Proches l’un de l’autre entre 1918 et 1920, Cocteau et Aragon finissent par se brouiller. Ils ne se réconcilient définitivement qu’à la fin de l’année 1936. Cocteau tient une rubrique intitulée « Articles de Paris » dans Ce Soir, le quotidien d’Aragon, du 2 mars 1937 au 4 août 1938. Il devient aussi un collaborateur régulier des Lettres françaises de 1952 à sa mort. Avec la publication du « Sacre de l’automne » à la une des Lettres françaises, qu’il dirige depuis la Libération, Aragon apporte un soutien décisif à Cocteau, en lui restituant symboliquement son titre contesté. Son texte fait pendant au poème de Cocteau La Partie d’échecs, donné sur la même page en préoriginale comme une protestation en acte de grandeur poétique.
Lorsque Paul Fort est mort, Georges Charensol1, pour Les Nouvelles littéraires, m’avait demandé, comme à sept cents et quelques autres, de désigner un poète au principat. Bien que je n’eusse jamais considéré très sérieusement cette dignité élective, l’envie m’était venue d’écrire sur un bulletin le nom d’un grand poète que j’admire et de qui personne ne parlait au début de 1960. Je votai donc pour Saint-John Perse. Le corps électoral lui préféra Jules Supervielle, qui ne porta pas longtemps cette illusoire couronne. Au lendemain de sa disparition, une assemblée acclama Jean Cocteau prince des poètes. Je ne me sentis pas autrement offusqué de n’avoir pas été consulté et trouvai simplement que ce titre allait fort bien à qui le recevait sans l’avoir sollicité le moins du monde.
On sait que dix écrivains2, parmi lesquels j’ai au moins un ami, le lui contestèrent. C’était, après tout, leur droit. Mais ils introduisirent alors une action en révision de l’élection de Jean Cocteau, niant également la valabilité de celle de Supervielle, au nom de je ne sais quelle légalité dont, en fait, ils se proclamaient les dépositaires. Trois cents personnes, dont toutes n’étaient pas des poètes, dont plusieurs n’étaient pas de langue française, se trouvaient ainsi désignées de façon non limitative, mais nommément au dos du manifeste, comme le corps électoral reconnu des initiateurs. Il ne s’agissait pas d’élire un successeur à Jules Supervielle, mais bien à Paul Fort.
Personnellement, je ne voyais pas de raison pour que des peintres ne fussent pas appelés à élire un prince des poètes, mais je ne saisissais pas ce qui avait présidé au choix exclusif des peintres qui figuraient ici. Je ne voyais pas non plus pourquoi le prince des poètes en France devait être approuvé de Stephen Spender et pas de E.E. Cummings, d’Octavio Paz et pas de Pablo Neruda ou de Nicolas Guillen, d’Arthur Lundkvist et pas de Yannis Ritsos, etc. Bien que mon nom figurât sur la liste, je n’avais aucune raison de continuer à jouer à ce petit jeu.
En général, j’avoue ne guère apprécier cette démocratie qui élit un prince et où rien n’est définissable, ni qui a droit d’élire, ni qui a droit d’être élu. Il y a des choses qui ne se peuvent trancher par des votes et qui ne relèvent pas de la loi de la majorité. Rimbaud vivant n’aurait eu que la voix de Verlaine. Lautréamont, pendant cinquante ans, a été considéré comme un dément et non comme un poète, etc.
Certains signataires du manifeste « Qui après Paul Fort ? » se sont lancés dans une véritable campagne électorale où divers poètes leur ont donné la réplique, le tout avec l’appui légèrement ironique d’une part de la presse. Ils ont répété à plusieurs reprises comme un sujet d’indignation que le titre de prince des poètes avait été cette fois, c’est-à-dire par Jean Cocteau, décroché à la foire. Effectivement l’assemblée de poètes où cette élection avait été acclamée, s’appelle la Foire des Poètes : il va sans dire qu’il ne s’agit pas là de quelque chose d’assimilable à la Foire du Trône et que cette indignation était purement verbale. Et qu’il était en tout cas abusif d’en faire reproche à Jean Cocteau, étranger à cette initiative.
Seulement, voici que ces contempteurs de la Foire nous ont convoqués le 3 octobre pour le dépouillement du scrutin sous le signe d’un apéritif célèbre, par une lettre portant adresse de son service de publicité. Cette cérémonie à laquelle je ne me suis pas rendu ne semble pas avoir été très différente d’une foire. Bref, il y a ballottage, Jean Cocteau arrivant en seconde position à dix têtes de Saint-John Perse. Celui-ci l’apprenant, écrit à la presse, poliment mais fermement, qu’il n’a point vocation pour porter ce titre. On voit donc où le ballottage en vient, logiquement…
Seulement, on apprend que certains des bulletins de vote sollicités par les initiateurs ont été considérés comme non valables parce que l’on avait découvert, par exemple, que le votant, dont le nom pourtant figurait sur la liste imprimée du manifeste « Qui après Paul Fort ? », n’était pas un poète. C’est le cas de Max Ernst. Or il avait voté pour Jean Cocteau. Son bulletin sollicité aurait-il été retenu s’il avait porté le nom d’un autre « prince » ?
Pierre Béarn, à l’issue de ce scrutin, démissionnant de son emploi de gardien des urnes, semble avoir par là-même jugé une fois pour toutes une entreprise dont il avait innocemment accepté le secrétariat.
Tout ceci est parfaitement risible et sans grande importance. Mais ne doit pas nous cacher la prétention singulière de quelques personnes3 (et je ne veux aucunement par là dire de tous les signataires du manifeste) à s’arroger le droit de décréter qui est poète ou qui ne l’est pas.
J’étais fortement décidé à ne pas intervenir dans tout cela. Or il se trouve qu’au cours de la campagne électorale l’un des grands électeurs a, pour étayer sa thèse, qui est que Jean Cocteau n’est pas un poète, fait dans un hebdomadaire littéraire appel à mon témoignage4. Je ne l’ai pas donné, et ce serait imprudence que d’insister. Mais, à la suite de cela, plusieurs écrivains ou journalistes m’ont cru du parti qui combattait Jean Cocteau et ont mêlé mon nom à leurs commentaires. Il me faut donc bien dire ce qu’il en est.
Je suppose que si je le demandais à Jean Cocteau, celui-ci me dirait qu’André Breton n’est pas un poète. Je n’en tomberai jamais d’accord avec lui. Mais qu’André Breton et ses jeunes amis entendent m’associer au jugement qu’ils prononcent, bannissant Jean Cocteau de la poésie, je puis d’autant moins l’admettre qu’avant la naissance de certains d’entre eux j’ai épousé, c’est un fait, les querelles des surréalistes, toutes leurs querelles, et notamment contre Cocteau. Il y a trente ans environ que j’ai cessé d’être d’accord avec eux sur presque tout ; aussi m’ont-ils accompagné tout le long de ma vie de leurs injures, et je n’y ai point répondu. Qu’ils ne viennent pas aujourd’hui me demander appui à leurs haines préhistoriques. Ce serait exagéré de leur part.
Mais il ne s’agit pas de moi. Il s’agit de la tentative à laquelle nous assistons de constituer une juridiction susceptible de disposer du titre non point de prince des poètes, mais de poète. Il s’agit du précédent qu’on est en train de constituer, de la tradition qu’on prétend établir, qui permettrait à certains de se poser en examinateurs, d’une sorte de grotesque bachot de poésie. Quel critère, je vous prie, permet de dire qu’un tel est ou n’est pas poète ? Nous le voyons bien par la liste de « Qui après Paul Fort ? », ce n’est même pas le fait d’avoir écrit des poèmes. Ni le « stage » puisqu’on a donné le droit de vote à la pauvre Minou Drouet5. Qui décide que ce garçon ou cette fille qui a publié une plaquette ou signé à son tour l’alphabet, ou ce vieux monsieur qui a fait imprimer une pleine bibliothèque de ses œuvres, est ou n’est pas un poète ? Un chansonnier sera-t-il ou non tenu pour un poète ? Et où cela s’arrête-t-il ? Les rédacteurs de slogans publicitaires sont parfois des poètes, allez-vous les admettre tous ? En tout cas, me souvenant de ma jeunesse, et de la vôtre, je vous dirai qu’aujourd’hui et demain un jeune homme qui se respecte et a de la poésie cette idée haute que nous nous en sommes de toujours faite, a toute chance de vouloir y contribuer par des écrits inclassables, et nécessairement en rupture avec les classifications de ses aînés, avec vos classifications, votre poésie. Allez-vous dire de lui qu’il n’est pas un poète ? Vous ne sauriez, nous ne saurions en être juges. La poésie, c’est l’indéfinissable, cela n’admet ni cloisonnement ni frontière. Mais rien n’est plus pitoyable que des hommes vieillis qui tendent l’oreille pour retrouver chez leurs cadets quelque écho de leur propre chant, de leurs techniques, de ce qui n’est plus après vingt, trente, quarante années que les préjugés d’une génération. Faut-il avoir perdu tout sens de l’humour, noir ou rose, de cet humour qui fut pour nous la pierre de touche de l’invention, pour venir en cette matière légiférer de ses dernières dents ? Voici pour certains le moment des temples, des interdits, du seuil sacré mais, le temps qu’ils revêtent leurs ornements sacerdotaux, le monde change, plus personne ne les entend, semblables à ces poètes qui survécurent au xviiie siècle et continuèrent de poudrer leurs perruques.
Il nous faudrait savoir disparaître avec un plus de dignité.
Oui, il y a de cela quarante ans, j’ai été l’ennemi de cet homme. Par fidélité pour ceux de mon clan. Cela est vrai. Mais il n’en est pas moins vrai que, depuis ce temps-là, il en a coulé de toutes les couleurs sous le Pont-Neuf. Il n’en est pas moins vrai aussi que, fondée ou non, notre hostilité d’alors à Jean Cocteau ne tenait aucun compte de ce qui est l’essentiel de son œuvre poétique, Plain-Chant, Léone, Clair-Obscur, écrits depuis. On pouvait encore reprocher Le Prince frivole à l’auteur du Cap de Bonne-Espérance, bien que cela manquât d’objectivité. Cela n’a plus de sens à qui lut, par exemple, entre cent autres, L’Incendie, ce poème que je ne me lasserai pas de citer :
La ville avait encor ses arbres de septembre / Seuls les journaux perdaient des feuilles dramatiques… / Et, d’une minute à l’autre, il fallait s’attendre / À voir crouler le doux monde antique…6
J’y songeais en cette fin septembre 1960, si semblable à ce début de l’automne 1938, aujourd’hui qu’il semblait que l’on eût entrepris de tuer cet homme comme poète, n’y étant parvenu quand il était plus jeune :
C’était un soir solennel entre tous / La ville morte, la fenêtre de nuit pleine ;
Près du temple muet de la Madeleine, / Une pauvresse invisible qui tousse…
Il y a ce qui se passe au large, à Munich alors, à New York ces jours-ci, et celui qui ne sait que chanter, avec cette conscience inconsciente, qui de peur n’achève pas, raccourcit le premier vers de la strophe :
Et la géographie effrayante / Mouvait ses membres de dormeurs épars
Et moi je songe à tels et tels départs / Pour lesquels est-il vrai que les mères enfantent…
Il y a un manque de sérieux évident à oublier ou méconnaître cette maîtrise du vers français qui est au xixe siècle, au-delà d’Apollinaire et de Marie Noël, le privilège de si peu de poètes. Mais, poète, Jean Cocteau l’est, quelque forme qu’il emploie : poète au théâtre, l’auteur des Parents terribles, il a pu tout naturellement recueillir ses articles sous le juste titre de Poésie critique. À tel point, qu’il est un des très rares hommes dont on peut dire qu’il n’est que poète.
Et voici que je reçois de lui ce poème noir, que vous allez lire ici, ce poème, qui est ce qu’il vient d’écrire sous l’injure, quand chaque journal ouvert, chaque lettre, lui rapportait le bruit et la fureur de ces gens contre lui acharnés, la violence à laquelle, dans sa naïveté, il n’avait opposé qu’une lettre à un directeur de journal, lettre dont la lecture seule aurait désarmé tout autre que ses persécuteurs. Ce poème obscur écrit du 1er au 21 septembre, là-bas, devant la mer, loin de la Terrasse Martini et de ses jeteurs de sort, cette Partie d’échecs qui se termine par quatre vers fort clairs et qui sont au bout du compte sa vraie réponse au tumulte électoral :
Puisse l’art de mal vivre être seule étude / Et de mon propre chef mettre ma tête à prix
Afin que votre haine orne ma solitude / C’est à moi que je rends les pions que j’ai pris7.
Encore une fois, aucun vote, aucune majorité, aucune parodie de démocratie ne peut trancher de la hiérarchie étrange des poètes qui relève des siècles et des générations. Mais, à la fin, puisque, par un burlesque cérémonial, ceux-là mêmes qui devraient se rire des princes et des ducs, ont soulevé cette fausse tempête dans un vermouth, il faut en finir. On ne ramassera pas cette couronne dans un ballottage. Et donc, tenant après tout ma voix pour l’équivalent de cette meute plus un poète, je ne dis point ici que je vote pour Jean Cocteau.
Non ! Je me contente de le sacrer d’autorité Prince des Poètes, puisque Prince des Poètes, ô grenouilles, vous avez voulu qu’il y ait.
Et ceci ne peut être contesté.
Les Lettres françaises, n° 846, 20-26 octobre 1960.
NOTES
1. Le journaliste Georges Charensol (1899-1995) était rédacteur en chef des Nouvelles littéraires.
2. Je dis écrivains, ne sachant s’ils se considèrent tous eux-mêmes comme des poètes. (Note de l'auteur.) – Aragon évoque ici le Comité des Dix.
3. Aragon vise notamment Breton, son ancien compagnon de surréalisme.
4. Voir la « Déclaration » d’André Breton parue dans Le Figaro littéraire daté du 24 septembre 1960.
5. Minou Drouet (née en 1947), tenue pour une enfant prodige depuis la parution de son recueil poétique Arbre, mon ami (1956).
6. Jean Cocteau, « L’incendie », Allégories [1941], repris dans Œuvres poétiques complètes, sous la direction de Michel Décaudin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 628.
7. Jean Cocteau, La Partie d’échecs [1961], repris dans ibid., p. 1013.
II. Héritages et filiations