Depuis son installation au Palais-Royal en 1940, Cocteau s’est rapproché de Colette. En novembre 1950, il se laisse filmer en visite chez l’écrivaine dans un court-métrage de Yannick Bellon. S’il a déjà eu l’occasion d’écrire sur elle, par exemple dans Portraits-souvenir en 1935, et de la dessiner de profil au charbon et à la farine en 1944, il l’évoque davantage dans les années 1940 et 1950. En 1948, il publie en reproduction de manuscrit cet hommage la concernant. Succédant à Colette à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1955, il en dresse un portrait dans son discours de réception qui n’est pas sans parenté avec cette page : même décor parisien, même frappe descriptive, même sens expressif du quotidien d’un grand auteur.
Je n’imagine pas qu’un bavard, fût-il incorrigible à mon exemple, ne se taise pour écouter madame Colette. Assis au bout du divan où elle travaille étendue, sous un petit pont de bois qui porte son papier bleu de ciel et sa lampe, je la regarde. Elle parle. Elle ronronne de longues et belles histoires qui jamais ne ressemblent à des anecdotes. Je la regarde et je l’écoute. Car elle ne parle pas qu’avec la bouche. Elle parle avec le regard, avec les narines, avec le menton, avec les épaules, avec les mains.
Sous le nuage de poussière de sa chevelure elle avance vers moi sa figure pâle et triangulaire, son nez de très jeune animal, ses lèvres enfantines en forme de chapeau de gendarme, ses yeux étonnés, humides et graves.
J’ai la chance d’habiter auprès d’elle dans ce Palais-Royal qui est une ville de province au milieu de la grande ville, et le soir, on nous y enferme. Escaliers à pic et grilles partout. Ma voisine Colette marche peu. Il arrive qu’elle traverse les jardins, assénant sur les enfants armés de pistolets, un œil féroce. Elle n’aime pas qu’on joue à se tuer, à se boxer, à se juger, à s’exécuter. (Ce sont les moindres jeux des enfants de 1948.) On aime voir de loin son feutre, son foulard, sa canne, ses sandales, ses orteils.
Elle rentre vite pour s’étendre. Alors on sonne à sa porte et on l’écoute.
Les personnes qui n’aiment pas les autres, les personnes qui s’aiment et ne veulent pas qu’on les en dérange, les personnes qui n’aiment pas les livres, les personnes qui relisent et ne lisent pas, les personnes qui n’aiment pas leur époque, les personnes qui décrètent que l’art est mort, les personnes qui ne peuvent admettre que celles qui partagent leurs idées politiques, les personnes qui brûlent le soir ce qu’elles adoraient le matin, les personnes qui vont à l’église et celles qui n’y vont pas, toutes ces personnes crient : Pouce ! lorsqu’on nomme madame Colette. Madame Colette est une trêve.
Elle a l’air de vivre en marge du temps et, sous le petit pont de bois qu’elle transporte avec elle, cette navigatrice couchée, un châle sur les épaules, semble descendre le cours d’une eau mystérieuse qui coule dans un monde meilleur.
Biblio. Bibliographie. Littérature, 16e année, n° 9 : Colette, novembre 1948.