Le critique Albert Béguin (1901-1957), futur auteur de L’Âme romantique et le rêve (1937), est encore étudiant à l’université de Genève lorsqu’il écrit pour la Revue de Belles lettres (1923-1924, n° 2) un compte rendu sur Thomas l’imposteur, publié en octobre 1923, moins de six mois après la parution d’un autre roman de Cocteau, Le Grand Écart.
Du Grand Écart à Thomas, Cocteau ne veut pas que l’on marque un progrès, mais il nous est permis, entre deux manières, de dire nos préférences. Nous aimions, dans Le Grand Écart, bien des choses, une vivacité de virtuose, des scènes parfaites, des morceaux, un style brillant et ensemble tout étayé de profondeur ; mais nous goûtons Thomas l’imposteur tout entier, tel que, dans son unité, il s’offre à nous. Peut-être applaudissons-nous moins souvent, mais, le livre lu, il reste une impression mieux définie et plus d’émotion encore que d’admiration.
Thomas l’imposteur est un constant prodige ; sa réussite émerveille d’autant plus que le ton est plus simple, plus discret1… Une atmosphère de miracle enveloppe tout le livre, où le poète ami des anges circule tout à son aise. Ses héros (ceux, du moins, qui sont les êtres supérieurs et non les grotesques qu’ils côtoient nécessairement) vivent avec facilité et naturel les aventures les plus surprenantes. Guillaume Thomas, mû par un désir ardent d’assister au spectacle de la guerre, adopte naïvement le mensonge que le hasard lui offre et qui, parole magique, lui ouvre toutes les portes. Il ne croit pas, ne pense pas aux obstacles – et aussitôt il n’y a plus d’obstacle à son aventure. Spectateur de nature, il confond rêve, réalité et mensonge dans une même féerie qui l’enchante ; tout lui vient du dehors, parce que, « poète à l’état pur2 », il cherche en chaque chose non pas la vérité, mais le charme, l’émotion, tout ce qui agit sur sa sensibilité, lui donne du bonheur ou des désirs.
De même, la princesse de Bormes, dès l’instant où elle a projeté de voir la guerre, va tout droit à ce but avec une facilité que rien n’arrête ; et son succès ne saurait l’étonner, car, pas plus que Guillaume, elle ne réfléchit sur elle-même. Avide, mais spontanément et sans cruauté, d’assister à ce qui se passe, elle ne songe pas à se regarder vivre.
À peindre de tels personnages, si peu conscients et qui ignorent le monologue intérieur3, Cocteau devait naturellement employer des moyens tout opposés à ceux du roman psychologique. Guillaume ni la princesse ne sont gens à s’expliquer eux-mêmes aux lecteurs : ils sont aussi étrangers que possible au dédoublement de Stendhal ou d’Adolphe (« cette partie de nous-mêmes qui est toujours spectatrice de l’autre4 »). D’un bout à l’autre, le récit « se propose nu5 », et un style extraordinairement juste dans sa simple brièveté dispense de toute analyse. Le caractère presque miraculeux des événements, leur étonnante légèreté écartaient le style discursif qui vise à rendre tout explicite.
L’unité n’est donc jamais rompue, grâce à la continuelle sobriété des moyens et à l’atmosphère de fable qui relie le tout ; et Cocteau semble bien plus sorcier dans cette progression naturelle du récit que naguère, lorsqu’il tirait de ses manches les ballets irréels des Mariés ou les images du Grand Écart. Plus les aventures sont surprenantes, et plus le ton simple et uni de la narration est une qualité séduisante.
Ce n’est pas chose rare, aujourd’hui, qu’un roman bien construit, qu’une nouvelle sobre et logiquement déduite ; mais ces œuvres – Le Diable au corps, Silbermann6, jadis Adolphe – sont sur un autre plan que l’histoire de Cocteau. Leur monde, séparable du monde extérieur, est aussi réel que lui et donne à ces romans le caractère de crédibilité le moins contestable ; ils reçoivent, en outre, de leur méthode analytique – à divers degrés, il est vrai – une unité d’intérêt, un développement normal et logique. La difficulté, de ce côté-là, est bien plus grande sur le plan de la fable, qui est celui de Thomas ; où les événements peuvent inciter à mille gentillesses ; où rien n’est donné ; où il faut tout construire dans une liberté redoutable ; où le dosage du réel et du « surréel » court le danger d’être manqué à chaque instant – et le moindre échec de cette sorte suffirait à détruire le charme. (Peut-être Le Grand Meaulnes, ce livre admirable par son atmosphère d’irréalité vraie et poétique, donnerait-il, en deux ou trois endroits de sa dernière partie, des exemples de tels fléchissements du prodige.) Car le miracle de l’unité d’atmosphère est plus difficile à atteindre dans le récit d’événements miraculeux.
Cette alliance constante et magique du surnaturel avec les faits réels que Cocteau a réussie avec le plus grand naturel peut se nommer de la poésie : on vit un instant dans un monde plus délicat, plus léger. La poésie ne tient pas plus au vocabulaire, à des tableaux ou à des paysages qu’aux rimes : « Son rôle est de dévoiler. Elle montre nues, sous des couleurs qui secouent la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistrent machinalement7. »
Thomas est tout plein de cette poésie-là, celle qui faisait déjà la beauté des vers de Cocteau et de toutes ses œuvres, qui vient ici animer la prose la plus contenue, et qui en reçoit avec une forme accessible, une étroite discipline.
Aussi, la critique de M.R. Gillouin8 m’étonne lorsqu’il reproche un manque de cœur à Cocteau ; pour qui a, comme lui, le sens de cette poésie, il y a plus d’émotion dans la féerie de Thomas que dans les plus graves méditations. Sous le style très nu du narrateur apparemment amusé, on sent autre chose que la joie et le plaisir de réussir un conte. Cette discrétion exquise n’empêche pas que nous soyons touchés profondément, grâce à la puissance du surnaturel et de ce qui, dans l’âme des personnages, répond à ces mystères.
« Il savait bien, lisons-nous à la dernière ligne du Grand Écart, que pour vivre sur terre, il faut en suivre les modes, et le cœur ne s’y porte plus » et « sous quel uniforme cacherai-je mon cœur trop gros9 ? »
Et cette émotion, répandue sous tout le livre, éclate dans les trois lignes pathétiques de la mort de Guillaume.
Guillaume Thomas, par cette émotion et cette féerie, fait songer à Guillaume Apollinaire tel que, par les récits de ses amis, nous le voyons, tel aussi qu’il s’est exprimé dans ses contes. Mais le triomphe de Cocteau, c’est d’avoir créé cette poésie en plein temps moderne, sans recourir aux époques et aux pays classiques de la fable, à l’Orient, au Rhin, au Juif errant. Triomphe d’une sévère simplicité.
Une fois notés ce charme et cette sobriété des moyens, il y aurait encore tout à dire de Thomas : le paysage des dunes, les admirables personnages vulgaires, Madame Valiche ; les scènes de l’évêque ; tout un côté de réalité et d’observations qui soutient et accompagne les aventures plus aériennes, les personnages plus délicats. Triomphe d’un réalisme qui ne devient jamais trop important.
Revue de Belles Lettres, 1923-1924/2, repris dans Empreintes, nos 7-8, mai-juillet 1950. DR.
NOTES
1. On sait que ce récit est en partie autobiographique. Non mobilisable en 1914, Cocteau parvint à se faire engager dans un service d’assurances civiles. Non sans courage, il était allé sous les bombardements chercher les blessés à Reims. Il fut ensuite versé dans une formation de la Croix-Rouge, où ses uniformes fantaisistes indisposèrent les dirigeants. Affecté à une ambulance attachée aux fusiliers marins de Nieuport, Cocteau ne tarda pas à se faire apprécier. Il fut même proposé pour la Croix de guerre. Sa situation irrégulière ayant été découverte, on le renvoya à Paris, où il devait apprendre que presque tous les hommes de son groupe avaient été tués peu après son départ du front. Les souvenirs de ces aventures guerrières inspirèrent l’un des premiers poèmes de Cocteau : Discours du Grand Sommeil (1916-1918), dont les derniers vers sont intitulés : L’adieu aux fusiliers marins (Œuvres complètes, IV, p. 15 sq). Voir Crespelle, p. 162-163. (Note de l'auteur.)
2. Dans la table des matières de Thomas l’imposteur, Cocteau intitule une section : « Un poète à l’état brut ».
3. Inventé par Édouard Dujardin dans Les lauriers sont coupés en 1887, le monologue intérieur retrouve une actualité avec la publication d’Ulysses de James Joyce en 1922.
4. Citation inexacte d’Adolphe de Benjamin Constant (chapitre II) : « Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l’autre. »
5. Citation modifiée d’un vers de Paul Valéry : « Tu penches, grand Platane, et te proposes nu » (« Au platane », Charmes [1922], repris dans Œuvres, édition de Jean Hytier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. I, p. 113).
6. Le Diable au corps de Raymond Radiguet était paru en 1923, Silbermann de Jacques de Lacretelle l’année précédente.
7. Le Secret professionnel, p. 57-58 ; Œuvres complètes, IX, p. 188. (Note de l'auteur.)
8. René Gillouin, écrivain et critique littéraire, publia dans la Semaine de Genève datée du 1er décembre 1923 un article en partie consacré à Thomas l’imposteur, qui se terminait notamment par ces mots : « Maître d’une forme souple et brillante, exquise et forte, il ne saurait avoir plus d’esprit, mais il peut avoir plus de pensée, il ne saurait avoir plus de sensibilité, mais il peut avoir plus de cœur. » (« Retour sur Édouard Estaunié, François Mauriac et Jean Cocteau », repris dans Esquisses littéraires et morales, Paris, Bernard Grasset, 1926, p. 123).
9. Jean Cocteau, Le Grand Écart [1923], repris dans Œuvres romanesques complètes, édition de Serge Linarès, préface d’Henri Godard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 336.