Cocteau laisse l’entier usage de son œuvre au questionnement identitaire. Écrivain, cinéaste ou dessinateur, il demeure inquiet de sa personne, de ses contradictions comme de ses fêlures. Après le faux départ des trois premiers recueils de vers, son renouveau poétique n’est-il pas comptable, à en croire Le Potomak (1913-1914), d’une confrontation avec son intériorité la plus enfoncée, celle que le vertige de la mort saisit et que mine le sentiment de l’invisible ? Dans son cas, la labilité du sujet n’a d’égale que la variété des moyens d’expression, lesquels relèvent du dessin (Le Mystère de Jean l’Oiseleur, monologues, 1925) comme du film (Le Sang d’un poète, 1930), du théâtre (Orphée, 1927) comme de la correspondance (Lettre à Jacques Maritain, 1926), de l’autofiction (La Fin du Potomak, 1940), ou de l’article de presse (Portraits-souvenir, 1935). Le journal n’en recueille pas moins avec prédilection les épanchements de l’intime, quelle que soit son orientation thématique ou sa forme générique. Une cure, une réalisation, un voyage préludent respectivement à l’écriture d’Opium. Journal d’une désintoxication (1930), de La Belle et la Bête. Journal d’un film (1946), de Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre (1949). Retrouvons notre enfance (1935) tient, quant à lui, du reportage, Le Passé défini (1951-1963) du diarisme et La Difficulté d’être (1947) de l’essai. Ce dernier titre constitue, avec Journal d’un inconnu et Démarche d’un poète (1953), un triptyque qui cerne la question du moi par chapitres à thèmes. Cocteau ne s’y conçoit pas dans le fil d’une rétrospection autobiographique, ni même dans le cours d’une relation journalière du vécu. Il s’y appréhende par facettes, sous autant d’angles qu’il y a d’intitulés, quitte à reconduire au sein de chacun des trois livres le régime de la multiplicité qui caractérise dans son œuvre les approches diversiformes de sa propre individualité. Dans ces conditions, rien n’est plus étranger à Cocteau que la vision essentialiste du sujet, et rien plus familier que la conception relativiste et relationnelle de la personnalité. Ainsi qu’en témoigne le triptyque d’après-guerre, les forces de la dispersion circonstancielle et psychologique qui menacent l’intégrité de son identité n’en rencontrent pas moins, dans l’esprit de Cocteau, l’opposition d’une éthique artistique aspirant à l’accomplissement esthétique de soi. C’est précisément à mesurer la magnitude de ces tensions contraires que sera consacré le présent article.
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Être de passage
L’œuvre de Cocteau, s’absorbant dans l’exploration de l’intériorité, pourrait s’arranger de la démarche autobiographique. Si elle n’aborde le récit de vie que par bribes (par exemple dans Portraits-souvenir), c’est qu’elle accorde un crédit des plus modéré à la chronologie de l’existence et à la téléologie de l’identité. Le chapitre de Journal d’un inconnu intitulé « Des distances » entend prouver par arguments l’inconsistance de la temporalité1. Ce faisant, il oppose un désaveu implicite à toute entreprise de remémoration ordonnée. Quant au chapitre consacré à la mémoire, il en évoque le fonctionnement associatif, inconscient, indifférent à la linéarité de l’histoire comme à l’évolution du tempérament (JI, 153-165). Journal d’un inconnu dispose pourtant d’un titre dont le programme suggère au lecteur une narration continue et, associé au nom de l’auteur sur la couverture, un plaidoyer pro domo qui, tout en renversant de façon paradoxale la célébrité en anonymat, n’en proteste pas moins de la réalité d’une personnalité. La Difficulté d’être s’ouvrait déjà sur l’annonce d’une réhabilitation individuelle à l’heure de la récapitulation testamentaire : « J’ai passé la cinquantaine. C’est dire que la mort ne doit pas avoir à faire bien longue route pour me rejoindre » (DE, 861), écrit Cocteau à l’attaque du chapitre liminaire, avant d’ajouter : « Si je regarde autour de moi (en ce qui me concerne) je ne découvre que légendes où la cuiller peut tenir debout. […] Ni dans l’éloge ni dans le blâme je ne rencontre la moindre tentative afin de démêler le vrai du faux. » Il n’en demeure pas moins que La Difficulté d’être sonne, dès le deuxième chapitre, l’échec du récit d’enfance, si attendu du genre autobiographique (« On ne communique pas davantage cette sorte de souvenirs que les épisodes d’un rêve. », DE, 864), et exprime le désarroi né d’une « mémoire n’ayant plus de lieu », plus d’assise. Quant à l’identité, elle est donnée dans cet ouvrage autocentré pour un composé de soi avec autrui : « J’aime les autres et n’existe que par eux. […] Sans eux je suis fantôme » (DE, 894).
Dénégation du temps, confusion de la mémoire, altérités du moi, ce sont là autant de freins au suivi de la tradition autobiographique telle que Rousseau l’a fixée, alors même que l’intention justificative de La Difficulté d’être et de Journal d’un inconnu invitait à la modélisation des Confessions. Du reste, Cocteau n’en avait-il pas vanté le « legs humain » dans une longue étude datée de 1939, où il inclinait à se projeter dans la figure du philosophe persécuté par les Encyclopédistes2 ? La préférence qu’il accorde dans ses proses intimes à l’influence de Montaigne sur celle de Rousseau tient précisément à la contestation du temps compté et à l’expérience d’un moi ondoyant. Non content de citer l’auteur des Essais (DE, 894 ; JI, 207) et d’en célébrer le style (JI, 38), il adopte le latinisme de ses intitulés dans La Difficulté d’être comme dans Journal d’un inconnu, et suit sa voie de façon plus ou moins déclarée à la faveur de thématiques communes, voire de poétiques convergentes. Comme Montaigne3, il touche notamment au thème des caprices de la mémoire (JI, 153-165), et inscrit son écriture sous le régime de la conversation : « De l’art de conférer », huitième chapitre du troisième livre des Essais, fait explicitement office de paradigme énonciatif au seuil de La Difficulté d’être, dont il alimente le protocole de causerie familière avec le lecteur : « Je […] me venge sur cette feuille de ne pouvoir me livrer au seul sport qui me plaise, que 1580 appelait conférence, et qui est la conversation. » (DE, 862).
La proximité avec Les Essais n’est jamais mieux déclarée qu’avec la double reprise d’une de ses plus célèbres sections : « De l’amitié » (DE, 894-896 ; JI, 191-208). La reconduction du motif, un journal après l’autre, en trahit la position centrale dans l’esprit de Cocteau, dont le cas démontre, on ne peut mieux, que les « expériences relationnelles sont, comme l’écrit Frédéric Worms, la source de notre individualité réelle4 ». Cocteau reconnaît en Montaigne un prédécesseur parce qu’il en sait la personnalité suspendue au contact d’autrui. Il s’approprie ainsi son mode démonstratif, qui en passe par la citation et l’exemple, ces deux manifestations de l’altérité dans le discours de l’essayiste renaissant. Le chapitre sur l’amitié dans La Difficulté d’être en appelle aux propos du prince de Polignac, de Max Jacob et de Verlaine ; son pendant dans Journal d’un inconnu aux exemples de Wagner, de Nietzsche ou de Whitman. Certes, la question de l’homosexualité, effleurée par Montaigne5 et traitée par Cocteau (JI, 200-204), favorise leur rapprochement, mais leur parenté symbolique se fonde, pour le poète, sur un principe beaucoup plus décisif : le rapport à autrui qui, sur le plan des lectures comme sur celui des attachements, conditionne l’individuation de Montaigne écrivain. Comme chacun sait, l’expression de soi dans Les Essais transite par la parole d’autorité des anciens, qui étend sa domination sur l’édition de 1580, et par la figure de La Boétie, dont la privation définitive motive par compensation l’élaboration du premier livre. Construite autour du centre vide de feu La Boétie et de ses sonnets manquants, la version initiale des Essais tient du dialogue avec les défunts (ami mort comme auteurs passés), et fait de la fréquentation des absents le moteur d’une authentique expérience du sentiment d’exister à part soi. Cocteau n’envisagerait pas Montaigne comme son principal modèle s’il n’établissait entre eux des liens de solidarité au regard de leur sensibilité aux influences et de leur vulnérabilité au deuil. De fait, La Difficulté d’être, plus encore que Journal d’un inconnu, se montre hantée par les fantômes des plus chers disparus de Cocteau. L’inventaire en est dressé au terme du chapitre « De l’amitié » :
L’avion de Garros brûle. Il tombe. Jean Le Roy range mes lettres en éventail sur sa cantine. Il empoigne sa mitrailleuse. Il meurt. La typhoïde m’emporte Radiguet. Marcel Khill est tué en Alsace. La Gestapo torture Jean Desbordes. (DE, 896)
Radiguet est d’ailleurs le premier des amis et le seul des amours de Cocteau à bénéficier d’un chapitre à son nom (DE, 871-873) pour être de tous le plus regretté. Dans Journal d’un inconnu, Cocteau commence aussi par déplorer « la liste de [ses] deuils » (JI, 192), mais s’il se garde de la détailler, c’est que l’emprise de la mort sur les siens lui paraît alors moins tenace. Un cran au-dessus de La Difficulté d’être, où il dit opposer « l’instinct paternel » pour Édouard Dermit à « l’amitié de machines qui tournent trop vite et s’usent dramatiquement » (DE, 896), il se plaît alors à évoquer et son « fils adoptif », et sa « jeune hôtesse » (JI, 199), Francine Weisweiller. Mais ces déclarations n’ont-elles pas pour vertu première de conjurer l’angoisse de nouvelles pertes ? Et le redoublement des variations sur le thème de l’amitié, marqué au coin de la mort depuis le précédent de Montaigne, ne laisse-t-il pas percer chez Cocteau les séquelles des traumatismes causés par les deuils successifs ?
La dispersion suspendue
L’empreinte des Essais dans les journaux de Cocteau se devine aussi à la fréquence des digressions qui, sans être inadéquates au thème indiqué en tête de chapitre, s’en écartent momentanément. Pour preuve, la section « De la mesure » de La Difficulté d’être, où la démonstration de l’existence d’un « rythme interne » (DE, 902) sollicite en bonne logique l’œuvre de Proust comme exemple d’algèbre littéraire, mais se prête ensuite à une longue évocation de sa personne sous forme de portrait funèbre (903-905). Au terme du passage, conscient de son embardée, Cocteau prévient les critiques sans pleinement convaincre : « Revenons aux mesures. Je m’attarde à dessiner Proust parce qu’il illustre bien ma thèse » (DE, 905). Ce goût pour les écarts du raisonnement se rencontre évidemment sous la plume d’un écrivain qui entend offrir au lecteur le cours heurté et fluctuant d’une conversation. À l’échelle d’un chapitre particulier comme aussi d’un ouvrage à la continuité toujours compromise, il résulte surtout de l’effet disruptif du discours intime sur l’écriture de Cocteau. L’ascendant de Montaigne ne s’exercerait pas autant sur lui s’il ne confortait une propension ancienne à parler de soi par bribes et par détours, « à sauts et à gambades6 ». Ainsi, les romans les moins fidèles à la narration linéaire (Le Potomak, La Fin du Potomak) prennent Cocteau pour sujet d’autofiction et travaillent à la cristallisation de son identité de poète sous le gouvernement de la disparate et de la contradiction. Le suivi discursif est très souvent à proportion de l’éloignement du moi, y compris dans les journaux par chapitres. Décentré de lui-même, l’auteur du Journal d’un inconnu déroule sans anicroche l’« histoire féline » (JI, 147), inspirée de Keats7. Cette nouvelle, tout entière poussée à l’effet de la chute, n’en pose pas moins la question de la crédibilité du poète dans un monde sourd à sa parole d’outre-monde. À l’instar du conte « Vladimir le victorieux » et de l’« Anecdote » de La Fin du Potomak, elle tient lieu de parenthèse extradiégétique dans un ensemble autrement plus décousu, que polarise l’expression subjective, dépouillée d’individualités ou d’histoires d’emprunt.
Ce n’est pas que Cocteau ne parvienne pas à tenir sur lui un propos cohérent ; c’est qu’il peine à lui conférer une rythme de longue haleine et à en réguler le souffle dès qu’il ne recourt pas aux substituts – figures du passé ou personnages de fiction. Pour s’en convaincre, comparons les deux chapitres du Journal d’un inconnu dont les sujets s’apparentent le plus aux thèmes des essais de Poe. « De la naissance d’un poème » (JI, 45-56) et « Des distances » (167-190) ne sont pas sans rappeler La Genèse d’un poème (1846) et Eureka (1848), fût-ce a contrario. Cocteau relate la rédaction de L’Ange Heurtebise comme Poe la composition du Corbeau, mais, à la différence de son prédécesseur dans la révélation de la fabrique poétique, il entend rabattre sur l’action de l’invisible la mathématique de l’écriture tout en contestant, à l’égal de l’auteur américain, le rôle du hasard ou de l’intuition dans le processus créateur. Le chapitre « Des distances » est, au même titre qu’Eureka, une tentative de poésie de la connaissance mais, non content d’isoler le seul problème des rapports du temps et de l’espace, il élabore une vision empirique de l’univers qui n’a ni l’appareillage scientifique ni l’amplitude théorique du traité de Poe. Au surplus, dans l’un et l’autre cas, Cocteau est loin d’user d’une rhétorique aussi charpentée que Poe. Sa pensée adopte une allure plus saccadée et se trouve disposée en archipels, séparés par des astérisques. Elle prête même le flanc à un métadiscours qui en fragilise l’assiette. Au terme de la réflexion sur les « distances », Cocteau se constate impuissant à la démonstration en forme :
Ah ! combien j’aimerais ne pas tourner en rond et savoir orchestrer ce chapitre. J’y suis, hélas ! inapte et souhaite qu’il serve de motif à quelque orchestration savante. Cette orchestration, j’en suis incapable, car le don que je possède est à l’encontre de l’intelligence. (JI, 189)
Quant à la section « De la naissance d’un poème », elle commence par l’aveu de difficultés à écrire (JI, 45-46) et se donne pour le fruit d’un accouchement pénible. La mise en avant de l’acte d’écriture, que ce soit en amont ou en aval du texte, dévoile le manque de maîtrise de l’auteur sur lui-même et hisse chaque chapitre au rang de défi et de performance.
S’il est vrai que Cocteau se montre aux prises avec son penchant à la dispersion, il n’a de cesse de lui opposer un travail de composition qui en amortit l’incidence. Il instaure, de chapitre en chapitre, un système d’échos dont il espère qu’il unifiera les parties de La Difficulté d’être comme du Journal d’un inconnu. Ce dernier est le mieux rassemblé des deux ouvrages. Le thème de l’invisible en fournit le leitmotiv, division après division. À ce titre, le chapitre inaugural (« De l’invisibilité ») est une entrée en matière pleinement justifiée. C’est à ce leitmotiv que Cocteau revient dès qu’il menace d’emprunter une voie de traverse. Ainsi, dans « D’un morceau de bravoure » : « Revenons à notre mesure, à ce duel entre le visible et l’invisible, et dont le procès-verbal cherche à nous entraîner trop loin » (JI, 83), écrit-il après avoir constaté sa divagation. D’autres types de renvoi favorisent l’agrégation des différents chapitres. À son amorce, « D’une justification de l’injustice » fait explicitement retour à « De la naissance d’un poème » (JI, 101), laquelle section annonce plus subtilement l’objet de la suivante (« De l’innocence criminelle ») en s’achevant sur l’exemple du procès de Jeanne d’Arc. Sans thème moteur aussi prononcé, La Difficulté d’être n’est pourtant pas exempte de facteurs d’unité. Entre autres, le chapitre « De mes évasions » perpétue, dans le premier paragraphe, le souvenir de Jeanne d’Arc (DE, 876) rappelé au terme du précédent (875). Avec un sens consommé de l’agencement macrostructural, Cocteau évoque ses domiciles à des endroits stratégiques : sa maison de Milly-la-Forêt dans la préface et la postface (DE, 860, 979), ses résidences successives dans le chapitre médian de l’ouvrage (« Des maisons hantées »). Le lieu d’habitation apparaît alors comme le point d’ancrage d’une vie vagabonde, d’une identité en mal de fixation. Le spectacle de la neige tisse un nouveau lien entre les extrémités de La Difficulté d’être : paysage de la genèse au premier chapitre pour l’écrivain en convalescence à Morzine (DE, 862), la neige devient, dans la postface, l’espace d’inscription de son existence, métaphorisée en tracé de traîneau (979). Autant dire qu’elle se voit intériorisée et convertie en une image à double entente : elle permet de représenter sur sa blanche étendue autant le déroulement d’une vie que le dessin d’une écriture. La fin du journal consacre donc, par un effet de réflexivité implicite, la métamorphose d’une expérience de repos solitaire en occasion de salut artistique.
Ecce homo
Cocteau emploie les journaux à réaliser sa vocation poétique, à rebours de la dilution du vécu. S’il les conçoit par chapitres, c’est pour mieux conférer, dans la mesure du possible, forme et sens à son identité en mouvement. Le sentiment de la débâcle individuelle l’incite d’autant plus à tenter la sublimation esthétique que l’âge atteint ses forces vives, au tournant des années 1940. Constatant que sa « machine se démembre chaque jour » (DE, 966), il s’adonne au travail, car :
C’est le seul moyen qui me rende possible d’oublier mes laideurs et d’être beau sur ma table. Ce visage de l’écriture étant somme toute mon vrai visage. L’autre, une ombre qui s’efface. Vite, que je construise mes traits d’encre pour remplacer ceux qui s’en vont.
C’est très certainement de la lecture de Nietzsche, un de ses auteurs de prédilection, que Cocteau retire pareille conception d’une création réparatrice et salvatrice. En mentionnant Ecce homo dans un sous-titre de Démarche d’un poète8, il lève d’ailleurs le voile sur la deuxième inspiration majeure, après Montaigne, de son triptyque intime. Les évocations, a priori périphériques, du Jeune Homme et la Mort et de L’Aigle à deux têtes (1946) au terme de La Difficulté d’être (DE, 966-973 et 981-982), comme la description d’Œdipus Rex (1952) au sortir du Journal d’un inconnu (JI, 219-230) ne sont pas sans accointances avec le bilan bibliographique que dresse Nietzsche dans l’avant-dernière section d’Ecce homo pour mieux constituer son œuvre en
accomplissement de soi, en résolution volontaire d’un destin personnel. Démarche d’un poète n’est pas en reste de références à l’œuvre effectuée. Cet opuscule apparaît, de tous les journaux, le plus enclin à consacrer des rubriques à des productions particulières, en l’occurrence plastiques : tableaux du début des années 1950 (DP, 129-130), tapisserie de Judith et Holopherne (153-154) et « dessins d’Orphée » (155). Il participe d’une verbalisation du sentiment d’accéder à soi par l’activité créatrice, dont les accents rappellent Ecce homo et son sous-titre empreint de quête ontologique dans la phénoménalité des actions (« Comment on devient ce qu’on est »).
Les conditions de la genèse de La Difficulté d’être aidèrent sans doute au souvenir de l’exemple de Nietzsche, dont l’influence s’étend sur Cocteau depuis Le Potomak9. Selon toute hypothèse, la convalescence hivernale à Morzine constitua, pour lui, une invite à se remémorer le philosophe de Sils-Maria. L’avant-propos d’Ecce homo mentionne la Haute-Engadine et l’« atmosphère des hauteurs », « l’air […] vif10 » de l’œuvre, quand la préface de La Difficulté d’être, avant le chapitre sur la conversation, portraiture déjà Cocteau à la montagne, tout à la mémoire de ses séjours d’enfant en Suisse (DE, 859-860). Dans ce texte, l’allusion de Cocteau au suicide paternel, qui métaphorise la sensation procurée par le funiculaire – « profonde décharge de chevrotine dans les tempes » (DE, 860) –, suggère même, au-delà de l’admiration intellectuelle, la cause affective de son rapprochement avec Nietzsche. La première section d’Ecce homo (« Pourquoi je suis si sage ») s’ouvre, en effet, sur un autoportrait en orphelin qui n’est pas sans rapport avec la situation de Cocteau, lui aussi privé, très jeune, de père et proche de sa mère, sa vie durant :
La chance de mon existence, ce qui en fait peut-être le caractère unique, tient à la fatalité qui lui est inhérente : je suis, pour m’exprimer sous une forme énigmatique, déjà mort en tant que mon propre père ; ce que je tiens de ma mère vit encore et vieillit en moi11.
À la similitude des contextes familiaux s’ajoute une certaine convergence des représentations de soi. Cocteau épouse l’élan d’une identification au Christ que promet l’intitulé Ecce homo, même s’il ne lui oppose pas, comme Nietzsche, la figure de Dionysos12 faute de dualité aussi réfléchie comme d’espoir aussi nourri dans le dépassement des contradictions. Postérieur au poème La Crucifixion (1946), où l’écriture poétique s’apparente à une Passion en chambre, son triptyque échappe d’autant moins au rapprochement implicite avec Jésus que Cocteau en partage les initiales sacrées et se conçoit, toutes proportions gardées, en « Homme de douleurs », soumis aux outrages de la célébrité et du malentendu. Dans Journal d’un inconnu (JI, 119) comme dans Démarche d’un poète, il se réclame, prenant leçon de l’Évangile (Luc, 9 : 24-25), de la « race du Qui perd-gagne », qui « implique une sorte d’échec dans le visible, sans quoi aucune victoire n’est profonde » (DP, 149). Avec l’identification au Crucifié, le Nietzsche d’Ecce homo confirme Cocteau dans la figuration du poète en surhomme moqué de tous qu’il a, pour Le Potomak, empruntée à Ainsi parlait Zarathoustra en cultivant l’image du danseur de corde, exposé à la risée et menacé de chute13. Mieux que Rousseau, il offre à Cocteau matière à alimenter son sentiment de persécution parce qu’il en généralise l’affection à la condition du grand artiste, tout entier porté à coïncider avec son être accompli dans la destinée.
Pour Cocteau, l’autorité de Nietzsche a aussi ceci de supérieur à l’exemple de Rousseau qu’elle propose au discours sur soi une esthétique disruptive, conciliable avec le modèle montaignien. Nietzsche lui-même ne se reconnaît-il pas « quelque chose de la fantaisie capricieuse de Montaigne dans l’esprit et […] peut-être dans le corps14 » ? La philosophie « au marteau », à dessein d’en finir avec l’idéalisme, sape la rhétorique en forme. Comme dans Le Gai Savoir (1882), elle s’incarne en aphorismes secs, en paragraphes courts, et ne répugne ni aux fluctuations, ni aux contradictions suivant le cours d’une pensée en constant devenir. Dans « D’une conduite » (JI, 209-214), dernière section du Journal d’un inconnu avant la « lettre finale » et le post-scriptum, Cocteau s’inspire ainsi du caractère synthétique des « Maximes et pointes » qui amorcent Le Crépuscule des idoles (1888). Comme Nietzsche dans Ecce homo15, il y considère « le métaphysique comme le prolongement du physique » (JI, 213), en édictant des règles comportementales. Sans doute croise-t-il cette influence avec l’ascendant de Baudelaire, qui énonce également une hygiène de vie dans Mon cœur mis à nu. Il n’en demeure pas moins sous l’emprise principale de Nietzsche, dont l’enseignement le convie à être « le maître et le formateur de [soi]-même16 » face au tragique de l’existence.
La sculpture de soi
Cocteau appartient à cette catégorie de créateurs qui, de Brummel à Baudelaire, ou de Wilde à Nietzsche, aspirent à esthétiser la vie. Dans son triptyque intime, le lecteur assiste, pour reprendre la réflexion de Michel Foucault lors d’un séjour d’enseignement en Amérique, à « la formation et [au] développement d’une pratique de soi qui a pour objectif de se constituer soi-même comme l’ouvrier de la beauté de sa propre vie17 ». Il s’agit pour Cocteau d’échapper à l’insignifiance du quotidien, d’envisager ses jours en artiste, de faire de sa « ligne » propre une « thérapeutique » existentielle à suivre et à préserver (DE, 963). Entre paroles de contrition et protestations d’intégrité, déclarations d’intention et positions de défense, ses journaux sont truffés de codes de conduite qui témoignent d’une lutte contre ses adversaires autant que contre ses travers. Au terme de l’autoportrait dispersé qu’ils font de l’auteur, La Difficulté d’être et Journal d’un inconnu procèdent significativement, avec « De la ligne » et « D’une conduite », à un recentrement sur des principes de vie prônant « l’engagement solitaire » (DP, 145) sur la voie d’une création généralisée à tout l’être.
Encore convient-il de ne pas assimiler à de l’esthétisme la démarche de Cocteau. Le soi artistique dont il se réclame subordonne la quête de beauté à l’acquisition d’une éthique, d’un « progrès moral » (DE, 963). En ce sens, Cocteau n’est pas étranger à l’état d’esprit occidental de son époque tel que l’appréhende la pensée de Foucault. Il s’émancipe de la morale chrétienne, qui distingue le mal et le bien, le juste et l’injuste, le permis et le défendu, mais en intériorise les catégories sous forme d’éthique. Celle-ci pourrait expliquer son addiction à l’« aveu » (DP, 151) dans les essais intimes. Les journaux de Cocteau n’adaptent rien moins à son cas que le dispositif confessionnel afin d’obtenir l’absolution d’un lecteur dont le statut relève moins du confident que du directeur de conscience. En vérité, ils donnent la mesure du combat intérieur que se livrent en Cocteau deux types d’examen de soi : celui impudique et culpabilisateur, légué par le christianisme, celui réservé et pacificateur, issu de la tradition antique dont s’inspire Nietzsche. En effet, Épicuriens et Stoïciens enseignaient, d’après Foucault, la nécessité d’un dialogue avec soi-même en vue d’une réforme harmonieuse de la personnalité, rendue plus solide et plus heureuse à travers les pratiques conjuguées de l’entraînement, de l’ascèse, de la méditation et de l’examen. Dans ses journaux, Cocteau se signale par ses efforts pour accéder au bonheur sans remords. Par exemple, son « aveu » de Démarche d’un poète consiste à mettre son sentiment présent de plénitude sur le compte d’une discipline amicale :
Et maintenant, je dois avouer l’impardonnable, le scandale, dans une période qui méprise le bonheur : « Je suis heureux. » Et je vais vous confier le secret de mon bonheur. Il est simple. J’aime autrui. J’aime aimer. Je hais la haine. Je m’efforce de comprendre et d’admettre. […] Et chaque soir, je me couche heureux si je n’ai nui d’aucune manière à mon prochain. (DP, 151)
Reste que de telles déclarations étouffent si peu les manifestations de repentir, de souffrance et d’angoisse qu’elles se limitent à porter la promesse d’un plein épanouissement. Le restant des journaux est d’une eau bien plus trouble, agitée par la croyance au sacrifice artistique plus que par le souci de l’esthétique personnelle. Dès lors, formons l’hypothèse suivante : si l’entreprise de création y est vécue comme un sacerdoce et un drame, non comme une libération et un accomplissement, c’est que Cocteau persiste, malgré la leçon de Nietzsche, sous la dépendance de la morale chrétienne. Il n’y a rien là qui éveille l’étonnement. Depuis Le Potomak, Cocteau enveloppe la poésie de spiritualité. Il étalonne la puissance de la création en fonction de son degré d’invisibilité. Journal d’un inconnu intéresse l’ensemble des thèmes traités à la question du surnaturel, dont il fait le mystérieux agent des réalités et des actions terrestres. L’amitié seule, pure de toute passion, se révèle apte à lui échapper si elle est cultivée comme un art quotidien : « L’amitié parfaite et qui n’est point envenimée d’amour, nourrit sa substance de forces étrangères à celles de mon étude » (JI, 199), écrit Cocteau dans le chapitre qui concerne ce sentiment. Et de préciser : « Et si je parle d’un art de l’amitié, c’est d’un art où l’homme se trouve libre et non pas de l’art dont il est l’esclave. » La négativité caractérisant l’activité créatrice, laquelle est ressentie comme une servitude d’ordre surhumain, fait obstacle à la sculpture positive et de l’œuvre et de soi.
La poésie, en passant la mesure de la contingence et de l’humanité, tourne nécessairement en doute, voire en dérision, l’individualité du poète. C’est le sens du chapitre « De la naissance d’un poème ». Comment travailler à constituer le sujet en personnalité esthétique quand il est enchaîné à l’invisible le plus impénétrable ? La croyance de Cocteau au surnaturel invalide toute velléité de façonnage identitaire. Au terme de La Difficulté d’être, il ne s’érige pas en autobiographe maître de son parcours et de sa singularité. C’est à exprimer son désarroi que s’attellent les pages sur « la responsabilité ». Telle en est la première phrase : « Et voici cette bizarre sensation d’impasse qui commence à me prendre aux quatre points cardinaux de l’organisme et à se nouer au milieu » (DE, 973). La suite, accusant la faillite du moi, en appelle au lecteur pour l’incarner dans l’avenir : « Vous sortez ce livre de votre poche, se plaît à imaginer Cocteau. Vous lisez. Et si vous parvenez à le lire sans que plus rien ne puisse vous distraire de mon écriture, peu à peu vous sentirez que je vous habite et vous me ressusciterez » (DE, 976). Son manque à être incite alors Cocteau à s’en remettre à la postérité pour exister.
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Confronté aux miroitements de sa personnalité, Cocteau ne s’y aveugle pas et multiplie les manœuvres d’approche au fil de ses journaux. Pour ce faire, il ne laisse pas son bagage de références, mais l’emploie à servir un autoportrait aux traits animés et fugaces. Pour ne pas avoir eu la prétention de peindre « l’être », mais le « passage18 », Montaigne s’assortit au projet de Cocteau. Il en va de même pour Nietzsche, qui montre un esprit d’hostilité à toute conception unitaire et idéaliste du sujet. L’influence du philosophe trace un chemin à l’ambition d’une vie esthétique. Cocteau n’en expérimente pas moins l’impossibilité de cette aspiration parce qu’elle entre en conflit avec sa conception spirituelle de la poésie. Dans Critique et clinique (1993), Deleuze jette à la traverse de toute entreprise autobiographique un autre mouvement : celui, vivant, de l’écriture, « processus, c’est-à-dire […] passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu19 » et qui, ne se résumant pas à livrer des expériences, des imaginations et des névroses, fait entrer la troisième personne dans le discours individué. Avec Cocteau, une vague encore plus puissante emporte dans l’abîme le dessein de s’écrire : celle qui mêle les eaux nocturnes de la mort et de l’invisible. Dans les textes dont il est le sujet et l’objet, Cocteau ne cesse d’essayer ses multiples personnes, mais ce n’est jamais que pour éprouver l’altérité absolue de sa propre disparition.
Les notes de cet article sont à consulter en fin d'ouvrage.