Trois lettres1
[Peu avant le 25 décembre 1910]
Mon ami,
Vos lignes silencieuses se sont adressées à moi avec une scintillation amie et lointaine d’étoile qui m’a rempli de tendresse et de rêve. Je vous remercie. Je ne vous ai plus fait signe quand je suis sorti pour ne pas vous ennuyer. Mais j’ai parfois pensé à vous et formé avec la vaine indiscrétion des amis et des philosophes des vœux inutiles ; par exemple que quelque événement vous isole et vous sèvre des plaisirs de l’esprit, laisse le temps en vous de renaître après un jeûne suffisant une faim véritable de ces beaux livres, de ces beaux tableaux, de ces beaux pays, que vous feuilletez aujourd’hui avec le manque d’appétit de quelqu’un qui a fait des visites de jour de l’an toute la journée où il n’a cessé de manger des marrons glacés. C’est selon mon pronostic – parfois clairvoyant pour autrui s’il est toujours impuissant pour moi-même – la pierre d’achoppement à craindre pour vos dons merveilleux et stérilisés. Mais la vie que je vous souhaiterais serait peu agréable pour vous, du moins tels qu’en ce moment se peuvent – du sein d’une tout autre – former vos désirs. Aussi fort heureusement mes vœux seront-ils inutiles et rien ne sera changé. Pour la continuation de votre plus grand agrément – et peut’être sans dommage pour votre bien. Car intellectuellement comme physiologiquement,
le régime est moins puissant que le tempérament, et il y a des gens qui marchent dix heures par jour sans jamais maigrir et d’autres qui font cinq repas sans engraisser.
Si je t’aime
Si tu m’aimes
Si on s’aime Adieu
M.P.
Je vous envoie du gui pour Noël.
***
[Peu après le 21 mai 1917]
Cher Jean
Si je n’avais une telle crise aujourd’hui je voudrais vous dire – et pour Monsieur Picasso – les éternuements et le spleen que provoque inlassablement en moi le bleu dominical aux astragales blanches de l’acrobate incompris2, dansant
Comme s’il adressait des reproches à Dieu3.
Je vis avec cette nostalgie.
Les autres ballets étaient quelconques4. Celui-là poignant et continue à développer en moi je vous dirai quels regrets. Je revois le cheval mauve comme le Cygne
avec ses gestes fous,
Comme les exilés ridicule et sublime
« Et puis je pense à vous. » À vous, Jean, et je pense aussi à 1’« écossais » de la petite fille, si touchant, de la petite fille qui freine et met en marche si merveilleusement. Quelle concentration dans tout cela, quelle nourriture pour des âges de famine et quel chagrin quand j’avais encore des jambes de n’avoir pas fréquenté la poussière des cirques et tout ce dont j’ai ce soir la déchirante pitié.
Merci cher Jean de m’avoir aidé de toute façon d’aller chercher au Châtelet
Le seul pain si délectable
Que ne sert pas à sa table
Le monde que nous suivons5.
Comme Picasso est beau.
Tendrement à vous
Marcel
***
[Peu avant le 19 juin 1919]
Mon cher Jean
Je lis, je relis Le Coq et l’Arlequin avec émerveillement. Il n’y a pas une pensée qui ne soit profonde, ni une expression d’un bonheur incroyable. On croit vous entendre quand on lit la Source désapprouve presque toujours l’itinéraire du fleuve6. Les pensées sous le sous-titre de sens « ce qui est désagréable c’est leur bonne musique7 » est particulièrement étonnant. J’adhère entièrement à « peu importe leur orifice8 », car je pense que vous ne le retournez pas contre les œuvres longues. Que nous pensions de même tout le temps sur l’art de l’Époque9, si vous avez vraiment lu Swann et rien que ce que vous avez lu de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le prouve. Mais cela (que vous avez trouvé de votre côté) vous l’exprimez mieux. J’envie vos formules saisissantes. Toute la contribution à l’histoire de Parade m’intéresse à un point ! La sortie de scène de Nijinsky est étonnante. Il y a des contradictions entre certaines pensées (par exemple Il faut crier à bas Wagner avec Saint-Saëns10 et Comment ne pas défendre Strauss contre ceux qui l’attaquent en faveur de Puccini11). Et cela me ravit car j’aime qu’on montre les différentes faces. Je me contredis tout le temps.
À propos de Saint-Saëns je dois dire que jamais un musicien ne m’a autant emmerdé (Gounod dans Faust encore plus) et que j’ai été confondu d’entendre Stravinsky dire que sa Symphonie en ut mineur était un chef-d’œuvre supérieur à tout Franck. Malgré cela je trouve tout de même dur de le mettre dans le même sac que Charpentier ou Bruneau12. La seule chose où je ne serais peut-être pas d’accord avec vous c’est sur la musique de tous les jours13, du moins considérée comme seule musique pour toujours. Il y a des époques (après « le Temple qui fut14 ! » Quelle niaiserie dans la préciosité) où il est nécessaire de préférer le pair, mais cela n’empêche pas (et je ne suis pourtant pas un admirateur de Verlaine15) qu’à d’autres époques il devient nécessaire de préférer l’impair16. Personnellement je préfère le pair. Si je ne vais pas jusqu’au « litre17 », c’est que ce serait de ma part une affectation aussi grande que de parler d’« amphores », bien qu’inverse, parce que je n’ai pas eu la chance, sauf au temps de mon service militaire fait trop jeune, de voir des « litres ».
Vous savez que je suis très réaliste dans ma vie. Je n’ai jamais essayé d’ameublement « artiste », j’ai eu du liège quand j’avais du bruit etc. Mais pour moi parler de « litres » ce serait du romantisme. J’ai toujours à cause de mon état de santé fait venir à domicile les personnes qui en usaient. Une dernière objection pour vous montrer la sincérité de l’admiration. Je déteste Wilde (ou plutôt je ne le connais pas) et je m’efforce de ne pas me complaire à Strauss. Mais eût-il pris une plaisanterie légère pour thème d’une œuvre grave que ce ne serait pas une condamnation. C’est arrivé cent fois dans la Littérature. Dans la peinture le contraire arrive souvent. Si on jugeait d’après l’Évangile la peinture religieuse de la Renaissance ! Si Racine avait tiré Phèdre d’un lever de rideau grec, sa Phèdre n’en serait pas moins belle. Quelle belle phrase sur l’artiste original et la copie18. Quelle joie de vous entendre dire Chardin, Ingres, Manet19. Malheureusement je n’ai jamais vu de Cézanne. Où peut-on en voir ?
Mille tendresses de votre
Marcel
NOTES
1. Nous reprenons ici trois lettres publiées par Philip Kolb dans la Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, respectivement t. X, 1983, p. 233-234, et t. XVI, 1988, p. 143 et t. XVIII, 1990, p. 267-268. Nous nous inspirons des notes très précises de Philip Kolb pour notre annotation.
2. Le ballet Parade fut représenté en mai 1917 au théâtre du Châtelet par la compagnie des Ballets russes de Serge de Diaghilev, avec la collaboration de Jean Cocteau pour le livret, de Pablo Picasso pour les décors et les costumes, d’Erik Satie pour la musique et de Léonide Massine pour la chorégraphie. Il met en scène trois managers et des artistes
(des acrobates et une Petite Fille américaine) qui cherchent désespérément à convaincre le public d’assister au spectacle dont ils font la parade.
3. Cette citation et les deux suivantes sont tirées du poème de Charles Baudelaire, « Le Cygne », Les Fleurs du Mal.
4. Soleil de nuit (danses russes), avec une musique de Nikolaï Rimski-Korsakov, des décors et des costumes de Michel Larionov et une chorégraphie de Léonide Massine ; Petrouchka, avec une musique d’Igor Stravinsky, un décor et des costumes d’Alexandre Benois et une chorégraphie de Michel Fokine ; Les Femmes de bonne humeur, avec une musique de Domenico Scarlatti, des décors et des costumes de Léon Bakst et une chorégraphie de Léonide Massine.
5. Citation retouchée des Cantiques spirituels de Jean Racine : « C’est ce pain si délectable / Que ne sert point à sa table / Le monde que vous suivez. »
6. Citation exacte du Coq et l’Arlequin. Notes autour de la musique, Paris, Éditions de la Sirène, 1919, p. 13.
7. Ibid., p. 17 : « La mauvaise musique méprisée par les beaux esprits est bien agréable. Ce qui est désagréable, c’est leur bonne musique. »
8. Ibid., p. 29 : « Petite œuvre. Il y a des œuvres dont toute l’importance est en profondeur – peu importe leur orifice. »
9. « Lorsqu’une œuvre semble en avance sur son époque, c’est simplement que son époque est en retard sur elle. » (Ibid., p. 14).
10. Voir ibid., p. 21-22.
11. Voir ibid., p. 16.
12. Les compositeurs Gustave Charpentier (1860-1956) et Alfred Bruneau (1857-1934).
13. Voir Le Coq et l’Arlequin, p. 31 : « Assez de nuages, de vagues, d’aquarium, d’ondines et de parfums la nuit ; il nous faut une musique sur la terre, une musique de tous les jours. »
14. Et la lune descend sur le temple qui fut appartient au cycle Images de Claude Debussy (1907).
15. Allusion à l’« Art poétique » de Verlaine (Jadis et Naguère, 1884).
16. Voir Le Coq et l’Arlequin, p. 30-31.
17. Voir ibid., p. 32 : « Une Sainte Famille n’est pas nécessairement une Sainte Famille ; c’est aussi une pipe, un litre, un jeu de cartes, un paquet de tabac. »
18. Voir ibid., p. 50 : « Un artiste original ne peut pas copier. Il n’a donc qu’à copier pour être original. »
19. Voir ibid., p. 36 : « Depuis dix ans, Chardin, Ingres, Manet, Cézanne dirigent la peinture d’Europe et l’étranger vient mettre chez nous ses dons ethniques à leur école. »
***
En 1915, Proust s’essaie sur un carnet de notes à un pastiche du style alambiqué de Cocteau dans la revue Le Mot. Nous suivons la transcription fidèle qu’en a proposée Emily Eells dans le Bulletin d’informations proustiennes (no 12, 1981, p. 78), mais nous optons pour le dernier état du texte dans un souci de lisibilité.
Nous voudrions vous dire un mot. Sans doute nous admettrons bien pour la nécessité des Iliades futures l’apostrophe du vol au vent à la Cariatide. Mais malgré Ingres et Degas – qui reste sublime – le Mot ne croit pas qu’il soit imprudent d’ôter aux talons du Discobole le délice bienfaisant des boules d’eau chaude. Le « Mot » a toujours reconnu qu’au fond de tous les passe-montagnes est notre Phidias. Mais le danger est qu’en allant à sa recherche on ne rencontre à sa place Abel Faivre ou ce qui serait pire encore Marinetti1.
NOTE
1. Le caricaturiste Abel Faivre, auteur d’affiches de propagande belliciste, et l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti, apologiste de la guerre dans le Manifeste du futurisme (1909).