous n’en avez jamais fait. Votre esprit critique, en plus d’être limité, manque de vocabulaire pour expliquer ses impressions.
– Je ne fais que commencer.
– Alors, continuez, dit Camilla, déjà sur la défensive.
– La pizza refroidit, vous ne voulez pas…
– Non ! Je préfère la pizza froide !
– Jetez d’abord un coup d’œil aux corrections que j’ai apportées à votre manuscrit, dit Pascal en lui tendant le document qu’il avait gardé dans une enveloppe.
– La voilà votre vengeance, dit Camilla, en voyant les pages marquées au stylo rouge. Vous avez pris un malin plaisir à démolir ma création. Tant mieux si l’exercice a été thérapeutique.
– Vous vous trompez…
– Je ne suis pas un auteur accompli, vous le saviez déjà.
Camilla jeta sur son bureau la pile de feuilles qui s’éparpilla jusque sur le sol. Elle se leva et les piétina rageusement.
– Je déclare forfait ! Je ne peux pas accomplir la mission que vous m’avez imposée. J’ai essayé et j’ai échoué. Il ne vous reste plus qu’à me laisser partir.
Pascal avala sa dernière bouchée, but une gorgée de cola, pendant que Camilla le regardait comme si elle voulait le couper en rondelles. Puis, il se leva et ramassa toutes les feuilles :
– Vous voulez bien déplacer votre pied, s’il-vous-plaît ? demanda-t-il à la critique dont le talon droit épinglait au sol deux pages de son manuscrit.
Il mit tout en ordre et alla s’asseoir sur le canapé. Toujours figée dans sa colère, Camilla l’observait en silence.
– Je vais vous expliquer mes corrections et mes suggestions. Ensuite, ce sera à vous de prendre une décision.
– Quelle décision ? Ai-je vraiment des décisions à prendre, des choix à faire ? Vous me privez de ma liberté et de mes droits depuis des mois.
– Vous déciderez soit de réécrire votre roman, soit de le retravailler.
– Mais quand est-ce que je vais m’en sortir ?! hurla Camilla.
– Quand vous aurez écrit un roman de qualité qui soit publiable.
– Et c’est vous qui jugerez du potentiel de mon roman ? Dans ce cas, je ne sortirai pas d’ici avant soixante ans !
– Vous paniquez parce que vous avez aperçu quelques corrections en rouge. Si vous regardez de plus près, vous verrez que j’ai noté de la même manière ce qui m’a particulièrement plu. Vos années de lecture et d’écriture de chroniques vous servent bien. Très peu de fautes d’orthographe.
La bouche fermée en boutonnière, Camilla gardait les yeux sur son manuscrit, l’air buté d’une licorne.
« J’ai remarqué que vous aviez changé les prénoms de quelques personnages et oublié d’effectuer le changement partout dans le texte. Simple distraction.
Sans regarder Camilla, Pascal poursuivit l’explication de ses corrections.
« J’ai encerclé les mots répétés dans une même phrase ou dans un paragraphe. Par exemple, ici, vous avez utilisé le verbe « attendre » à quatre mots de distance. Ce n’est pas dramatique, mais pas… très joli, enfin, pas digne d’un grand auteur.
Camilla soupira en levant les yeux au plafond.
« Je crains qu’on remarque certaines… longueurs. Si les descriptions me semblent un peu excessives, dans l’ensemble, l’histoire est bien racontée, et elle intéressera sûrement plusieurs lecteurs. »
– Et que pensez-vous de mon style ?
– Vous le trouverez si vous persévérez.
– Dois-je comprendre que je n’en ai pas ? Pascal évita l’écueil, et se leva en reprenant son assiette en carton et son verre vide.
– La pizza est délicieuse, vous devriez manger, elle est froide comme vous l’aimez.
Camilla posa son manuscrit près de l’ordinateur en soupirant.
– Une dernière chose, dit encore Pascal. Savez-vous comment Charles Dantzig a défini le mot Indicible dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française ?
– Non, mais j’imagine que vous allez me le dire et profiter de l’occasion pour m’expliquer le lien entre ce mot et mon manuscrit.
– J’y arrive. Il a dit : « Un écrivain qui emploie le mot Indicible devrait se faire charcutier. »
– Et alors ?
– J’ai relevé deux « indicibles » choses dans votre texte, dit Pascal, l’air malicieux, en mimant des guillemets. Bonne soirée !
Camilla l’escorta d’un regard lapidaire jusqu’à la porte.