PELAGE D’ORAGE ÉTAIT STUPÉFAIT. La grotte était au moins aussi large que la cascade qui la dissimulait au monde extérieur, et elle s’étendait si profondément dans la montagne que les recoins les plus éloignés se perdaient dans les ombres. Il discernait à peine les deux étroits passages qui s’ouvraient au fond de la caverne. La voûte, bien loin au-dessus de sa tête, disparaissait elle aussi dans l’obscurité. Çà et là, des pierres acérées comme des crocs affleuraient sur les parois.
Les rayons du soleil filtraient à travers la cascade. La lumière, pâle et ondoyante, donnait l’impression d’être sous l’eau. Tandis que les chats étranges les guidaient vers le cœur de la grotte, Pelage d’Orage entendit un léger ruissellement : un filet d’eau coulait sur un rocher couvert de mousse et venait rejoindre une mare peu profonde au milieu de la caverne. Deux ou trois chats – un ancien maigrelet et une paire de jeunes chats, assez âgés pour être des apprentis – s’y désaltéraient. Ils levèrent tous la tête d’un air inquiet à l’approche des nouveaux venus, comme s’ils redoutaient un terrible danger.
Au-delà de la mare se trouvait un tas de gibier. Plusieurs autres chats des montagnes vinrent y déposer leurs prises du jour. La réserve de viande était le premier élément qui parut familier à Pelage d’Orage. La vue de ces proies le fit saliver.
« Tu crois qu’ils nous laisseront goûter à leur gibier ? marmonna Nuage d’Écureuil à son oreille. Je meurs de faim !
— Si ça se trouve, c’est nous, leur gibier ! feula Nuage Noir, qui talonnait la rouquine.
— Jusque-là, ils n’ont rien tenté contre nous », fit remarquer Griffe de Ronce.
Pelage d’Orage aurait voulu partager son optimisme. Mais Pic et Source avaient disparu et, pendant longtemps, personne ne vint leur parler. Au lieu de quoi les deux félins qui buvaient firent quelques pas de côté et l’ancien marmonna de vagues paroles en scrutant le guerrier gris. Les deux apprentis échangeaient des murmures exaltés, étouffés par le grondement de la cascade – ce qui, apparemment, ne les empêchait pas de se comprendre.
Il essaya d’ignorer leurs messes basses et regarda autour de lui. Il repéra au pied des parois de la caverne ce qui ressemblait à des lieux de repos : de petites cavités dans le sol, garnies de mousse et de plumes. Une série de litières se trouvait près de l’entrée, deux autres étaient plus retirées, de chaque côté de la grotte. Il se demanda si elles étaient réparties entre les guerriers, les apprentis et les anciens. Il aperçut des chatons qui se bagarraient devant l’un des deux tunnels et en déduisit que celui-ci menait à la pouponnière. Soudain, la grotte sombre, bruyante et terrifiante lui apparut sous un jour nouveau : c’était un camp ! La Tribu partageait certains usages des Clans de la forêt. Pelage d’Orage caressa alors vraiment l’espoir d’être nourri et de pouvoir se reposer. Pelage d’Or, qui s’était effondrée au sol en frissonnant, recevrait peut-être même des soins.
Pic reparut alors, émergeant du second tunnel. Il se dirigea droit vers le groupe de voyageurs épuisés. Un autre matou le suivait, au corps long et maigre. La couche de boue qui le recouvrait était si épaisse qu’il était impossible de deviner la couleur de son pelage. Ses yeux étincelaient d’un vert profond. Quelques poils blancs autour de son museau trahissaient son âge : il était plus vieux que tous les chats qu’ils avaient vus jusque-là.
« Salutations », miaula le félin d’une voix puissante qui résonna dans la caverne. Comme Pic et Source avant lui, il fit cet étrange geste, patte tendue. « Mon nom est Conteur des Pointes Rocheuses, mais vous pouvez m’appeler simplement Conteur. Je suis le soigneur de la Tribu de l’Eau Vive.
— Soigneur ? répéta Griffe de Ronce en jetant un coup d’œil perplexe à ses amis. Tu veux dire guérisseur ? Où est le chef de votre Clan… euh… de votre Tribu ? »
Conteur ne répondit pas tout de suite.
« Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous entendez par “guérisseur”, et il n’y a pas d’autre chef que moi dans cette Tribu. J’interprète les signes des roches, des feuilles et de l’eau ; ils me montrent la voie à suivre… avec l’aide de la Tribu de la Chasse Éternelle.
— Il est à la fois guérisseur et chef, marmonna Pelage d’Orage à Griffe de Ronce. Son pouvoir est immense ! »
En guise de réponse, Griffe de Ronce s’inclina poliment devant Conteur.
« Nous venons d’une forêt située bien loin d’ici », dit-il. Puis il répéta son nom et celui de ses camarades. « Un voyage périlleux nous attend, et nous avons besoin de nourriture et de repos pour pouvoir le poursuivre. »
Pendant qu’il parlait, d’autres félins de la Tribu vinrent se masser autour d’eux sans cacher leur curiosité. Pelage d’Orage différenciait les chatons des apprentis grâce à leur taille. Il remarqua que les guerriers semblaient se diviser en deux groupes : les membres du premier avaient de larges épaules et des pattes puissantes, les seconds étaient plus fins et leurs pattes plus longues paraissaient taillées pour la vitesse. En revanche, tous avaient l’air inquiets, nerveux, comme prêts à fuir.
Une chatte au pelage brun rayé, qui scrutait Pelage d’Orage avec insistance, murmura :
« Oui ! C’est lui… ce ne peut être que lui ! »
Le guerrier gris sursauta. Source avait dit à peu près la même chose, lors de leur rencontre près du bassin. Il ouvrit la gueule pour demander des explications, mais le soigneur de la Tribu s’était tourné vers la chatte tigrée.
« Silence ! » cracha-t-il. Il poursuivit d’un ton plus amène à l’intention des visiteurs : « Vous êtes les bienvenus dans notre caverne. Notre réserve est bien garnie. Mangez à satiété et reposez-vous. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. »
Griffe de Ronce se tourna vers ses compagnons.
« On ferait aussi bien d’accepter leur hospitalité, miaula-t-il. Je ne crois pas qu’ils nous veuillent du mal. »
Tandis que Pelage d’Orage le suivait vers la réserve, il sentit de nouveau des dizaines de paires d’yeux rivées sur lui – sa fourrure en brûlait presque. Ce n’était pas son imagination : ils le dévisageaient, lui bien plus que ses amis. Lorsqu’il s’assit pour manger, ses poils le picotèrent du museau jusqu’au bout de la queue.
Il mordit à pleines dents dans le lapin qu’il avait choisi, et entendit aussitôt hoqueter dans son dos :
« Ils ne partagent pas ! »
Un jeune chat gris le foudroyait du regard. Une ancienne au pelage tigré se pencha vers lui pour chuchoter à son oreille :
« Chut… Ce n’est pas leur faute s’ils n’ont pas reçu les bons enseignements. »
Pelage d’Orage ne saisit pas tout de suite. Puis il observa deux chats de la Tribu qui se restauraient côte à côte : chacun prit une bouchée avant d’échanger sa proie avec son voisin. Le guerrier du Clan de la Rivière fut au comble de l’embarras en comprenant à quel point ses amis et lui avaient dû sembler grossiers aux yeux des chats des montagnes.
« Cette coutume n’existe pas chez nous, lança-t-il au jeune chat gris et à son aînée. Mais nous partageons le fruit de notre chasse. » Du bout de la queue, il désigna Jolie Plume, qui essayait de convaincre Pelage d’Or de manger une souris. « Aucun de nous ne laisserait ses amis le ventre vide, et les patrouilles de chasse rapportent toujours leurs prises au Clan avant de se nourrir elles-mêmes. »
La chatte tigrée inclina la tête d’un air amical.
« Vos coutumes nous sont inconnues, miaula-t-elle. Peut-être pourrons-nous apprendre les uns des autres.
— Peut-être, oui », répéta Pelage d’Orage.
Il retourna à son repas. Au bout de quelques instants, l’un des chatons les plus intrépides s’approcha du groupe de visiteurs, poussé par ses frères de litière.
« D’où venez-vous ? » voulut-il savoir.
Nuage d’Écureuil avala le morceau qu’elle mâchait avant de répondre :
« De très loin. De l’autre côté de ces montagnes, après des champs à perte de vue, il y a une forêt. Nous venons de là-bas.
— C’est quoi, un champ ? » demanda le chaton. Sans attendre, il ajouta : « Quand je serai grand, je serai garde-caverne.
— C’est très bien, fit Jolie Plume.
— Évidemment, avant, je serai d’abord aspirant.
— Aspirant ? Qu’est-ce que c’est que ça ? » marmotta Nuage Noir.
Pelage d’Orage dissimula un sourire devant le regard chargé de mépris que le chaton lança à l’apprenti du Clan du Vent.
« Un aspirant garde-caverne, bien sûr. Tu sais, quand on s’entraîne et tout ça. Vous ne connaissez donc rien à rien, vous autres ?
— Il parle des apprentis, expliqua Pelage d’Orage, qui ne put s’empêcher de préciser : comme toi. »
Nuage Noir montra les crocs lorsque le chaton s’exclama :
« Tu n’es qu’un aspirant ? Mais tu es bien trop vieux !
— On dirait qu’ils partagent certaines de nos traditions, murmura Pelage d’Or.
— Je me demande s’ils croient au Clan des Étoiles… chuchota Nuage d’Écureuil.
— Ils ne peuvent pas se rendre à la Grotte de la Vie, fit remarquer Pelage d’Orage. C’est bien trop loin pour eux. D’ailleurs, personne ne les y a jamais vus.
— Conteur a évoqué la Tribu de la Chasse Éternelle, rappela Jolie Plume. C’est peut-être ainsi qu’ils appellent le Clan des Étoiles. » Ses grands yeux bleus s’écarquillèrent soudain. Elle poursuivit d’une voix hésitante : « Ou alors, vous pensez qu’ils ont d’autres ancêtres ? Que d’autres guerriers de jadis veillent sur eux ?
— Je ne sais pas, répondit Griffe de Ronce. Mais nous devrions le découvrir bientôt. »
Pelage d’Orage termina son repas. Il ne s’était pas senti aussi rassasié depuis qu’ils avaient quitté le bois où ils avaient fait leurs adieux à Minuit et à Isidore. Il aurait aimé dormir un peu – il n’en eut pas le temps. Il était encore occupé à se lécher les babines lorsque Conteur s’avança vers eux, accompagné de trois chats. L’un d’eux était Pic ; les deux autres, des femelles, lui étaient inconnus. Source avait disparu, et Pelage d’Orage en fut un peu déçu. La jeune chatte avait fait montre de courage et d’amitié lors de leur rencontre, il était impatient de la revoir.
« Avez-vous bien mangé ? s’enquit Conteur.
— Très bien, merci, répondit Griffe de Ronce. C’est gentil à vous de partager votre gibier.
— C’est bien normal, déclara Conteur, surpris par cette remarque. Le gibier n’est pas à nous, mais aux pierres et à la montagne. »
Il s’assit face aux chats de la forêt, la queue enroulée autour de lui. Les trois autres, qui restèrent debout, entourèrent leur chef. Griffe de Ronce se contenta de les observer, plein d’espoir.
« Vous connaissez déjà Pic, miaula Conteur. C’est le chef des garde-cavernes, les chats qui protègent cet endroit, ajouta-t-il devant la mine perplexe de ses interlocuteurs. Et voici Brume où Chatoie le Soleil. C’est l’une de nos meilleures chasse-proies. »
Brume leur adressa un signe de tête et les examina d’un air à la fois amical et curieux.
« Elle, c’est Étoile qui Brille sur l’Eau. Pour le moment, c’est une porteuse. Mais dès que ses petits auront grandi, elle redeviendra garde.
— Ainsi, vous avez tous des tâches différentes ? demanda Pelage d’Or, tandis que ses camarades murmuraient des salutations.
— En effet, répondit Conteur.
— Les meilleurs combattants deviennent-ils gardes, et les plus rapides, chasse-proies ? » voulut savoir Pelage d’Orage, à présent moins inquiet que fasciné par cette étrange Tribu.
Conteur remua les moustaches pour exprimer sa contrariété.
« Non. Chaque chat de notre Tribu naît pour accomplir une certaine tâche. C’est la tradition. Mais parlez-nous plutôt de vous », se hâta-t-il d’ajouter au moment où Nuage d’Écureuil s’apprêtait à lui poser une autre question. « Pourquoi accomplir ce long voyage ? Nous n’avions jamais vu de chats comme vous jusqu’à aujourd’hui. »
Griffe de Ronce jeta un regard en coin vers Pelage d’Orage et marmonna :
« Qu’est-ce que tu en penses ? On leur raconte ?
— À mon avis, on devrait leur dire que c’est le Clan des Étoiles qui nous envoie, souffla le guerrier gris à l’oreille de son ami, trop conscient de l’ouïe fine des chats des montagnes. Autrement, ils pourraient nous considérer comme des renégats. Mais ne leur révèle pas la raison de notre voyage, ajouta-t-il. Il ne faut pas qu’ils nous prennent pour des faibles. »
Griffe de Ronce acquiesça. Il s’éclaircit la gorge et entreprit d’expliquer toute leur aventure, depuis les rêves envoyés par le Clan des Étoiles aux quatre élus, jusqu’aux signes de l’eau salée qui les avaient guidés à l’endroit où sombre le soleil, où ils avaient rencontré Minuit.
D’autres chats des montagnes les rejoignirent pour écouter le récit. Pelage d’Orage remarqua leurs regards pleins d’admiration lorsque Griffe de Ronce évoqua les dangers qu’ils avaient affrontés, mais il entendit aussi quelques marmonnement dubitatifs – certains avaient du mal à croire les étrangers.
« Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il lorsque Griffe de Ronce fit une pause dans son histoire. Le Clan des Étoiles ne nous a pas envoyés pour vous combattre. En fait, il n’avait jamais mentionné que nous vous rencontrerions.
— Le Clan des Étoiles ? répéta Brume en coulant un regard vers Conteur. Qu’est-ce que c’est ?
— Ne t’offusque pas », répondit Conteur. Il cligna des yeux pour rassurer Brume. « Tous les félins ne partagent pas nos croyances, et nous devons respecter ce dont nous ignorons tout. Il ne faut pas avoir peur de l’inconnu. Je t’en prie, ajouta-t-il en levant la patte vers Griffe de Ronce, continue.
— Finalement, nous sommes arrivés là où sombre le soleil et avons découvert que Minuit était un blaireau. Il nous a révélé la signification de la prophétie du Clan des Étoiles, et maintenant nous rentrons chez nous pour la transmettre à nos Clans.
— Une prophétie ? » répéta Conteur. Ses yeux verts contemplaient Pelage d’Orage avec une intensité dérangeante. « Alors vous aussi, vous avez des visions de ce qui est caché ?
— Eh bien, parfois nous faisons des rêves, expliqua Pelage d’Or. Mais la plupart du temps, ce sont les guérisseurs qui interprètent les signes pour nous : dans les nuages, les vols d’oiseaux, la chute des feuilles…
— Ce que je fais, moi aussi », déclara Conteur.
Il s’interrompit lorsqu’un groupe de chats apparut à l’entrée de la grotte. Il se leva en murmurant :
« Excusez-moi. Ce sont des gardes revenant de leur ronde. Je dois entendre leur rapport. »
Sur un signe de tête, il s’en alla rejoindre le chef de la patrouille.
Brume et Étoile demeurèrent avec les chats de la forêt. Pelage d’Orage fut de nouveau frappé par l’expression de profonde inquiétude de leurs hôtes. Il se rendit compte qu’il ne les avait encore jamais vus s’amuser : aucun apprenti ne jouait à se bagarrer, les guerriers n’accomplissaient pas le rituel du partage, les anciens n’échangeaient pas de commérages ni de vieilles histoires. Toute la Tribu semblait vivre dans un état de peur permanente. Pelage d’Or paraissait traversée par les mêmes pensées, car elle se tourna vers Brume et demanda :
« Quelque chose vous tracasse ? Vous semblez tous soucieux…
— Êtes-vous menacés par une autre Tribu ? ajouta Nuage d’Écureuil.
— Non, nous sommes les seuls dans les environs, répondit Étoile. À notre connaissance, il n’y a pas d’autres chats dans les montagnes. Comment pourrait-il exister une autre Tribu, puisque c’est nous qui gardons la Grotte aux Pointes Rocheuses ?
— La quoi ? » miaula Nuage Noir.
Sa question resta sans réponse.
Brume échangea un regard avec Étoile avant de murmurer à l’oreille de sa camarade :
« À ton avis, que peut-on leur révéler ? »
Pelage d’Orage parvint à peine à saisir ces quelques mots qui ne lui étaient pas destinés.
Un autre chat de la Tribu, qui s’était approché pour écouter la conversation, feula de colère. La plupart des membres de l’assistance semblaient effrayés ou fâchés contre Brume. Pelage d’Orage se sentait gagné par la tension accrue.
« De quoi avez-vous peur ? insista-t-il malgré tout.
— De rien, répondit Étoile. En tout cas, rien dont nous puissions parler. »
Sur ce, elle s’inclina avant de s’éloigner, invitant Étoile à la suivre. Brume jeta un ultime regard aux chats de la forêt : ses yeux étaient emplis d’effroi. Tandis qu’elle disparaissait dans les ténèbres au fond de la grotte, les autres commencèrent à se disperser.
Perplexe, Pelage d’Orage se tourna vers Griffe de Ronce. Il reconnut sa propre appréhension dans les prunelles ambrées du guerrier du Clan du Tonnerre.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? marmonna-t-il.
— Seul le Clan des Étoiles le sait, répondit Griffe de Ronce en secouant la tête. À l’évidence, quelque chose les terrorise. »