Jean Cocteau et la fragmentation orphique
En 1972, Milorad, un ami de Jean Cocteau, a montré combien « le thème orphique imprégnait […] profondément [son] œuvre1 ». Il a de suite précisé : « D’abord, qu’est-ce que le thème orphique ? Surtout le voyage d’Orphée aux Enfers, afin d’en ramener son épouse2. » Certes nombreuses sont les créations coctaliennes « où il est traité d’un voyage dans l’au-delà ». Mais, quand l’auteur se commente, comme en 1927, à l’Université des Annales, pour accompagner la lecture publique de sa pièce Orphée, jouée à Paris en 1926, il invite à une autre lecture :
Je commence par Orphée. Vous connaissez le mythe : Orphée, le grand poète de Thrace, passait pour charmer les fauves. Or il venait de réussir quelque chose de beaucoup plus difficile : il venait de charmer une jeune fille, Eurydice, de l’arracher au mauvais milieu des Bacchantes. La reine des Bacchantes, furieuse, empoisonna la jeune femme. Orphée obtint d’aller la chercher aux Enfers, mais le pacte lui interdisait de se retourner vers elle ; s’il se retournait, il la perdait pour toujours. Il se retourna. Les Bacchantes l’assaillirent et le décapitèrent, et, décapité, sa tête appelait encore Eurydice. Je vous résume la légende, suivie pas à pas dans ma pièce3.
L’écrivain ne valorise pas ce qui est le plus connu : le pouvoir surpuissant de la musique orphique, capable de « charmer les fauves », ou la descente du « poète de Thrace […] pour aller chercher [Eurydice] aux Enfers ». Il valorise un combat : « Il venait de réussir quelque chose de beaucoup plus difficile : il venait […] d’arracher [Eurydice] au mauvais milieu des Bacchantes. » La descente aux enfers est un motif parmi d’autres et la fable d’Orphée ne se réduit pas, chez Cocteau, à cet épisode lyrique et dramatique.
Dès 1926, dans le compte rendu des « répétitions générales d’Orphée au théâtre des Arts », Louis Laloy invitait à cette relativisation :
L’Orphée de Jean Cocteau est un mystère orphique […] des temps modernes, conçu par un croyant, écrit par un poète. […] Les noms d’Orphée et d’Eurydice font allusion à l’antique légende. Mais […] Orphée est une pièce à idée […]. L’idée de la pièce est la mort. […] Les adeptes de certaines sectes d’initiés comme celle des orphiques passaient leur vie dans la méditation de la mort. Orphée n’était pas seulement leur poète, mais leur prophète, leur ouvrait les ténèbres dont le reste des hommes détournait les yeux4.
En 2010, dans « Mythe orphique et récit », j’ai prolongé et développé cette interprétation philosophico-religieuse5. J’ai montré comment le poète français avait été influencé par le catéchisme orphique archaïque, pas encore relu par le christianisme6. J’ai notamment insisté sur l’équivalence bios-thanatos-bios7 et sur le cycle perpétuel de réincarnations dans des corps-prisons dont les initiés rêvent un jour d’être débarrassés. Par la pureté exemplaire de leur vie, entachée d’aucun crime sanglant, ils pourront retrouver leur état primitif de pure âme divine et se fondre à nouveau au feu divin olympien originaire, dans un bonheur éternel. Cette religion sotériologique propose une anthropogonie dissidente par rapport au paganisme traditionnel (véhiculé par Homère ou Hésiode). L’orphisme affirmait que les hommes possèdent une parcelle divine, parce qu’ils sont issus du démembrement du dieu Dionysos, fils adultérin de Zeus avec Perséphone. En effet, Héra, l’épouse légitime n’a pu supporter cette naissance et a ordonné aux Titans (ascendants de Zeus) de dépecer l’enfant et de le manger. Prévenu à temps par Athéna, Zeus a châtié les Titans en les foudroyant. Des cendres des Titans tombées sur terre (qui avaient ingéré une partie de l’enfant) sont nés les hommes. Avec les restes de l’enfant pas encore mangés, Athéna et Apollon ont reconstitué un corps auquel Zeus a rendu vie et promis un bel avenir divin. Selon l’orphisme archaïque, l’ambition des hommes est que la parcelle de Dionysos qu’ils portent en eux (et qui correspond à leur âme) rejoigne au ciel, débarrassée par la mort du corps-prison, le reste du Dionysos ressuscité par Zeus, vers lequel elle est par nature aimantée8. J’ai montré que Cocteau mobilisait non seulement ces croyances (valorisant Dionysos comme ressuscitable, la Mort-Perséphone comme mère aimante et souffrante et Orphée comme révélateur de ces vérités), mais aussi le schéma structurel des initiations orphiques9 (exerçant à la retrouvaille céleste) tel qu’il nous est parvenu par les documents écrits (Lamelles d’or ou Cultes éleusiens) récupérés dans les tombes ou les temples orphiques méditerranéens.
On ne saurait pourtant oublier que Jean Cocteau mobilise, conjointement au corpus religieux des Lamelles d’or archaïques ou de l’Hermès trismégiste tardif, les versions littéraires du mythe orphique. Mais, sur l’invitation explicite du poète, lors de sa conférence de 1927, il faut savoir reconnaître l’importance qu’avait à ses yeux un épisode de la légende, souvent oublié par ses commentateurs : il s’agit de la mort d’Orphée par démembrement. Toutes les versions littéraires du mythe ont insisté sur ce démembrement par les Bacchantes, même si les causes ont pu changer d’une variante à l’autre10. Il convient alors de bien différencier ces deux niveaux de la production mythologique orphique : le prêtre Orphée (entre le viiie et vie avant J.-C.) a produit des mythes éclairant la cosmogonie, l’anthropogonie, le devenir des âmes après la mort, l’épisode central de son catéchisme étant le dépècement de Dionysos et sa résurrection. Mais il n’a pas lui-même (sic !) été l’auteur du mythe de sa propre mise à mort par les femmes de Thrace. Cet autre corpus de récits est l’œuvre d’autres poètes, postérieurs à lui – d’Eschyle, le tragique grec (ve avant J.-C.), à Ovide, le poète élégiaque latin (ier avant J.-C.)11. Ces versions à la fois plus connues et oubliées du grand public influencent aussi la narration des aventures d’Orphée par Cocteau.
La tradition antique de la fragmentation : la leçon d’Eschyle
Il convient de revenir sur la promotion des Bacchantes par Jean Cocteau, dans sa présentation à l’Université des Annales. En insistant sur la lutte sans merci qui oppose Orphée aux Ménades, l’auteur français place sur le devant de la scène ce personnage collectif. Il aggrave même ce parti pris, quand il rajoute à la légende classique d’Orphée, mise en scène par Virgile ou Ovide12, la figure d’Aglaonice, leur chef. En effet, cette dernière est absente des textes des auteurs latins autant que des dictionnaires classiques de mythologie, par exemple celui de Pierre Grimal. La seule Aglaoniké attestée l’est dans les dictionnaires de langue grecque (comme le Bailly13) ou chez Plutarque, historien et penseur grec du ier siècle ap. J.-C., ayant vécu à Rome. Selon Plutarque, Aglaoniké est une femme astronome du iie siècle avant J.-C. qui vivait en Thessalie et passait pour une sorcière, parce qu’elle était capable de prédire les éclipses de la lune14. Or, dans la mythologie païenne officielle (hésiodique) ou orphique, la lune n’était autre que la déesse Sémélé, mère de Dionysos, l’enfant démembré et ressuscité, le futur patron des Bacchantes. Cocteau s’est probablement inspiré de Plutarque pour construire Aglaonice ; et son association aux Ménades (autre nom des Bacchantes) était naturelle, préparée par le corpus religieux antique. Mais son Aglaonice est aussi immédiatement liée à un contexte sulfureux de sorcellerie inquiétante, de folie sanglante (les Ménades étant étymologiquement les « prises de folie-mania ») et de menace de dépècement. Comme « ménade » (ou bacchante), elle inflige à ses victimes le supplice qu’a subi son maître-dieu Dionysos et elle continue de venger la douleur de sa mère, Sémélé.
Or, pour élaborer le personnage d’Aglaonice et des Ménades menées par elle, le poète français n’a pu aussi que lire les pièces antiques qui les ont mises en scène et Orphée face à elles. On songe immédiatement aux Bacchantes d’Euripide, conduites par une Agavé qui, par les premières lettres de son nom, a pu nourrir l’invention d’Aglaonice et de son cortège. La fin de la tragédie raconte notamment le long dépècement de Penthée, prince Thébain, hostile à Dionysos :
[…] De leurs sanglantes mains, toutes [les Ménades] ainsi qu’au jeu de balle, en tous sens dispersaient les lambeaux de la chair de Penthée : et son corps mutilé gisait de part et d’autre sous les âpres rochers, dans les fourrés des bois où l’on ne trouverait ses restes qu’à grand-peine… Quant à la tête de l’infortuné, sa mère [Agavé] l’a prise dans ses mains et plantée sur son thyrse15.
Les Bacchantes d’Euripide (ve avant J.-C.) sont la réécriture d’une pièce quasiment perdue, Les Bassarides d’Eschyle (ve avant J.-C.), dont il ne subsiste, de nos jours, que quelques fragments16 et un résumé fourni par Ératosthène (iiie siècle avant J.-C.), l’un des derniers Anciens à avoir pour consulter la tragédie :
Orphée ne rendait aucun culte à Bacchus. Il n’adorait que le seul dieu suprême, sous le nom d’Apollon, et souvent, se levant la nuit, il allait s’asseoir sur le mont Pangée, pour y attendre le lever du soleil et le saluer le premier par ses sons mélodieux. Eschyle raconte que Bacchus irrité envoya les Bassarides pour le déchirer. Mais les Muses rassemblèrent ses membres épars et les enterrèrent dans la terre des Libéthres. Et avec la permission de Jupiter, elles mirent sa lyre au ciel17.
L’intérêt des Bassarides est d’avoir placé Orphée au cœur de l’action tragique, comme Jean Cocteau l’a fait, à sa suite. Or Eschyle délivre une leçon essentielle que clarifie Jesper Svenbro, après avoir rappelé le contenu de l’intrigue :
Dans les Bassarides, Eschyle racontait comment Orphée avait trouvé la mort. Dionysos se serait irrité du fait qu’Orphée tenait Apollon pour le plus grand des dieux. Le dieu lui envoya les Bassarides. « Celles-ci », écrit le Pseudo-Eratosthène, « le démembrèrent et jetèrent ses melé les uns loin des autres. Les Muses les recueillirent et les enterrèrent à un endroit appelé Leibéthra18. » Svenbro propose alors ce commentaire :
Ce sont donc les Ménades envoyées par Dionysos qui démembrent Orphée, dont les membres sont ensuite recueillis par les Muses. Les Ménades « jettent les membres – melé – d’Orphée les uns loin des autres ». Les membres d’Orphée, ce sont ses melé. Or, melos, pluriel melé, signifie non seulement « membre, partie du corps », mais encore « chant, mélodie poème ». Et ce deuxième sens est inévitablement réactivé au moment où les Muses, déesses du Chant, y touchent. « Ayant recueilli » les membres d’Orphée, les Muses les enterrent : elles enterrent donc en même temps ses chants, les réunissant dirait-on, sous forme d’anthologie.
L’anthropologue écarte l’hypothèse que l’ambiguïté sémantique du mot « melé » n’ait pas été sciemment mobilisée par le tragique grec. Ce dernier aurait cherché à rendre compte, dans sa pièce, de l’état nécessairement morcelé des hymnes orphiques, en en fournissant une explication d’ordre mythologique, mais surtout, en faisant de ce morcellement une qualité nécessairement impliquée par le personnage d’Orphée, être de la dispersion, déchiré malgré lui par les Bacchantes. Eschyle serait le premier instigateur de l’impératif de la forme/sens si cher à la poésie moderne, depuis Rousset et Meschonnic. La leçon délivrée par les Bassarides serait qu’il n’est point envisageable de concevoir l’écriture orphique autrement que disloquée. Cette leçon se révèle elle-même d’une remarquable ambiguïté. Les hymnes écrits par Orphée sont conçus comme nécessairement dispersés, mais aussi les poèmes qui parlent d’Orphée.
À la Renaissance, Ange Politien, dans sa Fabula di Orfeo, a explicité cet enseignement. Dans la dédicace, « Ange Politien salue son cher Monsieur Carlo Canale », on lit ce souhait à la fois étrange pour une profane et clair pour un initié :
Je souhaitais que la fable d’Orphée, que j’avais composée sur la demande de notre très vénéré Cardinal de Mantoue, en l’espace de deux jours, au milieu d’incessants tumultes, en langue vulgaire afin qu’elle soit mieux comprise des spectateurs, fut aussitôt, tout comme Orphée lui-même, déchirée19.
« Déchirée » renvoie certes au vœu de Politien de voir détruire un manuscrit cru de moindre valeur, mais l’adjectif désigne surtout la caractéristique rhétorique de ce texte, partagé entre plusieurs genres. Cette hybridité pouvait passer pour une faiblesse. Politien le laisse supposer. Mais il s’agit, en réalité, d’une dénégation rhétorique qui fonctionne en antiphrase et trahit, au rebours, le profond désir que l’œuvre, même hybride, survive à son auteur. Dans sa présentation de l’œuvre, Emilie Séris confirme cette lecture. Elle explique que, malgré la dénégation de la préface, le déchirement générique n’est pas considéré comme un défaut, mais bien comme le fruit d’une volonté consciente :
Il est difficile de classer La Fable d’Orphée dans un genre poétique spécifique. Politien s’est intéressé à une forme dramatique disparue depuis l’Antiquité, la comédie satyrique, […] troisième forme de drame entre la tragédie et la comédie, dont le sujet portait sur les amours de bergers et de nymphes. […] De cette diversité de genres, naît un texte original, bilingue et polymétrique, que le poète compare lui-même, dans sa lettre de présentation à un enfant mal formé ou à un Orphée démembré20.
Cocteau a-t-il eu connaissance de cette leçon esthétique, héritée d’Eschyle et relayée par Politien ? Plusieurs indices portent à la penser, ce qui permettra d’expliquer le régime particulièrement éclaté de sa narration orphique. Il est très probable que l’écrivain moderne ait consulté le résumé des Bassarides proposé par Ératosthène. Cette référence est donnée par Pierre Grimal, dans l’article « Orphée21 » de son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine figurant dans la bibliothèque de l’auteur français22. Ce résumé était facilement accessible, consigné dans les anthologies grecques scolaires. Enfin, ce détail de la pièce de 1925 accrédite notre hypothèse. Face aux Ménades déchaînées qui s’apprêtent à le mettre à mort, Orphée dit à Heurtebise : « Le mot est un prétexte qui cache une haine profonde, une haine religieuse. Aglaonice guettait son heure23. » Orphée s’est revendiqué « hiérophante du soleil24 » et a régulièrement affirmé son opposition aux Bacchantes, ce « joli milieu » de « femme[s] qui boi[ven]t, qui promène[nt] de[s] tigre[s], qui tourne[nt] la tête de nos épouses25 ». Seule la pièce d’Eschyle a placé au cœur de son action tragique cette haine religieuse entre Dionysos et Apollon, dont la victime propitiatoire a été Orphée. De plus, l’article « Orphée » de Pierre Grimal fournissait l’indication des « Bacchantes d’Euripide, v. 562 et suiv. » (id.). Leur description par Orphée-Cocteau à Eurydice ou Heurtebise est imprégnée de celles faites par le Grec. Dans la tragédie, Penthée accusait notamment les « épouses thébaines » devenues Ménades d’avoir « délaissé leurs foyers », pour « fuir vers de prétendus mystères, séjournant dans les forêts sauvages », « les cratères remplis de vin26 ».
Par ailleurs, il est probable que le poète moderne ait lu Politien, auteur d’une Fabula di Orfeo (1480) qui mêle tragédie (le démembrement d’Orphée, v. 293-308) et comédie (le banquet final des Bacchantes, v. 309-342) et qui est reconnue comme l’une des sources principales de l’opéra-bouffe d’Offenbach, Orphée aux Enfers (1858). Outre qu’on peut créditer Cocteau d’avoir lu tout ce qui pouvait concerner Orphée, au moment de la préparation de la pièce de théâtre ou des films, il a pu arriver à Politien via Offenbach qu’il aimait tant. Dans la boîte K-39 du fonds Cocteau, conservé à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, on trouve cette note manuscrite à l’encre bleue, datée du 24 septembre 1925, qui accompagne le tapuscrit de la pièce Orphée : « Offenbach, dans la mesure où le style offenbachique contient le mot bachique, c’est-à-dire orphique, dionysiaque. » Offenbach a inspiré l’œuvre de 1925 (créée en 1926). Il peut aussi avoir mené Cocteau à Politien… et à nouveau à Ératosthène et à Eschyle. L’insistance que le poète moderne met à démembrer le corps d’Orphée et ses poèmes conforte cette hypothèse.
Fragmentation physique
Selon la tradition mythologique développée par la littérature, Orphée est donc avant tout le « diasparagmos27 », c’est-à-dire, en grec, le « démembré ». Dans la « 4e Géorgique », Virgile a insisté sur la tête coupée d’Orphée qui flottait sur le fleuve de l’Hèbre et dont la bouche continuait d’appeler « Eurydice ! Ah, malheureuse Eurydice ! » (v. 555). Au livre XI des Métamorphoses inspiré d’Euripide et Eschyle, Ovide a décrit longuement la mise à mort d’Orphée, dépecé vivant par les Bacchantes28. Il a, lui aussi, immobilisé son récit sur la tête coupée d’Orphée qui, continuant de vivre séparée du tronc, invoquait le nom d’Eurydice. Il s’est aussi attardé sur la lyre d’Orphée qui continuait pareillement à chanter, sans les doigts du poète, après son meurtre : « Les membres de la victime sont dispersés. Tu reçois, ô Fleuve de l’Hèbre, sa tête et sa lyre ; et alors, miracle, emportée au milieu du courant, sa lyre fait entendre je ne sais quels accords plaintifs ; sa langue privée de sentiment murmure une plaintive mélodie » (ibid., vv. 50-55). Un contemporain d’Ovide, le mythographe grec Conon, au ier siècle avant J.-C., a poursuivi l’histoire de cette tête coupée, précisant qu’elle avait été repêchée, près de Lesbos, et placée dans un temple où elle a délivré des oracles fameux29.
Cocteau privilégie ce même motif de la tête coupée. Dans la scène X de la pièce de 1925, restée seule sur scène, « la tête d’Orphée parle avec la voix d’un grand blessé30 ». Elle exprime la stupeur de l’âme du poète face à son nouvel état de dispersion physique : « Où suis-je ? […] Et ma tête ? Au fait, oui… je parle de ma tête… Où est-elle, ma tête ? Eurydice ! Heurtebise ! Aidez-moi ! Où êtes-vous ? Allumez la lampe. Eurydice ! Je ne vois plus mon corps. Je ne trouve plus ma tête. Je n’ai plus ni tête ni corps. » À la fin de la scène X et durant toute la scène suivante, tel le chef oraculaire de Conon, elle continue à parler. Elle souffle à Heurtebise, interpellé par les forces de l’Ordre, les réponses que le malheureux ne sait pas fournir : « LE COMMISSAIRE : Votre âge ? — HEURTEBISE : J’ai… (Il hésite) […] — LA TÊTE D’ORPHÉE : Dix-huit ans. — LE GREFFIER. Il écrit : Dix-sept ans. — LA TÊTE D’ORPHÉE : Dix-huit31. »
Le film de 1949 ne montre plus de décapitation, comme dans la pièce de 1925 : Orphée meurt d’un coup de revolver accidentel et la Mort emporte son corps entier dans sa voiture. Mais la caméra cadre la tête d’Orphée, le plus souvent en zoom. Sur les 82 pages du script du film32, on ne compte pas moins de 35 mentions explicites. Dans Le Sang d’un poète (1930), la tête est le motif principal du film : sur les 29 pages du scénario édité par la Pochothèque, on relève 32 mentions de « gros plans33 ». La caméra fixe la tête du poète, posée sur la table de la chambre, posée sur la table de jeu ou postée derrière les trous de serrure. Elle zoome de même sur la tête de la statue du poète détruite par les boules de neige des enfants, puis sur celle de l’enfant martyre, roulée par terre dans la neige. Le Testament d’Orphée (1960) fait réapparaître, sur la toile que peint le poète, « la tête d’Orphée mort34 », tandis que, « après le générique, je [Cocteau] commence à dessiner à la craie sur une ardoise le profil d’Orphée » (ibid., p. 1333). De même, le mot « fin » est-il précédé d’un « plan où ma main termine le profil d’Orphée » (ibid., p. 1362). Par ailleurs, si l’on considère l’ensemble de la production plastique de Cocteau – peintures, dessins et mosaïques – relative au prêtre de Thrace, on remarque l’écrasante majorité de « têtes d’Orphée » : tête laurée, tête à la lyre, etc.
Dans l’œuvre de Cocteau, Orphée vaut donc surtout pour le motif de sa tête35 : c’est une tête coupée, mutilée du reste de son corps et souvent réajointée à la lyre tutélaire dont usaient le poète et le prêtre de Thrace. Orphée incarne la fragmentation de l’être (en particulier du créateur), mais aussi sa survie miraculeuse, à travers cette fragmentation. Car la tête n’est que très peu, et de façon très éphémère, statufiée. Certes, à la fin de la pièce Orphée, elle ornera un buste de marbre ; certes, au début du Sang d’un poète, avant le miracle, elle paraît en peinture, figée sur une toile. Mais elle est plutôt associée à une activité vivante, c’est-à-dire à des mouvements de la vie terrestre : parler, apparaître (sur une toile) ou chanter (ce que signifie le motif plastique de la lyre juxtaposée aux têtes et profils d’Orphée).
Le Testament d’Orphée occupe cependant une place à part. Les gros plans sur la tête d’Orphée y sont moins explicitement référencés : seulement 8 occurrences sur les 29 pages du scénario édité en Pochothèque36. Cocteau concurrence ce motif en multipliant les scènes de « démembrement et réunification ». On en relève au moins cinq : déchirement et recomposition de la photo de Cégeste37, démembrement et résurrection (imposée) de la fleur d’Hibiscus38, évocation bis par Cégeste de ce démembrement-résurrection de l’Hibiscus39, narrateur-poète accusé par le tribunal de « méthode résurrectionnelle » et d’avoir expérimenté « une boîte de balles qu’[une] poudre propulse plus vite que la lumière40 », Cégeste accusé par le Tribunal de vouloir « fondre ces personnalités qui vous divisent et parce qu’il vous gêne d’être deux41 ». La fragmentation n’affecte plus seulement Orphée, mais les tenants-lieu ou doubles d’Orphée. En effet, Cégeste autant que la fleur d’Hibiscus sont clairement donnés comme doubles du « poète ». Sommé de dessiner cette fleur, ce dernier enrage, sous la remarque de Cégeste : « Un peintre fait toujours son propre portrait42 », ce qui est une première façon de superposer le poète à la fleur. L’épilogue scelle l’identification : « La carte d’identité du poète, en touchant le sol, devient la fleur d’Hibiscus43. » Or, lors de l’essai de peinture de l’Hibiscus, le poète-commentaire avait soupiré : « Toujours cet Orphée44 », ce qui clarifiait l’identification du poète-Hibiscus à Orphée. Quant à Cégeste, sa qualité de double du poète est plusieurs fois suggérée. Juste après leurs retrouvailles au bord de la mer, « Cégeste a posé sur son visage le masque tête de mort45 » qui n’est autre que « l’autoportrait du poète ». Dans l’épilogue, le poète-commentaire soupire : « Je crus entendre les motocyclistes de mon film Orphée. Je connaissais leur besogne. Il me fallait subir la même mort que Cégeste46. » Cette mort a déjà été filmée sur le mode d’un leitmotiv obsessionnel, depuis la page 1342 : c’est un démembrement orphique, orphique parce qu’il est le fonds des récits religieux orphiques racontant la mort de Dionysos dépecé par les Titans et parce qu’il affecte le prêtre de Thrace lui-même.
Fragmentation syntaxique
À la suite d’Eschyle ou de Politien, Cocteau disperse aussi les paroles et les poèmes d’Orphée. Les scènes XI et XII de la pièce de 1925 délivrent cet avertissement, de façon exemplaire. Comment s’exprime la « tête d’Orphée » ? Par juxtapositions lapidaires de mots brefs, par égrenage de lettres. Cette dislocation saute aux yeux, quand on fait la liste des diverses interventions de « la tête d’Orphée », aux scènes XI et XII : « Dix-huit ans47 » ; « Dix-huit » ; « Dépêchez-vous Heurtebise. Suivez ma femme. Je vais répondre à votre place. J’inventerai n’importe quoi48 » ; « Maison Laffitte » ; « Maison Laffitte, deux f, deux t » ; « Jean » ; « Jean Cocteau » ; « C.O.C.T.E.A.U. Cocteau » ; « Rue d’Anjou, dix ». Une seule série de mots constitue une phrase syntaxique et l’ébauche d’un texte. Mais c’est pour s’adresser à un personnage de l’au-delà nocturne, Heurtebise. Face aux mortels, face aux non-initiés, Orphée use d’une parole fragmentaire, sans cesse soulignée dans ses manquements à signifier : « dix-huit » et compris « dix-sept » par le greffier. « Maison Laffitte » ouvre sur un vide : « LE COMMISSAIRE : Maison quoi49 ? » Le poète moderne a retenu la leçon d’Eschyle : d’un être disloqué, il ne peut rester qu’une parole disloquée qu’un témoin (les Muses d’Eschyle ou le greffier de Cocteau) tente de rassembler, et dont il s’efforce laborieusement de figer les morceaux subsistants.
L’on peut alors s’expliquer que Cocteau ne retranscrive jamais d’une seule coulée, les poèmes d’Orphée, ni dans la pièce de 1925, ni dans le film de 1949. En quoi consistent ces poèmes ? En des phrases brèves, en des mots isolés, en des séries de lettres ou de chiffres, énoncées à intervalles aléatoires. La pièce de 1925 commence in medias res, sur une séance d’inspiration poétique. Orphée est assis face au cheval oraculaire et note, sous sa dictée des lettres : « M, M… Cheval, continue. Allons vite, après la lettre M… Je t’écoute50. » Après bien des silences, Orphée énonce enfin : « M.E.R., mer. J’écoute. Parle. Parle-moi cheval. Cheval ! Allons un peu de courage . Après la lettre R ? (Le cheval frappe. Orphée compte). A. B. C. D. E. F. G. F. H. I. Merci. Merci. c’était merci ! […] C’est for-mi-da-ble. Tu vois Eurydice51 ? » Ces lettres, voire ce mot isolé, « merci tout court », représentent l’idéal poétique d’Orphée qu’Eurydice ne manque pas de railler : « Ce mot n’est guère poétique » (id.). Orphée proteste : « Sait-on ce qui est poétique et pas poétique ? » (id.).
Les poèmes d’Orphée retranscrits par Cocteau ressemblent plutôt à des fragments de poèmes : lettres, mots, syntagmes ou parfois une phrase isolée qui, coupée de tout contexte, fait énigme : « Madame Eurydice Reviendra Des Enfers52 ». Cocteau les retranscrit en outrant leur aspect disloqué. Il souligne les blancs et les silences entre chaque jaillissement verbal. Il rapporte ainsi l’impatience d’Eurydice et son agacement, face à ces silences trop longs et face à la patience inverse de son époux : « Quelle patience, toi qui n’as aucune tête, tu en trouves pour ton cheval53. » Ou bien il atomise l’unité sonore des mots par leur épellation lettriste : M.E.R.C.I. Le poème se réduit à des fulgurations phonétiques. Mais la dictée des lettres dure si longtemps que l’unité du mot se perd, que d’autres mots surgissent qui peuvent conduire à des fausses pistes : merci commence par être court-circuité par « mer » ou le « merde » injurieux de « Madame Eurydice Reviendra Des Enfers », et qu’Orphée est le seul à ne pas avoir décrypté. Le film de 1949 reprend cette leçon. Le poète thrace s’y exprime par une collection désordonnée et aléatoire de phrases, inspirées non plus par un cheval, mais par une radio. On retrouve une allusion à « Madame Eurydice Reviendra Des Enfers » : « ORPHÉE : Je n’ai entendu que des phrases insignifiantes, sauf une hier, sensationnelle54 ! » On peut citer en vrac d’autres trouvailles inspirées par la radio : « Jupiter rend sages ceux qu’il veut perdre. Je répète. Jupiter55… » ou « Le ciel de mai est une haie nocturne56. » Ou encore celles-ci : « 2294 deux fois. 7777 deux fois. 3398 trois fois. Je répète 2294 deux fois. 7777 deux fois. 3398 trois fois (Signaux des ondes courtes. Orphée note)57. » Ces messages morcelés, outrés dans leur obscurité par le recours aux chiffres, ne manquent pas d’attirer, comme dans la pièce de 1925, l’ironie d’Eurydice : « En vérité, voilà qui est très poétique ! » À quoi Orphée répond, comme dans la pièce : « Sait-on ce qui est poétique et pas poétique ? »
À côté du message d’espoir des lamelles orphiques, Cocteau a retenu la représentation plus inquiétante du théâtre d’Eschyle et d’Euripide. Orphée y incarne l’être de la dispersion physique et verbale. S’il survit à sa mort ou à l’oubli des mortels, c’est par grappes de mots isolés, peu comprises et méprisées pour leur obscurité. Faut-il alors déceler, dans la présentation éclatée de la parole d’Orphée offerte par la pièce de 1925 et le film de 1949, une image métaphorique de la narration éclatée qu’adopte Cocteau, au plan plus large de son œuvre, pour traiter de sa matière orphique ? Les commentateurs de l’écrivain insistent souvent sur la récurrence de cette thématique. Dans « Le Mythe orphique, dans l’œuvre de Cocteau », Milorad liste ces récurrences, depuis « Le Potomak, [que] l’au-delà imprègne58 » jusqu’au « Requiem » et « Le Testament d’Orphée » (ibid., p. 139). Le poète français n’a toutefois jamais rassemblé en un même livre ces différents poèmes relatifs à Orphée. Dans la mesure où Jean Cocteau est aussi Orphée59, l’on peut dire qu’il a volontairement laissé à l’état de fragments dispersés les chants de cet Orphée moderne, brisé par les morts de tant d’amis et cependant incapable de ne pas croire à un avenir réconfortant, au sein de cette même mort.
Fragmentation énonciative
La discontinuité caractérise la narration orphique coctalienne, au plan de l’œuvre complète. Elle caractérise aussi l’énonciation orphique. Orphée, l’être de la dispersion, ne peut être adéquatement mis en scène qu’au sein d’une énonciation diffractée. Ainsi s’explique la nécessité des genres dialogués, « poésie de théâtre » ou « poésie de cinéma », adoptés par Jean Cocteau. Le dialogisme du poème lyrique ne suffisait plus pour donner la mesure de l’éclatement de son identité orphique : il fallait en imposer la force, en l’incarnant dans des corps et des visages d’acteurs différents, ce que permettait le texte dialogué du discours théâtral ou filmique. Dans la pièce de 1925, Orphée est joué par Georges Pitoëff. Mais il est aussi le « Prologue » qui apostrophe les spectateurs, au début de la représentation, et un visage de carton-pâte, mis pour « la tête d’Orphée », à la fin de la pièce. Dans le « Prologue », l’écrivain souligne la disjonction d’identité : « L’acteur chargé du rôle d’Orphée paraît devant le rideau : Mesdames, Messieurs, ce prologue n’est pas de l’auteur. Sans doute sera-t-il surpris de m’entendre60. » Orphée est et n’est pas lui-même (un prologue et lui, Orphée). Il est et n’est pas l’auteur Jean Cocteau : il est les trois à la fois. Son nom recueille ces différents melé, c’est-à-dire ces « figures partielles » de lui, éparpillées par les Muses de la création coctalienne. Orphée est encore le fameux « cheval » qui lui dicte ses poèmes et qui donne à voir cette partie de lui en dialogue avec l’au-delà. Bref, dans la pièce de 1925, le nom d’Orphée éclate en quatre instances dialogiques qui dialoguent entre elles et avec le public.
Bis repetita, dans Le Sang d’un poète et Orphée. Dans le film de 1930, le nom d’Orphée n’est que tardivement lisible, quand apparaît la lyre en laquelle survit le poète et qu’emporte la Mort vers l’au-delà. Cette lyre, conforme aux dessins de lyres d’Orphée que multiplie l’auteur depuis sept ans, scelle l’identification du poète à Orphée et de ce poète orphique à Cocteau. Ainsi comprend-on, à rebours, que « l’auteur masqué61 » qui parle à l’ouverture du film, où l’on perçoit les traits de Jean Cocteau, est un premier visage d’Orphée. De fait, Orphée a trouvé un second visage dans l’acteur Enrique Rivero, qui joue le rôle du poète. Il est aussi la statue de plâtre parlante dont la tête s’avère celle du poète62 et « un élève qui demande grâce63 : en effet, son visage se superpose un instant à la tête de la statue du poète, détruite à coup de boules de neige. Orphée parle donc par l’intermédiaire de cinq bouches différentes. Cocteau cultive leurs différences en les maintenant en différend. Le poète se dispute avec sa statue. La statue (du poète) est en butte à l’hostilité des enfants. Le poète doit faire front, au jeu de cartes, à l’agressivité stratégique de la statue (qui est sa Gloire et sa Mort).
Dans Orphée, le film de 1949, Orphée est joué par Jean Marais. Il dialogue avec son double qui lui dicte de l’au-delà les phrases magiques recueillies par la radio : le blond Cégeste interprété par Édouard Dermit. Orphée est aussi « sa mort », cette image aimée de la Nuit primordiale, incarnée par Maria Casarès. Il est enfin Heurtebise, le psychopompe, qui lui apprend le secret pour « aller et venir » à travers les limites de la vie et de la mort et qui lui apprend, comme le prêtre de Thrace, à ne plus en avoir peur : « Je vous livre le secret des secrets… Les miroirs sont des portes par lesquelles la mort vient et va64. » Orphée se divise, cette fois, en cinq instances énonciatives différentes. Cocteau entretient, là aussi, leurs différences en les maintenant en différend : rivalité poétique entre Orphée et Cégeste au « Café des poètes », rivalité masculine entre Orphée et Heurtebise auprès d’Eurydice, jeu de chats et souris entre Orphée et sa Mort. La Mort est jalouse de la présence d’Eurydice ; elle décide d’ôter l’obstacle, mais elle ne se révèle pas de suite à Orphée, car elle a compris qu’Orphée n’aime que la distance. Orphée s’indigne d’abord des agissements de la Mort, avant de découvrir son charme (l’art du désirable manque, la promesse d’un retour à l’origine de la création) et de ne plus vivre que pour mourir et se joindre éternellement à elle.
Le dialogue théâtral (joué sur scène ou filmé) atomise donc l’énonciation orphique en l’incarnant dans plusieurs acteurs et dans plusieurs instances de parole. L’écrivain français a pris acte, d’une seconde manière, de la fragmentation orphique, en pratiquant l’énonciation gigogne en alternance avec le dialogue théâtral. La voix de l’Orphée moderne qu’est Jean Cocteau n’est jamais une voix simple, même quand elle se fait voix off narrative, comme dans Le Testament d’Orphée. Elle est, là encore, constamment dédoublée par un jeu d’emboîtement énonciatif. Qui parle, dans le film de 1960 ? Bonne question ! L’instance énonciative de première personne, le « je », recouvre au moins quatre personnes. Le « je » est d’abord l’auteur du film, Jean Cocteau, qui en revendique la production d’ensemble et le présente comme une initiation orphique :
Après le générique, je commence à dessiner à la craie sur une ardoise le profil d’Orphée. Je parle : Mon film n’est pas autre chose qu’une séance de strip-tease, consistant à ôter peu à peu mon corps et à montrer mon âme toute nue65.
Le profil d’Orphée qui reprend un motif déjà tant de fois dessiné sert de signature au poète Cocteau. Toutefois, le « je » s’exprimant dans Le Testament ne se limite pas à un avant-texte : il investit le corps du texte et de la narration filmée. En effet, ce « je » se mue en le personnage du « Commentaire », qui constitue la voix narrative principale du film : « LE COMMENTAIRE : J’avais reconnu de loin la photographie de Cégeste, une des dernières de mon film Orphée66. » Or, comme nous l’avons déjà montré, le « je »-poète s’assimile aussi à « Cégeste ». Orphée, Cégeste, le poète, Cocteau se mêlent donc et s’enchâssent, dans l’instance principale de parole du « Commentaire » et en composent le tissu – le texte – complexe.
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Il convient à nouveau de tenir compte de la leçon délivrée par Le Testament d’Orphée : elle est celle d’un rêve de l’unité retrouvée. Une bohémienne déchire-t-elle la photo de Cégeste67 et le poète en disperse-t-il les fragments dans la mer ? « Aussitôt bouillonne une monstrueuse corolle d’écume d’où, comme un pistil s’élance Cégeste. » « Le poète se saisit[-il] de la fleur d’Hibiscus [en] arrache ses pétales, les piétine, les écrase sous sa semelle68 » ? Aussitôt « Cégeste ramasse les restes de la fleur » et donne l’ordre au poète de « ressuscite[r] la fleur ». Dans son dernier film du cycle orphique, Jean Cocteau démembre et recompose toujours ses motifs, ou plutôt son motif obsessionnel : Orphée, ce miroir de lui-même.
Cette recomposition est explicitement associée à une résurrection orphique : l’être démembré renaît à une autre vie, comme autrefois Dionysos chanté par le chaman Orphée et comme autrefois Orphée chanté par les poètes tragiques ou lyriques. La fragmentation orphique, motif et structure dominants de l’œuvre coctalienne, ne s’éclaire ainsi qu’à la lumière du catéchisme religieux des Lamelles d’or : elle est posée comme un passage désagréable mais salvateur, impliquant une fausse mort qui débouche sur un retour à la vie heureuse d’avant, originaire, unifiée. Cocteau, comme le Cégeste du Testament d’Orphée, ne supporte plus la division « parce qu’il [le] gêne d’être deux69 » : « Deux », c’est-à-dire séparé de l’autre aimé, tant aimé qu’il faisait un avec soi, mais qui a été arraché à soi par la mort (suicides, guerres). L’orphisme, avant même le christianisme, offre l’espoir de se réunir un jour à cet autre-soi dont l’absence fait hurler de douleur : Roland Garros, Raymond Radiguet, etc. Mais « la route est longue », avant d’être touché par la grâce de la conviction orphique. Car, par intermittence, « la tête divine [d’Orphée] est morte70 » et « sa survie [semble] un mirage ». Alors, il faut répéter l’initiation secrète, sur laquelle Cégeste refuse de parler (« Ce rite relève d’un cérémonial sur lequel je n’ai pas le droit de m’étendre71 ») : après la pièce de 1925, le film de 1930, celui de 1949, il faut recommencer encore ce Testament d’un Orphée diasparagmos…
Les notes de cet article sont à consulter en fin d'ouvrage. Identité et redoublement