Avec cet hommage paru dans La Voix des poètes en 1960, le dramaturge Jean Anouilh (1910-1987) rend publique sa dette à l’égard de Cocteau. Il l’avait déjà reconnue à titre privé, comme en témoigne un passage du Journal 1942-1944, daté du 1er juillet 1944.
L’hommage d’Anouilh a été repris dans En marge du théâtre, édition d’Efrin Knight, Paris, La Table ronde, 2000.
J’ai peu vu Jean Cocteau, qui me tutoie pourtant gentiment, m’obligeant, moi n’osant pas le tutoyer (bien que dans cette étrange course où tous les hommes se rattrapent, nous finissions par avoir le même âge), aux plus curieuses acrobaties grammaticales…
Je me souviens d’un déjeuner chez Jean Marais, il y a trois ou quatre ans, où une demi-douzaine de garçons charmants et ma jeune femme n’étaient visiblement que les invités à la pièce. Ce déjeuner était fait pour nous faire « rencontrer », sur le tard.
La scène escomptée tourna tout de suite au monologue.
D’abord, j’étais embarrassé avec mes « vous » et mes « tu » rentrés qui me cantonnaient dans des sentences et des apophtegmes de vieux sage hindou et puis, surtout, j’étais en cinq minutes redevenu un petit jeune homme, tout au plaisir d’écouter.
Pourquoi répondre à Jean Cocteau ? D’abord il s’en charge très bien lui-même – changeant au besoin de voix – et puis il est tout de suite évident que votre réponse, si vous arrivez à la superposer à la phrase suivante, sera de toute façon en retard de plusieurs idées, qui ont fusé en même temps, sur ce qu’il était, il y a une seconde, en train de vous dire.
Je sortis de ce déjeuner ébloui, harassé, ravi et – contre ma nature qui me porte plutôt au grognement et à la distension silencieuse des lèvres – truc que j’ai très bien mis au point pour imiter le sourire – bavard. Non pas de m’être trop retenu, mais parce que le texte de la pièce avait été si bon qu’il fallait absolument que je le récite à mon tour.
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J’ai peu vu Cocteau, par principe ; comme j’ai peu vu Giraudoux, parce que j’économise les gens que j’admire. Je m’en félicite d’ailleurs. Je l’eusse rencontré jeune homme, comme m’en pressait Jean Aurenche, qui avait été un de ses familiers et l’avait fui, ce jet continu de napalm m’eût grillé – ou plus curieusement, mais plus justement – m’eût éteint.
Un instinct profond de la vieille tortue méfiante que j’étais déjà à vingt ans m’en avertit et je m’abstins. (Peut-être est-ce que je me flatte et n’était-ce que ma timidité et ma honte indélébiles : j’ai fui Picasso, fui les surréalistes, que le même Aurenche1 voulait me faire connaître, j’eusse fui Einstein ou Shakespeare. Les grands hommes me paraissaient infréquentables autrement que par leur portrait en frontispice. Cette image me paraissait suffisante.)
Mais j’ai tout de même reçu un cadeau de Cocteau à dix-huit ans, le cadeau disproportionné d’un grand seigneur.
Je l’ai reçu un soir dans une petite chambre de la rue de La Chapelle d’où je pouvais presque toucher, en me penchant un peu à ma fenêtre, le clocher de l’église de campagne où Jeanne communia avant d’assiéger Paris. Je me revois ; c’était un soir d’été, je rêvais près de la fenêtre, englué, cloué comme une mouche idiote, dans ma maladresse et mon impuissance de jeune homme, à la forme que prendrait mon rêve confus. (Je n’étais pas encore sûr du théâtre.) J’avais acheté, d’occasion, un numéro des Œuvres libres2 qui publiait Les Mariés de la tour Eiffel. Je ne savais que par les journaux qui était Cocteau, je ne devais rencontrer Aurenche que l’année suivante, peut-être avais-je lu de lui quelques poèmes… J’ouvris le numéro, désœuvré, distrait, je passai les romans (homme de théâtre en puissance, je méprisais déjà ces racontars) et j’arrivai à la pièce dont le titre insolite m’attira. Je me dis parfois que ma mère aurait pu entrer dans ma chambre, me dire qu’un camarade m’attendait, que j’aurais pu poser le livre et remettre ma lecture à plus tard, et quand et dans quel état d’esprit l’aurais-je rouvert ?
Dès les premières répliques quelque chose fondit dans moi. Un bloc de glace transparent et infranchissable qui me barrait la route. Tout se mit en ordre et, au même moment, il était six heures, la grosse cloche, ma voisine, qui ne me réveillait même plus au petit matin, se mit à sonner l’angélus du soir.
Dans son gros bourdon familier (je ne l’ai pas entendu ce soir-là, mais je l’entends maintenant) j’achevai ma lecture triomphale. Il me semble même qu’à ce moment, le soleil sortit d’un nuage… (Ce n’est peut-être pas très vrai, mais cela rend mieux le côté touchant et un peu chromo de la scène…)
Jean Cocteau venait de me faire un cadeau somptueux et frivole : il venait de me donner la poésie de théâtre.
C’est pourquoi – s’il m’écoutait quand il parle – il s’apercevrait que je ne peux pas lui dire « tu » et que je suis resté son jeune homme.
La Voix des poètes, avril-mai-juin 1960.
NOTES
1. Anouilh rencontra le scénariste et dialoguiste Jean Aurenche (1903-1992) chez le publiciste Damour, où il travaillait à l’âge de 19 ans.
2. La pièce Les Mariés de la tour Eiffel paraît en préoriginale, le 1er mars 1923, dans le numéro 21 des Œuvres libres.