Devenir ou l’âme exquise de Roger Martin du Gard
Lorsque j’avais seize ans, la poésie m’apparaissait comme une fête où m’invitaient les muses, espèces de fées bienfaisantes. Il fallut de graves circonstances pour m’apprendre que je me trompais, pour m’apprendre que ces dames n’étaient point tendres et ressemblent aux mantes religieuses qui mangent ceux qu’elles épousent.
Édouard de Max et Laurent Tailhade m’affermirent dans mes erreurs en organisant autour de poèmes médiocres une séance au théâtre Femina1 qui me figurait le comble de la gloire et n’avait que mon extrême jeunesse pour excuse.
Or, y assistait un jeune écrivain, d’un cœur si riche qu’il ignorait toute ombre de critique. Cet écrivain ne voyait pas mes ridicules, seulement mon enthousiasme naïf, et décida de bâtir son premier roman sur les bases de cet étrange spectacle.
C’était Roger Martin du Gard. Autour du programme de ce théâtre Femina, il imagina et inventa le milieu où il aurait pu prendre naissance.
Je possède un précieux exemplaire de Devenir. Sa dédicace me raconte la genèse de l’œuvre.
Eh bien, à cause de cette œuvre et de cette dédicace, j’aurais honte d’avoir honte de ce souvenir.
Roger Martin du Gard, avec son âme exquise et modeste, me l’a déniaisé, car, sans cette couronne d’or, il serait dans ma mémoire le signe des sottises d’une adolescence en marche sur de mauvaises routes.
Ce magnifique écrivain, malgré la malice éléphantine de son œil, jamais ne disait du mal de personne. Si les artistes dont il parlait s’étaient, jadis, comme moi de sottise prétentieuse, rendus coupables de désordres, au lieu de les blâmer, il déclarait regretter sa sagesse chinoise et que les circonstances l’eussent empêché d’en sortir.
Bref, il faisait toujours passer les fautifs avant lui-même et jamais il n’usa des armes courbes dont beaucoup de ses camarades avaient emprunté le maniement à Gide. Je le répète, non seulement il excusait toujours les autres, mais s’accusait volontiers d’un manque d’audace et d’un statisme le privant du fruit défendu et de l’école buissonnière.
Je me souviens, lors d’une de nos récentes rencontres, lui avoir dit combien j’enviais cette chambre où s’entassaient les liasses de son journal2 au septième étage d’un vaste immeuble anonyme de Nice, chambre pareille à celle que Pascal nous recommande de quitter le moins possible et qui procurait même à la séquestrée de Poitiers une sorte de monstrueux bonheur.
Là encore il trouvait le moyen de me répondre que, sans le mal qui le clouait dans son fauteuil, il n’hésiterait pas à prendre le large, si toutefois il parvenait à vaincre sa timidité.
Cette timidité adorable, il la transformait en défaut par crainte que nous puissions imaginer qu’il nous soupçonnait de vouloir nous mettre en vue et il me laissait entendre que je lui apportais la vie, alors que je ne lui apportais que l’écho de notre tumulte.
Voilà l’hôte qui m’offrait chaque semaine de partager sa table et qui évitait autant que moi la fausse gravité des intellectuels. J’aurais peine à me rappeler entre nous un seul dialogue d’hommes de lettres.
S’il en venait à l’écriture, c’était pour m’interroger sur le dessous des cartes de vieilles disputes auxquelles il s’était bien gardé de prendre part. Il devenait alors attentif, fermait les yeux, tirait un bout de langue, croisait sur son ventre les mains épiscopales de M. Renan3 et son fauteuil devenait le fauteuil d’orchestre d’où il assistait à cette comédie humaine dont il reste un des plus admirables historiographes.
En ce registre il ne dissimulait plus sa passion et tant il craignait pour ses notes posthumes qu’il en protégeait l’essentiel dans un coffre de la Bibliothèque nationale4.
Sa mort5 allonge la liste des passagers qui tombent à la mer au terme de mon voyage. Il ne s’agit pas de générations, mais, entre vingt et soixante ans, des seigneurs auprès desquels j’ai eu la chance de vivre une longue période, avant que Dieu sait quelle vague de fond les emporte.
La NRF, n° 72 : Hommage à Roger Martin du Gard, 1er décembre 1958.
NOTES
1. Le samedi 4 avril 1908, le comédien Édouard de Max organisa une matinée au théâtre Femina en l’honneur du jeune Cocteau. Le récital poétique fut précédé d’une conférence de l’écrivain Laurent Tailhade.
2. Depuis 1941, Roger Martin du Gard travaillait aussi aux Souvenirs du lieutenant-colonel de Maumort, roman inachevé publié de façon posthume en 1983 et 2008.
3. Ernest Renan est un ancien séminariste.
4. En 1957, Roger Martin du Gard déposa à la Bibliothèque nationale le manuscrit de son Journal et ses correspondances avec Jacques Copeau et André Gide.
5. Le 22 août 1958.