Les Anna Karénine

Jean Cocteau

En préfaçant une réédition d’Anna Karénine de Tolstoï, Cocteau s’interroge sur les conditions de possibilité de l’adaptation cinématographique. Rompu à la transposition de pièces de théâtre en cette année 1948, après Ruy Blas, L’Aigle à deux têtes et Les Parents terribles, il se montre plus perplexe pour les romans dont l’intrigue ne gravite pas autour d’un seul héros. On le sent peu porté à croire Les Enfants terribles aptes à passer de l’écrit à l’écran.

Il y a des livres magnifiques et il y a des livres événement. On ne saurait les confondre. Le livre événement entre de plain-pied dans le mythe. Désormais ses personnages circulent dans notre vie et, en quelque sorte, échappent à l’auteur.

Anna Karénine est un exemple type de ce phénomène. Je suis sûr que beaucoup de personnes connaissent Anna et ne connaissent plus Tolstoï.

Comme dans le conte chinois où le papillon, auquel le peintre pose la dernière touche, quitte la feuille et s’envole1, l’héroïne a quitté les pages. Elle est devenue un terrible fantôme qui pénètre dans les imaginations et les hante.

Il est arrivé à ce fantôme de prendre forme, c’est-à-dire de s’incarner. Que dis-je ? De s’incarner dans un autre fantôme, un de ceux qui s’enroulent dans des boîtes rondes et s’en
échappent avec la lumière parlante et agissante des appareils de projection.

Pour nombre de spectateurs incultes, Anna Karénine est devenue Mme Greta Garbo2. Ils n’avaient guère de mal à la prendre pour elle, puisque Mme Garbo est une héroïne de naissance et que sa belle forme grave et douloureuse semblait toute prête à ce subterfuge.

Je n’ai pas encore vu le film où le fantôme d’Anna profite du fantôme innombrable de Vivien Leigh3. Nul doute, encore une fois, que la foule ne le confonde avec la dame que Tolstoï nous raconte et qu’il voyait, certes, plus effacée, plus modeste, plus Emma Bovary, plus Hedda Gabler peut-être, que les grandes vedettes glorieuses que son ectoplasme épouse et à travers lesquelles il excite les larmes.

Bref, les éditeurs de ce volume ont imaginé de rompre avec la vague où les enfants se complaisent lorsqu’ils s’exaltent sur l’apparence des trois mousquetaires. Ils nous montrent plusieurs Anna et nous laissent libres d’en inventer de nouvelles.

Nous connaissons le danger de donner corps à des rêves. Certains livres tels que Le Grand Meaulnes ou qu’Un cyclone à la Jamaïque (j’ose y joindre Les Enfants terribles) tentent les cinéastes4.

Ils reculent à la dernière minute. Sans doute s’effrayent-ils de traduire dans leur langue active celle qui demeure énigmatiquement écrite en marge et dont les œuvres dont je parle tirent leur phosphorescence.

L’obstacle n’existe plus lorsque le mythe, au lieu de se répandre entre les lignes, se fixe sur un personnage central et le meut. C’est autour de lui que l’histoire s’organise. La crainte de mettre le pied dans les sables mouvants n’est plus la même.

Voilà donc un chef-d’œuvre éclairé sous plusieurs angles cruels. Par « cruels », j’entends cette cruauté d’une lumière qu’un visage reçoit de face, chez le juge d’instruction par exemple, lequel, lui, garde le sien dans l’ombre. On connaît la méthode. C’est en somme celle du cinéaste. Méthode de juge d’instruction et de trou de serrure. Méthode indiscrète au possible et qui limite nos songes. De quoi rebondir pour un esprit inventif.

Anna, c’est Garbo, c’est Vivian Leigh, c’est vous Madame, qui lisez le livre, seule dans votre alcôve. C’est la femme qui cherche un visage et qui le trouve chaque fois qu’un texte parle et qu’une lectrice l’écoute, avec les oreilles ou les oreillettes du cœur.

8 novembre 1948

Léon Tolstoï, Anna Karénine, présentation de Jean Cocteau, traduction nouvelle et intégrale de Rostislav Hofmann, Bordas, 1948.

NOTES

1. Cet apologue chinois est déjà repris dans Le Potomak (1913-1914) (voir Œuvres romanesques complètes, édition de Serge Linarès, préface d’Henri Godard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 30-31).

2. Greta Garbo (1905-1990) joue le rôle-titre d’Anna Karénine dans l’adaptation réalisée par Clarence Brown en 1935.

3. Vivien Leigh (1913-1967) interprète Anna Karénine dans le film de Julien Duvivier en 1948.

4. André Barsacq (1909-1973) cherche en vain à adapter Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier depuis les années 1930. Néanmoins, Alexander Mackendrick (1912-1993) portera à l’écran Un cyclone à la Jamaïque de Richard Hugues en 1965, et Jean-Pierre Melville (1917-1973) Les Enfants terribles en 1950, avec le concours de Cocteau.