LA QUEUE DE LA SOURIS glissa entre les pattes tendues de Nuage de Feuille ; frustrée, elle ne put que foudroyer du regard la crevasse où le petit rongeur avait disparu. Elle avait quitté le camp afin de récolter d’autres herbes pour Museau Cendré. Poil de Châtaigne l’accompagnait, car Étoile de Feu avait interdit les sorties solitaires.
« Pas de chance, miaula celle-ci. De toute façon, elle n’était pas bien grosse.
— C’était toujours du gibier, rétorqua Nuage de Feuille. Je l’aurais attrapée si la faim ne me brouillait pas la vue. »
Elle entreprit de sortir à reculons du buisson où elle s’était tapie. Soudain, elle reconnut les feuilles vert sombre et les baies rouges qui ornaient les branches et parsemaient le sol.
« Crotte de souris ! siffla-t-elle. J’en ai plein les pattes !
— Qu’est-ce qui se passe ? »
Nuage de Feuille s’extirpa des branchages et pointa le bout de la queue vers les petits fruits écarlates.
« Des baies empoisonnées, miaula-t-elle. J’étais si concentrée sur cette souris que je ne les ai même pas vues. »
Poil de Châtaigne frissonna.
« Allons chercher un point d’eau où tu pourras te débarrasser de ce truc dégoûtant. »
Nuage de Feuille fut étonnée par la réaction de son amie. Les oreilles rabattues sur son crâne, le pelage hérissé : elle semblait terrifiée à la simple vue des baies. Or, celles-ci n’étaient dangereuses que si on les mangeait.
« Tout va bien ? demanda Nuage de Feuille, tandis qu’elles reprenaient leur chemin dans la forêt, guettant la moindre flaque où plonger ses coussinets.
— Ça va, répondit Poil de Châtaigne en clignant des yeux. Tu savais qu’un jour j’ai failli mourir à cause des baies empoisonnées ?
— Pas possible ! » Stupéfaite, l’apprentie s’arrêta net. « Comment c’est arrivé ?
— J’étais encore un chaton, et toi, tu n’étais même pas née. J’avais suivi Éclair Noir dans la forêt – son nom ne te dit sans doute rien, c’était le meilleur allié d’Étoile du Tigre au sein du Clan du Tonnerre. Comme je l’avais surpris en train de discuter sur notre territoire avec Étoile de Jais – qui s’appelait encore Patte Noire à l’époque, le lieutenant d’Étoile du Tigre –, il m’a fait manger des baies empoisonnées pour m’empêcher de parler.
— Quelle horreur ! gémit Nuage de Feuille en fourrant son museau dans le flanc de son amie.
— Si j’ai survécu, c’est grâce à Museau Cendré. Enfin… toute cette histoire appartient au passé. Malgré ce que les Bipèdes peuvent nous infliger, au moins, on n’a plus à s’inquiéter d’Étoile du Tigre. » Elle pivota, la queue bien haute. « Viens vite te laver les pattes. Un empoisonnement, c’est bien la dernière chose dont le Clan ait besoin. »
De noires pensées surgirent dans l’esprit de Nuage de Feuille tandis qu’elle suivait son amie au cœur des sous-bois. Si Étoile du Tigre était bel et bien le père de Plume de Faucon et de Papillon, alors ce passé risquait de ressurgir.
Le rugissement des monstres s’amplifia lorsqu’elles s’approchèrent du Chemin du Tonnerre. Elles trouvèrent enfin une petite mare dans une combe, où l’apprentie put tremper ses pattes plusieurs fois et les frotter sur l’herbe jusqu’à ce qu’elle soit sûre de s’être débarrassé du poison. Malgré tout, elle savait qu’elle aurait du mal à se lécher les pattes dans les jours à venir.
« Voilà », miaula-t-elle. Elle dut élever la voix pour se faire entendre malgré le grondement d’un monstre particulièrement bruyant. « Ça devrait aller. Et regarde, il y a une grosse botte de cerfeuil. Museau Cendré sera… »
Elle s’interrompit pour pousser un cri terrifié : un mugissement retentit plus fort que jamais, comme si le tonnerre avait fracassé le ciel. Une énorme forme brillante traversa les sous-bois, écrasant le cerfeuil qu’elle venait d’apercevoir. Poil de Châtaigne gémit d’effroi et fila vers l’arbre le plus proche. Elle grimpa sans mal en plantant ses griffes dans l’écorce et se réfugia sur la première branche, la fourrure si gonflée qu’elle semblait avoir doublé de volume.
Nuage de Feuille se tapit dans un creux. Pétrifiée, elle regarda le monstre s’emparer d’un jeune bouleau et l’arracher du sol, sans plus d’effort qu’il n’en aurait fallu à l’apprentie pour déterrer une racine de glouteron. Il souleva l’arbre haut dans le ciel et lui arracha ses branches. Des bouts de bois se mirent à dégringoler tout autour de la chatte comme de la grêle.
« Nuage de Feuille ! »
Le cri de Poil de Châtaigne la tira de sa stupeur. Son amie venait de sauter de l’arbre, sans doute consciente qu’elle n’y était plus en sécurité. Aussi vive que l’éclair, elle traversa le terrain à découvert et donna un coup de museau à Nuage de Feuille pour la forcer à se lever.
« Cours ! » lança-t-elle.
L’apprentie jeta un ultime regard terrifié au monstre : la chose débitait le tronc d’arbre en tronçons. L’instant d’après, le jeune chatte détalait à travers la forêt sur les traces de Poil de Châtaigne, fonçant droit dans les ronces et les flaques de boue dans leur fuite éperdue.
Quand le grondement ne fut plus qu’un bruit sourd dans le lointain, les deux amies s’arrêtèrent, haletantes.
« Ils s’approprient de plus en plus de terrain, ahana Poil de Châtaigne. Bientôt, il ne nous restera plus rien. »
Nuage de Feuille tremblait de tous ses membres. Elle jeta un coup d’œil derrière elle, s’attendant presque à voir le monstre les poursuivre entre les arbres.
« Je les déteste ! cracha-t-elle. Ils n’ont pas le droit de venir ici. Que leur avons-nous fait ?
— Rien. Les Bipèdes sont comme ça », répondit Poil de Châtaigne. Elle commençait à se reprendre : sa fourrure retombait peu à peu en place sur ses épaules. Au bout d’un moment, elle effleura l’oreille de son amie du bout de la queue. « Allez, on va chercher des herbes près de la frontière du Clan de la Rivière. Histoire de s’éloigner autant que possible de ces horreurs. »
Nuage de Feuille acquiesça et suivit la guerrière à travers la forêt, la gorge nouée en pensant à tous les coins paisibles qui ne le seraient jamais plus, à tous les arbres qui ne reverdiraient plus à la saison des feuilles nouvelles. Le Clan des Étoiles devait lui aussi se lamenter, comprit-elle. Surtout s’il ne pouvait arrêter le carnage.
« Quelle misère ! s’exclama soudain Poil de Châtaigne. Je ne me rappelle même pas mon dernier repas digne de ce nom… C’est pareil pour tout le monde. Regarde Fleur de Bruyère. Elle se sent coupable de la mort de Petit Sapin, pourtant ce n’est pas sa faute… »
L’apprentie revit Fleur de Bruyère pleurant la mort de son chaton, Pelage de Poussière essayant de la réconforter malgré son propre désespoir. Elle revit Plume Cendrée, que la faim avait poussée à manger le lapin empoisonné. Pelage de Givre, trop faible pour quitter la tanière des anciens, commençait à tousser. Museau Cendré s’attendait chaque jour à ce que le mal vert fasse son apparition, qui pouvait si facilement se transformer en mal noir… et emporter bien des leurs.
« Parfois, j’ai l’impression que les Bipèdes ne s’arrêteront pas avant de nous avoir tués jusqu’au dernier, miaula Nuage de Feuille.
— Oui, c’est comme si le Clan des Étoiles nous avait abandonnés. Pourquoi ne pas nous avoir prévenus ? Nos ancêtres ne se préoccupent-ils plus de nous ? »
Nuage de Feuille ferma les yeux. Elle aurait tant voulu dire à son amie que le Clan des Étoiles avait prédit tout cela, même s’il n’avait averti ni les guérisseurs ni leurs apprentis. Mais elle avait promis de garder le secret des élus ; dût-elle briser cette promesse, elle aurait parlé à Étoile de Feu ou à Museau Cendré avant quiconque.
De plus, elle commençait à croire que les élus du Clan des Étoiles ne reviendraient pas. Il y avait maintenant des jours qu’elle n’avait été capable de contacter l’esprit de Nuage d’Écureuil. Son cœur se serrait à l’idée qu’elle ne reverrait peut-être jamais ni sa sœur ni Griffe de Ronce. Il était inutile de faire miroiter un espoir qui risquait de se révéler illusoire.
En approchant de la frontière du Clan de la Rivière, où le sol s’inclinait vers le cours d’eau et le pont des Bipèdes, Nuage de Feuille commença à se détendre. Le bruit des monstres ne parvenait pas jusqu’à cette partie de leur territoire ; tout était si calme qu’elle pouvait presque imaginer que la forêt était indemne.
Elle flaira aussitôt un lapin et vit l’animal sautiller d’une touffe de fougère à l’autre. Ses pattes la démangeaient de le poursuivre, mais elle se rappelait les ordres d’Étoile de Feu et la mort terrible de Plume Cendrée.
« C’est rageant, pas vrai ? marmonna Poil de Châtaigne avec un battement de queue nerveux. Je jurerais que ces stupides bestioles se fichent de nous. »
Nuage de Feuille hocha la tête. L’odeur du gibier lui faisait monter l’eau à la bouche. Elle se demanda combien de temps ils résisteraient avant que le désespoir les pousse, comme Plume Cendrée, à manger du lapin.
Devant elle, Poil de Châtaigne se tapit dans la position du chasseur. Prudemment, pour ne pas briser la concentration de son amie, l’apprentie s’approcha à petits pas pour voir la proie que la guerrière avait repérée : un écureuil traversait une bande de terrain à découvert. Oui ! pensa Nuage de Feuille. Du gibier comestible, qu’elles pourraient rapporter au camp pour Fleur de Bruyère et Pelage de Givre…
Poil de Châtaigne bondit. Elle n’avait pas fait le moindre bruit, pourtant l’écureuil réussit à s’échapper. La chatte poussa un cri de frustration et se lança à sa poursuite tandis qu’il filait vers l’arbre le plus proche.
« Poil de Châtaigne, non ! » s’écria Nuage de Feuille en la voyant franchir la frontière.
Mais la faim qui tenaillait le ventre de la guerrière la rendit sourde. Lorsque le rongeur grimpa sur le tronc, elle sauta et parvint à planter les griffes dans sa queue, mais l’écureuil se libéra d’une secousse. Poil de Châtaigne retomba au sol, crachant de fureur.
« Reviens ! hurla l’apprentie. Tu es sur le territoire du Clan de la Rivière ! »
Poil de Châtaigne se leva péniblement, des brins d’herbe collés à la fourrure.
« Crotte de renard ! feula-t-elle. Je l’avais presque. »
Nuage de Feuille n’eut pas le temps de l’appeler de nouveau : une odeur familière lui parvint. Une silhouette tachetée surgit derrière l’arbre. Au moment où Poil de Châtaigne se retournait, une énorme patte la renversa sur le sol et l’y maintint fermement.
« Tiens donc, grogna Plume de Faucon. Des membres du Clan du Tonnerre sur notre territoire ? »