Poésie critique. « Et je passe et les abandonne1 »
Poésie de théâtre, poésie de roman, poésie graphique, cinématographique… On connaît le classement que Cocteau a choisi pour ordonner son œuvre si diverse. Quand, vers la fin de sa vie, il rassemble un peu plus d’une vingtaine de textes de diverses époques sous le titre de Poésie critique, il ne fait donc rien d’autre que rester fidèle à soi-même ainsi qu’à une certaine définition de la poésie. Ce mot de poésie, je le pose ici comme une pierre d’attente2, mais de quelle critique s’agit-il ? Ce qu’il convient de noter d’emblée, c’est que ces deux volumes font une place restreinte à la poésie même au sens précis du terme, d’ailleurs aussi à la littérature, puisque sont aussi bien évoqués la peinture, le cinéma, et dans ce cinéma, le jeu par exemple de Jean Marais. Ne parlons point, par conséquent, de critique littéraire au sens où Gracq a pu la pratiquer dans En lisant en écrivant ; et au surplus, ce ne sont pas ses lectures qu’évoque ici Cocteau, ou à peine. Ne parlons pas non plus de critique d’art, si l’expression suppose ou la théorisation d’un savoir, ou la formulation d’un jugement qui procéderait également d’un savoir en même temps que d’un goût. Il ne s’agit pas même d’une approche à la fois poétique et formalisée de la peinture comparable à celle que développent, par exemple, les livres de Claude Esteban qui la définit, pour dire les choses ici trop vite, comme l’accueil conjoint de l’immédiat et de l’intelligible, et du coup écrit sévèrement que les portraits de Bernard Buffet « disent moins un effort pour capter la présence qu’ils ne trahissent, devant elle, le plus grave échec3 ». Peu importe que, de ce même Bernard Buffet, cette Poésie critique fasse bien plutôt l’éloge : ce qu’il convient de souligner surtout, c’est que cette critique, précisément, n’est pas critique. Elle n’est d’ailleurs pas même, comme nous le dit le titre de quelques pages sur Chirico, un « essai de critique indirecte » (I, 149). Elle est cependant, à bien des égards, une critique de la critique, comme si se trouvait ici renouvelée la position de Corneille qui, aux toutes premières pages de ses Trois Discours sur le poème dramatique, considère qu’Aristote et Horace, qui avaient « plus d’étude et de spéculation, que d’expérience du Théâtre » ne peuvent « donner beaucoup de lumières fort sûres pour y réussir4 ». Cocteau, certes, n’écrit pas ici une poétique, mais l’idée qui traverse discrètement ces pages est que l’artiste, parce qu’il s’établit, nous le verrons, loin de toute pensée, est de ceux qui comprennent le mieux les artistes et déchiffrent le mieux leur visée.
Si la critique, ici, se trouve, non dénigrée, le mot serait excessif, mais de loin en loin volontiers rabaissée, Cocteau cependant, sauf exception, n’attaque pas : il loue, pour la simple raison qu’il évoque des amis ou, quand il se retourne sur la littérature du passé, s’attache aux écrivains qu’il aime, et lorsqu’il écrit d’entrée de jeu que Grimm, par exemple, « est un snob, arriviste, envieux » (I, 273), le coup de griffe, rarissime, n’a pour fonction que de défendre Jean-Jacques en des pages qui ne sont qu’un long plaidoyer où d’ailleurs Cocteau, dont on sait qu’il n’est pas oublieux des attaques qu’il a pu essuyer, semble se projeter en Rousseau et revivre son drame comme s’il se fût agi du sien – et l’on ne s’étonne pas, du coup, de cette phrase de conclusion : « Voici pêle-mêle et bien mal écrit, ce que je devine [je souligne] en bloc de Jean-Jacques Rousseau, artiste pur, génial, solitaire et maladroit » (I, 331). Défense d’un mort qui rejoint tout naturellement l’éloge des vivants. Or si ce « Rousseau » est emblématique, c’est que cette Poésie critique n’est pas avare de formules, voire de pages, où se dessine une apologie de Cocteau par lui-même comme il y eut une Apologie de Socrate par Platon. Sartre ne s’y était pas trompé qui, en 1958, dans sa préface au Traître d’André Gorz, épinglait, sans citer le nom de Cocteau, « ses airs traqués, ses monologues sur le destin, sur le temps, sur la vie, morceaux choisis d’une apologie perpétuelle et suppliante5 ». Chaque formule, ici, va au cœur de la cible, et c’est bien pourquoi Cocteau lui rétorque aussitôt : « Né accusé, accusé professionnel, accusé d’office, et ne me connaissant que des juges dans le milieu des lettres, il faut bien que je me charge de ma défense » (II, 216). Défense qui est aussi, de manière plus large, un long discours sur soi, et si, devant ses hôtes d’Oxford qui le font docteur honoris causa, Cocteau confie : « Il me serait impossible d’entreprendre des mémoires » (II, 190 sq.), c’est que ces mémoires s’écrivent à chaque instant et que finalement, une fois refermée cette Poésie critique, on se dit que ce sont là, pour une part, et peut-être surtout, des mémoires indirects où la lumière qui a voulu se porter vers d’autres éclaire bien aussi, et peut-être surtout, celui qui écrit.
Reste que cette défense, sa faiblesse aujourd’hui est que nous pouvons parfois la prendre en défaut de sincérité, et je me contenterai d’un exemple : en 1922, quand dans Le Secret professionnel, il écrit que « l’arrivisme » n’a pas de sens pour lui, on se prend à songer à ce que racontera plus tard Adrienne Monnier, la célèbre libraire-éditrice de la rue de l’Odéon qui organisait très régulièrement des lectures, au sujet du Cap de Bonne-Espérance. Peu après la publication de son poème, il lui avait glissé : « Gide voudrait que je lise Le Cap rue de l’Odéon », et à Gide : « Adrienne Monnier aimerait beaucoup que je lise Le Cap rue de l’Odéon, en votre présence », et l’un et l’autre s’étaient laissé prendre à cette ruse tactique, ou, selon le mot d’Adrienne Monnier, s’étaient laissé « ficeler ». La lecture eut donc lieu et, ce 20 février 1919, si Breton et Soupault furent présents, tout « rayonnants d’hostilité6 », cela n’empêcha pas Cocteau, quelques jours plus tard, de presser Aragon de lui ouvrir la revue Littérature qu’il venait de fonder en compagnie de ses deux amis.
« Ne me connaissant que des juges », disait tout à l’heure Cocteau. La formule est bien sûr excessive si l’on songe à la quantité d’amis qui l’entourent, et dont certains sont évoqués ici, si l’on songe également aux honneurs qui marquent la fin de sa carrière, en particulier l’élection coup sur coup, en 1955, à l’Académie royale de Belgique et à l’Académie française : ces juges-là en tout cas l’acquittèrent. Mais enfin, dans ces deux volumes, Cocteau, en effet, constamment se raconte, se dévoile, se défend, pour ce qui semble une sorte de bilan perpétuel si l’on se rappelle qu’à seulement trente-trois ans, dans Le Secret professionnel, on le voit écrire : « S’il faut absolument me résumer, jeter un coup d’œil d’ensemble sur mon parcours, je constate », etc. (I, 63). Puis, quai de Conti : « Voilà, Messieurs, que je me laisse aller à me défendre, à m’expliquer, à cette pente au pronom personnel » (II, 144). Cocteau constamment se met en scène, et la relation critique que laissait attendre le titre de nos deux volumes devient ici comme une relation de voyage – et d’ailleurs, retour de New York, la Lettre aux Américains de 1949, n’est rien d’autre. Le récit l’emporte alors sur l’analyse – nous verrons tout à l’heure pourquoi –, et même la personne de l’artiste évoqué l’emporte sur son œuvre.
Des romans de Stendhal, dont il aimait cette forme de romanesque qu’est le pur plaisir de conter, Valéry a écrit : « Ses préfaces parlent au public devant le rideau, clignent de l’œil, font au lecteur des signes d’intelligence » : « “Il n’y a que vous et moi”, disent-elles7. » Ce romanesque et ce plaisir de conter se retrouvent ici d’évidence, et tout se passe comme si, au lieu d’écrire, Cocteau nous parlait, ainsi que le montre, dès la préface, cette adresse au lecteur : « Je vous ai parlé sans programme, à bâtons rompus » (I, 13) ou encore, au sujet de Proust : « Donc, cette visite dont je vous parle, c’était », etc. (I, 129). Mais le vous et moi de Stendhal devient également lui (ou elle) et moi : Picasso et moi, Max Jacob et moi, Colette et moi, etc. Cette Poésie critique, du coup, fourmille de portraits : Apollinaire, « l’œil rond du rossignol, les gestes, les mains blanches épiscopales » et qui riait « la main devant sa bouche » (I, 93) ; « l’exubérance, le côté mufle de Diderot, sa grossièreté voulue » (I, 299), Colette dans son appartement du Palais-Royal, Anne de Noailles dans le sien, etc. Quant à Barrès, « je le regarde, nous dit Cocteau, sous l’aile de corbeau de sa mèche, les encoches sensuelles de ses narines grandes ouvertes, un vague sourire sur la bouche faite pour mâchonner le cigare », etc. (II, 146). Et c’est du romanesque encore, mais où les personnages sont vrais.
Je viens de dire : nous parlait, mais Cocteau se parle aussi bien. Si le second volume de Poésie critique a pour sous-titre Monologues – le mot qui était spontanément venu sous la plume de Sartre deux ans plus tôt –, ce n’est pas seulement pour éviter l’académisme d’un sous-titre plus juste et qui aurait pu être Lettres et discours ; c’est aussi que tout se passe comme si Cocteau oubliait souvent à qui il s’adresse, et la chose est frappante lorsqu’il est reçu à l’Académie de Bruxelles et sous la Coupole du quai de Conti. Puisqu’il vient, en Belgique, occuper le fauteuil qu’occupèrent tour à tour la comtesse de Noailles et Colette, ce sont pour l’essentiel ses souvenirs des deux femmes qu’il évoque : il les raconte, sans se risquer jamais à l’interprétation de leurs livres. Dans le second discours, où l’on eût attendu le traditionnel éloge de Jérôme Tharaud auquel il succède, attendu aussi une étude de son œuvre et de sa situation dans le monde des lettres, tout se passe comme si se mettait en place une stratégie d’évitement : le romancier est d’abord à peine évoqué, le récipiendaire encore une fois parle de soi, et c’est là sans doute, pour une part, une manière simplement d’éviter, justement, des propos sévères sur Tharaud dont on pressent qu’il se retient de les formuler tout à fait, puisqu’après avoir affirmé que le mot intellectuel, pour lui, signifie cuistre, il avoue avoir craint que les frères Tharaud « ne fussent des intellectuels » (II, 154). Après quoi le jugement se fait plus amène, et de sa lecture toute récente de son œuvre, qui probablement fut plutôt un survol, Cocteau livre un jugement aimable. Mais le Moi resurgit aussitôt : « Max Jacob me reprochait toujours », etc. (II, 160), et il ne sera plus guère question de Tharaud, comme effacé derrière Cocteau qui pousse gentiment son prédécesseur vers les coulisses de son propre théâtre. Ce qu’est donc surtout ce discours, c’est un long monologue sur soi. Le mort a saisi le vif et, à l’éloge attendu de son prédécesseur disparu, vient se substituer la « défense » (II, 154), encore, du vivant Cocteau par lui-même. C’est que, décidément, là est sa pente, et en 1956, à Oxford, il a beau s’excuser que l’élégance de ses hôtes soit « gravement contredite par l’inélégance de parler de moi », c’est pour entamer aussitôt une sorte de récit autobiographique : « Je suis né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte », etc. (II, 185 sq.). Et qu’est-ce, enfin, que la longue Lettre à Jacques Maritain qui, avec le père Charles Henrion, le ramena à la religion après que la mort de Radiguet l’avait mené à l’opium, sinon une manière de confession ?
On écoute Cocteau, et l’on n’est point surpris tout à coup de l’entendre dire : « Mais où suis-je et où en suis-je ? Je parle… je parle… » (II, 241), ou bien de le voir reconnaître devant ses confrères du quai de Conti que pour éviter « la pompe d’un discours », il les entretient « à bâtons rompus », avant de s’abandonner à une pirouette qui ne convainc pas : « Mais vous verrez que tant de méandres nous conduisaient en ligne droite » à Jérôme Tharaud (II, 142). De cette Poésie critique, les pages sont presque toujours digressives et le monologue suit un cours capricieux, comme un fleuve sinueux, et qui de temps en temps disparaît avant une résurgence. Tout se passe ici comme si Cocteau improvisait, et cette tendance à la digression est bien sûr une marque d’oralité : la voix ne rature pas, elle perd le fil et le reprend – et cette fluctuation n’est pas sans charme dès lors qu’on s’y laisse prendre. De ces digressions, Cocteau donne d’ailleurs une explication séduisante, sinon convaincante. C’est que les idées lui viennent et qu’il ne saurait se les approprier dès lors qu’il en est traversé, et l’absence de programme qu’évoquait la préface fait songer à la célèbre phrase de Proust : « Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence8. » Non qu’il faille ériger la sottise en système, mais parce que le sensible l’emporte sur l’intelligible : « Il va de soi, remarque Cocteau, que sous ma plume l’absence de pensée chez l’artiste représente le plus vif des éloges » (I, 264), et son anti-intellectualisme, on l’a vu au sujet de Tharaud, son refus de l’analyse, signifient qu’ici c’est l’artiste qui parle en lui et non le critique qui accepterait de faire place à la pensée : cette Poésie critique est du coup une parole qui accompagne les artistes pour une large part, et leurs œuvres pour une moindre part, une littérature dont l’art est l’objet, un récit bien plutôt qu’essai, et dans cette parole constamment décousue – les pages qui évoquent Chirico sont d’ailleurs composées de fragments –, il se pourrait enfin que se retrouve ici, au plan du style, la variation même dont Cocteau fait constamment l’éloge lorsqu’il évoque, par exemple, « la nécessité pour le poète de traverser des morts successives » (I, 245), le besoin de « l’insulte à l’habitude » qui chez Picasso le séduit (II, 187). Une manière de leitmotiv se dessine bien ici puisqu’on lit également sous sa plume que la raison pour laquelle Picasso, encore, « n’exploite aucune de ses découvertes vient de ce qu’elles se détachent de lui mûres » (I, 113). L’artiste, comme l’arbre, a ses saisons qui font retour, sans doute, mais pour des fruits à chaque fois différents. La préface nous le disait déjà : « J’adore le mouvement qui déplace les lignes » (I, 13).
La difficulté de cette Poésie critique se resserre ainsi dans le fait que Cocteau ne s’attarde pas, n’explique pas, se détourne aussitôt de ce qu’il vient de dire, de sorte que telle affirmation peut paraître une boutade aussi longtemps qu’on ne la met pas en regard de telle autre affirmation qui l’éclaire bien des pages plus tôt – ou plus tard. Ainsi lorsqu’on lit que le chef-d’œuvre « est nécessairement bancal, manqué, plein de fautes, puisque c’est le triomphe de son erreur et le sacre de ses fautes qui en feront un chef-d’œuvre » (I, 86), le sens d’une telle phrase ne peut qu’échapper au lecteur, ou sa formulation paraître le facile contre-pied d’une certaine tradition. Mais en réalité, ce qui, non sans certain excès car Cocteau, bien souvent, va délibérément trop loin, se découvre ici à la réflexion, c’est l’idée que l’écrivain ne doit pas viser au chef-d’œuvre entendu comme cette perfection – cet achèvement – où la forme, par une trop grande maîtrise, en vient à se figer. C’est parce que l’écrivain est une sorte de médium qu’il ne sait comment maîtriser ce dont il se sent traversé, et d’ailleurs ne doit pas le savoir puisqu’il ne pense pas – et ses erreurs, ainsi, s’inversent du négatif au positif. La ligne n’est jamais tracée d’avance, et la même exigence d’erreur se retrouve lorsque Cocteau écrit : « Rien ne me semble plus triste qu’un poète qui tient ses promesses » (I, 42). Ce qui peut se lire d’une double façon : le poète doit être infidèle à lui-même, et il doit aussi dérouter l’attente des lecteurs et de la critique. Mais ce sens de l’erreur entre également en résonance avec l’idée souvent filée d’un refus de la norme, parce qu’elle relève de la stabilité, de la continuité, et finalement d’un certain confort. Or ce que Cocteau nomme éthique ou morale ressortit aussi à l’idée « qu’on ne peut se renouveler sans mener une vie dangereuse » (I, 154), c’est-à-dire qu’il convient d’œuvrer contre, de se défaire de toute prudence, d’insulter encore l’habitude, car « une chose permise ne peut pas être pure » (I, 156). Approche de l’art finalement tout existentielle, où l’existence dicte la forme aussi bien que la variation de cette forme.
Ce refus de la pensée pour elle-même ouvre tout naturellement à la métaphore, surtout peut-être dans Le Secret professionnel où le jeune Cocteau d’un peu plus de trente ans s’attache à une sorte de réflexion que l’on pourrait dire théorique, puisqu’il cherche à cerner au plus près quelques notions clés, si elle n’évitait constamment la pensée, justement, et l’on peut être surpris de cette omniprésence de l’image qui le conduit, par exemple, à définir le style comme une « manière d’épauler, de viser, de tirer vite et juste » (I, 17). Mais cette façon d’atteindre sa cible entre en cohérence avec la définition que donne Cocteau de l’émotion artistique. Du côté de l’artiste, elle relève de ce qu’il appelle curieusement réalisme – et où il voit encore une manière d’éthique – un réalisme qui n’est rien d’autre que l’adéquation à l’intériorité, à la mémoire, à la vision, de celui qui écrit ou qui peint ; face au chef-d’œuvre – livre ou tableau –, l’émotion est une jouissance immédiate, érotisée d’ailleurs, qui s’empare de Cocteau et devient le critère unique. D’où cette différence, face à l’œuvre de Chirico, qui se trouve établie entre le point de vue esthétique et le point de vue éthique : le premier relève du jugement de goût, le second de la preuve que donne le tableau « d’une vérité de l’âme » (I, 152), c’est-à-dire cette fidélité à soi-même qu’il appelle réalisme, et d’où procède une sorte de platonisme esthétique dès lors que « tout ce qui est beau est vrai, d’une réalité qui dénonce un autre monde » (I, 161), c’est-à-dire donne à voir ce monde-ci comme on ne l’avait pas vu.
Point de surprise, dès lors, si Cocteau, à la différence de Breton, ne récuse pas l’interprétation donnée par Claudel de Rimbaud dans sa fameuse préface à l’édition de son œuvre publiée en 1912 par les Éditions de La Nouvelle Revue française, et où le poète des Illuminations est défini comme « un mystique à l’état sauvage9 ». C’est que, pour Cocteau, une manière de voyance se découvre en effet chez l’artiste, dès lors qu’il voit ce qu’autrui ne voit pas, l’inconnu, et fait entendre l’inouï, dès lors aussi que le beau est le vrai qui recèle une sorte d’Idée pure que le véritable artiste sait capter. Dans les portraits de Modigliani, la ressemblance, ainsi, est comme la vérité pure du portraituré mystérieusement passée du modèle au tableau, de telle sorte qu’elle « s’exprime en soi et frappe ceux qui n’ont point connu les modèles » (I, 260). De la même manière, Marcel Schwob trouvait ressemblant le portrait de Descartes par Franz Hals, et il y a là une idée forte, mais également ancienne si l’on songe que, dans la préface de Cinq-Mars, « Réflexions sur la vérité dans l’art », Vigny écrivait déjà : « On la reconnaît, cette VÉRITÉ, dans les œuvres de la pensée, comme l’on se récrie sur la ressemblance d’un portrait dont on n’a jamais vu l’original ; car un beau talent peint la vie plus encore que le vivant10. »
Et c’est bien encore l’émotion qui domine ici. On ne s’étonne plus, dès lors, de l’absence de visée proprement critique de ce livre : aucune pensée ici ne saurait chercher cette part de rationalité qui lui serait indispensable pour être partagée puisque ce que j’éprouve ne concerne que moi, ne ressortit qu’à ce que je ressens dans l’instant, et que je monologue. On ne peut pas rendre compte du jugement de goût, disait Kant, et c’est de ce subjectivisme du jugement d’émotion, si j’ose dire, que relève la Poésie critique. L’émotion est ainsi comme une onde de choc tout à coup ressentie par quelqu’un tandis que d’autres ne l’éprouvent pas, et c’est ce qui explique la métaphore récurrente de l’électricité, et la conception du poète traversé d’un « fluide qui préexiste en lui et autour de lui comme une électricité » (I, 51). Le poète, mais aussi l’artiste, puisque « les chefs-d’œuvre de la peinture sont chargés d’un fluide qu’on ne saurait obtenir ni fixer sans amour » (I, 169), et c’est bien en quoi le peintre est pour Cocteau poète. Ce fluide, le véritable artiste le saisit un instant, le capte, le met en forme, ou encore le transporte si l’on songe à ce terme de véhicule dont Cocteau aime à se servir. Le poète est porteur d’électricité comme chez Rimbaud il est « voleur de feu11 ». Et à son tour, le lecteur reçoit ou ne reçoit pas cette électricité qui est indifférente à la forme puisque, d’Anna de Noailles et de Tzara, Cocteau nous dit : « Ils me la transmettent tous les deux » (I, 83). Cette émotion, par conséquent ne se contrôle pas, ne s’explique pas et met le corps en émoi, ou fait battre le cœur du tableau en synchronie avec celui de l’observateur (I, 197) ; mais elle conserve, dans le même temps, sa part de spiritualité, parce que « le style c’est l’âme, et l’âme affecte, hélas, chez nous, la forme du corps » (I, 174), que plus largement, en dehors de toute religion, « l’esprit de poésie » est bien « l’esprit religieux » (I, 55), et qu’au-delà de la poésie même, tout « l’art est religieux » (I, 157).
On peut alors certainement s’amuser de voir ici Cocteau rejoindre à sa manière une certaine arrière-garde où se trouve associée poésie et musique, si l’on veut bien se rappeler la définition que, deux ans plus tôt, l’abbé Bremond donnait de la poésie pure où il voyait un « fluide mystérieux » de nature quasi religieuse qui fait naturellement songer à l’électricité de Cocteau12. Mais en même temps se manifeste, bien sûr, une avant-garde, dès lors que certains sont aux avant-postes, d’autres non, et que l’artiste qui se renouvelle doit toujours être à son propre avant-poste, briser la ligne par le mouvement. Qu’il n’y ait pas de progrès en art, on ne saurait en disconvenir, mais dire « qu’il ne peut y avoir de précurseurs et qu’il n’existe que des retardataires » (I, 68), sans doute est-ce ici encore le simple goût du contre-pied ; car si Cocteau retourne simplement l’idée comme un gant, par ce retournement la signification n’est pas atteinte, et dans les émotions de ce début de xxe siècle dont l’esprit nouveau, sur le coup, semblait si difficile à apprécier, si dans cette époque-là Cocteau voit une sorte d’anarchie positive, c’est que « chaque fois que l’art est en route vers cette profonde élégance qu’on nomme classicisme, l’émotion disparaît » (I, 67), et elle disparaît parce que l’élégance et le raffinement rendent le choc impossible. Mais en même temps, cette avant-garde est de l’ordre du trouble – ou du dérèglement : ici encore, c’est bien d’anarchie positive qu’il s’agit, et il est curieux de voir Cocteau user en 1923 de ce terme de génie dont le siècle précédent – songeons au William Shakespeare de Hugo – n’était pas avare et qui va devenir bientôt obsolète dans le discours littéraire, et affirmer que « le génie, quelques surprises qu’il apporte, est toujours à son heure et que son heure qui sonne fait instantanément retarder toutes les pendules du monde » (I, 68 sq.).
Si le génie est à son heure, c’est que son propre temps sort du temps, et cette idée n’est pas indifférente, et l’on songe à Proust, encore, qui remarquait : « Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus avancé qu’Homère13. » Le génie sort du temps pour tout reprendre à nouveaux frais. Mais c’est aussi que le génie, pour Cocteau, est lié à une part d’enfance grâce à quoi l’écrivain voit le monde dans cette nouveauté du jamais vu – et cette irréductible différence du génie est précisément ce qui le distingue de ceux qui l’ont pu précéder et dont la connaissance, par conséquent, ne saurait aucunement expliquer le génie dès lors qu’étant premier il manque de mémoire : originelle, sa nouveauté ne doit rien à personne, et « la faiblesse d’un artiste est de faire école » (I, 180). Le génie dérègle les pendules et l’on songe cette fois à Péguy écrivant : « Il suffit que l’effet et le mouvement de ce roulement perpétuel soit suspendu, pour un temps, ne fût-ce qu’un instant, pour qu’aussitôt, pour qu’instantanément par la fenêtre de ce temps, par le hiatus de cet instant ce soit le génie même ; qui apparaisse ; l’homme et l’œuvre du génie qui jaillisse intercalaire14. » Par là se dessine aussi un certain portrait de l’artiste en absent de ce monde, comme nous le montre cet adjectif céleste auquel Cocteau aime à recourir : Rimbaud cesse d’écrire parce que le monde ne le mérite pas et il « reste le type de l’ange sur terre » aussi bien que Verlaine (I, 39). Quant à Jean Desbordes, il se fait aérien et son style « ne touche pas terre » (I, 144).
Leur nature religieuse et céleste fait que les chefs-d’œuvre de la peinture envoûtent, ont « un pouvoir d’hypnose » (I, 169) et dans cet au-delà du sommeil ou du rêve, il y a le besoin d’un ailleurs que l’on retrouve d’une certaine manière dans la fameuse phrase, qui ne figure ici pas moins de quatre fois : « Je sais que la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi15. » Et sans doute pourrait-on écrire Poésie dès lors qu’elle traverse tous les arts. Mais ce qui frappe ici, c’est que se fait jour une sorte de théologie négative puisque la poésie se définit par ce qu’elle n’est pas, bien plutôt que par ce qu’elle est : une électricité, un fluide, certes, mais nous ne quittons pas, ici, le registre de la métaphore. Tout se passe comme si l’essence de la poésie n’était rien d’autre que son mystère – « Notre époque s’appellera un jour l’époque du mystère » (I, 159) – et la seule définition du mystère est justement d’être indéfinissable. De la même manière, cherchant devant ses confrères de l’Académie ce que la poésie peut être, et récusant plusieurs définitions possibles, il finit par avouer simplement : « Je ne sais pas… C’est autre chose », et ensuite : « J’ai fini par comprendre que cet autre chose était, somme toute, la meilleure définition de la poésie » (II, 148). De telle sorte que, cette Poésie critique refermée, l’énigme reste entière : on ne saisit pas plus l’électricité qu’on ne regarde le soleil en face.
Les notes de cet article sont à consulter en fin d'ouvrage.