Le Coq et l’Arlequin paraît au début de l’année 1919. C’est un petit livre, mais il fait grand bruit1. Il a été médité, préparé avec soin, lancé avec ardeur. Cocteau, à qui l’on reproche de vouloir plaire à tous et dont l’engagement moderniste a été plus qu’hésitant, s’affirme ici à grand renfort d’aphorismes et d’« axiomes musique2 ». Il fait court et incisif, se veut radical, n’hésite pas à se contredire et remet en cause l’ordre établi. Ses « notes autour de la musique » (425, 4273) sont à la fois un pamphlet (il dénonce) et « un manuel de poche4 » (il préconise). Suzanne Winter en a fort bien résumé le style :
Le Coq et l’Arlequin est tout d’abord une œuvre littéraire du genre pamphlétaire et une prise de position dans un milieu artistique où se mêlent la littérature, la musique et la peinture. Le langage qui fourmille de métaphores et d’images et la rhétorique soignée en soulignent le côté littéraire alors que les formules d’une netteté et d’une simplicité parfois choquantes font ressortir son caractère de pamphlet. On n’y trouve ni argumentation ni analyse méticuleuse, mais des affirmations provocatrices, paradoxes et constatations en raccourci, qui témoignent d’une vivacité d’esprit, d’un souci d’actualité et d’une volonté de parti pris5.
Parmi les influences, certaines tues, d’autres avouées, il convient de citer Apollinaire, théoricien de l’esprit nouveau, Gide, « origine d’un réveil en sursaut6 », Stravinsky et Picasso, deux chefs de guerre7, Satie, maître de la simplicité8, et, plus secrètement, Nietzsche, dont le style, les images et quelques idées nourrissent le livre, probablement en partie inconsciemment. « Nietzsche dénonçait, voyait tout, prévoyait tout9 », écrira Cocteau dans Le Secret professionnel. Ecce homo, Le Gai Savoir, Le Cas Wagner (évoqué directement [433, 444]) et surtout Ainsi parlait Zarathoustra, conditionnent l’écriture du Coq et l’Arlequin. Cocteau trouve chez Nietzsche une tentative de dépasser la contradiction entre nécessité et liberté. Il y trouve encore l’exemple d’une pensée musicale, ou engendrée par la musique, une manière d’être-musique du verbe ; la confirmation qu’il peut et doit affirmer son propre goût ; la nécessité d’un ré-ancrage de la pensée dans le corps. Il y découvre sans doute le modèle de sa propre personne, ou plutôt, il y reconnaît celui qu’il est, celui qu’aucune définition ne peut cerner, celui qui échappe (le surhumain), et le parangon du prophète des temps nouveaux, Zarathoustra. Il y entend la leçon selon laquelle vouloir libère et créer apporte la délivrance. « Deviens celui que tu es », lui lance Nietzsche.
Genèse et publication
Le Coq et l’Arlequin est l’amplification d’idées que Cocteau présente pour la première fois en 1915 dans Le Mot. En signant dans le n° 12 du 27 février un article intitulé « Réponse à de jeunes musiciens », Cocteau se présente comme celui qui vient combler une attente angoissée. Il clarifie les débats compliqués par l’irruption du politique au sein de l’esthétique et apporte la lumière aux jeunes pris dans la tourmente de la guerre. Dans un article complémentaire, non signé, paru dans le n° 14 (13 mars 1915) de l’éphémère revue, Cocteau conclut : « Le Mot demande à ses fidèles de le suivre, de le croire, d’avoir confiance en lui. Il souhaite devenir peu à peu l’organe de la bonne parole, de l’équilibre et de l’ordre. » Il faut bien sûr remplacer « Le Mot » par « Je ».
Cocteau rencontre Georges Auric (1899-1983) autour de 1915 (la date varie selon les témoignages). Il voit rapidement dans cet adolescent la promesse d’une musique nouvelle. Leur collaboration ira bien au-delà de la grande aventure des Années folles et continuera avec nombre de musiques de film. Auric est un surdoué. Sa curiosité est sans bornes. Témoignage de son intérêt, Cocteau lui dédicacera l’édition originale de Carte blanche : « À mon cher Georges Auric, le musicien que je préfère10. » C’est donc lui, non pas l’inspirateur (ce rôle est tenu plutôt par des aînés), mais l’interlocuteur privilégié avec lequel Cocteau développe des idées dont il discute aussi avec Satie11, qu’il a rencontré chez Valentine Gross en octobre 1915. Auric se souviendra de longs dialogues : « Ce qui me passionnait, nous passionnait, nos communs enthousiasmes, nos communes mises en garde […] l’essentiel en demeure, accompagné, bien sûr, d’une série de rêveries du poète autour de mon art, en marge de quelques chefs-d’œuvre, de quelques génies12. » Quelques œuvres, manifestations et événements rythment la maturation des idées de Cocteau autour de la musique et déterminent son positionnement, – les Ballets russes, la création du Sacre du printemps en 1913, l’amitié avec Picasso, la collaboration pour Parade, créé en 1917, la même année que Les Mamelles de Tirésias d’Apollinaire, la conférence de ce dernier au Vieux Colombier sur l’esprit nouveau, puis sa disparition le 9 novembre 1918…
Depuis Grasse, le 27 janvier 1918, Cocteau s’adresse à Auric : « J’en profite pour écrire un petit livre… sur le musique ! – assez désagréable et assez important. […] Très inquiet de savoir votre avis sur les axiomes Musique. » Le rôle de conseiller d’Auric est bien établi. Cependant, Cocteau va éviter d’entrer dans des considérations techniques. On ne trouve in fine dans son livre qu’une comparaison et transposition littéraire du « développement de forme » chez Beethoven et du « développement d’idée » chez Bach (431). Pourquoi utilise-t-il le mot « désagréable » dans sa lettre ? Ce n’est pas son écriture qui est pénible mais l’effet attendu de ses idées. Le 30 janvier 1918, il précise ses intentions dans une lettre adressée à Albert Gleizes : « De plus en plus je mets en garde contre la décadence impressionniste, ce qui ne m’empêche pas d’y reconnaître de valeurs individuelles et une homogénéité de style. Oui certes Renoir, mais je dis à bas Renoir comme à bas Wagner. J’ai fini le Cap. Je travaille au Secteur 131 et à un petit livre sur la musique… Rapportez-moi le plus possible de Rags time – nègres – de grande musique russo-juive-américaines13. » Toujours depuis Grasse, à sa mère, le 4 février 1918 : « J’ai fini mon prologue à un petit livre sur la musique14. » Le 19 mars, il rédige sa dédicace à Auric : « Un musicien de votre âge annonce la richesse, la grâce d’une génération qui ne cligne plus de l’œil, qui ne se masque pas, ne renie pas, ne se cache pas, ne craint ni d’aimer ni de défendre ce qu’elle aime15. » Cocteau parachève l’ouvrage durant les mois qui suivent.
Quand a-t-il décidé de son titre ? Rien ne permet de le dire. Dès janvier 1915, il publie un poème à Frédéric-Guillaume dans Le Mot n° 5 : « Écoutez notre chanson française / Comme notre coq du matin. » Animal symbolique du terroir français, le coq est l’emblème du réveil national. Il est franc et, de surcroît, donne au nom Cocteau une prédestination : « Le coq dit Cocteau deux fois et habite sa ferme. » (427). Dans cette incroyable arche de Noé qu’est le Zarathoustra, Nietzsche l’évoque à plusieurs reprises. « Ma voix va t’éveiller, écrit-il, pareille au chant du coq16 ! » Le coq est l’animal du matin, celui qui chasse les sortilèges de la nuit et fait espérer le Grand Midi. C’est celui qui réveille, qui installe dans le présent et projette dans le futur. Inversement, l’Arlequin est dissimulation et reniement, personnage du paraître. « Il porte un loup et un costume de toutes les couleurs. » (427) Il est l’image de celui que dénonce Nietzsche, couvert de signes du passé, barbouillé, multicolore, dissimulé derrière lui-même, un être « Au masque bariolé, Se masquant soi-même17 ». En note, Cocteau prend la peine d’apporter une précision puisée chez Larousse : « Arlequin signifie encore : mets composé de restes divers » (427). Cet Arlequin est d’autant plus dangereux qu’il n’est autre que Cocteau lui-même, éclectique, nourri du passé, faisant miel de tout ce qu’il entend et voit et lit, tenté par les voies les plus diverses jusqu’à perdre la trace de celui qu’il est. Son livre est une tentative d’autorégulation, le choix d’une ascèse, l’espoir d’un commencement.
Premier numéro de la collection des tracts aux éditions de la Sirène18, Le Coq et l’Arlequin est imprimé chez Protat frères à Mâcon. Depuis Paris, le 13 juin 1918, Cocteau évoque « les épreuves du Coq et l’Arlequin qu’on imprime19 ». En effet, le copyright de la première édition mentionne « june 1918 ». C’est probablement durant ce mois de juin que se situe l’anecdote rapportée par Auric. Cocteau l’appelle au téléphone et lui donne rendez-vous rue d’Anjou le soir même. « J’en écoutais la lecture, rapporte Auric, très fier de savoir que ces “notes autour de la musique” m’étaient généreusement dédiées, très fier en même temps d’y retrouver plusieurs des pensées qui, auprès de Satie, nous préoccupaient tous, mais exprimées avec une acuité, un “brio” très exactement éblouissants20. » Le 11 août de la même année, Cocteau doit déjeuner avec Auric. « Verrons définitivement les épreuves de mon petit livre. Durey me l’a rapporté ce matin21 », annonce-t-il à sa mère. Inquiet de son audace à donner des leçons musicales, mais aussi désireux de faire connaître au plus vite sa pensée et de s’assurer une connivence d’esprit, il confie aux jeunes musiciens qui se regroupent autour de sa personne le soin de le relire22.
Cocteau joint un « Appendice » contenant des « Fragments de “Igor Stravinsky et le Ballet russe” » tiré de La Noce massacrée, et un article publié dans la revue Nord-Sud au printemps 1917, « La collaboration de Parade ». L’appendice constitue donc la pré-histoire du Coq et l’Arlequin. Cocteau y raconte sa découverte des Ballets russes, le coup d’éclat du Sacre du printemps (« œuvre fauve » [453] et « dynamite indispensable » [454] en pleine mode impressionniste), la tentative avortée d’une collaboration avec Stravinsky pour un David, « première ébauche de Parade » (458), la rencontre avec Satie et la naissance de leur ballet auquel collabora Picasso. Parade fait partie de cette préhistoire mais est aussi, à bien des égards, la raison d’être du livre qui peut être lu comme une justification a posteriori du « ballet réaliste ».
La mise au point du manuscrit témoigne de quelques repentirs et aussi de la relation de travail entre Cocteau et Cendrars23. Le 28 août 1918, l’imprimeur fait parvenir une nouvelle série d’épreuves à Cocteau, qui lui retourne rapidement. Il corrige encore de nouvelles épreuves en octobre. Le 5 novembre 1918, Cocteau annonce à Auric la parution prochaine de son livre : « Coq et Arlequin va sortir – l’heure est bonne. On n’écoute pas, mais les choses sont dites24. » En l’occurrence, les choses traînent. Après donc de nombreuses étapes de corrections, qui exaspèrent l’imprimeur, le volume est en tirage le 27 novembre 1918. Les exigences de Cocteau, qui souhaite notamment changer la couleur de la couverture, continuent. Les premiers exemplaires ne sont finalement expédiés que le 20 janvier 1919. Le 23, Cocteau prévient Auric : « Le Coq très bien – on arrange les exemplaires simples – je vais vous envoyer un luxe – c’est un petit livre qui aura sa place dans une trentaine d’années sans doute. Je ne me lasse pas de le relire alors que mes autres livres me dégoûtent25. » Si les « autres livres » sont bien peu nombreux encore, l’enthousiasme de Cocteau est profond et sera durable.
Cocteau fait lire à Jacques-Émile Blanche un exemplaire avant brochage. Le peintre aurait crié au chef-d’œuvre devant son auteur mais raconté à qui voulait bien l’entendre « que c’était un ramassis de choses puisées à droite et à gauche26 ». Blanche montre l’exemplaire à Gide. Ce dernier y découvre une phrase lui revenant : « L’abus de pédales n’existe pas qu’en musique. Presque tous les idiomes ont des pédales, mais la langue française est un piano sans pédales. » (p. 18 dans la version originale). Il fait intervenir la comtesse de Noailles pour qu’elle le signale à Cocteau et qu’il la retire. Le livre étant achevé d’imprimer, un papillon rectificatif est encarté entre les pages 18 et 19 : « Un oubli de guillemets m’enrichissant d’une phrase dite par André Gide : “La langue française est un piano sans pédales”, je me fais un scrupule de signaler au lecteur cette interpolation involontaire. / J. C27. » Retardé une fois de plus, Cocteau ne fait son service de presse qu’en mars 1919.
Probable effet de la polémique avec Gide et des réactions de la presse à sa sortie, le volume est rapidement épuisé. La phrase incriminée par Gide est retirée28. Le 23 août 1919, le bon à tirer est donné pour une « Nouvelle édition » de deux mille exemplaires. Le copyright cette fois est « september 1918 » (sic). Le livre paraît en octobre 1919 et met plus de quinze ans à s’écouler. Il faut préciser que Cocteau insère son texte dans son premier recueil de poésie critique, Le Rappel à l’ordre, qui paraît en 192629. À cette occasion, il lui adjoint un « Appendice 1924 » réunissant des textes sur Stravinsky (évoquant Mavra et Noces), sur les deux jeunes indubitablement les plus proches de son esthétique, Poulenc (avec Les Biches) et Auric (avec Les Fâcheux), et un hommage à Satie, décédé le 1er juillet 1925. Entre-temps, une traduction anglaise de Rollo H. Myers paraît chez The Egoist Press en 1921 sous le titre : Cock and Harlequin. En 1979, le livre est réédité dans la collection « Musique » des Éditions Stock avec une longue préface de Georges Auric.
Gide et l’Arlequin
Le conflit avec l’auteur des Nourritures terrestres devient public quand Gide fait paraître une « Lettre ouverte à Jean Cocteau » dans la NRF du 1er juin 191930. Le Coq et l’Arlequin donnerait la clé de l’esthétique de Cocteau et révélerait sa faiblesse : certaines des maximes « paraissent bien moins en rapport avec celui que vous êtes, qu’avec celui que vous voudriez qu’on vous crût ». Gide ne doute pas de sa sincérité cependant. Cocteau se trompe lui-même comme il trompe son lecteur. Il lui reproche de vouloir peindre avec peu de couleurs, de se donner des allures de logicien et de prétendre ne pas « sauter les marches » quand il est, par nature, celui qui bondit. Cocteau écrit en effet : « Un artiste ne saute pas de marches ; s’il en saute, c’est du temps perdu, car il faut les remonter après. » (43031). Il emprunte probablement l’image à Nietzsche : « Je me transforme trop vite : mon aujourd’hui réfute mon hier. Souvent je saute les marches quand je monte, – pas une marche ne me le pardonne32. » Par ailleurs, Cocteau oppose à l’art, lent et circonspect, la hardiesse du music-hall, qui n’est pas exactement de l’Art mais qui, comme le cirque et les orchestres noirs américains, offre à l’artiste une matière féconde, une force de vie. Dans ce type de création sans scrupule, on « saute les marches » (438) ! Enfin, selon Gide, la défense de Parade est une erreur. Cocteau est à la fois juge et parti. Qui plus est, il emploie des formules incompréhensibles.
Trop touché pour conserver son sang-froid, Cocteau publie une réponse peu amène (refusée à la NRF par Jacques Rivière) dans Les Écrits nouveaux33. Il y dénonce le cocktail inamical de Gide, combinant le venin et le sirop, excuse son incompréhension par son ignorance du « travail des jeunes compositeurs », l’accuse de n’être attiré que par « l’écume du mouvement moderne », justifie le recours à Parade comme exemple et moment d’histoire qu’il est important de fixer. Repérant en Gide « du pasteur et de la bacchante », il lui renvoie son amabilité : « Ce n’est point que je ne reconnaisse la grâce de vos ivresses prudentes, mais certaines d’entre elles me semblent bien moins en rapport avec celui que vous êtes qu’avec celui que vous voudriez qu’on vous crût. » Gide repasse par la voie privée et lui envoie une lettre datée du 11 juillet, dans laquelle il se plaint plus directement de plagiat : « Vous savez pourtant fort bien que cette phrase de moi [celle qui a été accompagnée d’un papillon dans la première édition] n’était pas la seule dans votre petit livre, empruntée par vous, consciemment ou inconsciemment (peu m’importe). » À l’en croire, ces emprunts sont fort nombreux. Probable effet de cette lettre, Cocteau cite son « ami » dans un article de Paris-Midi qui paraît le 4 août 1919 : « Chez nous, rien ne compte sans “contour”. J’emprunte le terme à Gide qui écrivit justement que notre rôle serait d’apprendre le dessin au monde. »
Nouveau rebondissement public, Gide répond finalement dans Les Écrits nouveaux (n° 22, oct. 1919) à la réponse de Cocteau, qu’il a entre-temps croisé, suppliant et plaidant sa cause. Tout en se défendant de critiquer ses principes esthétiques, qui sont précisément les siens, Gide dénonce dans cet article intitulé « La nouvelle parade de Jean Cocteau » l’injure que lui fait ce dernier, sa prétention à être original et un chef d’école, sa manie à vouloir qu’on parle de lui, et son ridicule à avoir voulu l’amadouer lors d’une visite. Cocteau, qui prétend ne pas avoir lu la réponse de Gide, continue cependant le débat « sur un plan noble et loin des canailles34 ». Il publie un article sur « La nouvelle musique en France » dans La Revue de Genève de mars 1922 où, grand prince, il excuse tout (Gide, comme lui, a eu raison !) et tente une fois encore de se présenter comme celui qui ébranle les convictions : « Le Coq et l’Arlequin dérange un ordre de choses à quoi Gide participe. Il est naturel qu’il se cabre. » Gide rétorque une nouvelle fois par lettre, le 12 mai 1922 et lui reproche « d’avoir fait votre pain avec mon blé35 ».
Constellation autour du « Coq et l’Arlequin »
Le Coq et l’Arlequin est le centre d’une constellation complexe de textes, de personnes et d’activités. Cocteau ne se limite pas à énoncer des idées, il interpelle et il répond (438). La correspondance, Le Potomak, les articles parus dans la presse, les ouvrages à venir de Cocteau, au moins jusqu’à la lettre à Maritain, forment la constellation discursive à laquelle se superposent les fruits d’une intense activité de manager artistique. Cocteau participe très activement à la revue de guerre Le Mot (qui paraît du 28 novembre 1914 au 1er juillet 1915), écrit une chronique dans Paris-Midi du 31 mars au 11 août 1919 (dont les articles sont réunis dans Carte blanche en 1920), anime l’éphémère organe du groupe des Six, Le Coq, en 1920. Cette dernière revue est peut-être une réponse au 391 de Picabia36, mais aussi et surtout un prolongement du pamphlet. Dans le n° 3, Max Jacob peut déclarer : « Le Coq et l’Arlequin était un livre nécessaire. Il le sera toujours. » Présentant un concert en novembre 1920, Cocteau expliquera : « Six et un font sept. Je m’ajoute pour aider nos musiciens à devenir vite une constellation37. »
Le Mot témoigne de la lecture attentive et admirative de Nietzsche. Le n° 20 (1er juillet 1915) comprend un dessin de André Lhote agrémenté d’un texte du philosophe et un article non signé, « Ainsi ne parlait pas Zarathoustra », dénonçant « l’opinion niaise », « qui consiste à croire Frédéric Nietzsche responsable de la Grande Guerre ». Il suffit pourtant de le lire, nous est-il dit. « La musique de Nietzsche détourne de lui. Elle emporte comme les riantes réverbérations d’une surface océanique et peu de monde ajuste le scaphandre pour atteindre la mer profonde. » L’article cite des extraits d’Ecce homo. « J’aime à faire table rase. » Il reprend les attaques contre Wagner (qui « condescendit à l’Allemagne » et devint « Allemand de l’Empire »), puis s’achève par la phrase de Nietzsche : « En tant qu’artiste, on ne saurait avoir, en Europe, d’autre patrie que Paris. » Cocteau entend bien chanter haut cette maxime. Dans les lettres à sa mère, il évoque Nietzsche à plusieurs reprises. Le 1er mars 1916 : « Consulte Nietzsche, il a toujours raison. » Le 18 juillet 1916 : « Zarathoustra me console. » À la réflexion (qui vise à dessiner les valeurs nouvelles auxquelles doivent répondre la musique française et les arts nouveaux), Cocteau ajoute un programme collectif et une action : il découvre et fait connaître des talents qui œuvrent dans l’ombre, il propage ses idées par tous les moyens dont il dispose, participe à l’édition de textes et de musiques avec les éditions de la Sirène38, favorise des rencontres, anime des soirées de sa verve intarissable, prononce des conférences, organise des concerts et conçoit des œuvres collectives. À la manière de Diaghilev à la tête des Ballets russes, – qui l’agace mais qui est l’un de ses modèles en animation artistique –, il se montre admirable orchestrateur du talent des autres. Par ailleurs, il se sent trop à l’étroit en lui-même. Il est habité par l’idée que le génie d’un individu s’accomplit dans un va-et-vient entre la production la plus personnelle, dont la poésie est la pointe, et la création collective, dont le ballet Parade (18 mai 1917), le spectacle-concert Le Bœuf sur le toit (21 février 1920) et Les Mariés de la tour Eiffel (18 juin 1921) sont les pièces les plus marquantes. « C’est des compagnons vivants qu’il me faut, déclare Zarathoustra, qui me suivent parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes, – pour aller là où je veux39. » Cocteau marque les jeunes esprits, les fait valoir, sollicite leur imagination et les entraîne, un temps du moins, dans son sillage. Il ne lui a été donné que deux jambes, deux bras et une seule vie, or il faut agir en grand et outrepasser ses propres limites. Dans l’économie générale de sa diffusion existentielle et esthétique, ses proches lui permettent de multiplier son être et son action. « Ce sont les cent faucilles qui lui manquent », ceux qui vont « créer, moissonner, célébrer les fêtes40 ». Dans deux fameux articles de Comoedia (parus les 16 et 23 janvier 1920), Henri Collet baptise le « Groupe des Six » : Georges Auric, Francis Poulenc, Darius Milhaud, Germaine Tailleferre, Louis Durey, Arthur Honegger. La première phrase de Collet est une citation du Coq et l’Arlequin : « Je demande une musique française de France. » Ces musiciens ont été réunis tout d’abord par l’amitié, certains autour de Satie et des Nouveaux Jeunes, puis par l’opportunité de concerts organisés salle Huyghens et au Vieux Colombier, et aussi grâce à l’action de Cocteau et à son génie publicitaire. On a voulu minimiser son rôle, mais c’est bien dans son orbite, sous son impulsion et grâce à son activité que le groupe amical a pris une dimension supplémentaire et a réalisé un coup d’éclat sur la place parisienne. Dès le 14 avril 1919, dans un article pour Paris-Midi, il rend compte d’un concert donné le 5 avril précédent salle Huyghens, réunissant précisément les futurs Six. Cocteau constate que « peu à peu, la musique se dépouille, se dégage du flou et du rare ». Il insiste sur un mouvement de simplification et relève le parallèle entre la musique et la peinture, qui retournent « à la lumière et aux lignes ». Certaines tendances présentées dans Le Coq et l’Arlequin se concrétisent donc dans des œuvres. Le 28 juillet 1919, il confirme implicitement l’existence d’un groupe en annonçant « le bilan musical 1919 des jeunes » et en recensant toutes les créations des mêmes six musiciens. Après la reconnaissance des Six, Le Coq n° 1 de mai 1920 indique : « Il y avait SMI [Société musicale indépendante], nous sommes maintenant SAM (Société d’admiration mutuelle). »
Malgré leurs personnalités diverses, les Six font corps durant quelques mois et jouent le jeu jusqu’à composer sur des textes de Cocteau41. Il importe de réagir contre l’esthétique d’avant-guerre. Cocteau leur en donne l’opportunité. Les choix de vie et de carrière, l’affirmation de goûts et de techniques parfois opposés les sépareront sur le plan artistique, mais ils participent tous d’un « moment Six » et d’une « esthétique Six42 » dont l’esprit se focalise autour du Coq et l’Arlequin. Il est important de noter que d’autres compositeurs (comme Henri Sauguet et Jean Wiener) souvent plus proche de l’esprit Six que certains membres « officiels » des Six, vivent dans l’orbite du groupe. Inversement, quelques-unes des pièces maîtresses des six amis, composées très en dehors du « moment Six », seront réalisées sur des textes de Cocteau. Citons Le Pauvre Matelot de Milhaud, La Voix humaine de Poulenc, Antigone d’Honegger. Cocteau explique dans Le Coq n° 2 de juin 1920 : « Le Coq n’est l’organe d’aucune école. / C’est une feuille où s’expriment six musiciens de goûts différents unis par l’amitié. / Que cette amitié trouve sa force dans une même tendance différemment comprise, cela va sans dire. / À ces musiciens se joignent des poètes, des peintres qui les aiment. / Rien de moins chapelle ; la porte est grande ouverte. »
On comprend qu’ayant ainsi façonné via la musique sa figure de guide de la jeunesse, Cocteau se soit souvenu de son petit livre sur la musique là où on l’attendait sans doute le moins, dans la Lettre à Jacques Maritain (1925). Cette dernière, qui vise à stimuler « quelques jeunes catholiques », débute par cet envoi : « Cette lettre ferme une boucle qui commence avec Le Coq et l’Arlequin. » Maritain n’était pas insensible aux talents de l’écrivain-poète. « En 1919 déjà, relève Claude Arnaud, il avait repris certains aphorismes du Coq et l’Arlequin dans un ouvrage intitulé Art et scolastique43 » ! Comme le manifeste écrit en 1918, le texte de 1925 adopte le ton de l’urgence44. À l’image de la lettre à Maritain, qui est une lettre d’amour, Le Coq et l’Arlequin est « un livre d’amour ».
Batailler et promouvoir
À la dimension idéologique, intime et pour ainsi dire familiale de son travail, Cocteau superpose une dimension sociologique et carriériste. Il s’inscrit dans une stratégie de prise de pouvoir dans le champ artistique. Au sein même de La Difficulté d’être, il en convient : « Je le répète, à Paris, la place était libre. Nous l’occupâmes. Dès 1916 commença notre révolution45. » Devenir le centre de la vie culturelle et artistique, prendre en charge l’héritage d’Apollinaire, se faire une place aux côtés des créateurs qu’il admire, tel est le dessein de Cocteau. Le Coq et l’Arlequin doit fixer l’attention sur lui autant qu’il doit réveiller les consciences et annoncer une ère nouvelle.
Cocteau le dit à Auric, alors qu’il l’encourage à écrire pour les éditions La Sirène ce qu’il appelle un tract : « N’importe quel sujet qui comporte une “lutte46”. » Il faut imposer son idée, mais aussi batailler pour batailler, pour faire valoir ses forces, imposer sa présence, gagner du terrain, intensifier son activité, faire réagir47. Batailler c’est être jeune, et être jeune c’est représenter l’avenir face aux vieilles valeurs. Batailler, c’est encore ne pas céder aux appels du public au confort du plaire et du valoir, c’est préserver ce qui est soi (444). La lutte se mène pour
une cause et se double d’une lutte contre ce qui n’est pas cette cause : « Tout “Vive un Tel” comporte un : “À bas un Tel” » (431), et encore : « Il est dur de nier, surtout des œuvres nobles. Mais toute affirmation profonde nécessite une négation profonde. » (431). Il n’y a pas ici de morale ou de justice, qui consisterait à reconnaître la valeur des uns et des autres. Remontant à la préhistoire du Coq et l’Arlequin, Cocteau relève qu’« en 1916, il s’agissait de désenliser la musique ». Il s’explique : « Je parle de la musique française. Nous dûmes même condamner Debussy (la révolution n’est pas toujours drôle), sous-estimer et surestimer des valeurs48. » L’artiste vrai ne peut être que radical parce qu’il doit dégager une voie claire. Cocteau rencontre ou procède ici des premières avant-gardes et de Nietzsche, qui définit le créateur comme celui qui brise les tables et renouvelle les valeurs49. S’arracher au confort, aux habitudes, à l’héritage, demande de se faire violence. « Prendre le droit de créer des valeurs nouvelles – c’est la conquête la plus terrible pour un esprit accoutumé aux fardeaux et au respect50 », écrit Nietzsche. Pour Cocteau, la jeunesse détient, par nature, le pouvoir de cet affranchissement.
La bataille nécessite de désigner des ennemis. Le premier, le plus dangereux : Wagner et, dans son sillage, le germanisme musical et l’esprit allemand (434). Comme Garros s’évade au propre de la terre ennemie, Auric est, au figuré, un « ami évadé d’Allemagne » (427). Deux armes pour lutter contre la corruption allemande du goût français : le nationalisme et le chant du coq. Un principe : le renversement des valeurs wagnériennes. Il importe de revenir à « une musique française de France » (436) et d’éviter le piège allemand, comme d’ailleurs le piège russe. La guerre a bien évidemment exacerbé les propos, mais la situation est réellement inquiétante : l’emprise de certains modèles est si puissante sur les imaginations que nombre de compositeurs et d’artistes ne semblent plus être que des suiveurs. Pour se ressaisir et regagner une liberté d’invention, il convient, en ce cas aussi, d’être radical et d’user de l’arme nationaliste. Contre les perturbations du goût français par les « ismes » de toute sorte, y compris l’exotisme (437), des formes populaires, comme le café-concert (437-438), peuvent aider à retrouver une certaine tradition. Cocteau perpétue, en tant que créateur, la grande idéologie européenne des identités et des goûts nationaux ; en tant que mélomane, il sait apprécier les musiques les plus diverses et, sur le plan intellectuel, se démarque de la germanophobie qui fait rage51. À la manière de Debussy, Cocteau laisse entendre qu’il ne faut plus faire « d’après Wagner » mais « après Wagner52 ». Dans la droite ligne de Nietzsche, qui a diagnostiqué la « maladie Wagner », il continue ses attaques inaugurées dans Le Potomak, dénonce l’« hypnotisme de Bayreuth » (446), la drogue faite pour l’« hébètement des fidèles » (434), et met en garde contre le rapprochement du philosophe et du compositeur (433-434). Plutôt que la métaphysique et les dieux, il réclame une sorte de physique du quotidien ; plutôt que le Walhalla : la rue, le cirque, le music-hall ; plutôt que longueur et ennui : concision et divertissement. En célébrant cette forme de divertissement, Cocteau rejoint les futuristes dont il suit attentivement l’activité53. Il remet en cause tout type de musique envoûtante et rusée (432). L’image de la pieuvre l’aide à caractériser le danger (436). Il l’explique à sa mère : « Wagner est un géant qu’il convient de détester, […] je craignais un peu les terribles tentacules du wagnérisme dont je les aide tous à se détacher, car il leur en reste encore des ventouses54. » Le théâtre, dont Wagner est le grand réformateur, est corrupteur (439). Il est condamné parce qu’il entraîne à manipuler des scènes à faire et à reproduire des intrigues attendues. Généralisé à toute la production artistique, cela donne : « Ne faites pas de l’art d’après l’art. » (445). Amplifiant le mouvement qui fait de l’écoute une sorte de prière, et, dans la mouvance de Beethoven, de la musique une idéalité, Wagner est « le type de la musique qui s’écoute dans les mains »,
c’est-à-dire dans laquelle s’abîme l’auditeur. Cette image est empruntée au tableau de Lionello Balestrieri (1872-1958), Ludwig van Beethoven, représentant des personnes, dont l’une la tête entre les mains, écoute une pièce pour violon et piano dans une mansarde. Continuant le discours de type physiologiste de Nietzsche, Cocteau repère les « microbes » (446) venus du théâtre et qui attaquent jusqu’à l’auteur du Sacre du printemps. Comme Wagner, Stravinsky agit sur les nerfs et compose des « musiques d’entrailles » (447). Il faut dire que cette lecture du « cas Stravinsky » est aussi la conséquence d’une déception. Tel l’amoureux éconduit, Cocteau se rebiffe. Il n’a guère apprécié de voir son projet d’un David échouer55. Pourtant, comme Nietzsche a trouvé en Bizet l’antidote à Wagner, Cocteau a cru un temps voir en Stravinsky l’antidote au wagnérisme (447) et, plus globalement, au germanisme. Dans Le Mot du 27 février 1915, préfigurant l’opposition fondatrice d’une grande part de l’historiographie de la modernité musicale, dont on a vu en Adorno l’origine, Cocteau place face-à-face, d’un côté Stravinsky (qui grâce à un froid lucide se délivre « d’une poésie orientale » et découvre une « musique saine, riche et juvénile »), d’un autre côté Schoenberg (qui « s’empêtre dans la glu allemande », « se veut “d’avant-garde” », calcule et disloque, « s’en veut d’aimer Tristan » et « par peur du poncif, crée un poncif nouveau »). Il convient d’insister sur cette prescience de Cocteau. À cette date, Schoenberg (compositeur atonal mais pas encore dodécaphonique sériel) est quasiment un inconnu pour le public parisien56. Quelque peu malmené dans la version initiale du Coq et l’Arlequin, Stravinsky est réhabilité lors de la réédition grâce à L’Histoire du soldat (447, note ajoutée, et Appendice 1924).
Deuxième ennemi, le debussysme et Debussy lui-même, qui a évité « l’embûche allemande » mais qui « est tombé dans le piège russe » (435, 446). L’exemple de son orchestration de deux gymnopédies de Satie est significatif : il brouille ce qui était ligne et netteté. Comme pour Stravinsky, Cocteau met au jour un lien avec l’esthétique wagnérienne : « La grosse brume trouée d’éclairs de Bayreuth devient le léger brouillard neigeux taché de soleil impressionniste. » (435). Il convient alors de nettoyer le ciel et de réécrire Verlaine : « De la musique avant toute chose… Et pour cela préfère le pair… Plus lourd et moins soluble dans l’air… » (437).
Troisième ennemi, le public. Après l’expérience du scandale de la création de Parade, Cocteau insiste sur le décalage entre le public d’une époque, qui « aime à reconnaître » (442), et les œuvres nouvelles (438, 443, 444). D’où cette maxime célèbre : « Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi. » (442).
Picasso est la grande admiration de Cocteau, mais il n’est pas musicien. Avide de reconnaissance et désireux de s’honorer de son amitié, Cocteau tient à montrer leur intimité dès la première de couverture, sur laquelle on lit : « Avec un portrait de l’auteur et deux monogrammes par P. Picasso57 ». Face aux multiples menaces, Satie incarne la couleur française58. Il est le modèle qui ne pèse pas, – mieux, qui libère. Wagner conduit au wagnérisme, Debussy au debussysme, Stravinsky « ne nous laisse pas le temps de dire “ouf” » (447), – on ne peut se dépêtrer de leurs tentacules (436). Mais Satie, lui, évite le satisme comme il évite la grâce, au sens romantique, et le sublime (435, 441). Il dégage « une route blanche » qui laisse aux jeunes musiciens le libre usage de leur originalité (434, 43659). Cocteau sera très critiqué d’avoir justement osé Satie contre les grandes figures Wagner et Debussy. Mais Satie, insiste-t-il, est celui qui reste jeune ou, plus exactement, qui devient jeune (478, ajout de 1925), à la manière de Zarathoustra : « La fierté de la jeunesse est encore sur toi, c’est tard que tu es devenu jeune : mais celui qui veut devenir enfant, celui-là doit surmonter sa jeunesse60. » C’est ce à quoi parvient Parade : « C’est la poésie de l’enfance rejointe par un technicien » (441).
La musique, clef des arts
Pourquoi avoir choisi la musique comme centre du combat ? Alors que l’époque est aux groupes, aux réunions et aux manifestes, Cocteau constitue sa propre assemblée de créateurs là où il est plus libre d’agir, à distance des grandes figures littéraires. Qui plus est, personne ne semble occuper le terrain des idées dans le monde musical, ce qui rend sa démarche plus exceptionnelle et sa prise de position plus aisée. En revanche, malgré sa polyvalence, cet art suprême lui échappe du point de vue du faire. Il n’est ni un grand interprète, ni un compositeur. Lui qui crée dans tous les domaines, qui n’hésite pas à suggérer des pas de danse, qui va se lancer dans le cinéma, ne sait manipuler les sons. « Je suis certain, confie Auric, que s’il avait eu les plus vagues notions de ce que peut-être un accord il aurait écrit de la musique mais il ne savait pas61. » Le meilleur moyen d’ajouter cette corde d’or à son arc est de la faire vibrer par l’intermédiaire du verbe, de prendre la parole, en son nom, sur la place publique. Par ailleurs, à la suite d’un grand nombre d’auteurs62, qui ont placé la musique au sommet des arts et qui ont pu même la désigner comme l’idéal de la poésie, Cocteau lui reconnaît des qualités uniques et supérieures. Maritain ne s’y est pas trompé en découvrant Le Coq et l’Arlequin à travers son filtre de lecture catholique : « Avec une sagacité qui m’enchantait, vous formuliez pour la poésie (cachée sous la musique) les grandes lois de purification et de dépouillement qui commandent toute spiritualité63. » Dans ses mémoires, Jean Hugo indique qu’au moment du Cap de Bonne-Espérance, Cocteau « pensait déjà à une poésie qui ferait écho à la “musique sans pédales” de Satie64. » Dans Le Coq n° 1 de mai 1920, Radiguet revient sur ces affinités entre les arts : « Les images [du peintre Roger de La Fresnaye] qui paraîtront avec Tambour de Jean Cocteau [livre jamais achevé], sont un chef-d’œuvre de clarté, de grâce et d’équilibre. Elles ont des équivalents en musique : les chansons parisiennes de Francis Poulenc : Cocardes, et le Fox-trot de Georges Auric, intentionnellement intitulé : Adieu, New York ! »
La musique, pense Cocteau, est acceptée par le public alors qu’elle ne représente rien. Bien mieux que de représenter, elle conserve en elle la trace mystérieuse des objets et des sentiments qui l’ont motivée. Par sa nature même, elle exprime le thème de l’invisibilité du poète et de la poésie, elle est miracle et procède, sans doute, comme cet ange que nous abritons tous en nous (447), par effraction. Ainsi se révèle « une puissance de vérité masquée » (445), – écho à Zarathoustra, « devineur d’énigmes ». Le prophète nietzschéen apprend « à unir et à rassembler en une seule œuvre poétique, ce qui est fragment en l’homme et énigme et effroyable hasard65 ». Cocteau définira le poète dans les Portraits-souvenir, comme « le véhicule, le médium naturel de forces inconnues qui le manœuvrent, profitent de sa pureté pour se répandre par le monde et, sinon résoudre, du moins soulever jusqu’à l’écœurement des problèmes contre lesquels chacun veut se mettre en garde dès le réveil66. »
Le principe énoncé par Nietzsche d’une œuvre qui unit et rassemble oriente l’interprétation du Coq et l’Arlequin du côté de la totalité. Cocteau y explore ses goûts et y dessine des conceptions qui animeront son activité de créateur dans le domaine de la musique, mais aussi du spectacle, de la danse, du théâtre, de la peinture et de la poésie. Il parle peu de sculpture, mais il ne l’oublie pas, d’autant qu’elle nie l’impressionnisme : « La sculpture si négligée à cause du mépris de la forme et de la masse en faveur du flou, est sans doute un des arts les plus nobles. » (432). S’adressant via la musique à tous les arts, Cocteau multiplie les références et cite au passage Picasso, Chardin, Ingres, Delacroix, Manet, Cézanne, Baudelaire, Monet, Braque et, dans l’Appendice, Gauguin, Matisse, Roerich… Avant les arts, il y a l’Art, d’où cette sentence dès la première page : « Une œuvre d’art doit satisfaire toutes les muses. » (429). S’il faut abattre le modèle wagnérien, l’idée de l’œuvre d’art totale semble donc pouvoir être reformulée. Les spectacles que Cocteau organise, puis les films qu’il concevra et dirigera répondent à ce souhait de se saisir de la totalité des moyens expressifs au sein d’une œuvre. Celui qu’André Cœuroy désigne comme « le Tieck de notre temps67 » aura tout au long de sa vie cherché, comme Diaghilev, à diriger et concevoir des spectacles, puis remplacé l’œuvre d’art total par l’artiste total : celui qui totalise les arts, mais dans des activités séparées – journaliste, dramaturge, romancier, dessinateur68… Cet artiste total répond au désir qui l’anime, évoqué par Claude Arnaud, un « désir irrépressible de jouer chaque rôle, d’être en quelque sorte l’âme sensible du monde69 ». L’idée de fédérer autour de la notion élargie de poésie toutes ses activités créatrices (poésie de roman, poésie critique, poésie de théâtre, poésie cinématographique) manifeste d’une autre manière ce souci d’unifier, de réunir et de faire dépendre d’une seule pensée les arts dans leur diversité.
Depuis son enfance, Cocteau aime et connaît la musique. Il semble même vivre musicalement. Henri Sauguet livre à ce propos un avis qui expliquerait la nécessité qu’il y a eu pour lui à se livrer dans l’espace musical et à y livrer combat : « Il y avait entre la musique et Jean Cocteau des liens d’intimité organiques. […] il appartenait au monde des sons, à l’univers orphique, par osmose ou transfert. […] Il était physiquement musique70. » Selon cette perspective, Le Coq et l’Arlequin serait au cœur de toute sa pensée. Si la musique est le noyau de son livre, à partir d’elle, Cocteau rayonne sur les Arts et s’interroge sur la fonction de l’art (439), sur l’originalité du créateur (443) et l’incompréhension du public. Dans la Lettre à Jacques Maritain, il insiste précisément sur ce point : « Le Coq et l’Arlequin tournait loin du centre musical. Il entraînait beaucoup de monde à cause de cela71. » L’orbe à l’intérieur duquel il contient la gerbe de ses aphorismes commence par une définition de l’art (« c’est la science faite chair » [429]) et s’achève dans la version remaniée (en lieu et place d’une première conclusion poétique) par une métaphore sur le travail du peintre : l’homme (vraisemblablement le public à qui a été proposé Parade) est comme la toile vierge sur laquelle l’artiste peint un chef-d’œuvre et qui pense : « On me salit. On me brutalise. On me cache. » Cet homme « boude son beau destin » (448). La patrie de la musique a été l’Italie, puis l’Allemagne, il est temps que ce soit la France semble nous dire Cocteau. Comme la peinture, « la musique française va influencer le monde » (439).
Éloge de l’acrobate et de la simplicité
Les Muses ne sont pas de tout repos, « elles vous montrent la corde raide », écrira Cocteau dans la Préface du Rappel à l’ordre. L’équilibre conventionnel repoussé, il convient d’en trouver un nouveau. Les jeunes musiciens à la fin de la Grande Guerre sont eux aussi sur la corde raide (439). Auric reprendra l’idée en 192372 mais rectifiera, beaucoup plus tard, l’explication que Cocteau donnera du modèle d’équilibre perçu dans le music-hall et le cirque73. Ce qui importe est qu’en filigrane se dessine la figure de l’acrobate comme double du poète, et celle, réinterprétée, du danseur, deux images retravaillée à partir de l’exemple du Zarathoustra, qui marche comme un danseur, qui regarde les danseurs de corde, qui voit dans le ciel une vaste piste de danse, et qui, de la sorte, parvient à s’élever : « Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je m’aperçois en dessous de moi-même, maintenant un dieu danse en moi74. » Cocteau a l’idée de déplacer l’image de la danse à la marche : « Est-ce de nouveau, la musique sur qui, disait Nietzsche, “l’esprit danse”, après la musique “dans quoi l’esprit nage” ? / Ni la musique dans quoi on nage, ni la musique sur qui on danse : de la musique sur laquelle on marche » (437).
Marcher est une action plus ordinaire que danser, plus proche de l’idée de simplicité que Cocteau développe. Car la valeur cardinale qu’il promeut est bien celle-là, explicitée en ouverture du livre (428). Elle est une réaction au raffinement, elle permet de dégager, de condenser. Ainsi il est possible de devenir léger et, comme Nietzsche encore, de parvenir à dire des choses légères et profondes (433), de lutter contre l’esprit de pesanteur. Contre les épaisseurs wagnériennes ou les brouillards debussyste, la ligne s’impose. Ingres-la main, plutôt que Delacroix-la patte (442). Dès lors peut naître un nouveau classicisme dont Satie montre le chemin, lui le maître en simplicité (436, 440).
Contre symbolisme et impressionnisme, Cocteau défend la vie ordinaire : « Assez de nuages, de vagues, d’aquariums, d’ondines et de parfums de la nuit : il nous faut une musique sur la terre, une musique de tous les jours » (437). La poésie nouvelle est partout dans le quotidien, ainsi que le montre Picasso. À sa mère, le 31 août 1918, Cocteau fait ce constat : « Le grand apport de Picasso, c’est, outre d’avoir emmené les objets jusque dans un domaine qui lui est propre, d’avoir prouvé le luxe des choses simples, d’une pipe, d’un journal, d’un verre. Il a dégagé l’âme du chromo qui a tant de charme dans les estaminets et les loges de concierge. Son génie l’autorise à être multiple (du reste son personnage favori est Arlequin). » L’explication de cet Arlequin inversé est donné au début du Coq et l’Arlequin, dans la dédicace à Georges Auric : « J’admire les Arlequins de Cézanne et de Picasso mais je n’aime pas Arlequin. » Puis, dès les premières lignes, le miracle des objets est révélé : « Il y a une maison, une lampe, une soupe, du feu, du vin, des pipes derrière toute œuvre importante de chez nous » (429). La manipulation du quotidien se retrouve jusque dans l’art chorégraphique où des « gestes réels » peuvent être métamorphosés en danse (461). Sur le plan du langage, ce sont les lieux communs, que Cocteau va travailler. Les bruits, dans Parade, auraient dû présenter cet orphéon de choses sonores qui nous entourent (462). Toutes ces choses que nous délaissons, il faut apprendre à les regarder comme Picasso l’indique, et comme on réapprend à voir, à rire et à pleurer en allant au cirque et au music-hall. Pour l’instant, Cocteau tente de les manipuler. Plus tard, il va prendre la mesure de leur impact existentiel. En 1947, dans la Préface à La Difficulté d’être, il se reproche « d’avoir trop dit de choses à dire et pas assez de celles à ne pas dire75 ». Or, ces choses à ne pas dire et qui n’ont pas été dites « nous reviennent ». Elles sont des souvenirs, des images, des sensations et « des épaves d’émotions fulgurantes ». Elles nous reviennent dans un « vide fait autour », c’est-à-dire privées d’un nouage au sens et à l’histoire. Elles sont là, pures, irradiantes, dans un hors-temps qui les rend éternelles, comme se voudraient être les aphorismes du Coq et l’Arlequin. Cocteau évoque dans La Difficulté d’être un train, une place au soleil, une maison basse, une kermesse, un châle, une fleur, des cigares, un jeune ramoneur à l’élégance d’acrobate… Dans leur structure éparpillée, les pensées du Coq et l’Arlequin sont la métaphore de ces choses que la poésie tente de saisir avec l’éclat particulier qui les rend si précieuses et si vives. À sa manière, Le Coq et l’Arlequin expose l’un des problèmes qui obsèdent Cocteau : avant même d’unifier, comment réunir en un tout la diversité des moi et des désirs qui nous constituent, les impressions, les rêves et les idées qui nous traversent, les amitiés et les moments de bonheur isolés ? « On traverse bien des milieux pour atteindre la solitude relative » (449), s’exclame-t-il, c’est-à-dire pour accéder à l’espace où l’on peut devenir soi. Le monde nous reproche de suive un itinéraire irrégulier. Il voit « de l’égoïsme, du désordre et de la versatilité » (451). À cela, Cocteau oppose son désir de regrouper de jeunes artistes, sa volonté de trouver un nouvel ordre et son opiniâtreté à imposer ses goûts. Le Coq offre à l’Arlequin une cure de dépouillement après laquelle il devrait être possible d’exprimer, comme le fait Satie, ce que l’on aime, ressent, perçoit et pense.
Les notes de cet article sont à consulter en fin d'ouvrage.
Illustration 1
Illustration 2
Illustration 3