Quand il a fini ses cours, le prof se cultive. Pendant les vacances, durant les week-ends, il prend le temps de se poser, de lire, de songer à ses nouveaux cours. Ses études sont une base qu’il développe mais, c’est vrai, à certains, il arrive de reprendre, d’année en année, les mêmes listes de livres, de resservir les mêmes exercices, de poser les mêmes questions aux interros. Certains ronronnent en se répétant à l’envi, mais la plupart profitent de leur temps de vacances pour travailler et améliorer leurs cours, pour faire le bilan et préparer demain. Être prof permet de « donner du temps au temps », de prendre le temps de se ressourcer pour retrouver, après des pauses, les élèves. Tous ne profitent pas de ces moments d’arrêt : certains, sans cesse en recherche, revoient leurs cours, les améliorent. Comme dans tous les métiers du monde, certains sont plus aptes que d’autres au travail.
Pourtant, la donne a changé. Du tout au tout. Aujourd’hui, quand on sort de ses études, on ne peut plus s’imaginer avec des connaissances qui serviront de base à une vie entière. Tout va plus vite, tout est sans cesse remis en question. Les matières à enseigner et la manière de les enseigner. Le prof a perdu le temps libre qui lui permettait d’intégrer son boulot. Avec plaisir. À son rythme. Notre société a perdu le sens de la lenteur, de la saveur. Tout doit aller vite, tout doit sembler brillant. On parie sur le jeunisme et tout, pour paraître réel, doit sans cesse être renouvelé. On vit à travers des projections, la beauté factice imposée par les mannequins de la pub, la réussite improbable et sans éthique offerte par le cours de la bourse, la promesse mensongère et meurtrière pour la planète d’une croissance démesurée qui, selon d’autres experts en chambre, résoudra tous les problèmes du monde. Les technocrates ont partout pris le pouvoir et, riches de leurs salaires mirobolants et des bonus qui les accompagnent, imposent leurs projections de l’avenir aux peuples qui en crèvent. Lentement, dévoré par son désir de toujours plus, l’homme moderne a quitté le réel, les petites choses qui font du bien, le bonheur de vivre. Au rythme de ses colères, pourtant, la nature nous prouve que nous ne sommes maîtres de rien, que notre civilisation de la réussite à tout prix est un tigre de papier soumis au moindre éternuement du réel. Mais nous n’en avons cure. Prisonniers de notre idée du monde, nous ne voyons plus le monde. Nous avons perdu la raison et le sens de la contemplation.
L’école a suivi le même chemin. Pédagogues, didacticiens et technocrates de salon l’ont créée idéale, performante, réussie. Glanant çà et là les fruits de diverses expériences qu’ils ont extraites de leur terreau sans en examiner les racines, ils ont construit sur le papier une école coupée du quotidien des élèves et des profs. On n’importe pas le modèle éducatif finlandais en France ou en Belgique sans importer la Finlande, pas plus qu’on n’importe l’école sud-coréenne sans avoir compris les origines humaines et culturelles de ce qui se construit là-bas. On ne réussit pas l’école comme une recette de cuisine : un peu de ci de là-bas, un peu de ça d’ici et une nouvelle pincée de çà et là pour corser le tout !
Un agriculteur sait qu’on ne travaille pas la terre de la même manière dans un pays où il pleut que dans une région victime de la sécheresse. Il en est de même pour l’école : la réalité sociologique belge n’a pas grand-chose à voir avec la réalité finlandaise et ce qui réussit là ne va pas automatiquement fonctionner ici où les profs ne jouissent pas du tout, mais alors pas du tout, de la même considération ! Peu importe aux créateurs de modèles ! Ils se croient au foot et veulent faire partie d’une équipe gagnante dans les statistiques. Tant pis pour l’absurde, tant pis pour les dégâts ! Ce qui compte, c’est de gagner une place ou deux dans les palmarès éducatifs et de faire bonne figure auprès des institutions européennes et internationales.
Le prof devient esclave des statistiques et les élèves en sont désormais les otages. Ce qui compte, ce n’est plus de bien apprendre, mais d’avoir une bonne place ! Et ce sont les mêmes pédagogues qui proclament haut et fort qu’ils ne veulent plus de sélection, qu’ils veulent une école de la réussite pour tous ! Mais une école où les élèves réussissent mieux les tests que ceux du pays voisin ! Où est le réel dans ce galimatias débile, où sont les apprentissages utiles à la formation et à l’épanouissement d’êtres humains ?
Il s’agit de retrouver du bon sens, de regarder à nouveau l’herbe pousser et de cesser de dire à l’herbe comment elle doit pousser. Il faut arrêter de vouloir mettre tous les élèves dans un moule, arrêter de vouloir les former en vue de réussir dans un univers prédéterminé. À moins de vouloir modeler des pions manipulables dans le grand jeu monétaire international, il faut cesser de dire aux profs ce qu’ils doivent faire et leur permettre de faire à nouveau ce qu’ils peuvent avec leurs élèves. Sans cela, l’école perdra le peu de sens qu’elle a encore !
Mais comprend-on la simplicité et le bon sens dans les bureaux où l’on décide de l’avenir du monde sans plus en faire partie ? Dans les ministères où l’on crée des décrets « Missions » et où l’on invente des listes de nouvelles compétences à atteindre, a-t-on idée de ce qui se passe réellement dans les écoles ? Quand mesdames et messieurs les inspecteurs descendent sur le terrain, que voient-ils du véritable travail des profs, de leurs difficultés réelles ? Ils passent en coup de vent dans des classes transformées par leur présence et les évaluations, les cours qu’ils examinent pointilleusement ne sont jamais qu’un reflet biaisé de ce qui se vit dans un établissement scolaire. Parfois avec beaucoup de souffrance et une grande difficulté. Et, quand les politiques se décident à rendre visite au monde enseignant, l’idée qu’ils peuvent se faire de la vie à l’école est encore plus fausse : on les accueille avec cocktails et petits fours et on fait des courbettes pour recevoir encore leurs subventions. Les profs sont de bons élèves dans l’âme et ils n’ont pas envie qu’on pense du mal de leur travail. Quand viennent les huiles, ils refusent de montrer l’état réel de la dégradation et font au mieux pour mettre leurs élèves en valeur. Et, satisfaites que tout aille pour le mieux, les huiles retrouvent leurs casseroles et y mitonnent de nouvelles réformes !
Les profs ne peuvent plus prendre le temps de travailler bien. Ils ont à peine digéré une réforme qu’en voici une nouvelle. Mais tout cela n’est pas grave : les huiles ont décidé que, désormais, les profs ont l’obligation de se former. Le monde fuit en avant. L’école, qui était le temple du savoir où l’on pensait le monde, le lieu où l’on pouvait prendre la distance et le temps nécessaires à une réflexion nourrissante, court aujourd’hui avec le monde et zappe, de réforme en réforme, de nouveauté en nouveauté, vers sa fin annoncée. Il faut désormais se former pour rester à la page.
« Il faut »… Tout le problème est là. Aux profs, le ministère impose tout sans réelle possibilité de dialogue. Quand consulte-t-on la base avant de prendre une décision pédagogique ? Où est la place du prof dans tout ça ? Au service de tous en la fermant. Le prof ne peut plus s’épanouir dans son travail, le prof est épanoui par le ministère qui lui donne la chance de le former à travailler par compétences, à s’ouvrir l’esprit, à évaluer positivement… Le prof ne doit pas s’interroger : le ministère pose les questions et fournit un kit de réponses toutes faites. Alléluia ! C’est vrai, Madame la ministre, aujourd’hui, même non diplômé, on peut trouver une place dans l’enseignement ! Il vous suffit de dénicher de bons petits soldats sans personnalité que vos services nourriront pédagogiquement et blanchiront plus blanc que blanc pour amener tout le monde vers la réussite !
Au début, les formations, c’était un peu comme le rénové. On recevait le menu et on pouvait y choisir les plats qui nous plaisaient le plus. Une manière de nous mettre en appétit. Mais, très vite, les directions d’école se sont rendu compte que certaines journées de cours devenaient inorganisables quand plus de dix profs étaient absents, en formation. Il fallait donc organiser ce toutim et c’est ainsi que les écoles se mirent d’accord pour que les formations se déroulent certains jours bien précis. Avec réduction du menu proposé. Un menu parfois difficilement compréhensible : certains plats sont présentés dans un tel jargon qu’on ne sait plus ce qu’on va manger ! Comme dans les restaurants étoilés, le ministère laisse planer le mystère. Pour éveiller l’appétit sans doute.
Alors, puisqu’il faut suivre des formations, les profs sont nombreux à picorer au hasard, çà et là. Certains, plus futés, quelle que soit la branche qu’ils enseignent, choisissent de suivre une formation en œnologie, ça peut toujours servir. D’autres, plus pragmatiques, quelle que soit la branche qu’ils enseignent, apprennent à construire un site Internet, ça peut servir aussi. Parce que ce qui est proposé dans la branche qu’ils enseignent est expliqué dans un tel charabia qu’ils savent qu’avec leurs élèves, ils ne pourront pas utiliser ce qu’ils expérimenteront, ce qu’ils s’approprieront avec un gentil animateur ou une gentille animatrice.
Et l’on se retrouve tous ensemble, de l’autre côté de la scène, à jouer pendant trois journées, à échanger, à se rencontrer et, pour beaucoup, à râler à cause des heures de cours perdues, à cause des futilités qui se racontent là, à cause du manque de lien avec le réel, une nouvelle fois. Les formateurs et les formatrices sont souvent des gens intéressants, mais chargés d’apporter la bonne parole, de motiver à utiliser les nouvelles méthodes. Parfois, comme tout un chacun, ils commettent des bourdes ! Je me souviens de la charmante formatrice nous annonçant qu’elle avait inscrit sa fille dans une « école du futur », une école pilote où l’on travaille par compétences, je me souviens de la colère d’un des participants lui demandant si toutes les écoles ne sont pas des « écoles du futur », si tous les profs ne font pas un travail qui tend à épanouir les jeunes !
Parce qu’ils ont placé une étiquette sur ce que l’on fait tous les jours depuis des années, les « ayatollahs » des compétences s’imaginent avoir inventé une formule magique. Quand on transmet des savoirs à un élève et qu’on lui demande de résumer, de comprendre, d’expérimenter ce qu’on lui a enseigné, on fait aussi appel à ses compétences, mais sans jargon outrancier et sans formules alambiquées. Il suffit d’examiner les nouveaux manuels pour se rendre compte du désastre : certes, ils sont le fruit d’un rude travail et il faut tirer son chapeau à leurs auteurs qui ont dû intégrer le vocabulaire à la mode, mais, dans la réalité, un élève se fiche pas mal de savoir quelles sont les compétences visées par un exercice. On intellectualise tout, on théorise, on décortique, on perd un temps fou à faire de la paperasserie qu’une fois en classe, on ne regardera plus parce que, là, dans le réel, ce n’est pas de théorie et de blabla dont il faudra s’occuper, mais d’élèves parfois très difficiles à gérer, parfois amorphes et, chers pédagogues, vides du désir d’apprendre ou de se montrer acteurs, alors qu’ils songent à leurs amours et à leurs potes !
Pendant deux, trois jours par an, pour justifier les nouvelles structures coûteuses mises en place par le ministère, on exige des enseignants qu’ils abandonnent leurs élèves. Les profs dociles se forment donc et, c’est vrai, parfois, ils sortent heureux de ces journées où ils ont découvert quelques nouvelles ficelles qu’ils n’auraient pas trouvées tout seuls, mais il y en a tant et tant aussi qui reviennent culpabilisés, outrés de ces journées où on leur a gentiment fait comprendre que tout ce qu’ils faisaient dans leurs classes n’était pas bon et que si l’inspection y passait, leurs doigts s’en souviendraient.
Qu’on agisse avec les profs comme ils doivent le faire avec les élèves ! Qu’on leur propose des formations et que celles et ceux qui sont en demande puissent les suivre. Qu’ils puissent s’y approprier ce qui leur semble utile pour leurs cours, mais qu’on cesse de leur imposer une façon de travailler, une façon de poser les questions, de corriger, d’évaluer… de penser !
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