Au commencement était le maître et sa mission était claire. À l’école, on transmettait des savoirs et on conduisait chacun vers le meilleur de lui-même. L’école devait instruire, fournir au plus grand nombre les outils nécessaires pour se défendre dans la société, y trouver une place et s’épanouir.
En primaire, on apprenait à lire, à écrire, à calculer et le maître faisait en sorte que chacun puisse répondre à des exigences précises pour qu’à douze ans, lors de l’arrivée dans le secondaire, le plus grand nombre d’élèves possible pût se défendre et réussir. Il y avait les bons, les moins bons et les mauvais élèves, des classes de niveau, une autorité indiscutable du maître à qui l’on faisait confiance, à qui l’on confiait l’avenir de ses enfants et, malgré des ratés, malgré des injustices, le système fonctionnait et conduisait la plupart dans une direction claire : celles et ceux, quel que soit leur niveau social, qui travaillaient, réussissaient. Pour les autres, souvent, l’école était impitoyable : elle décidait, à coups de rouge dans le bulletin, de la voie à suivre, elle imposait, parfois trop tôt, certaines filières et, surtout, elle dévalorisait tout ce qui n’était pas métier de l’esprit.
L’enseignement général était la voie royale ; le technique et le professionnel étaient réservés à ceux qui n’avaient pas été jugés aptes. Mais, dans chaque type d’enseignement, les profs travaillaient, transmettaient leur passion, leur savoir, leur expérience. Et, au final, bon an mal an, chacun trouvait sa place dans une société qui fonctionnait.
Certes, il y avait des injustices. Les profs étaient sévères, souvent autoritaires, cassants : leur tâche première était d’instruire. Avec des méthodes parfois discutables, avec la rigueur sans figue ni raisin de celui qui, conscient de sa place dans la société, exige qu’on le respecte. L’école faisait autorité, même si elle avait tort de faire peur. À force d’exigence, elle devenait un ascenseur social pour ceux qui, sans elle, n’eussent pas eu l’occasion de poursuivre les études auxquelles leurs parents n’avaient pas eu accès.
Les études, on les méritait. Pour réussir, il fallait prouver sa valeur. Et suer. Comme chacun le fait encore aujourd’hui lorsqu’il veut obtenir honnêtement ce qu’il désire. Quelle que soit l’époque, quelle que soit la culture, quels que soient le pays et les traditions, celui qui veut réussir doit se bouger les fesses et fournir des efforts. Cette affirmation semble banale. Mais, est-ce encore aussi évident que cela ?
À l’école, un minimum de devoirs. À l’école, plus d’exigence. À l’école, pas de frustrations. À l’école, aujourd’hui, il nous est demandé d’apprendre aux jeunes que la vie est un jeu dont ils sortiront vainqueurs, que la réussite est pour tous, qu’il leur suffit de s’approprier ce qu’ils savent déjà — de manière innée sans doute — pour devenir des supermans et des superwomans de la compétence à qui le bonheur sourira de ses dents blanchies.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment a-t-on pu en arriver à mentir de manière aussi crasse à des jeunes qui pensent pouvoir réussir sans étudier la matière, sans assimiler les savoirs nécessaires ? Comment s’étonner de la révolte parfois violente des plus défavorisés, lorsqu’ils réalisent à quel point on s’est fichu d’eux ?
L’école n’est plus celle du méchant maître qui met en échec ou qui, horreur, fait doubler quand il estime que l’élève n’en connaît pas suffisamment pour comprendre la suite. L’école est devenue le temple de la réussite, un effroyable mensonge qui, de manière hypocrite, a repoussé les situations d’échec vers l’enseignement supérieur et l’université : tout le monde peut devenir médecin ou avocat jusqu’à dix-huit ans, tout le monde peut fantasmer, encore et encore. Ensuite, c’est le carnage, mais on n’en parle plus. Le discours sur l’enseignement secondaire fait croire à la réussite de tous et, si les établissements qui exigent encore du travail de leurs élèves pouvaient rentrer dans le rang, ce serait tellement mieux ! Mais les statistiques sont, elles, impitoyables : les ados réussissent mal. À dix-huit ans, voire plus, celles et ceux qui voient leurs rêves s’envoler ne se tournent pas vers les filières techniques et professionnelles qui manquent pourtant cruellement de mains. Il est trop tard ! Pour eux, l’école se transforme en fabrique de désespoir. Où trouvera-t-on l’argent pour prendre ces jeunes en charge quand ils s’inscriront à des formations pour éviter le chômage ?
L’effondrement du système, c’est aux pédagogues intégristes qu’on le doit, à ces didacticiens qui ont pris l’école en otage avec l’assentiment irresponsable, criminel des politiques. À ces activistes des sciences de l’éducation qui, voulant marquer l’Histoire de leurs idées révolutionnaires, se voient perpétuellement remis en question par d’autres fauteurs de troubles pédagogiques. Et ce seront de nouveau les profs, les élèves et leurs parents qui en subiront les conséquences ! Suis-je sans nuances ? Évidemment. Mais pour secouer le cocotier, il est nécessaire de s’éloigner un peu du politiquement correct, de la philosophie du consensus qui laisse la catastrophe se propager et qui nous conduit lentement mais sûrement à une société sans école. Pour réaliser le rêve d’Ivan Illich peut-être ?
La pédagogie a ses mérites et certains pédagogues permettent à l’école de se dépoussiérer, de découvrir de nouvelles pistes, d’être plus performante. L’école ne peut fonctionner en vase clos et se satisfaire d’elle-même comme elle l’a fait longtemps, mais l’école est l’école et la pédagogie est la pédagogie. À chacune son domaine, à chacune son espace. Si l’école ne remplit plus sa mission aujourd’hui, c’est parce que la pédagogie lui dit comment elle doit travailler. Un peu comme si j’avais un problème électrique et que je téléphonais à un plombier pour venir le régler. Un peu comme si, malade, je contactais mon pâtissier plutôt que mon médecin. Les pédagogues et les didacticiens sont utiles quand ils proposent aux enseignants des pistes qui leur permettent de réfléchir à leur métier, pas quand ils imposent leur vision de l’avenir. Il ne s’agit pas de les éradiquer, mais il est devenu urgent de les mettre en quarantaine !
J’ai commencé à enseigner en 1980 et, au fil des ans et des réformes pensées par les pédagogues et relayées par les ministres, j’ai constaté combien mon beau métier était rogné, détruit, conduit à rien par des gens, certes diplômés et brillants, mais sans la moindre connaissance des réalités du terrain et imposant des idées impraticables dans les classes, des théories fumeuses, des impasses qui conduisent le travail de prof et le bonheur d’être prof droit dans le mur ! Les pédagogues sont devenus la mérule de l’enseignement et, quand le bâtiment, déclaré insalubre, s’écroulera, ils pousseront des cris de poulette effarouchée en déclarant que si les profs les avaient compris et avaient appliqué leurs idées géniales, on n’en serait pas là.
Le maître n’est plus le maître, le prof n’est plus le prof : il n’est plus qu’un plouc incapable d’appliquer ces nouvelles règles qui permettraient la réussite de tous. Un pauvre type bouché et rétrograde qui ne veut pas d’un monde meilleur et à qui il faut des formations en 2013 pour expliquer la merveilleuse pédagogie par compétences mise en place en 1997. Seize ans, et ces profs débiles en sont encore à ne pas comprendre la différence entre une compétence et un savoir ! Et, bien entendu, les politiques s’en mêlent : si les profs n’appliquent pas la nouvelle potion magique, comment obtenir de meilleurs résultats dans les enquêtes PISA ?
Le maître n’est plus le maître ; il est devenu la cause de tous les maux, il est le carotteur de service qui, non content d’avoir des vacances à rallonge, ne travaille que vingt heures par semaine, celui qui refuse de se remettre en question et d’améliorer son taux de réussite en évaluant ses élèves positivement et en cessant d’exiger d’eux des savoirs qui ne leur serviront à rien.
Pensée par les techniciens qui l’enferment, l’école n’est plus un lieu d’humanisme où l’on peut se poser, prendre de la distance, réfléchir au monde ; l’école s’est transformée en un lieu utile où l’on est formaté pour répondre aux objectifs de la grande multinationale qu’est devenue notre planète.
Le maître n’est plus qu’un serviteur du pouvoir et des nouveaux procédés censés rendre les jeunes plus performants, plus adaptables, corvéables et malléables à merci. Au maître, il n’est plus demandé de former des personnalités, de forger des caractères, de créer des humanités, mais d’entraîner des techniciens. De passeur, de guide, il devrait se muer en gentil animateur de club Web et partager, avec ses jeunes vacanciers, de bons moments qui leur donneront envie de revenir sur les plages animées de l’école, encore et encore. Bonjour la douche froide lorsque les joyeux ados seront confrontés à la vie et à ses exigences !
Devant de telles prémisses, comment s’étonner que celles et ceux qui sont habités par la vocation sacrée de prof décident de quitter l’enseignement ?
Tirage n° 6111039 <3552047@epagine.fr>