Chers parents, sachez qu’à l’école d’aujourd’hui, il n’y a plus rien à savoir. Votre enfant y apprend à devenir compétent. Il faut que vous vous habituiez aux nouvelles manières de travailler. Et si vous demandez à vos enfants ce qu’ils ont appris à l’école, ne vous étonnez pas d’entendre que vous ne pouvez plus utiliser ce mot. À l’école, désormais, ils développent leurs compétences. Ils n’apprennent plus l’histoire, ils apprennent à devenir citoyens, ils n’apprennent plus les maths, ils s’entraînent à remplir leur future déclaration d’impôts. Comprenez-vous ? Leurs études sont désormais productrices de sens ! Même si vous trouvez la structure de leurs phrases boiteuse et que vous devez les reprendre lorsqu’ils vous disent qu’ils « croivent » que c’est bien, sachez que désormais, les règles d’orthographe, de grammaire, les tableaux de conjugaison et les tables de multiplication ne s’apprennent plus. Non, elles figurent dans des boîtes à outils que votre enfant est invité à utiliser quand il en ressent le besoin pour polir la compétence qu’il développe avec le GO du club Web — enfin la plupart du temps avec la GO, parce que des mecs, on n’en trouve presque plus — qui l’aide à s’approprier ses nouveaux apprentissages.

Sacrés profs, chers parents ! Ils n’en loupent pas une ! Ils n’ont déjà que des vacances et, à l’école, ils ne sont même plus profs ! Ils animent leurs groupes, à coups de sourires et de gentils encouragements. Hop, hop, une, deux, une, deux, levez les bras en musique ! Et pour apprendre à vous connaître, lancez-vous des ballons en criant votre prénom, c’est tellement plus sympathique qu’un prof qui lit une liste et puis, ça prend une heure plutôt que trois minutes, ça occupe ! Chers parents, de l’école, votre enfant ne revient plus avec l’impression d’avoir été soumis à des règles, il revient rayonnant et vous décrit les mille activités qu’il a réalisées avec ses potes, « Trop cool, la prof, m’man ! ».

Si vous vous inquiétez qu’il ne connaisse plus rien, ni en géographie, ni en littérature, ni en histoire, plus rien de ce que vous avez vous-même appris, écoutez-le vous expliquer que, désormais, les profs ne peuvent plus lui transmettre des matières de manière frontale et tyrannique. Le prof n’explique plus, le prof n’impose plus : votre enfant, désormais, observe et, avec tous ses petits camarades imprégnés comme lui de leur désir naturel d’apprendre, il tire des conclusions, s’approprie ludiquement des connaissances. Le prof n’est qu’un guide qui se doit de les amener en toute sérénité au-delà de lui-même. Au-dedans aussi ; moins le prof en fait, mieux c’est. Votre enfant, habité par l’amour des études, s’approprie l’école et ses constituants.

Et vous savez, bien entendu, que votre merveilleux ado agit ainsi à la maison. Pourquoi vous fâchez-vous sur lui parce qu’il ne range pas sa chambre, pourquoi vous énervez-vous quand il abandonne ses déchets sur la table, dans le fauteuil du salon, pourquoi pétez-vous un câble parce qu’il ne peut pas décrocher du net ou raccrocher le téléphone ? Laissez-le donc s’approprier la vie ! Il comprendra mieux par lui-même ce qui ne tourne pas rond dans son attitude ; ne lui faites pas la leçon ! On ne fait plus la leçon, on accompagne, on ne donne plus de devoirs, on accorde des droits. Ne soyez pas vieux jeu, pensez à l’épanouissement de votre progéniture, bon sang ! N’auriez-vous pas aimé que vos parents agissent ainsi avec vous ? N’auriez-vous pas préféré découvrir la vie par vous-même, en en faisant l’expérience, en tâtonnant, en vous trompant, en tombant, en vous relevant plutôt que d’avoir sans cesse au derrière les remarques de vos géniteurs et de vos profs ?

Vous seriez devenus tellement plus compétents… Et puis, qu’importe encore de savoir à l’heure où tout se trouve sur Internet ? Aujourd’hui, il suffit de taper un nom pour être bombardé de milliers de références en moins d’une seconde. Il suffit de taper le titre d’un roman pour en obtenir le résumé, l’analyse des personnages, du style, du mouvement littéraire et une biographie de l’auteur en sus ! À quoi sert-il encore de lire puisque, de toute façon, la télé nous informe de tout, de manière conviviale et résumée, sans avoir à se casser la tête ? Vive les infos prédigérées ! À quoi sert-il encore de réfléchir ? Vive la société bistro-dîner !

Et, après une séquence sur l’interview, une autre sur l’habit à travers les âges, une autre encore sur les dictateurs, après avoir fait l’abeille et butiné çà et là, sans repères historiques, votre enfant vous soutiendra qu’Hitler et Napoléon auraient eu intérêt à se mettre d’accord avant d’attaquer Attila en Russie. Ayez le malheur de lui répondre que Napoléon et Hitler ne vivaient pas à la même époque et qu’Attila n’était pas russe, demandez-lui s’il connaît la ligne du temps, il vous répondra qu’il n’a pas encore étudié les dates, seulement les portraits de dictateurs et que la ligne du temps, il n’en a jamais entendu parler. Ce ne serait pas encore si grave si toutes ces infos que votre enfant récolte avaient un sens pour lui mais, souvent, ce n’est même plus le cas.

Les programmes ouverts aux compétences et présentés par séquences n’ont de valeur que si l’élève peut établir des liens entre les éléments qu’il s’approprie et si, dans l’ensemble des écoles, on travaille dans le même sens. Ce n’est pas le cas. Chaque équipe pédagogique peut désormais s’adapter à la demande et, d’après l’école fréquentée, les apprentissages diffèrent. Chacun picore ce qu’il veut dans le grand plateau des connaissances et développe ses compétences avec des acquis hétéroclites. Plus personne n’apprend la même chose, ce qui bouleverse le socle commun des connaissances. Chacun picore dans sa gamelle sans se préoccuper de la gamelle de l’autre et, malgré certains points communs, un enfant d’une école défavorisée acquiert des connaissances qui n’ont plus rien à voir avec celles acquises par les élèves des établissements chic. Programmes flous, compétences et séquences à la carte conduisent autant qu’avant, voire plus, à un enseignement à deux vitesses d’autant plus qu’aujourd’hui, les élèves défavorisés savent à peine lire et écrire, ce qui les prive de développer quelque compétence que ce soit. Résultat : une augmentation catastrophique de la fracture sociale entre riches et pauvres.

Comme dans la société, on supprime la « classe moyenne » à l’école. Dans quelques années, il y aura la minorité des gagnants (qui, soit dit en passant, se dirigent déjà de plus en plus vers l’enseignement privé) et la majorité, qui aura touché à tout sans toucher à rien, des futurs diplômés sans valeur et sans savoir, passant de petits boulots en petits boulots. Répétition de leur parcours scolaire, où ils auront musardé de séquence en séquence.

Chers parents, indignez-vous ! Refusez que grâce à votre silence bienveillant, l’éducation dite nationale devienne la propriété de quelques-uns. Sans vouloir magnifier le passé, il faut reconnaître que quand le maître était le maître et avait la liberté de mettre en place des stratégies éducatives, les enfants sortaient du primaire en sachant lire et écrire. Lorsque je vois aujourd’hui mes élèves de première secondaire tenter de déchiffrer les mots d’un texte, quand je les écoute confondre un terme avec un autre, « l’étable » devenant facilement « la table » et « maçonnerie » « maconnerie », oui, quand je constate le désastre d’une lecture qui devine les mots comme des images, sans en chercher le sens, lorsqu’après trente-trois ans d’enseignement, je com­pare les savoirs des élèves d’aujourd’hui à ceux d’hier, je ne peux que constater la catastrophe. Comment un maçon peut-il construire un mur s’il ne sait pas ce que sont une brique, une truelle et du ciment ? Comment un élève peut-il avoir des compétences en écriture s’il ne connaît plus ni conjugaison, ni règles de grammaire ? Comment peut-il évoluer en maths s’il ne connaît plus ses tables de multiplication ? Comment peut-il avoir envie de remettre un travail soigné s’il ne s’est pas, gentiment bien entendu, fait remonter les bretelles quand il rendait un infâme brouillon ?

Aujourd’hui, les jeunes gens ne sont ni plus bêtes, ni plus fainéants que les enfants d’avant ! Au con­traire ! Les mille stimulations réelles et virtuelles auxquelles ils sont exposés créent des êtres vifs, un peu comme des chatons, les yeux ouverts sur tout ce qui les entoure. Mais, comme les chatons, ils zappent, passent d’une activité à l’autre, d’une idée à l’autre, demeurent superficiels et, à en observer certains, on peut se demander quelle direction ils suivent, quel est le sens de leur vie. Les adolescents se cherchent et il est normal qu’ils ne trouvent pas tout de suite leur voie. Ce qui n’est pas normal, c’est que l’école ne les aide plus à la trouver, que l’école soit devenue comme eux, qu’elle butine, d’une manière de travailler à l’autre, d’une matière à l’autre, d’une réformette ministérielle à l’autre. L’école est devenue un apéro : on y picore. Ici, une saucisse cocktail, là, un biscuit salé ou une cacahuète. L’école n’est plus le plat consistant qu’elle était, avec un programme clair au menu, des objectifs précis à attein­dre. Ce qu’on rendait clair en précisant les savoirs à connaître ne l’est plus lorsqu’il s’agit de citer les mille et une compétences que les élèves peuvent attein­dre. On « compète », on fait du vent, mais ni profs, ni élèves ne savent plus où poser les fesses, sur quoi se reposer. Finies les certitudes, l’incertitude pédagogique est devenue maîtresse de logis.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire les nouveaux programmes : du blabla et du vent, mais rédigés dans un jargon pointu qui décourage et qui énerve. D’in­finies listes de compétences à atteindre et des phrases bien roulées qui n’ont cependant rien de séduisant. D’autant plus qu’aujourd’hui, on impose aux profs d’assimiler tout cela : leurs préparations de leçons, leurs interrogations (pardon leurs évaluations formatives et certificatives) se doivent d’être le reflet des recettes pédagogiques concoctées par les toqués d’en haut. Du papier inutile, des préparations à rallonge où tout doit être précisé alors qu’on sait que, dans la réalité d’une classe, on ne pourra jamais mettre parfaitement en œuvre la leçon modèle qui a été préparée. Parce que les élèves qui viennent du cours de gym sont remuants comme des puces, parce que l’une ou l’un d’eux éclate en sanglots sans qu’on sache pourquoi, parce qu’un autre fait tomber sa trousse (« C’est pas moi, M’sieur, c’est lui qui m’a poussé ! »), parce qu’un autre encore n’a plus de papier, de cartouche ou même de manuel… Et j’en passe !

Mais il y a plus grave : les « ayatollahs » des compétences qui descendent dans les écoles pour vérifier si l’on respecte leur saint courant sont intimement persuadés qu’ils ont inventé une nouvelle religion salvatrice ou, pour les non-croyants, le fil à couper le beurre ! Comme si, avant eux, les profs ne poussaient pas leurs élèves à développer leurs compétences, comme s’ils n’aiguisaient pas le sens de l’effort, l’observation et la compréhension du monde, l’utilisation des acquis ! Comme si, avant eux, les profs se satisfaisaient d’élèves crétins qui obtenaient leurs points en déblatérant par cœur des matières qu’ils ne comprenaient pas ! Bien entendu, cela arrivait et chaque prof qui remarquait qu’un de ses élèves travaillait mal tentait de corriger le tir en lui donnant des conseils personnalisés. Mais, pour les « ayatollahs », seule leur vérité est bonne à entendre et ils ne se privent pas de sous-entendre qu’avant eux, les profs travaillaient mal. Ils donnent une belle image de ce qui fut « le plus beau métier du monde ». Chers parents, vous le savez, n’est-ce pas : les profs, ce sont les bronzés en vacances !

Heureusement, bientôt, il n’y aura plus besoin d’école. Votre enfant entraînera ses compétences sur son clavier en répondant aux batteries d’exercices mises en place par les toqués en chef. Il sera certifié positivement quand il prouvera qu’il connaît le minimum requis, deviendra un smicard de la connaissance, gentiment autosatisfait. Son outil de référence principal ? Un moteur de recherche ! C’est un ordinateur qui évaluera positivement votre enfant et qui lui offrira de nouveaux exercices aussi longtemps qu’il n’aura pas réussi à résoudre ceux qu’on lui propose. Quelque part sur un serveur, il aura son programme individuel d’apprentissage où seront notées ses for­ces et ses faiblesses, un dossier qui résumera tout son parcours scolaire. Oui, chers parents, votre enfant sera fiché, traçable comme un morceau de viande : le grand ordinateur du ministère saura tout de lui jusqu’à ses coups de colère, ses révoltes, ses déviances. Chers parents, le Big Brother du ministère considérera-t-il encore votre enfant comme un être humain digne de considération ?

Tirage n° 6111039 <3552047@epagine.fr>