Désireux d’être reçu par Pablo Picasso (1881-1973), auquel il écrit durant l’été 1915, Cocteau se rend enfin à son atelier (5 bis, rue Schoelcher à Paris), dans la première quinzaine de décembre, par l’entremise du compositeur Edgar Varèse (1883-1965). C’est la naissance d’une intense fascination pour le peintre qui ne s’éteindra qu’avec la mort du poète en 1963. Les lettres de Cocteau à l’artiste, conservées au Musée Picasso de Paris, en témoignent qui n’ont de cesse d’exprimer l’admiration et l’affection jusque dans la brouillerie. Le florilège épistolaire que nous proposons se fait l’écho des réalisations personnelles et partagées auxquelles cette amitié donna lieu : L’Ode à Picasso en 1919, la monographie Picasso en 1923, mais encore le ballet Parade en 1917 ou l’ouvrage illustré Picasso de 1916 à 1961. Cocteau trouva en Picasso un père artistique, parfois distant, voire ironique, à son égard. Leur relation, nourrie jusqu’au milieu des années 1920 – celles des Ballets russes pour Picasso –, retrouve une certaine vigueur pendant l’Occupation, et surtout après-guerre : la proximité géographique de leurs domiciles respectifs dans le Midi y fut pour beaucoup, ainsi que leur goût commun pour la corrida. Cocteau comme Picasso avaient l’exigence de la métamorphose et la passion du spectacle : dans Le Testament d’Orphée (1960), Cocteau fait même de Picasso le spectateur de sa mort et de sa renaissance en poète de légende.
Samedi [25 septembre 1915]
Mon cher Picasso
Il faut vite peindre mon portrait1 parce que je vais mourir. Voici des bons de tabac pour une toile militaire (très péril jaune, très « la Chine mobilisée »).
J’écris beaucoup de choses sur vous pour New York. Soyez heureux.
Je vous serre la main, vous aime et vous admire de tout cœur.
Jean Cocteau.
1. Picasso exécutera le Portrait de Jean Cocteau en uniforme en 1916.
* * *
[sd, probablement 29 ou 30 octobre 1916]
Mon cher Picasso
Oui, j’avais l’Ode1 sous le bras, mais le sort fait surgir Apollinaire chaque fois que je l’apporte. Cette Ode est une trop grosse pièce, trop importante pour qu’Apollinaire se livre dessus à son jeu favori (dire même des choses qui devraient lui être sacrées qu’elles sont « gentilles » par ex.). J’admire et je goûte Apollinaire. Vous savez son vice. Il veut être un chef – le chef d’un groupe qui n’existe pas et dont, s’il existait, vous seriez le seul chef – il organise ce bateau fantôme, il décrète et joue à l’« importance » comme il joue à la blessure, comme il joue à la guitoune sur son toit – avec une force d’imagination enfantine (alors on lui pardonne) et géniale (alors on l’admire).
Apollinaire renifle mon relief – il devine qu’on ne me jette pas de la barque, il connaît mes ceintures de sauvetage et je lui laisse entendre le navire à l’ancre dans mon cabinet de travail – Que fait-il ? Il m’enrégimente, il cherche par un truc habile à faire disciple celui qu’il redoute comme chef – il reproche au groupe fantôme de me prendre, pour feindre qu’il y ait un groupe et que j’aie voulu en être et pour me mettre ensuite sous son protectorat.
J’ai l’œil du maître – on ne me trompe jamais – je sais le risque des affections et des admirations que j’endosse. Je voyage vers la gauche2 lorsque tous voyagent vers la droite. On se rencontre en sens inverse. On se serre la main. On ne marche pas de conserve : je reste moi et « libre ».
Je vous embrasse.
Votre élève,
Jean Cocteau.
1. Commencée en septembre 1916, L’Ode à Picasso de Cocteau est publiée en 1919.
2. « Le voyage vers la gauche » est le titre d’une section de Prospectus 1916, qui précède Le Potomak (1913-1914) (1919).
* * *
[13 novembre 1916]
Mon cher Picasso
On m’annonce, dans une étrange guitoune en tôle avec applications Bass1, recollages, journal et numéros, très vous, que mon portrait en Arlequin2 existe. Est-ce exact ?
Je tiens la surprise d’un capitaine (pas Canudo3 !) qui vous admire et rentre de permission.
Son témoignage coïncide avec une lettre d’André Lhote.
Ne pourrai-je voir un simili, quelque chose qui me réconforte, qui me prouve que je ne suis pas vêtu de naissance et pour toujours en Martien, en ours, en Fantômas ?
La figure reste, sous les masques et le casque très « Sainte famille4 » de Picasso. Arlequin portant le masque contre les gaz ! le casque d’Hermès qui, du coup, ne lui va pas mal – les deux bonhommes, les deux « bonhommes » selon de dialecte zouave, se ressemblent.
Cher Picasso – faites signe – Un seul
Pablo Picasso
sur une carte.
J’aimerai être sûr que le portrait n’a pas étouffé le modèle – comme dans un film qui s’appelait : Le peintre fatal.
Votre ami fidèle,
Jean Cocteau.
1. La bouteille de bière de la marque anglaise Bass est un motif récurrent des œuvres cubistes de Picasso.
2. En avril 1916, Cocteau se présente en costume d’Arlequin chez Picasso pour l’inciter à le portraiturer. Peine perdue : Picasso garde le costume et s’en sert pour le portrait du peintre Jacinto Salvado.
3. L’écrivain Ricciotto Canudo (1877-1923), engagé dans la légion étrangère dès le début de la guerre.
4. Référence probable à la gouache de Picasso Famille d’Arlequin (1905).
[19 décembre 1916]
Mon cher Picasso
C’est entendu. Je remplace les 2 Picadors par 2 solitaires1 car vous êtes un solitaire qui souffre de la solitude comme tous les vrais solitaires.
Je vous ferai signe. L’Intran. et le Bonnet rouge annoncent la parade2.
Votre fidèle ami
France.
1. Correction du texte de L’Ode à Picasso demandée par le peintre.
2. L’Intransigeant (1880-1948), quotidien de droite, et Le Bonnet rouge (1913-1922), journal anarchiste. – Référence à Parade, « ballet réaliste » projeté avec la collaboration de Picasso dès le mois d’août 1916 et représenté en 1917 au théâtre du Châtelet.
* * *
[21 décembre 1916]
Je vous embrasse pour Noël, cher Pablo.
Joli Noël où l’enfant Jésus reste seul parce qu’on réquisitionne l’Étoile, l’âne, le bœuf, la paille, que les Rois se combattent, que Marie soigne, que Joseph garde une voie et que les bergers sont morts !
Jean.
* * *
[sd, entre le 9 et le 15 avril 1917]
Maison de la Presse 3, rue François Ier, Passy
Mon cher Pablo,
Merci des lettres qui me font vivre un peu loin de cette chambre de bonne, très froide et triste. J’ai commandé l’eau miracle1. Vu Apollinaire. J’étais en verve malgré ma fatigue et je l’ai mis au courant du pour, du contre, de l’attitude à prendre vis-à-vis des futuristes, de Parade, etc. Imagine que les pauvres sauvages parfumés (Diag., Bakst2, etc.…) n’ayant pas encore compris qu’ils ne sont et ne seront jamais de la Chose, et que nous les « tromperons » toujours entre nous, écrivaient à Apollinaire en cachette pour qu’il fasse les conditions d’articles « à la Massine » ?
Apollinaire, très enthousiaste de notre « réalisme » et du thème de la Parade, compose une petite notice Mercure3 et marche pleinement dans notre sens. Comme je déteste le mal pour le mal et que je plains Massine – j’ai fait de lui une image flatteuse et propre à réjouir l’hippopotame de la Volga4.
L’orchestre de Satie est un chef-d’œuvre.
Diag. et Ansermet5 le trouveront vide, idiot et vulgaire – c’est sûr.
C’est un chef d’œuvre
Je l’ai vu note par note avec des musiciens jeunes, pas des étrangers ni des snobs – c’est la délivrance des Boches et des Russes même les plus merveilleux – système de chacun chez soi et chacun sa manière. Sans mélange de tous, sans brumes ni grâces, sans « aquarium et jeux de soleil6 ». latin.
Ce vieil homme accomplit un miracle : il a ouvert la porte à toute une musique reconnue la seule et voyant qu’elle s’était orientée de travers, il rompt avec elle, il ouvre une autre porte.
Parle-moi de Marie7, ma pauvre grenouille. Elle me manque et je rêve à elle la nuit.
Téléphones de toute Rotonde8. Vais les voir un à un. On raconte (Ortiz9) que tu es roulé, estampé par Diag. Ne sachant d’où venait ce mot d’ordre, j’ai pris l’air de ne rien savoir – œil vague et geste vague – Reverdy se dégrouille comme un véritable Barrès10.
Lhote en progrès – te respecte – t’admire et cherche à suivre ton chemin – On lâche Rivera11 seul et lugubre.
Froidure et pas charbon.
Profite du soleil de Rome. on lézora
Jean.
Le musicien12 me charge de mille choses.
1. Cocteau utilise une eau à cheveux, dite Eau miracle, vendue chez le coiffeur parisien Félix Milliat.
2. Serge de Diaghilev l’imprésario des Ballets russes, et Léon Bakst, décorateur et costumier de la compagnie, prirent ombrage de l’ascendant de Cocteau sur Léonide Massine, le chorégraphe de Parade.
3. Apollinaire ne publie pas d’article dans le Mercure de France sur Parade, mais donne un texte pour le programme.
4. Diaghilev.
5. Le chef d’orchestre Ernest Ansermet dirigera l’orchestre lors de la création de Parade, dont la musique est d’Erik Satie.
6. Références probables à Saint-Saëns (« Aquarium », Le Carnaval des animaux, 1886) et Debussy (« Reflets dans l’eau », Images, 1905).
7. Marie Chabelska (1899-1980), danseuse des Ballets russes, qui interprète « la Petite Fille américaine » dans Parade et a une aventure sentimentale avec Cocteau.
8. La brasserie de la Rotonde, haut lieu de l’avant-garde à Montparnasse.
9. Le peintre Manuel Ortiz de Zárate (1887-1946).
10. Comparaison ironique entre le poète d’avant-garde Pierre Reverdy et l’écrivain nationaliste Maurice Barrès.
11. Le peintre mexicain Diego Rivera (1886-1957), alors à Paris.
12. Erik Satie ?
* * *
[22 avril 1917]
Quel silence ! ?
Moi qui espère chaque matin le détail sur le caniche, les saucissons et la catastrophe de cerfs-volants Balla1.
Longue lettre piquée de Max parce que n’ayant pas reçu de réponse à une lettre où je lui demandais de venir je ne me trouvais pas chez moi pour l’attendre – il accumule mille finesses très difficiles à comprendre et termine par un P.S. de bonne humeur à cause d’un pneu qu’on lui remet et où je lui explique les raisons de mon absence. Il viendra demain.
Je m’occupe des bruits de Parade – J’aurai 4 machines à écrire2 avec amplificateur que j’invente et comme le Châtelet donne du cinéma on trouve des merveilles telles que : Tram express, sirène, mer déchaînée, mitrailleuse, etc., etc. Le gardien de ces monstres se nomme M. Colombier. J’irai le voir demain avec Cendrars3. Le pauvre souffre atrocement et il est très triste.
Comme la M. de la Presse est en proie aux volcanismes je n’ai guère de temps pour voir les camarades. Ni Rotonde, ni You-You ni Pâquerette4. (J’ai pour You-You une grande boîte de bonbons achetée à Turin). Ortiz se venge de Diag., en racontant qu’il te roule – ? – Severini5 vient de me téléphoner et passe Anjou demain matin.
Eugénia6 te reste fidèle.
Le trèfle à quatre pattes
Première minute libre, je cours chez Gertrude Stein que j’aime parce qu’elle t’aime. J’écris à Igor7.
1. Le peintre futuriste italien Giacomo Balla (1871-1958).
2. La partition de Parade intègre le bruit d’une machine à écrire.
3. Blaise Cendrars (1887-1961), alors proche de Cocteau, le recrute comme conseiller littéraire de la maison d’édition La Sirène.
4. Elvira Paladini, dite You-You, et le mannequin Pâquerette (1896-?), deux amies intimes de Picasso.
5. Le peintre futuriste italien Gino Severini (1883-1966).
6. Eugenia Errazuriz (1860-1952), riche héritière chilienne, alors proche des Ballets russes et de Picasso.
7. La poétesse Gertrude Stein (1874-1946), un des premiers mécènes de Picasso, et le compositeur Igor Stravinsky (1882-1971), alors compositeur des Ballets russes.
* * *
30 août 1918
Comme tu as de la chance, visage pâle, de manger la chose qui se met dans le café. Envoie-moi du sucre espagnol.
Je suis content parce que maman te voit et me raconte un peu tes frasques et tes fresques1. (Raconte-moi ton travail, elle me parle de Baigneuses qu’elle espère que tu lui montreras).
Ici le grand chef chasse et met Lhote2 au poteau des supplices plusieurs fois par jour.
Dis à Eugenia et Olga que je les salue et que je voudrais être avec elles. Mais la sagesse l’emporte et je m’acharne à suivre la cure calme-soleil pour être fort cet hiver.
Si tu étais un bon Picasso tu mettrais à la poste toutes les feuilles sur lesquelles se trouvent des animaux : etc. je dégagerais chacun sur une page et je te renverrais le tout à corriger, approuver ou détruire. Réponds d’urgence. On ferait ainsi du bon travail très vite.
Laffitte3 est passé me voir deux jours. Il me supplie de te relancer pour ses dessins. Es-tu riche ? Il faut vendre des toiles et acheter du sucre. Wedel4 m’a dit d’un air fat qu’il était en correspondance avec toi et qu’il désirait que tu fasses son portrait. Te voilà inévitable, Monsieur Ingres.
Je t’aime, t’admire et t’embrasse.
Jean.
[En marge] Je viens de finir de corriger les épreuves du Coq et l’arlequin avec mon portrait (tête) et tes deux monogrammes.
J’ai fui Cipa5, Diag. Il est, paraît-il, jovial et intime avec les Delaunay qu’il présente comme de féroces patriotes qui souffrent en Espagne6. Que penses-tu de cette dernière ?
Regrettes-tu le costume de Nankin7. Moi oui.
1. Durant l’été 1918, Picasso passe sa lune de miel avec la danseuse Olga Kokhlova chez Eugenia Errazuriz, dans la villa La Mimoseraie à Biarritz. Il exécute dans sa chambre cinq fresques, dont une prend pour thème les baigneuses. À la même époque, il peint une toile figurant trois baigneuses sur la plage (musée Picasso).
2. Comme Cocteau, Lhote est alors en villégiature au Piquey. Ils réalisent ensemble Escales, recueil poétique illustré, destiné à paraître en 1920 à La Sirène.
3. Paul Laffitte (1864-1949), directeur des Éditions de La Sirène.
4. Le baron de Wedel, ambassadeur de Norvège.
5. Cyprien Godebski, dit Cipa (1874-1937), demi-frère de Misia, future épouse Sert (1872-1950).
6. À la déclaration de guerre, Robert Delaunay et son épouse, Sonia, sont en Espagne, où ils resteront sept ans.
7. Allusion au costume du prestidigitateur chinois de Parade.
* * *
26 septembre 1918
Piquey
Le soleil se cache derrière des nuages de grippe espagnole1. C’est très triste. Je voudrais être dans la maison de Biarritz et « La Sirène » de Paris commence à m’appeler. Je rentre le 3 ou le 5. Toi tu restes et tu as raison si tu travailles.
Maman m’annonce une bonne nouvelle. Tu chercherais un appartement près du nôtre. Du reste je ne plaide pas pour convaincre mais rue d’Anjou2 on habite le silence au milieu du vacarme et en quelque sorte le « mail », la Place du Marché. J’aurais maintenant du mal à vivre ailleurs. Pendant que Lhote et Rivera se chamaillent et découpent le monde en cônes – pyramides et cylindres – je mijote dans un décor que tu aimes (très bon moche) entre les disputes de Madame Brice3 et de ses bonnes.
J’ai fini la préface de Socrate4 où je parle de toi et l’Escale pour les dessins de Lhote. L’hiver sera donc un hiver d’imprimeurs et de dépucelages.
Je crois que tu ne détesteras pas les paroles que j’ai écrites pour Auric – Satie – Durey – Poulenc – (séance Café-concert Bathori5).
Je te recommande « Les Hirondelles » et « Tout est fini », grande valse lente.
Je n’ai aucune nouvelle de Guillaume Apollinaire et de Max6. Que deviennent-ils ? Et Eugénia ?
Dis-lui que je voudrais au moins sa signature sur une carte.
L’autre dimanche, je me suis rendu dans ma gondole à un bal de matelots américains très joli. La salle était décorée de chromos pareils à des Renoir et de girandoles de fleurs en papier. Le Pathéphone jouait des quadrilles et on dansait des ragtimes avec les filles du garde-chasse.
Boissons : Byrrh7 – Peppermint.
Tu me manques et mon vieux Sadi8 me manque. J’ai besoin de sentir votre force.
Tu me demandes d’écrire et c’est toi qui ne réponds pas à mes prières.
Réponds. Etc.
Je ne dormirai tranquille que sûr et certain d’un livre de toi dans ma boutique, ma poche et mon cœur.
Tendresse à Olga. Eugénia.
Ton fidèle Jean.
[En marge] Léonce9 m’envoie des lettres fabuleuses.
1. En 1918 et 1919, la pandémie de la grippe espagnole tua en France des milliers de personnes, dont Apollinaire.
2. Depuis 1910, Cocteau vit avec sa mère au 10, rue d’Anjou, dans le VIIIe arrondissement de Paris. En 1918, les Picasso s’installeront non loin de là, au 23, rue La Boétie.
3. Mme Brice, belle-sœur de Mme Dourthe, qui tenait au Piquey l’hôtel Chantecler, où résidaient Cocteau et ses amis.
4. Satie refusera l’introduction de Cocteau à son drame symphonique Socrate, publié en 1920 avec une préface de René Chalupt à La Sirène. Le poète avait pourtant présenté l’œuvre lors de sa création par la mezzo-soprano Jane Bathori (1877-1970) chez la princesse Edmond de Polignac, le 3 avril 1918.
5. Référence à la soirée intitulée « Hommage au music-hall », que Cocteau tenta en vain d’organiser avec le comédien Pierre Bertin (1891-1984) au Vieux-Colombier, fin 1918-début 1919. La romance intitulée « Les Hirondelles » était destinée à Georges Auric (1899-1983), qui abandonna le projet.
6. Le poète Max Jacob (1876-1944).
7. Vin d’apéritif.
8. Erik Satie.
9. Léonce Rosenberg (1877-1945), marchand de tableaux, directeur de la galerie L’Effort moderne, qui acheta de nombreuses toiles à Picasso.
* * *
24 août 1919
Mon cher Picasso
Ma montagne ressemble à un fond de portrait de Madame Garette par Zuloaga1. Mais je ferme les yeux et j’expose ma figure au soleil. Il y a des vautours, des vaches, des moutons qui vivent tous ensemble. Je prends des forces pour les perdre à Paris – seul plaisir possible, car Paris ressemble aux mantes religieuses et mange son homme pendant l’amour. Si les nuages empêchent la cure de soleil on s’enferme et on pense à toi en regardant les pipes – le tabac – les bouteilles – les cartes – les guitares. Les bergers chantent comme à l’Opéra comique.
« Pensons à aimer et non au mariage
« Pensons à aimer non à nous marier
« J’ai tellement aimé ma chère chère chère
« J’ai tellement aimé ma chère liberté !
« C’est très joli », dirait Bakst.
Êtes-vous en route ? Aucune nouvelle de Misia.
Les vacances.
Sinistre cache-cache.
Tendresses pour toi et Olga
Jean.
1. En vérité, Alice Warder Garrett (1877-1952), que le peintre espagnol Ignacio Zuloaga portraitura notamment en 1915. Cocteau est à Ahusky, près de Mauléon.
* * *
[Sans date, été 1923]
Mon cher Monsieur Picasso,
Voici une danse du pays d’Auric. Je voudrais avoir une carte de toi. Étienne et Édith1 sont-ils toujours auprès de vous ? Donnez des nouvelles d’Olga et de Paul2. Ici toute la bande pense à toi. Radiguet va publier ses poèmes à la N.R.F. avec ta litho en tête3. Moi, je devrais écrire la préface de ton livre chez Stock4. Mais j’hésite au bord. Parler de toi ! Sans littérature et sans me mêler de ce qui ne me regarde pas. Donne-moi du courage.
Écris vite.
Je t’embrasse pour 3.
Jean
[Sur le côté gauche] Auric a acheté à Arcachon 12 années du Temps5 avec des reliures vertes. J. Hugo6, Radiguet et lui se promènent partout avec ces petits volumes sous le bras.
1. Le comte Étienne de Beaumont (1883-1956), mécène, et son épouse Édith de Taisne (1877-1952).
2. Paulo Picasso (1921-1975), fils du peintre et d’Olga.
3. Le recueil Les Joues en feu paraîtra de manière posthume chez Bernard Grasset, en 1925, avec le Portrait de Raymond Radiguet, exécuté par Picasso le 17 décembre 1920, en frontispice.
4. Il s’agit de la monographie Picasso, qui paraîtra à l’automne 1923.
5. Le Temps, quotidien de référence (1861-1942).
6. Le peintre Jean Hugo.
* * *
1er août 1923
Cher Picasso,
Pense à mon dessin sur la chaise. Cette charmante baigneuse tape sur sa machine et sur un piano apporté en gondole1.
Je ne travaille pas, j’ai fait hier un livret pour Auric2.
Vous auriez dû mener Paul à Moulleau, en face de nous. Ton modèle Noailles et sa mère y allaient avec les gosses3.
Ne perds pas mon exemplaire de Plain-Chant4. C’est le seul exemplaire de luxe que je possède.
[Sur le côté] Je n’ai pas encore trouvé sur la plage un objet digne de toi. Je cherche.
Dis à Olga que je pense à elle et à bébé. Ne nous laisse pas sans nouvelles. Je t’admire et t’aime.
Jean
Piquey par Arès Gironde
1. Le 29 juillet 1923, Cocteau raconte à sa mère l’arrivée d’un piano dans une barque, destiné à Auric (voir Jean Cocteau, Lettres à sa mère, tome II, édition de Jean Touzot, Paris, Gallimard, 2007, p. 243).
2. Livret d’opéra-bouffe inspiré par un conte de La Fontaine intitulé « La Matrone d’Éphèse », qui ne sera jamais mis en musique par Auric, mais deviendra L’École des veuves, pièce en un acte créée en 1936.
3. Moulleau, village du bassin d’Arcachon, fréquenté par Marie-Laure de Noailles, née Bischoffsheim (1902-1970), par sa mère, Marie-Thérèse de Chevigné, remariée en 1910 au dramaturge Francis de Croisset, et par son demi-frère et sa demi-sœur, issus de cette union.
4. Plain-Chant, recueil poétique de Cocteau publié en 1923.
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[sd, très probablement janvier 1924]
Cher Picasso
Je pense à toi, du fond de ma tristesse atroce et que le soleil augmente1.
Je vous embrasse, Olga, Paul et toi, de tout cœur
Jean
Mille choses à Olga, de la troupe.
1. Après la mort de Radiguet, le 12 décembre 1923, Cocteau suit la troupe des Ballets russes à Monte-Carlo et, de douleur, s’adonne à l’opium.
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[25 octobre 1926 ]
Mon cher Picasso
J’ai mesuré hier à l’écroulement de ma vie l’amitié que j’avais pour toi. Après la mort de Raymond je me croyais incapable d’une douleur pareille.
Je sais qu’on déforme toujours et ma raison me force à croire que ces cruelles paroles sont de Picabia1. Mais la chose est faite. Toi qui ne parles jamais de personne, toi qui refuses de « parler », tu as parlé, et de qui ? De moi qui t’adore, qui suis prêt à mourir pour toi et les tiens. Tu m’as perdu aux yeux de toute une jeunesse qui t’écoute comme l’Évangile. Tu as donné la plus belle arme à mes ennemis. Je souffre tellement que je voulais me tuer. Sans maman et l’Église2, je me jetais par la fenêtre.
Jean
1. L’Intransigeant reproduit, le 19 octobre 1926, les sévères critiques de Picasso à l’encontre de Cocteau dans un périodique espagnol, La Publicidad. Le 27 octobre, le même journal publie une réponse de Cocteau, attribuant ces paroles à Picabia, qui voyageait avec Picasso en Espagne.
2. Depuis 1925, Cocteau est revenu aux sacrements catholiques.
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Février 1939
19, place de la Madeleine
Cher miracle
Je sors de ton exposition1. Chaque toile met « sous un charme » et l’ensemble sous un autre.
Comme je t’aime – et comme je t’aimais en me laissant envoûter par ces reflets construits et cette bâtisse légère !
Je t’embrasse
Jean.
P.S. Une merveille de Paul Rosenberg : « Un homme comme vous pour les lettres – un homme comme Stravinsky pour la musique – un homme comme moi pour la peinture… » (sic)
1. En janvier 1939, le marchand de tableaux Paul Rosenberg accueille une exposition de natures mortes de Picasso dans sa galerie parisienne de la rue La Boétie.
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15 janvier 1944
36 rue de Montpensier
Mon Picasso
J’étais encore trop mal fichu pour venir te voir.
Ma première visite sera pour toi, naturellement. Si tu étais un ange – et tu es un ange – tu me trouverais n’importe quelle figure de femmes en marche pour frontispice du poème auquel je travaille depuis un an et que je termine. Il s’appelle Léone1 et le sujet est une femme en marche.
Je reste au Palais Royal pas rasé et pas coiffé. Jeannot2 peint un tableau de sa fenêtre qui te plaira beaucoup.
J’ai fini ma pièce3. J’ai fait mes lithos4. Il faudrait laisser un livre de nous deux5. Ce frontispice ou Plain-Chant avec tes dormeurs. Je compte prolonger mon cinquantenaire jusque-là.
Tout ce travail je te le dois pour avoir vu dans tes yeux une ombre de reproche.
Ma maison est un pèlerinage de crétins qui attendent que Jeannot entre ou sorte. Il y en a qui vivent dans l’escalier, d’autres sous les arcades du Palais Royal. Drôle d’époque !
Je t’aime et je t’embrasse
Jean.
Ma tendresse à Dora6.
1. Commencé en 1942, le long poème Léone ne trouve son achèvement que le 22 janvier 1944, une fois mis au net.
2. Le comédien Jean Marais connaît le vedettariat avec L’Éternel Retour, film sorti en octobre 1943.
3. L’Aigle à deux têtes, créé à Paris en novembre 1946.
4. Les quarante lithographies pour Orphée, à paraître chez Rombaldi en 1944.
5. Ce n’est qu’en 1962 que les éditions du Rocher publieront Picasso de 1916 à 1961, recueil des textes de Cocteau sur le peintre que celui-ci consentira à illustrer.
6. La photographe et peintre Dora Maar, maîtresse de Picasso depuis 1936.
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2 déc. 1948
Maison du Bailli
Rue du Lau. Milly (S. & O.)
Mon Picasso
Je te répète ma joie et mon émotion de m’être retrouvé chez toi, près de ta femme et de ton fils1. Tu as cassé toutes les vaisselles du monde et tu les a remises sur la table avec tes poteries2. Elles sont divines au sens propre du terme. Ce sont, en ce qui concerne les assiettes [au-dessus : plats] des auréoles.
De même que je n’osais pas t’embêter à domicile, je n’ose pas te montrer ma tapisserie3 bien qu’elle s’exprime dans une langue secrète qui est celle des poètes et qui ne saurait être ignoble.
Je t’embrasse
Jean
1. Françoise Gilot (née en 1921) donna naissance à Claude, son premier enfant avec Picasso, le 15 mai 1947.
2. Depuis 1947, Picasso pratique assidûment la poterie dans l’atelier Madoura de Georges et Suzanne Ramié à Vallauris.
3. Judith et Holopherne, premier carton de tapisserie de Cocteau exécuté en septembre et octobre 1948.
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13 mai 1955
St Jean Cap Ferrat
Cher Seigneur
On a passé une journée de mon enfance où toute chose me semblait être aussi belle et aussi insolite et aussi grave qu’une œuvre de Picasso1.
Ce soir j’allumerai le vase et je penserai une fois de plus qu’il n’y a que toi qui me serve de lumière.
Je t’embrasse et Jacqueline2 et Paulo et le hibou et les dames de bronze et l’homme au mouton qui reflète les fleurs3.
Jean.
[Dans la marge gauche] Connais-tu la phrase de Stendhal : Je ne suis pas mouton donc je ne suis rien4.
[Dans la marge droite] Francine5 t’enverra Picard, son jardinier, pour l’herbe des pelouses.
[Au verso] P.S. Je viens d’entendre Markevitch6 remporter un triomphe avec Parade.
1. Depuis le printemps 1955, Picasso vit avec sa famille dans une villa cannoise, La Californie, où il reçoit volontiers Cocteau.
2. Jacqueline Roque, alors compagne de Picasso, qui l’épousera en 1961.
3. Références à plusieurs œuvres de Picasso dont L’Homme au mouton (1943), sculpture installée à Vallauris en 1950.
4. Stendhal, Souvenirs d’égotisme, repris dans Œuvres intimes, tome II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 497.
5. Francine Weisweiller, née Worms qui, depuis 1950, accueille Cocteau dans sa villa de Saint-Jean-Cap-Ferrat.
6. Igor Markevitch, chef d’orchestre et compositeur, avait enregistré Parade avec le Philharmonia Orchestra en 1954.
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17 octobre 1955
Je pense à mes très chéris de Cannes et d’épée.
Je les embrasse du fond du cœur.
Jean.
17 et 20 octobre 19551
1. Le 20 octobre 1955, date à laquelle Cocteau sera reçu à l’Académie française.
* * *
29 sept. 1957
Je savais que tu viendrais, mais je te remercie quand même beaucoup d’être venu.
Ton Jean
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[6 novembre 1962,] Milly
Cher merveilleux,
C’est pour te dire bonjour, parce que sans toi je m’ennuie et mes accumulateurs se déchargent.
Jean.
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21 juin 1963
Je ne sais pas téléphoner voilà le malheur. Mais chaque jour je pense à toi, à ton miracle, à la petite fille qui saute à la corde1. (Si Jacqueline me la photographiait ce serait me faire une grande joie). Je travaille de loin : on creuse à Cap d’Ail, on construit à Fréjus2. Seulement c’est notre Dame de Vie3 qui donne les forces.
Ton Jean.
1. Petite Fille sautant à la corde, bronze de Picasso daté de 1950.
2. Derniers projets artistiques de Cocteau : les décorations du théâtre en plein air du Cap d’Ail, et de la chapelle Notre-Dame-de-Jérusalem à Fréjus.
3. Nom du mas de Mougins où Picasso a installé son dernier atelier en 1961.