Le philologue allemand Ernst Robert Curtius (1886-1956), passionné par la littérature française de son temps, s’intéresse dès 1927 au cas de Cocteau, qui a publié, deux ans plus tôt, chez Gallimard, Poésie 1916-1923. L’ouvrage rassemble des recueils anciens (Le Cap de Bonne-Espérance, Poésies, Vocabulaire, Plain-Chant) et un recueil encore inédit : Discours du grand sommeil, consacré à la Première Guerre mondiale. Cet article de Curtius, aussi pénétrant qu’élogieux, influence la réception de Cocteau en Allemagne : en 1962, séjournant à Munich pour une représentation de L’Aigle à deux têtes, le poète s’offusque du propos d’un journaliste, qui lui rapporte en raccourci ce jugement de Curtius contenu dans l’article de 1927 : « Le journaliste me cite une sottise de Curtius : “Êtes-vous un arlequin ?” Réponse : “Trop de couleurs pour moi, je n’en ai qu’une.” “Laquelle ?” : “Le blanc, il résulte de toutes les couleurs lorsqu’elles tournent à toute vitesse”1. »
* * *
Cocteau publie un recueil de vers écrit au fil de sept années – 1916-1923. Ces deux dates correspondent à la vingt-quatrième et à la trente et unième année de sa vie2. La plupart de ces poèmes étaient déjà imprimés dans les recueils Le Cap de Bonne Espérance, 1916-1919 ; Poésies, 1920 ; Vocabulaire, 1922 ; Plain-Chant, 1923. Ce qui est nouveau, dans le recueil du Discours du Grand Sommeil (1916-1918), ce sont les sons de cette langue morte, de ce pays mort où mes amis sont morts3.
* * *
Dans les tout premiers de ces poèmes, on trouve des vers comme ceux qui suivent :
é é ié io ié
ui ui io ié
aéoé iaoé
auia ou aoé
io io ioiu 4
ou des strophes comme : Des chromatismes
jamais vus
empêchent
la tuberculose5.
Le lecteur demande : est-ce sérieux ? Ce à quoi il faudrait répondre qu’il est des situations dans lesquelles la division du monde en sérieux et non sérieux ne fonctionne pas. Elle cesse d’être applicable. Nous avons besoin de frontières fixes pour notre pratique. Pour la poésie, il peut devenir nécessaire de les briser. Cela peut produire des éclats. Les voyelles
tourbillonnent. Les réflexions se disloquent. Les images moussent. Les mots s’engrènent pour former des fantasmes déchaînés. Les vers précoces de Cocteau sont des éruptions, des percées – des évasions. Ils mettent en lambeaux toutes les architectures de la langue. Pourquoi ? Afin de créer de l’espace pour le nouveau mystère poétique.
* * *
C’est que la poésie est une lutte avec le mystère. Son objet, c’est l’occulte. Pas le sentiment, pas l’humeur. Pas l’embellissement subjectif, mais la découverte objective du monde. Être poète, cela signifie : flairer la qualité mystérieuse de l’univers, la déceler dans toutes les liaisons, la graver sur le disque du langage.
* * *
Pour quiconque est réceptif à ce miracle, il suffit de reposer le recueil de Cocteau pour le savoir : ecce poeta. Cocteau est un poète authentique : sa relation avec la poésie est celle d’un amant.
Et rien
ni les malentendus de vocabulaire ou de race
ni la preuve par neuf cent fois refaite
et toujours fausse
ne troublent plus notre vieil amour, poésie.
Me voici seul avec ton jeu d’échecs,
poésie, ô mon amour,
meilleur que l’amour si triste
quand il n’y a plus
rien d’autre à faire que l’amour
quand il n’y a plus rien d’autre à faire
que de ne plus faire l’amour 6.
* * *
Ces vers montrent le poète guéri de la convulsion due à la révolution du langage. Il a trouvé son propre ton, une mélodie pure, une ligne aussi tendre que sûre. Depuis cette terre nouvellement conquise, il va reprendre sa marche, étendre son empire, s’intégrer aux formes héritées de sa langue et de sa tradition poétique. Picasso – auquel Cocteau a dédié une ode7 – peut se permettre de guider sa pointe à la manière d’Ingres. Cocteau, lui, peut désormais construire des stances comme Malherbe (avec une légitimité supérieure à celle de Moréas lorsqu’il le fit) :
Voilà pourquoi la mort également m’effraye,
Et me fait les yeux doux ;
C’est qu’une grande voix murmure à mon oreille :
Pense à mon rendez-vous ;
Laisse partir ces gens, laisse fermer la porte,
Laisse perdre le vin,
Laisse mettre au sépulcre une dépouille morte ;
Je suis ton nom divin8.
On n’évitera pas le mot tant galvaudé : classicisme. À peine exprimé, il se déforme, se désagrège dans les nuages des associations d’idées, laisse s’échapper les nuages scintillants du quiproquo. Effet corrupteur ! Contre lequel il faut prendre immédiatement des mesures de rétorsion.
Le classicisme de Cocteau n’est ni une désertion, ni une capitulation. C’est une forme d’accomplissement de soi – une intensification. Il y a ici trois strophes qui devraient rendre tout malentendu impossible :
J’ai peine à soutenir le poids d’or des musées,
Cet immense vaisseau.
Combien me parle plus que leurs bouches usées
L’œuvre de Picasso.
Là, j’ai vu les objets qui flottent dans nos chambres,
Trop grands ou trop petits,
Enfin, comme l’amour mêle bouches et membres,
Profondément bâtis !
Les muses ont tenu ce peintre dans leur ronde,
Et dirigé sa main,
Pour qu’il puisse, au désordre adorable du monde,
Imposer l’ordre humain9.
Ce classicisme n’est pas un repli prudent, mais une affirmation de soi. « Classicisme » peut signifier défaite aussi bien que triomphe. On a des exemples de l’un et de l’autre. Chez certains poètes, le tournant vers le classicisme est l’expression d’un déclin de la vitalité. Leur manière de professer leur foi dans l’ordre est mauvais signe. Ils deviennent rationnels d’une manière angoissante. Cocteau, lui, reste d’une déraison enchanteresse. Sa poésie, même quand il fait appel à des formes classiques, conserve le parfum de l’époque, source de confusion et d’ivresse discrète, qui est aujourd’hui l’actualité de quelques milliers de personnes – je dis de l’époque, et non du xxe siècle, car de très nombreuses époques se côtoient aujourd’hui, qui se font toutes passer pour le xxe siècle.
* * *
Il existe un recueil de dessins de Cocteau10. Il donne à ces feuilles l’intitulé de Poésies graphiques. Il a raison. Et le lecteur de ses poèmes sera tout autant en droit de dire que ces vers ont une beauté de nature graphique. Ils semblent gravés au diamant sur du verre. Ils ont l’élégance et l’imprévisibilité des méandres linéaires. Leur esthétique est celle des courbes. Ils décrivent d’audacieuses trajectoires au ciel de l’imagination. Cocteau travaille à la plume comme le dessinateur avec sa pointe. Il nous rappelle qu’« écrire » signifiait, à l’origine, « graver ». Écriture et dessin sont, chez lui, devenus un thème lyrique :
L’écriture des églantines
Est un vrai fantôme grivois11…
Ou bien :
La Sainte-Vierge avait envoyé ce dessin
D’un bleu miraculeux à chaque camarade.
Ils n’en soufflèrent mot avant d’entrer en rade;
C’était un petit peu à gauche sous le sein12.
La ligne est plus immatérielle et plus éternelle que la couleur. Elle reste quand la couleur passe. La couleur est liée à la terre. La ligne règne encore dans les systèmes solaires. La ligne peut en dire plus que la couleur. Elle fixe les vérités fortuites du contour et les vérités éternelles des mathématiques. Elle peut tout associer avec tout, elle dispose de la liberté illimitée de l’abstrait et de l’adaptation intégrale à ce qui a été donné. Elle est le système universel de la symbolique. La métaphysique de la ligne est un aspect de la beauté poétique chez Cocteau. La sûreté de somnambule qui guide la ligne est un élément de son classicisme.
* * *
Mais de quoi parle au juste la poésie ? Du vol au-dessus du sol, de la guerre, de la mort, du jeu, de l’amour – de tout, et pourtant au fond toujours de la même chose : du monde poétique comme le plus réel des mondes, comme seul monde réel. La représentation courante de la réalité est ici effacée d’un trait de plume. Soudain toutes les lois sont abolies, et du même coup tout devient possible : acte de libération souverain. L’empire de la réalité est désormais infini : il englobe aussi le surréel. Cocteau ne fait pas partie de l’école du surréalisme. Mais il fait partie de l’école plus ancienne, éternellement poétique, dont Baudelaire a formulé le credo voici trois générations, lorsqu’il a écrit ces phrases : Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie13…
Le surnaturalisme poétique est une tradition ésotérique de la poésie européenne. Cette tradition brille dans des œuvres aussi éloignées les unes des autres que celles de Blake, de Novalis, de Rimbaud. Elle est aussi présente chez Baudelaire, mais de manière rare et dissimulée – moins dans les Fleurs du mal que dans la prose. Que l’on prenne par exemple la pièce suivante : Comme je traversais le Boulevard, et comme je mettais un peu de précipitation à éviter les voitures, mon auréole s’est détachée et est tombée dans la boue du macadam. J’eus heureusement le temps de la ramasser ; mais cette idée malheureuse se glissa, un instant après, dans mon esprit, que c’était un mauvais présage ; et dès lors l’idée n’a plus voulu me lâcher ; elle ne m’a laissé aucun repos de toute la journée14.
Le surnaturalisme poétique ne doit pas être confondu avec la mythologie, la théologie, la mystique. Peut-être a-t-il avec elle des racines communes. Mais sa croissance va dans une autre direction. Il est naïf et il est irresponsable. Il ne se soucie pas du sens de la vie. Il ne spécule pas sur le monde et le surmonde : car pour lui ce sont deux confluents. Il veut seulement retenir les images – les images de choses qui ne sont autorisées ni dans la science, ni dans la religion, et qui pourtant sont bien là. Elles seraient apatrides si la poésie ne les recueillait pas. On discerne une parenté entre le poème de Baudelaire sur l’Auréole15 et Dos d’ange de Cocteau :
Une fausse rue en rêve
Et ce piston irréel
Sont mensonges que soulève
Un ange venu du ciel
Que ce soit songe ou pas songe,
En le voyant par-dessus
On découvre le mensonge,
Car les anges sont bossus
Du moins bossue est leur ombre
Contre le mur de ma chambre16.
L’univers poétique de Cocteau est peuplé d’une grande densité d’anges. Mais ces anges n’ont rien de commun avec leurs ancêtres romantiques. Ils ne sont ni pieux, ni idéaux. Ils se mêlent aux choses banales, apparaissent tout d’un coup çà ou là, peuple ailé, entre les esprits et les oiseaux. Ils ne relèvent pas de la terre mais peuvent s’y poser provisoirement. Ils peuvent aussi habiter en l’être humain :
… l’ange informe,
intérieur, qui dort
et, quelquefois, doucement,
du haut en bas s’étire17.
On lit aussi à son sujet :
Il dit : Je n’entre pas en toi.
Je ne sors pas de toi.
Je somnole intérieur.
Je me réveille aux harmoniques18.
Dans cette réalité poétique, toutes les sphères se touchent, comme dans le rêve. L’empire des morts et l’empire des vivants se regroupent, voisins et pourtant séparés, comme les faces d’un dé, comme la pile et la face d’une pièce de monnaie. Il existe des instants de trépas vertigineux, où la mort est pressentie dans la vie comme au cœur de la mécanique de l’époque électrique :
Ha ! le malaise d’ascenseur
m’empoigne au ventre. Je l’avais
en aéro, et même certains soirs d’été
à Paris en automobile.
C’est atroce, c’est doux, c’est mou.
Je ne suis pas d’ici, voyez-vous.
Je ne suis pas fait pour la terre19.
Les malaises nerveux passagers en avion ou en ascenseur sont plus courants, pour le moderne, que le bonheur chaloupé de la traversée en barque l’était pour les romantiques. Ce qui est affecté, ce n’est pas de donner âme à de telles sensations, mais de contester leur capacité poétique. La civilisation technique fait partie de la matière poétique de Cocteau. Et pourtant sa poésie est totalement exempte d’un quelconque américanisme. Elle est pur gallicisme. Il y a autour d’elle un souffle de vieille France, de roses et de champagne, de douceur angevine, de solennité à la Louis XV et d’esprit pétillant. Une écume de plaisir argenté jaillit sur les paysages de barbelés :
Là-bas, partout, l’aube couchée,
l’aube mouillée, l’aube éreintée ;
le spasme du canon meurtrit
ses cuisses roses20.
Explosions de la mort – explosions de la vie : Cocteau a découvert la poésie des éclatements :
Le rosier, viril en boutons,
bientôt féminin, concentre
un explosif d’odeur
qui tue les papillons crédules21.
Parfums éclatants. Sucs éclatants de la joie ;
Je sens avec délice en moi les folles bulles
D’où tu jaillis comme un bouchon d’or,
Vénus22 !
Surnaturalisme et ironie… : la deuxième caractéristique que Baudelaire réclame au poète est également présente dans les vers de Cocteau. Il façonne des poèmes entiers sur les arabesques d’une humeur fantasque, par exemple « Les Anges maladroits… », qui s’achève sur cette constatation critique fort juste :
Ce poème en dix vers, est-il beau, est-il laid ?
Il n’est ni laid ni beau, il a d’autres mérites23.
Une pulsion du jeu pétulante et toujours gracieuse a inspiré bien des poèmes. Le chanteur itinérant du Moyen Âge portait en allemand le nom de Spielmann, le joueur – joculator ; c’est le même mot que « jongleur ». Poète – joueur – jongleur – farceur : tout cela était proche, pouvait être uni en une seule personne. On peut l’expliquer sous l’angle de l’histoire de la culture – mais il y a peut-être aussi des motifs plus profonds. Peut-être trouve-t-on, face au poète prêtre – le vates – le poète joueur comme archétype éternel. C’est une belle et bonne chose. Réjouissons-nous de la gaya scienza. Joculator de notre monde rationalisé par la technique – c’est un aspect du poète Cocteau. Son ange intérieur laisse parfois la place à un Arlequin que nous connaissons par les tableaux de Picasso24 et qui, au-delà, nous renvoie au Gilles de Watteau. Ce jongleur est un charmeur. Ce poète est un enchanteur.
1927
Traduction de l’allemand par Olivier Mannoni.
Ernst Robert Curtius, « Jean Cocteaus Gedichte », Die literarische Welt, 1927, 3, n° 27 (8 juillet), repris sous le titre « Der junge Cocteau », in Kritische Essays zur europäischen Literatur, Berne, 1950. DR.
NOTES
1. Jean Cocteau, Le Passé défini, Journal, t. VIII, 1962-1963, édition de Pierre Caizergues, Paris, Gallimard, 2013, p. 39 (8 février 1962).
2. Curtius rajeunit Cocteau de trois ans.
3. Citation de l’épigraphe de Discours du grand sommeil (dans Poésie 1916-1923, Paris, Gallimard, 1925, p. 144).
4. Jean Cocteau, Le Cap de Bonne-Espérance [1919], repris dans ibid., p. 53.
5. Ibid., p. 45.
6. Discours du grand sommeil, op. cit., p. 147.
7. L’Ode à Picasso, publiée par François Bernouard en 1920, est reprise dans Poésie 1916-1923, op. cit., p. 281-288.
8. Jean Cocteau, Plain-Chant [1923], repris dans ibid., p. 439-440.
9. Ibid., p. 459-460.
10. C’est le recueil Dessins, publié en 1923 chez Stock.
11. Ce sont les deux premiers vers de « La cabane abandonnée » (Vocabulaire [1922], repris dans Poésies 1916-1923, op. cit., p. 424.
12. Quatrain de « Primeurs cruelles » (ibid., p. 425).
13. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. I, p. 658.
14. Ibid., p. 659.
15. Curtius fait ici référence au poème de Baudelaire intitulé « Perte d’auréole » (Petits Poèmes en prose, repris dans ibid., p. 352).
16. Vocabulaire, op. cit., p. 386.
17. Discours du grand sommeil, op. cit., p. 157.
18. Ibid., p. 169.
19. Ibid., p. 204.
20. Ibid., p. 154.
21. Ibid., p. 188.
22. Ibid., p. 182.
23. Vocabulaire, op. cit., p. 426.
24. En vérité, Picasso ne peignit jamais Cocteau en
Arlequin, même si ce dernier l’y incita fortement en se présentant à son atelier, en avril 1916, sous ce costume. En revanche, le peintre Jacinto Salvado, endossant le déguisement de Cocteau qu’avait conservé Picasso, prit l’apparence d’Arlequin dans un tableau de 1923.