Devenir !

Roger Martin du Gard

Présent, le samedi 4 avril 1908, à la matinée poétique organisée en l’honneur de Cocteau, 18 ans, par Édouard de Max au théâtre Femina, Roger Martin du Gard s’en inspire pour un passage de son premier roman, Devenir ! (1908), où s’exprime le conflit entre vocation littéraire et ambition sociale. Il dédouble Cocteau en figures complémentaires, le poète Jemm et le musicien Coczani. Il apparente ses personnages de papier aux célébrités mobilisées pour l’occasion : Cyprian au comédien E. de Max, Benedict au conférencier L. Tailhade, Fyklinck à la cantatrice L. Bréval, Rébecca Bechdoldt à Mme Segon-Weber, sociétaire de la Comédie-Française. Dans cet extrait, la dérision affectant les gloires d’une époque apparaît comme l’envers d’une angoisse existentielle : rater sa vie.

Avril passa ; puis vint le mois de mai.

Cyprian repassa la Manche.

Quatre mois de triomphes quotidiens, de réceptions enthousiastes, l’avaient gâté. À Paris, il redevenait M. Cyprian ; personne ne vint l’acclamer sur le quai de la gare ; et, dès les premières rencontres qu’il fit, il s’aperçut avec stupeur, puis avec angoisse, que l’absence, si courte fût-elle, est, à Paris, un jeu dangereux.

Il était trop ambitieux, trop énergique aussi, pour se laisser méconnaître ; sans tarder, il chercha une occasion de replacer en vedette le nom de Cyprian : et il la trouva.

Un soir, à l’improviste, il vint rue Saint-Sulpice. André et Fink y étaient ; ils n’oublièrent jamais ce qui se passa.

Sans préambule, Cyprian exposa le projet qu’il avait mûri : il avoua loyalement à Coczani et à Jem son désir de ramener sur lui l’attention d’un public infidèle, puis l’envie qu’il avait de mettre en lumière leurs jeunes talents ; il songeait à organiser, dans une salle à la mode, une séance de poésie et de musique, qui leur serait entièrement consacrée.

L’offre inespérée se heurta à un silence ; ils comprenaient mal, et ne croyaient pas.

Cyprian développa sa proposition.

André s’émut le premier ; il vit les affiches, les noms de Jem et de Coczani en grosses lettres sur un programme ; il était fou de joie. Coczani ne manifesta ni étonnement, ni reconnaissance ; il méritait la gloire, pour ce qu’il l’attendait si simplement. Jem avait envie de pleurer et de rire, et de se jeter au cou de Cyprian. Fink, les mains dans les poches, arpentait l’atelier sans mot dire.

Mais il y avait des obstacles, et Cyprian y arriva.

Il sortit son calepin : il avait aligné des chiffres. Il fallait avancer cent cinquante louis, dont la location des places rembourserait une partie, le tiers, peut-être la moitié. Or, pour sa part, il ne pouvait offrir plus de vingt-cinq louis. Jem et Coczani se regardèrent. André, spontanément, proposa quatre cents francs d’économies qu’il avait, et il affirma avec tant de chaleur qu’on trouverait aisément le reste, qu’il leur rendit confiance et sérénité. […]

Fink demanda :

– Dans ces trois mille balles, vous comptez les frais de réclame, la presse ?

– Je compte tout, dit Cyprian : la salle, les journaux, et tous les accessoires : le programme, les fleurs pour les artistes, enfin tout.

– Les artistes ? demanda Coczani amusé.

Cyprian reprit son plan. Il fallait une femme, peut-être deux, pour dire certaines pièces ; d’ailleurs c’était indispensable pour attirer le public. Il avait son idée, mais il ne la divulgua pas encore.

On en vint à discuter le choix des poèmes. Coczani naturellement tiendrait le piano ; c’est lui qui accompagnerait les interprètes. Cyprian voulait aussi qu’il dît certains morceaux, tout en s’accompagnant, comme il faisait souvent ; il avait déjà prévu comment on placerait le piano. De plus, il fallait un conférencier.

Jem se récria, avec une fougue inattendue ; ses yeux rouges disaient l’émotion de sa joie ; il voulait bien qu’on récitât ses vers, mais il n’admettait pas qu’on vînt parler de lui. Coczani, Méridional, moins délicat, n’émettait, pour sa part, aucune objection.

Cyprian, qui, une fois encore, avait son idée, soutint qu’un quart d’heure de causerie préliminaire était absolument nécessaire. André fut de cet avis. Jem, incapable d’étayer contre tant d’attaques sa fléchissante volonté, dut céder ; et la conférence fut décidée. […]

Trois jours plus tard, tous les journaux annonçaient, pour le dernier samedi du mois, une séance de poésie et de musique, à la salle Fémina. Il s’agissait de « … révéler aux artistes et aux lettrés deux génies jumeaux, MM. Raoul Jem et Maté Coczani, que le magistral interprète de la poésie française, le divin Cyprian, avait découverts, et dont il tenait à offrir lui-même la primeur aux Parisiens ».

Cyprian, qui connaissait son public, avait choisi à dessein la jolie salle citron et perle, où il était de mode, ce printemps-là, de passer une heure, avant de goûter au Pré Catelan. On s’y habillait beaucoup ; les séances étaient courtes à souhait ; et l’on y approchait les comédiens de si près que l’on se croyait admis dans leur intimité.

Coczani s’était souvenu à point de ce prénom de Mathieu, qui, bulgarisé, se muait en un « Maté » sensationnel ; et il avait décidé son poète à américaniser Jemmequin en « Jemm »

Peu après, diverses interviews contaient une exquise légende :

« – Deux enfants perdus dans Babylone, isolés dans leur art… – la tour éburnée de la rue Saint-Sulpice, le poêle, le piano… – l’apparition providentielle de Cyprian, son enthousiasme, sa stupeur que de pareilles valeurs pussent être ignorées… – la pensée généreuse qu’il avait eue d’organiser à ses frais une représentation, et de prêter à ces tout-petits le concours autorisé de son merveilleux talent… »

Enfin, quelques jours avant la date fixée, la presse revint à la charge :

« On se battait déjà pour les places… – Benedict, le critique, le farouche démolisseur de façades, s’était chargé de présenter, en quelques mots pleins d’humour, les débutants inconnus aux auditeurs… – Cyprian s’était réservé le plaisir de réciter lui-même la majeure partie du programme… – Fyklinck, la divette tant fêtée, chanterait trois mélodies d’inspiration païenne… – Enfin Rébecca Bechdoldt, la grande tragédienne nationale, toujours si prodigue de son art et de son temps, avait accepté de venir couronner les gloires naissantes, en distillant, de sa voix d’or, un long poème de M. Raoul Jemm, intitulé la Femme, et pour lequel M. Maté Coczani avait composé un accompagnement et quatre intermèdes mélodiques. »

Le dernier samedi de mai est arrivé.

Coczani et Jemm vont, comme il a été convenu, chercher Cyprian chez lui. Il n’y est plus ; un mot, griffonné au crayon, leur donne rendez-vous à la salle, et explique que Benedict, sous un prétexte, s’est dérobé au dernier moment ; qu’il a fallu improviser une conférence ; que, tout naturellement, Cyprian a songé à leur ami Mazerelles, dont les goûts littéraires, etc.

André, pris au dépourvu, intimidé de parler en public pour la première fois, mais délicieusement flatté de la démarche et de l’insistance de Cyprian, a fini par accepter, et ils ont passé l’après-midi à écrire quelques pages de causerie, qu’André doit lire.

Dans les coulisses, tout un peuple s’agite. On place la table du conférencier, l’estrade, le piano. Il faut régler les entrées, les rappels possibles.

Cyprian, nerveux comme toujours lorsqu’il doit paraître en scène, accueille les arrivants avec transports, et son timbre grêle vibre dans le bâtiment sonore.

André, affairé, va, vient, déménage dix fois sa table, puis décide qu’il parlera debout ; il est d’autant plus ému qu’il vient d’avoir une scène violente avec M. Mazerelles, furieux d’apprendre que son fils va « faire la parade », et convaincu que le coup est depuis longtemps préparé à son insu. […]

La salle s’emplit : une salle de casino, savamment « mal éclairée » d’ampoules jaunes qui dorent la froideur des gris ; un public très élégant, qui papote, s’agite, va et vient par les allées. Les noms de Rébecca, de Cyprian, et l’auréole d’ingénuité dont les indiscrétions de la presse ont ceint les deux jeunes fronts déjà lourds de génie, ont attiré beaucoup de monde. […]

Tout le monde se connaît. Il y a de tout : une famille en deuil ; un prêtre flanqué de deux élèves de Madrid. Les hommes, debout entre les rangées de fauteuils, saluent de la main, du chapeau. Des bouquets de jeunes femmes arborent ces modes de mai, toujours ridicules parce qu’elles devancent ; et leurs frimousses, qui seraient jeunes sans le fard, se blottissent drôlement sous les lourdes chevelures ondulées qu’écrasent d’immenses chapeaux sombres.

Dans les coulisses, Fyklinck, la divette, arrive enfin, un peu mûre, supporte mal le nuage de mousseline bise où oscille sa croupe, et les roses qui la casquent font paraître à quel point celles de son teint sont flétries.

Par bouffées, montent les rumeurs impatientes de la salle pleine.

Rébecca n’est pas là. Mais, sur l’affirmation téléphonique qu’elle achève sa toilette, Cyprian fait un geste… Dans le silence des cœurs, les trois coups résonnent comme des pelletées de terre.

Jem, écroulé sur une chaise, dans l’angle d’un portant, fixe devant lui un regard de fillette violée : il souffre, sans aucun sentiment de fierté ni de joie ; sa vie est suspendue au grincement du rideau, qui, lentement, roule sur sa tringle.

Le murmure qui accueille André Mazerelles s’engouffre dans les coulisses.

André entre de biais, la tête un peu penchée, avec son demi-sourire angoissé que souligne la moustache soyeuse. Il va jusqu’à la table, y appuie une main qui tremble, et prononce quelques mots que l’on n’entend pas.

Le silence plane et s’abat.

André relève la tête ; son regard s’enhardit à franchir la rampe, et se pose, câlin, sur la surface mouvante et obscure de l’orchestre. Il reprend, plus fort, de sa voie timbrée et douce :

« Mesdames, Messieurs,

« Je ne suis pas M. Benedict… Vous le regrettez ? moi aussi… Et doublement : d’abord parce que je serais moins intimidé que je ne le suis en ce moment… et ensuite… »

Le début est de Cyprian. Il le dit bien, avec une finesse d’intention qui prête de l’esprit à la pauvreté du texte, et donne le change.

On sourit : quelques amis applaudissent ; le conférencier est admis.

Dès lors, il a beau jeu. Avec ce sens aiguisé qu’on acquiert au premier contact des planches, et qui permet de suivre l’impression du public comme on suit sous le pouce le battement d’une artère, il se redresse et retrouve son aisance ; il ménage les effets ; ses gestes brefs, féminins, un peu maniérés, allègent la prose de Cyprian. Des applaudissements le rappellent deux fois ; et, sous l’immense vague d’orgueil qui, du fond de la salle, semble rouler sur lui, s’amonceler dans sa poitrine, soulever tout son être, il chancelle…

Alors Cyprian paraît. Il reçoit en plein visage cet enthousiasme brutal des foules, qui l’enivre, et baisse la tête.

Coczani, entré derrière lui, gagne posément le piano, et là, assis de profil, calme, souriant, satisfait, il dévisage de ses yeux brillants les femmes des premiers rangs.

Au début, le public, comme une tige au vent, hésite. Il faut l’acclimater à cette poésie légère, indolente, nuancée ; il faut qu’il entende ce bruit d’ailes. L’accompagnement sous-jacent du piano l’y aide : bientôt ces arpèges caressants qui jouent autour de la pensée imprécise, agissent sur les sensibilités, les conquièrent, les conduisent, les règlent. La voix de Cyprian, à la fois grêle et rude, violente les nerfs ; elle rappelle ces notes basses, que le violoniste obtient en écrasant l’archet sur la corde métallique, qui déconcertent d’abord, et ne semblent justes que lorsque l’archet a pesé assez longtemps et assez fort pour vaincre l’éraillement du son.

Bientôt la majorité de la salle est au point, et ce sont des rappels, des rappels frénétiques. Coczani salue à peine, d’une façon gamine, sans cesser de regarder le public de son air joyeux :il semble être, depuis des années, le favori de la foule. Et lorsque Fyklinck s’avance pour chanter les ballades païennes, il lui adresse, en riant, quelques mots qu’elle n’entend pas.
Jem, abandonné dans son coin, considère le parquet de ses yeux pleins de larmes ; il n’entend plus rien, il est dans un état proche de l’inconscience.

Un bruit de jupes emplit les coulisses, précédant Rébecca Bechdoldt. Deux suivantes l’accompagnent. Elle est vêtue, malgré la saison, d’une immense chape de chinchilla, soyeuse et frémissante comme une toison vivante ; sur son chapeau de paille d’argent tremble un unique camélia blanc.

Cyprian se hâte vers elle.

Mais elle a aperçu Jem, prostré, les coudes sur les genoux, les temps dans les paumes ; elle sourit au groupe des jeunes gens qui la regardent, s’approche de son petit poète, et, tendrement, maternellement, avec un geste très cabot du bras levé, elle pose sa main dégantée sur les cheveux pâles de Jem. Il tressaille, lève la tête ; et, elle, se penchant, le baise au front. Il sourit sans se lever, en gamin que n’étonne aucune caresse.

C’est une jolie réminiscence improvisée de la tant récitée Nuit de Mai…

Quand Rébecca fait son entrée, une sorte de long cri rauque s’élève de la salle, comme d’un rideau d’arbres où s’engouffre le vent.

Elle reste au fond de la scène. De ses mains nues, tachées de larges camées noirs, elle tient close l’ample fourrure qui vit. Ses lèvres rouges, relevées sur ses dents cruelles, sourient à « son » public, que sa vue seule électrise.

Alors, elle écarte brusquement son manteau, dont la doublure argentée chatoie ; elle apparaît, encore svelte dans sa gaine de velours aubergine, et, lentement, la main offerte, elle descend jusqu’à la rampe :

J’ai tendu, sans savoir, à tes mains maternelles

Mon cœur d’enfant hâtif, dolent et impollu…

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Entre chacune des parties du poème, la mélodie se développe seule, commentant la détresse du poète, l’attirance de la Femme ; et déjà se prépare l’angoisse de la fin.

Dans le premier fragment, Rébecca se livre : elle prête à l’épouvante de l’enfant toute son âme de grue, où la passion, malgré tout, a traîné ses rafales ; et, réellement, elle est la Sirène, elle est le Désir, la Chair.

Des sots ont crié ! « Bis !... »

Coczani s’arrête net, et ferme le piano avec un geste de colère.

On clame :

– Bravo ! Bravo

Puis :

– L’auteur !... Le poète !...

Quelques secondes passent.

Rébecca reparaît, tirant par la main un enfant qui se dérobe, un enfant qui, près de la Femme, paraît si jeune, si grêle, si touchant, avec ses yeux brillants de larmes, l’emmêlement de ses cheveux blonds, le tremblement de sa lèvre supérieure, que le public, définitivement conquis, applaudit, applaudit, sans songer au vestiaire… […]

Le soir même, un journal publie un entrefilet sous la rubrique : Un triomphe.

André, qui rentre à pied, après avoir escorté jusque chez eux Coczani, Jem et Cyprian, stationne sous un réverbère pour le lire.

Puis il reprend sa marche lentement.

Par quelle réaction brutale, l’angoisse de son avenir, à lui, vient-elle se superposer à de si douces émotions ?

Une lourde tristesse s’abat d’un coup sur lui, et il baisse la tête. Son avenir s’éclaire mal, ce soir… L’effroi des examens, qu’il sent proches, le transit. Il voudrait fuir, oublier… Il n’ose plus vouloir, il craint de ne pas réaliser, il a peur de vivre…

Mais un des mille souvenirs de la journée surgit et le réconforte.

Il relève la tête.

L’écho des ovations, qui l’accompagne à travers cette nuit enveloppante et moite de printemps, l’étourdit encore ; cent espoirs, réveillés, bourdonnent dans sa tête plus sonore qu’une ruche ; et, bien que tout le succès des autres pèse aujourd’hui sur ses épaules, il cherche des yeux les étoiles :

– Devenir quelqu’un… Devenir !...