Chapitre 2  Je ronge mon frein

 

Je trouve une place chez des avocats libéraux. Libéraux, peut-être, mais méprisants avec leur personnel à qui ils refusent des bouts de chandelle pour s’éclairer le soir.

Quand il y a du monde, cependant, il faut épater la galerie, alors ils sortent les grands plats et les costumes brodés. Et ils se mettent à parler français, parce que ça fait bien, tout en martyrisant les mots. Cela pourrait me faire rire si je n’étais pas découragée par leur bêtise.

“Ascotez-moi le bouchoir dans la kitchine !” Autrement dit : “Remportez-moi ce bougeoir dans la cuisine !” Au début, je voulais les corriger, puis j’ai renoncé.

Mon père me trouvera une autre place.

 

Malheureusement c’est très loin, dans le nord. Il fait un froid de canard, le voyage est interminable. J’arrive complètement gelée.

Un accueil chaleureux m’attend ! Le père de famille est un négociant en betteraves. Il ne fait pas semblant d’être instruit, la mère est simple aussi. Je dois enseigner à deux jeunes garçons, agités et paresseux mais pas méchants. Il y a aussi un grand frère qui fait des études supérieures. Casimir est charmant, joli garçon et extrêmement prévenant. Aux vacances de Pâques, il revient chez ses parents et tout le monde est content de le voir. Moi aussi. Un soir, nous discutons longuement tous les deux dans le couloir de l’étage supérieur.

– On pourrait continuer à parler dans ta chambre, dit-il, on serait plus tranquilles.

J’accepte.

Et là, assis sur mon lit, je sens que nous sommes tous les deux de plus en plus émus. Il évoque ses soirées dans les tavernes de Varsovie, après les cours. Je lui dis que je l’envie.

– Je suis mieux ici avec toi, répond-il.

Avec beaucoup de douceur, il finit par m’avouer qu’il est amoureux de moi depuis le premier jour.

– Les Français appellent ça le coup de foudre, murmure-t-il en me prenant la main.

Je le laisse faire. Puis doucement il m’embrasse dans le cou. Je tremble. Je sens que je deviens amoureuse de lui. Nous nous allongeons côte à côte pour dormir. Mais aucun de nous ne dormira. Au matin, nous nous embrassons longuement, c’est une promesse. Et nous décidons de nous marier.

 

Au déjeuner, Casimir toussote, puis sans reprendre son souffle, il s’adresse à sa mère :

– Je voudrais me marier avec Marya.

– Pardon ?

– Oui, Marya et moi, nous voulons nous marier. Elle écarquille les yeux, puis sur un ton froid que je ne lui connais pas :

– Tu n’épouseras pas cette jeune fille.

À midi, il le répète à son père et c’est la même réaction. Mais pourquoi ?

Parce que cette jeune fille – moi – n’est pas d’une famille noble, c’est une simple institutrice, sans parenté intéressante et sans argent. Casimir est effondré. Je le suis aussi.

 

Pendant des mois, la même scène se répète. Il implore ses parents, qui refusent catégoriquement. Leurs idées larges s’arrêtent là où commencent leurs intérêts. Je m’efforce de convaincre mon amoureux de se décider contre l’avis de ses parents. Après tout, il est majeur, c’est déjà un homme, il peut prendre son destin en mains. Je suis très affirmative. Ne suis-je pas là, loin de tout, pour un grand dessein ? Casimir aura-t-il le cran de s’opposer à eux ? Il promet. Il promet encore. Jusqu’au jour où, piteux, il abandonne la lutte. Ses parents lui trouveront une fiancée.

Il m’abandonne aussi et je suis amère. Comment peut-on accepter ainsi d’être dominé ? Je me sens dure et, en même temps, comme confortée dans l’idée qu’on ne doit pas renoncer à ses idéaux. Je suis partagée entre le découragement et la volonté d’y résister.

 

Un jour – enfin ! – je reçois une lettre de Bronia qui m’assure que je peux venir à Paris ! Je n’arrive pas à le croire ! Cela fait quatre ans que j’attends ! Le rêve va donc se réaliser ? Je rayonne, toute la journée, je vois du soleil et des étoiles partout, la cuisinière se moque de moi.

– Tu penses que Casimir va t’enlever ?

– Mais non ! Pas lui !

Elle me croit folle.

Je donne mon congé et retourne à Varsovie. Là, je me prépare fébrilement à quitter ma famille et mon pays. Toutes ces années à rattraper, j’en ai le tournis !… J’emporte deux sacs pleins à craquer. Des livres indispensables et des vêtements, mais je n’ai rien d’élégant. Comment vais-je faire à Paris ? Toutes ces Françaises qui sont si chics !

 

Je prends le train pour Paris. Trois jours de voyage épuisant, à dormir assise, le dos cassé, le nez plein d’odeurs de pieds, de cigares, d’œufs durs.

À mes côtés, une grosse dame parle fort et m’offre ses victuailles. Pas question que j’accepte de manger ça ! Puis j’ai un peu faim et, comme elle insiste, je finis par dire oui. Son mari est un ouvrier, du genre pas rigolo, qui fume la pipe continuellement.

– Il espère trouver du travail en France, m’explique la dame. Et toi ?

– Moi… Moi aussi j’espère en trouver.

– Comme bonne à tout faire ?

– Euh… Oui c’est ça.

– Tu ne trouveras pas de travail à Paris, me dit le mari. Des bonnes il y en a plein qui montent de la province. Ce que cherchent les Français, c’est… tu vois ce que je veux dire. Et plus bas, à cause des enfants : les putes !

 

En arrivant gare du Nord, par la portière j’aperçois Bronia au loin. Je lui fais signe, émue aux larmes. Sur le quai, nous nous embrassons longuement, dédaignant les porteurs qui nous assaillent de plaisanteries grivoises ; j’ai une telle fringale de français, d’études, de livres et je suis si contente de revoir ma sœur que je ne touche plus terre !