Quoi de plus vivace à Paris en 1933 que Jean Cocteau ? Une alcôve sombre, pas la moindre rumeur de la ville au dehors. Il parla, de manière quasi ininterrompue pendant deux heures et quelques, sans jamais dire un mot qui n’eût été plaisant à lire. Aucun ragot, aucune platitude, rien qu’une réflexion sur des sujets susceptibles d’intéresser un plus grand nombre que les deux personnes présentes.
Louis Aragon, par contre, se désolait que le mouvement surréaliste ait été réduit à néant par des querelles purement personnelles, sans le moindre rapport avec la pensée, l’art, l’écriture ou la politique.
Les gars de l’après-guerre en France s’étaient retrouvés orphelins, au sens fort. Après la disparition de Gourmont, il ne restait aucun écrivain plus âgé qui méritât leur respect. La guerre avait fait sauter bien des clichés. Le patriotisme au profit d’une bande d’escrocs n’a pas de quoi inspirer le respect envers les aînés, envers la tradition, envers les grandes formules consacrées.
Parmi les écrivains français d’âge mûr, il n’y en avait pas un auquel se référer. La France se trouvait dans une situation bien plus sombre que l’Angleterre. On pourrait faire remarquer que, si la génération de Shaw, de Wells et de Bennett n’a pas fondé de groupe, c’est pour les mêmes raisons que Barrès et les autres : faute d’une cause susceptible de mobiliser la jeunesse. À cet égard, Orage1 leur était largement supérieur, même si, comme je l’ai déjà dit, le grand public mettra du temps à s’en rendre compte.
Les écrits d’un homme lui appartiennent en propre. Ses principes, en revanche, relèvent du patrimoine commun.
Cocteau est tellement essentiellement écrivain (sans doute le premier écrivain continental, si l’on excepte quelques lignes de prose lapidaires et méconnues du dernier D’Annunzio) que personne ne s’est encore penché sur son contenu.
L’eterna freschezza que nous aimerions tous atteindre paraît si légère que nul n’en apprécie la puissance.
Malgré toute l’estime due au distingué Monsieur Teste, un écrivain ne peut vivre pendant trente ans sur la réputation d’un petit texte en prose. Or, mis à part Monsieur Teste et quelques études savantes, bien meilleures que celles dont serait capable le professeur américain moyen, parce que la France est un pays plus civilisé et qu’il y a plus de brio à Paris qu’à Peoria2, on se demande, tout compte fait, ce que Paul Valéry a à faire valoir face à l’abondance des écrits de Cocteau. Il a bien quelques jolis vers dans le goût de Mallarmé, mais pourquoi tant de baratin autour de l’académicien français dans les revues pseudo-littéraires anglaises et américaines, alors qu’il est si difficile de faire publier des traductions de Cocteau ?
Certes, nous nous étions heurtés à semblable difficulté avec Rémy [sic] de Gourmont3, mais Cocteau est meilleur écrivain que Gourmont.
Une lectrice a peut-être vu juste en déclarant : « Mais c’est beaucoup trop subtil, ils n’y comprendront rien. »
Cela dit, pour comparer Cocteau à plusieurs écrivains récemment investis d’une large reconnaissance, il conviendrait de tenir compte à la fois de la quantité de ses écrits et de leur noblesse. Je sais que le Cocteau grand public est celui dont Marie Laurencin a fait le portrait, le délicat, l’aile du plus rare papillon de nuit. Mais faut-il s’en tenir au Cocteau d’hier, au Cocteau du « Mot4 » ?
Parmi les écrivains, permettez que je jauge un écrivain qui écrit, tandis que tous ces faiseurs de livres « adhèrent », « adoptent », prêchent le pacifisme, sans faire grand cas de l’économie,
« se convertissent » au communisme, au bolchevisme, à ceci ou à cela, après la bataille – eh oui, le plus souvent, presque toujours, après la victoire.
Parmi les écrits de Cocteau, citons Poésie (un bon gros volume), Opéra, Heurtebise, Le Potomak, Le Grand Écart, Thomas l’imposteur, Les Enfants terribles, six volumes de critique dont nul autre n’aurait été capable, Antigone, Œdipe-Roi, Orphée, La Voix humaine, La Machine infernale, et plusieurs œuvres produites en collaboration avec des musiciens.
Autant dire qu’en tant qu’écrivain, et rien d’autre qu’écrivain, sans parler de son intelligence perceptive unique (dont témoignent ses écrits critiques), il nous a donné trois romans inégalables. Et une contribution théâtrale exceptionnelle, qui ne trouve d’autre rival vivant que l’auteur de Six Personnages en quête d’auteur. C’est d’ailleurs le seul dramaturge vivant que Pirandello lise avec respect.
Quand Cocteau écrivait Œdipe, Pirandello s’inquiétait de le voir s’aventurer sur ce terrain sans tremper dans Freud, ou peut-être n’était-ce qu’une pensée fugace qui lui était venue à l’occasion d’un déjeuner, qu’il avait mentionnée au passage, mais l’Italien a finalement haussé les épaules : « Non, décidément non, il ne tombera pas sous la coupe de Freud. Il est trop bon poète. »
Cela est on ne peut plus vrai. Cocteau est le seul à pouvoir accomplir au théâtre des choses dont Pirandello lui-même serait incapable. Il y a chez lui une rigueur que n’a pas Pirandello, du moins depuis les Six Personnages ; la puissance de Cocteau est d’ailleurs incomparable. Dieu merci pour ces deux auteurs venus occuper un paysage théâtral qui, sans eux, serait plutôt désolé.
Cocteau a l’esprit le plus libre, et le plus pur, en Europe. Si tant est que l’on élève la pensée jusqu’au nous, jusqu’à l’esprit du monde comme esprit, et non comme sécrétion de tissus.
Un écrivain, atteindre la noblesse de son vivant ? Et comment ! Ils sont nombreux à l’avoir fait. Yeats a une sorte de noblesse, à sa manière nébuleuse, dans sa langue à nulle autre pareille. Mais ni Yeats ni Pirandello n’ont su égaler le « T’as inventé la justice » de l’Antigone de Cocteau.
Je suis stufo et archistufo, j’en ai diablement marre, archimarre, j’en appelle à Jarry pour venir m’ajouter un « r » à son juron préféré. J’en ai assez de ces petits cons qui ne comprennent pas qu’il n’y a pas d’histoire sans économie, qui ignorent que les taux bithyniens à 12 % relèvent de l’histoire, qui s’imaginent que n’importe qui peut comprendre l’histoire livresque en faisant l’impasse sur l’économie, ou que l’histoire morale saurait se passer de l’économie plus qu’aucune autre branche de l’histoire, ou que la littérature s’enfouit la tête dans un sac.
La prise de conscience des relations par un écrivain n’a rien à voir avec l’impulsion d’écrire des traités. J’écris des traités parce que je suis une espèce de pachyderme, je suis un porteur de teck, je suis une bête de somme, parce que les littérateurs qui m’entourent sont des minables, des jacasseurs imbéciles qui ne sont pas capables de faire leur travail, pas même capables d’écrire des manuels. Il faudrait commencer dès la petite école, et moi je peux taper sur ma machine huit heures par jour.
Je dois extraire le minerai, le fondre, couper le bois et tailler la pierre, parce que je suis entourée par dix mille cornichons et rien qui puisse prétendre au titre de civilisation américaine ou britannique ; mais ce n’est pas une raison pour que Cocteau écrive des traités.
Il y a toutes les raisons pour qu’il me donne, à moi, de quoi lire.
Plus un homme sait… mais inutile que j’essaie de l’écrire, Gourmont l’a déjà fait : « Rien ne pousse à la concision comme l’abondance des idées. »
Rien n’est plus propice à la limpidité que la connaissance approfondie. Rien n’a autant servi à Cocteau que la familiarité avec la langue grecque.
Si ce n’avait été à la tragédie grecque, il serait allé puiser ailleurs, mais ne confondons pas langue grecque et théâtre grec. Nul n’a jamais été moins susceptible d’être éclaboussé par la boue que l’on me jette au visage depuis vingt-cinq ans. Cocteau sait assez de grec pour que cela passe inaperçu. Du moins je le suppose. Quant à la tragédie grecque, avant que Cocteau en ait publié aucune, Eliot et moi-même avions tâté le terrain. Je ne rapporterai pas ici ce que nous en avons pensé. Disons simplement que nous n’avons rien fait à ce propos, sinon avancer quelques théories critiques dont nous n’aurions pas eu l’idée si nous n’étions allés fouiner du côté du père Eschyle5.
Ce que Cocteau a ressuscité du tombeau, ce n’est pas un vieux cadavre, mais un fringant éphèbe à la langue bien vivante.
« Alors, si l’idée de fantôme te fait sauter en l’air, c’est que tout le monde, riche ou pauvre à Thèbes, sauf quelques grosses légumes qui profitent de tout… »
Voilà un langage riche de sens. Il concentre toute la sagesse politique des vingt dernières années et il n’a pas effleuré le ciboulot d’un tas de gens. Orage l’a écrit à plusieurs reprises, je l’ai écrit quelques fois aussi et compère Munson6 m’a salué pour avoir éclairé ses ténèbres. Je le dis sans fausse modestie : j’en ai éclairé, des épaisseurs de ténèbres. Mais je n’ai pas fait moitié aussi bien que Jean Cocteau. Il y a une civilisation française. Flaubert en est une large part. Les livres de Flaubert sont considérés par les crétins comme trop lourds. La lettre du père Rouault, par exemple, résume en une page une vie tout entière7.
Comparons cette texture à celle de Cocteau. Il faudra dix ans d’enseignement pour faire comprendre aux gens, une fois qu’ils auront compris pourquoi le poids de Flaubert est d’une importance capitale, que l’on peut avoir une grande légèreté. Je renvoie à Henry Ford sur l’ineptie qui consiste à fabriquer des trains excessivement lourds8. En bas de la page 22 de La Machine infernale, on trouve une condensation digne de Flaubert : « La guerre c’est déjà pas drôle, mais crois-tu que c’est un sport que de se battre contre un ennemi qu’on ne connaît pas. On commence à en avoir soupé des oracles, des joyeuses victimes et des mères admirables. »
La grandeur d’un écrivain peut, dans certaines dimensions, être mesurée d’après la quantité de son époque qu’il contient.
Arrêtons de tolérer qu’on réduise Cocteau à un écrivain mondain et fions-nous à notre bon jugement pour lui rendre la place qu’il mérite, au-dessus de tous les académiciens français vivants et parmi ses pairs, dont rares sont ceux qui vivent encore.
Traduction de l’anglais par Myriam Dennehy.
New English Weekly, 10 janvier 1935. Copyright © 1991 by the Trustees of the Ezra Pound Literary Property Trust.
NOTES DU TRADUCTEUR
1. Alfred Richard Orage (1873-1934), écrivain et journaliste britannique. Adepte de théosophie et proche de Gurdjieff, il milite par ailleurs pour une réforme économique et promeut la notion de crédit social. De 1907 à 1922, il dirige la très influente revue moderniste The New Age à laquelle collaborent T. S. Eliot et Ezra Pound. Ce dernier lui rendra hommage par plusieurs allusions dans les Cantos.
2. Ville de l’Illinois.
3. Enthousiasmé par sa lecture du Problème du style (1902) en 1912, Ezra Pound s’était employé à faire connaître l’œuvre de Remy de Gourmont dans le monde anglophone : dès 1913, il commande une traduction des Chevaux de Diomède (1897) pour The New Freewoman ; en 1920-1921, il publie dans la revue Dial un choix d’aphorismes sous le titre de « Dust for Sparrows » ; en 1926 ; il traduit la Physique de l’amour (1903).
4. Hebdomadaire satirique publié par Paul Iribe et Jean Cocteau de 1914 à 1915.
5. Pound avait entrepris vers 1919 une traduction de l’Agamemnon d’Eschyle, laissée inachevée (voir Donald Gallup, « Ezra Pound’s “An Opening for Agamemnon”, Paideuma 15, 2-3, 1986, p. 117-120). Il expliquera par la suite avoir cherché, sans grand succès, à traduire la rhétorique eschylienne dans un parler « nègre et cockney » (voir Dial, mars 1923, p. 277-278, et Guide to Kulchur, 1938, p. 92-93).
6. Gorham Munson (1896-1969), critique littéraire américain.
7. Voir Madame Bovary, 2e partie, chap. 10. On retrouve ici l’influence de Remy de Gourmont qui, dans Le Problème du style, saluait Flaubert pour avoir « raconté en poèmes synthétiques la vie quotidienne, banale ou excentrique, des hommes et des femmes de son temps ».
8. Henry Ford, My Life and Work (1922) : « To carry a few tons of humanity from New York to Chicago, the railroad builds a train that weighs many hundred tons, and the result is an absolute loss of real strength and the extravagant waste of untold millions in the form of power. […] The mentality of the man who does things in the world is agile, light, and strong. The most beautiful things in the world are those from which all excess weight has been eliminated. »