Préface à Manon Lescaut

Jean Cocteau

C’est à la demande de Jacques Chardonne, directeur des éditions Stock, que Cocteau écrit en 1944 la préface de Manon Lescaut (1731). Il retrouve pour parler de l’œuvre de l’abbé Prévost les accents de ses anciens romans, Le Grand Écart (1923), Thomas l’imposteur (1923) et Les Enfants terribles (1929), où la pureté des cœurs juvéniles s’abstrait des comportements sociaux comme des réalités historiques, et finit par se soustraire à l’opposition du bien et du mal grâce à l’assomption que délivre la mort.

Il ne saurait être question de parler d’un livre illustre et qui se passe de commentaires, mais d’éclairer certains de ses angles qu’on s’efforce d’arrondir ou de laisser dans l’ombre pour concilier la gloire des lettres françaises avec une habitude détestable de déplorer le vif.

L’abbé Prévost ne se peut comparer qu’à Pétrone. Son atmosphère est celle du Satyricon, réserve faite de l’admirable chaleur d’amour que Manon dégage comme une rose grande ouverte dans un corsage entr’ouvert. Mais quel cortège aux flambeaux de joueurs, de tricheurs, de buveurs, de débauchés, de descentes de police ! C’est ce parfum crapuleux de poudre à la maréchale, de vin sur la nappe et de lit défait qui donne à Manon la force de vivre à travers les siècles et de ne se point confondre avec d’autres figures dont les mouches et le sourire ne suffisent pas.

La grandeur de Manon, ce qui la sauve d’être, comme Les Liaisons dangereuses, le chef-d’œuvre des livres de deuxième classe, ce qui en fait un chef-d’œuvre tout court, c’est la rafale parisienne qui roule cette étonnante histoire d’un parloir de séminaire jusqu’à la tombe que des Grieux creuse de ses propres mains. C’est l’amour qui ne se mélange pas à la crapule et couvre les personnages de cet enduit des plumes de cygne, enduit grâce auquel le cygne barbote dans l’eau sale sans s’y salir.

À relire Balzac, on s’effraye. Quoi ? La France est-elle cet égout ? Cette vaste poubelle que Vautrin fouille du bout de sa canne. L’atroce du Cousin Pons et de La Cousine Bette suffirait à rendre pessimiste, si Goriot et Le Colonel Chabert n’y parvenaient point.

À relire l’abbé, nul pessimisme. Son atroce a de l’ingénuité, de la gentillesse. Ce ne sont pas des êtres charmants qu’on détrousse et qu’on dupe jusqu’à la mort : ce sont des êtres charmants qui dupent et qui détroussent. Qui ? Ma foi, je m’en moque. Et je m’embarque sur les mauvais chemins avec eux. La fin de Manon prouve que je ne me trompais pas à les suivre. Elle flambe, sous le soleil d’Amérique, comme un buisson ardent, comme la plus nobles des prières, comme une vierge espagnole poignardée de feux.

Une certaine cruauté des grandes époques nous semble choquante parce que la nôtre prend plus de formes, et s’exerce sur nous, naïvement. Quoi de plus cruel, entre nous, que les farces de Molière ? On aimerait détromper et consoler MM. Jourdain et de Pourceaugnac. Quoi de plus cruel que les injustes comédies qu’on joue à Don Quichotte et à Sancho ? Le duc et la duchesse nous semblent bien coupables. Sancho gouvernait son île à merveille et méritait mieux. Il nous faut y songer pour comprendre l’aimable Lescaut. Que ce camarade devait avoir de charme ! Le chevalier des Grieux devait trouver là une pente où glisse vite la soie brodée de son habit. Que Manon trouve d’excuses dans une époque où l’inégalité des castes obligeait le dessous du panier à de souples manœuvres lorsqu’il voulait vivre et prendre le dessus. On entraîne, me direz-vous, un séminariste. Qu’y puis-je ? Il aime. Manon l’a ensorcelé. Le voilà plus endormi debout que Renaud chez Armide. Il lui faut suivre le rythme. Il l’aime. On l’aime. Il ne court donc point à sa perte. Il court à la flamme comme un papillon grisé, poudré, soyeux. Le fil rouge de la tragédie reste tendu d’un bout à l’autre de cette œuvre légère et lui donne sa noblesse profonde. Toutes les fanfreluches s’y accrochent et s’enroulent autour. Le destin travaille sa matière. Les dieux s’amusent. La naïve Phèdre, fidèle au sang, peut bien se croire coupable de crimes inconnus aux enfers, Manon ne se croit coupable de quoi que ce soit. Son cœur la mange. Elle court à perdre haleine jusqu’à ce point final de toute tragédie : la mort.

Notre époque ne verrait pas, sans révolte, paraître un pareil livre. Elle aime les éclairages indirects et le chauffage central. Elle n’aime plus le feu. Il importe de songer à la pénombre des éclairages de bougies, des bûches qui flambent et des quinquets des rues pour se rendre compte de l’aisance avec laquelle se meuvent les choses du crime. En pleine lumière, dupeurs, voleurs, assassins se trouvent à leur désavantage et se paralysent. La grande lumière les oblige à découvrir d’autres ruses et à ne plus agir en plein jour – c’est-à-dire en pleine nuit. Le crime se complique. Il se masque. Et c’est dans ce progrès du crime que l’opinion trouve des arguments pour se rassurer et croire qu’il n’existe plus.

Que les circonstances, que la guerre, par exemple, éteignent nos rues : voilà le crime qui recommence à vivre avec ses vieilles méthodes. Et l’on imagine ce que provoque une panne d’électricité dans un tripot !

Manon tout entière se déroule dans cette pénombre mouvante de candélabres, dans cette ténèbre des rues. On s’y observe moins, et la conscience y distingue moins d’obstacles. Nos amants ne s’y reconnaissent plus qu’à l’éclair de l’œil, à la forme qu’ils caressent, à leurs voix qui chuchotent, à leurs parfums. Lorsque le soleil donne, ils tirent les rideaux.

Ils retrouvent, à force d’inconscience, cette pureté violente qui n’a rien à voir avec celle qu’on a coutume de prendre pour la pureté. Dieu les cherche. Dieu les embrasse. Dieu les travaille. Dieu les tourmente. Il connaît mieux que le code la manière étonnante de faire les saints.

Qu’importe la route ? Je le répète, une seule minute flambe le livre et tue les microbes. C’est la dernière. Celle où les cœurs se rejoignent et montent au ciel1.

Préface à l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut de l’abbé Prévost, Paris, Stock, 1948.

NOTE

1. Réminiscence de la fin des Enfants terribles et de l’album Soixante dessins pour « Les Enfants terribles » (voir Œuvres romanesques complètes, édition de Serge Linarès, préface d’Henri Godard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, respectivement p. 637 et p. 671-672).