Dès le début de la nouvelle année, Camilla se présenta à la station de télévision où René Marcotte, son patron, vint l’accueillir.
– Comment va la revenante ? Toujours aussi racée et diablement jolie.
– La flatterie ne vous a mené nulle part à ce jour, cher Monsieur, sourit Camilla en se laissant embrasser sur les deux joues.
– C’est vrai, mais, qui sait, si ces jours ne sont pas révolus. Viens dans mon bureau, on sera plus tranquilles. Alors ? Raconte !
– Oh ! il n’y a pas tellement à raconter…
– Comment ça, pas tellement ? Tu es partie pendant un an pour écrire un bouquin, alors ?
– Bien, je… enfin, oui… Le cœur de Camilla palpita quand elle aperçut son livre parmi une pile placée sur le coin du bureau. Alors, il le connaissait, il l’avait sans doute lu et l’avait sûrement détesté. Devait-elle avouer que le produit de son année d’absence traînait là ?
– Camilla… tu disais ?
– Je disais que…
Puis, après dix secondes d’hésitation :
« Voilà ce que j’ai écrit », dit-elle, en prenant le livre de la pile pour le placer devant son patron.
Rien que le regard interloqué de René Marcotte valait son pesant d’or.
– Tu veux dire que… Andrée Dumas… c’est toi ?
– En chair et en os !
– Wow ! Je ne m’attendais pas du tout à ça ! Pour une surprise…
– Bonne ou mauvaise surprise ?
– Ni bonne, ni mauvaise, juste une très grande surprise, dit prudemment René Marcotte.
– N’ayez pas peur, je peux accepter la mauvaise critique, en autant qu’elle soit… constructive, et dite de façon respectueuse.
– Eh bien, une surprise n’attend pas l’autre !
– La critique, de Pascal Pigeon, vous l’avez lu ?
– Oui, un très bon roman, répondit René Marcotte avec un enthousiasme qu’il s’empressa de dissimuler. Pourquoi tu me demandes si j’ai lu ce livre ?
– Comme ça… bon, est-ce que je peux reprendre mon poste ?
– Le public n’attend que toi.
« Peut-être, pensa Camilla, mais ce n’est plus tout à fait la même qu’il retrouvera. »
* * *
Ce dimanche-là, Pascal Pigeon fumait un de ses meilleurs cigares cubains en regardant l’émission À nous de juger. Pendant la semaine, on avait annoncé le retour de Camilla de Beaumarchais. Il ne put s’empêcher d’éprouver une vive émotion quand il la vit à l’écran, vêtue de blanc et de noir, la mèche bleue, l’œil allumé.
L’animateur souhaita la bienvenue à Camilla, avant de lui céder la parole.
– Bonjour à tous. Je suis très heureuse d’être de retour. Cette retraite a été pour moi salutaire et fort révélatrice. Tel que promis, j’ai écrit un livre. Andrée Dumas, c’est moi…
L’animateur leva les sourcils, se trémoussa sur sa chaise. Camilla poursuivit :
– Un homme en fuite, c’est mon premier roman. Je m’abstiendrai d’en parler, et vous comprendrez que je n’en ferai pas la critique. Toutefois, ce dont je veux vous entretenir, maintenant que je l’ai expérimenté, c’est du travail de l’écrivain. Rédiger des chroniques, des critiques, des commentaires, n’a rien à voir avec la littérature, même si elle en est le propos. En fait, écrire et critiquer sont diamétralement opposés. Arrêter la vie autour de soi, s’immerger dans une solitude…
Camilla marque une pause, les yeux plantés dans la caméra.
« … dans une solitude parfois non désirée, mais nécessaire. Écrire c’est entrer dans une bulle où seuls les personnages créés ont accès ; ignorer la fatigue, oublier l’heure et le temps qu’il fait, s’interroger, douter, se remettre en question, trouver dans la langue de travail un allié de son imagination… Voilà quelques-unes des contraintes, quelques-uns des défis à surmonter. Je résume ainsi : écrire est un douloureux bonheur. Je vous parlerai plus tard des plaisirs. »
Pascal remarqua que quelque chose avait changé chez Camilla. L’arrogance et l’ironie qui, d’habitude, scintillaient de mille feux au fond de ses yeux, avaient été remplacées par une douce complaisance, une sorte d’empathie aussi, une belle humanité.
« Le parcours de l’écrivain ne s’arrête pas à l’exécution de ses projets. Il aura à vivre, je dirais même, à subir une gamme d’émotions : l’excitation, l’enthousiasme, l’espoir, la déception, le découragement, la colère, le chagrin… Comme pour son enfant, il craindra que l’on ne comprenne pas son livre, qu’on le malmène, qu’on l’ostracise, qu’on ne l’apprécie pas, qu’on en dise du mal, qu’on le critique... Après l’aventure que j’ai vécue, je…
– Aventure ? l’interrompit l’animateur. Vous parlez comme si vous reveniez d’un périple au fond de la jungle !
Un ange passa, puis :
– Disons plutôt, expérience. Alors enrichie de cette expérience, ma façon de critiquer sera plus nuancée, moins… caustique. Quand on pose les pieds là où un autre a marché, on pardonne plus facilement, on s’explique mieux sa démarche et son résultat.
En se penchant pour prendre un livre posé sur la table devant elle, Camilla effleura le saphir qui pendait à son cou.
– Il y a quelque temps, ma collègue et remplaçante, Aline Lapierre, a fait la critique du deuxième roman de Pascal Pigeon, qui s’intitule, fort à propos, La critique. Permettez-moi de vous offrir, à mon tour, quelques commentaires. Au moyen d’une mise en abyme, l’auteur a su conjuguer avec brio, humour noir, suspense, horreur, romance, donnant à ce roman un cachet tout à fait unique, à ranger parmi les inclassables. Depuis la parution de son premier roman, Le Saule, on sent que Pascal Pigeon a progressé dans sa démarche pour devenir un grand écrivain. Mais… il y a toujours place à amélioration, conclut Camilla, un sourire malicieux aux lèvres.
Pascal éclata de rire. Jamais tabac et bourbon n’avaient semblé aussi délicieux à Monsieur Pigeon.