Que les profs perdent la boule n’a donc rien d’étonnant ! Finis les temps où le ministère édictait un programme précis des matières à enseigner, année par année. Les objectifs étaient alors clairement définis et les profs savaient dans quel sens orienter leur démarche. Aujourd’hui, ils se trouvent confrontés à une multitude incroyable d’objectifs plus flous les uns que les autres. Aux oubliettes, l’orthographe et la grammaire, fini le décryptage de texte : on apprend à informer pour comprendre, à parler ou à écrire pour convaincre, on papillonne d’un objectif à l’autre et on ne maîtrise plus rien.

Comment un élève peut-il devenir compétent dans une matière dont il ne maîtrise pas les bases ? Bonjour le désastre !

Le prof ne peut ni sourire ni pleurer : l’enfant-roi, devenu centre des apprentissages, est aussi celui qui doit amener l’enseignant à sans cesse se remettre en question. Pris en tenaille entre les décrets qui sabotent son travail et les consternants résultats des baragouinants, le prof ne peut que faire son mea culpa : quelle compétence n’a-t-il pas mise en œuvre pour échouer aussi lamentablement ?

Le maître s’est fait larbin, râleur ou dépressif, sans prise sur son métier. Et attention, le bon prof ne râle pas ! Il mord sur sa chique et étudie consciencieusement le cas de chaque élève avant de trouver pour chacun le remède qui le sauvera. Pédagogie différenciée, plan individuel d’apprentissage, surtout dans des classes de vingt-huit, voire plus, surtout dans des classes absolument hétérogènes où certains avancent à un km/h pendant que leurs copains filent à plus de cent ! Au prof appliqué de rétablir l’équilibre, de s’assurer que chacun ait progressé en fin d’année. L’idée est louable, je n’en disconviens pas. Mais comment, sans être Superman, la mener à bien dans des classes surpeuplées où, inévitablement et comme avant, les plus faibles seront les premières victimes du manque de temps et de présence que l’enseignant peut leur consacrer indi­viduellement ? À moins qu’il ne fasse le choix de s’occuper d’eux plus que des autres et ce seront alors les plus doués qui s’ennuieront sur les bancs et qui, non stimulés, verront leur intérêt pour les études s’étioler. Ne sachant plus où donner de la tête, le prof finira inexorablement par baisser les bras et par douter de la valeur de son travail, la mission à lui confiée par les huiles de bureau se révélant impossible à appliquer.

Faire tourner les apprentissages autour du seul élève est une aberration. Autant que l’enfant, le maître doit être placé au centre du jeu. Jadis, le maître était le maître. Trop. Et il arrivait qu’il se mue en despote sans tenir compte des difficultés de l’un ou de l’autre. Il pouvait se révéler injuste et chacun a des souvenirs pénibles de profs-dieux qui jetaient anathèmes et mauvaises notes. Même si elles ont été blessantes et si elles restent inadmissibles, leurs remarques n’ont-elles pas aussi permis à des caractères de se former, à des réactions de naître, à des défis de se lancer ? À côté des quelques matamores imbéciles qui nous en ont fait voir des vertes et des pas mûres et dont nous conservons un souvenir amer, combien de merveilleux enseignants n’avons-nous pas côtoyés durant notre parcours ? Des gens qui nous transmettaient leur passion avec bonheur, en étant qui ils étaient, sans craindre les foudres de l’inspection et sans devoir se soumettre aux innombrables exigen­ces formatives et certificatives inventées depuis ! Des maîtres que nous admirions parce qu’ils osaient se montrer originaux, personnels, parce qu’ils n’avaient pas peur de dire qui ils étaient, ce qu’ils aimaient et parce qu’ils refusaient de s’enfermer dans le triste carcan de schémas didactiques qui transforment un maître de vie brillant en pâle technicien.

Lors de mes études secondaires dans les années septante, l’école avait un goût de liberté qu’elle a perdu. Les maîtres pouvaient s’offrir le luxe d’être eux-mêmes. Nous nous confrontions à eux avec humour et élégance. Ils avaient un statut dans la société, se sentaient reconnus, prenaient le temps de s’arrêter s’ils en avaient envie ou si nous les pompions. Leur personnalité transparaissait à travers leur manière de donner cours et ils étaient des phares qui nous servaient de repères. Bien entendu, ce n’était pas toujours génial, certains abusaient de leur position et l’élève avait bien plus de devoirs que de droits. Il était important de rectifier certains excès, mais la manière dont on l’a fait tient de l’absurde et se révèle destructrice : le prof humaniste qui donnait cours en costume-cravate a été transformé en prolétaire analysant indicateurs et critères d’évaluation !

Ni maître, ni élève ne peuvent être le centre des apprentissages. Toute relation réussie tient compte des deux ; en plaçant les élèves au centre des apprentissages, les pédagogues ont perverti l’enseignement. Le prof devient responsable, voire coupable de tous les échecs, de toutes les déviances et, plus les réformes se multiplient, plus il doit rendre compte de chacun de ses faits et gestes. Le prof n’a plus le droit de faire une remarque un peu sévère, a encore moins le droit de prendre une sanction et, s’il le fait, doit la justifier en triple exemplaire. Les parents peuvent à tout moment intervenir et remet­tre en cause ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, sans limite aucune, sans discernement. L’école des devoirs est devenue celle de tous les droits sous prétexte de citoyenneté responsable et de démocratie participative !

Billevesées ! On n’apprend pas la démocratie à un élève-roi : on lui enseigne l’égoïsme et l’absence de partage. Un jeune qui estime avoir tous les droits n’accorde pas ces droits aux autres, il devient un petit dictateur satisfait de lui-même et, dans une école où le prof ne peut plus s’imposer, de perpétuelles négociations funestes et futiles prennent le pas sur les processus d’apprentissage.

Un ado citoyen n’est pas seulement quelqu’un qui a le droit de l’ouvrir pour exprimer tout ce qui lui passe par la tête, en ce compris les pires bêtises, mais une personne qui a appris à respecter l’existence de celle ou celui qui lui fait face. La démocratie débute lorsqu’on s’écoute les uns les autres, pas quand on n’entend plus que soi ! Le lamentable exem­ple de nos politiques marchandant pendant des mois pour former un gouvernement ne suffit-il pas à nous en convaincre ? En enlevant à l’enseignant tout ce qui lui permettait de demeurer au-dessus de la mêlée, en le privant de son devoir d’autorité nécessaire à la cohésion de l’espace public qu’est l’école, les pédagogues en chambre l’ont transformé en gentil animateur. Tout, sauf le défenseur d’une profession forte et admirable. Destiné à appliquer les con­signes et les techniques mises au point par les pédagogues, le prof n’est plus qu’un pâle intermédiaire entre des didacticiens qui savent tout et édictent les lois, et des élèves qui le menacent au quotidien en brandissant sous son nez la panoplie de leurs droits.

Il est urgent de remettre les pendules à l’heure. Ce ne sont pas les pubs du ministère qui invitent les jeunes à s’engager dans le métier qui amélioreront la situation. Pendant que les profs vont au charbon, les pédagogues, les didacticiens et les ministres inven­tent de pompeuses formules qui ne ravivent plus la saveur d’un plat privé d’ingrédients ! S’il y a pénurie dans l’enseignement, c’est simplement parce que le métier n’a plus rien d’attractif. De salaire, n’en parlons pas, les profs ont appris à vivre avec peu, mais d’un métier de qualité où l’on se sent reconnu, parlons-en ! Un métier que l’on pourrait exercer dans des con­ditions moins déplorables. Un métier dont on peut être fier et que l’on crée au quotidien en se découvrant soi-même.

Tirage n° 6111039 <3552047@epagine.fr>