On sait que les entretiens de New York ne sont pas la fin de l’histoire d’une « amitié avec obstacles » entre Jacques Derrida et Jürgen Habermas. Pour autant que l’on connaît assez peu de la discussion de Francfort un an et demi plus tôt et que le texte au contenu symbolique le plus fort ne paraîtrait qu’en mai 2003, ils appartiennent plutôt à ses débuts. Publié comme protestation contre une guerre qui commençait et marquant le terme de celle qui avait opposé les deux philosophes, Nach dem Krieg est un manifeste politique qui pour une part a vieilli avec sa conjoncture. Mais il demeure aussi et surtout une profession de foi cosmopolitique, défendant une certaine idée de l’Europe sur l’horizon d’une société mondiale régie par le droit. Puis viendrait le temps des signes publics d’amitié : de Derrida à Habermas pour son soixante-quinzième anniversaire ; de Habermas à Derrida au lendemain de sa mort. Ce dernier raconte que la publication du livre de New York et du texte commun avait rendu « perplexes » les amis respectifs : « Certains étaient inquiets (worried), d’autres agacés (annoyed)1. » Autant dire si l’on veut que la paix des chefs était loin de s’étendre aux troupes et qu’il est peu probable que la ligne de front soit aujourd’hui effacée. Mais c’est une autre histoire. Du point de vue de celle qui est racontée ici, ce qui importe tient en cela qu’il est désormais possible de revenir sur des hypothèses au sujet de ce qui durant une guerre kantienne avait préservé les conditions de possibilité d’une paix future et d’en forger d’autres susceptibles d’élargir l’angle d’approche d’une authentique proximité n’excluant pas de vrais désaccords. L’une d’entre elles les contient toutes et devrait permettre de les organiser : Derrida comme Habermas défendent une certaine Aufklärung ; peut-être pas tout à fait la même et à coup sûr chacun à sa manière ; mais dans le même monde philosophique et avec un sens commun de la responsabilité envers un héritage partagé.
S’agissant du récit, voici donc venu le temps des hommages : celui de deux textes écrits en 2004 chacun pour l’autre par Derrida et Habermas. Nous sommes au crépuscule. Lorsque Derrida prononce le 18 juin à Francfort son discours pour l’anniversaire de Habermas, il sait qu’il ne survivra pas longtemps à sa maladie : « Je ne peux dire quoi que soit sous la forme d’un bref message au sujet des raisons et de l’arrière-plan historico-philosophique sur lequel nous sommes ou ne sommes pas en accord. Je n’en ai ni la force ni l’autorité ni le droit »2. Il mourra le 9 octobre et Habermas publiera le 11 une sorte de tombeau philosophique à l’ami récent disparu : Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung. Ces deux textes sont d’une grande sobriété, sans hyperboles sentimentales ni fausses fenêtres intellectuelles. Derrida a choisi d’exprimer son amitié en dessinant les contours d’un accord philosophique profond en politique avec les concepts de Habermas et celui qu’ils peuvent partager : « Constellation postnationale » ; « Patriotisme constitutionnel européen » ; « Démocratie cosmopolite »3. En quelques mots, il s’agit en puisant dans la « meilleure philosophie politique » d’esquisser les contours d’une « vieille-nouvelle Europe » qui se concevrait moins comme une puissance hégémonique supplémentaire qu’en tant que soubassement de la construction d’un ordre cosmopolitique dans le contexte de ce qui est désigné comme « mondialisation ». Mais dans ce texte où il raconte l’amitié et parle de la Redlichkeit sur laquelle elle repose, Derrida décrit ainsi l’espace qu’il partage avec Habermas : Each in his own country, but both in Europe. Au-delà de la politique, il y a là comme un symbole : chacun possède son territoire et son propre rapport à la philosophie ; mais sur le même continent philosophique, cette Europe dont Husserl décrivait les périls et invitait à sauver l’héritage.
L’hommage posthume de Habermas est bref, mais d’une méticuleuse densité. Voici pour un portrait de Jacques Derrida : « C’était une personne d’une amabilité peu commune, élégante, certainement vulnérable et sensible, mais sachant être à l’aise et qui, lorsqu’il accordait sa confiance, s’ouvrait avec sympathie ; c’était une personne amicale, disposée à l’amitié4. » Mais chez le défenseur du « primat de l’écrit transmissible sur la présence de la parole » il souligne avant tout un art de la lecture « micrologique », prenant les textes « à contre-fil jusqu’à ce qu’ils livrent un sens subversif » : « Sous son regard inflexible, tout contexte se délite en fragments ; le sol que l’on supposait stable devient mouvant, celui que l’on supposait plein dévoile son double fond. » Affirmant que la déconstruction est à l’instar de la dialectique négative d’Adorno une « pratique », Habermas en offre une bonne description : « Les hiérarchies, les agencements et les oppositions habituels nous livrent un sens à rebours de celui qui nous est familier. Le monde dans lequel nous croyions être chez nous devient inhabitable. Nous ne sommes pas de ce monde, nous y sommes des étrangers parmi les étrangers. » Cette démarche philosophique n’est pas la sienne, mais la façon dont elle est présentée eût sans aucun doute ravi Derrida et en tout état de cause sa mise en regard de celle d’Adorno vaut de la part de Habermas pour signe de profond respect. Il le souligne d’ailleurs, en évoquant le discours de Derrida lors de la remise du prix portant le nom de son mentor : « Du geste de la pensée jusque dans les thèmes oniriques propres au romantisme, (celui-ci) ne pouvait pas avoir plus d’affinités avec l’esprit même d’Adorno. » Ajoutant en outre que « les racines juives sont sans doute l’élément par lequel leurs pensées s’assemblent », Habermas dessine une constellation autour de laquelle il lui est arrivé de graviter : « Scholem est resté un défi pour Adorno, Levinas est devenu un maître pour Derrida5. » Enfin, il termine avec ce qu’il avait dit de Derrida à plusieurs reprises : « S’il s’appropria les thèmes du dernier Heidegger, du moins le fît-il sans sombrer dans le néopaganisme et sans trahir les sources mosaïques. » Affinités électives avec Adorno et réserve essentielle à l’égard de Heidegger, l’esquisse de ces deux motifs dans le texte au ton guerrier à l’encontre de Derrida avait semblé être un bon signe de possibilité d’une paix future. Celle-ci venue à temps, ils pouvaient sceller un serment d’amitié humainement sincère et philosophiquement authentique.
Les arrière-plans, les formes et le contenu spéculatif de l’authenticité philosophique d’une amitié tardive entre Habermas et Derrida sont encore à dessiner. Déjà plus qu’esquissée, la dialectique de leur confrontation entre guerre et paix incite cependant à faire un choix : sans être véritablement systématique au sens strict du terme, l’œuvre de Habermas est régie par un programme fixé très tôt et marquée par un « tournant » théorisé comme tel, en sorte qu’elle ne suscite pas de véritables conflits d’interprétation ; celle de Derrida en connaît en revanche plus d’un, en raison d’inflexions peu ou mal identifiées et surtout d’appropriations multiples, contradictoires, dans un champ de forces où des amis aux fidélités divergentes s’opposent à de farouches ennemis. Habermas a eu des discussions parfois rudes avec un certain nombre de ses contemporains et s’est exposé en première ligne dans des combats politiques souvent violents. Mais en quelque sorte toujours avec le beau rôle, sans jamais être suspect de connivences avec les penseurs les plus diaboliques d’une modernité en crise ou d’ambiguïtés à l’égard de la démocratie. Derrida au contraire a été l’objet de tous les soupçons et attaqué de partout par de nombreux adversaires, à commencer par Habermas lui-même en un temps où si l’on veut les guerres philosophiques ne faisaient pas de prisonniers. C’est donc vers lui qu’il faut avant tout se tourner : à partir des vraies questions soulevées par Habermas, mais sans les fausses querelles élevées dans un mauvais ton ; certes pas en généalogiste d’une œuvre trop multiforme et prolifique pour être décrite au fil de quelques tournants ou formalisée d’un point de vue synthétique ; plutôt à la recherche au sein d’une pensée qui délite les certitudes et déjoue les familiarités de ce qui dessine une contribution loyale et féconde au projet inachevé de la modernité. Autrement dit, de ce que Habermas a finalement bien vu, mais trop tard pour avoir le temps d’en discuter comme il faut entre amis.
Avant d’en arriver à ce qui sera l’essentiel, il vaut la peine de revenir un moment en arrière : vers une autre guerre, dans un autre temps, en un autre lieu ; mais encore pour écouter un certain ton employé parfois entre philosophes. La première des guerres sur lesquelles on s’est penché semblait en quelque sorte mondiale, entre un continent et le reste du monde par le biais de trois penseurs représentant deux « éminentes traditions philosophiques ». La seconde était quant à elle continentale, opposant sur le terrain européen de l’une d’entre ces dernières deux héritiers en conflit sur l’inventaire et l’usage du patrimoine. Celle-ci pourra sembler provinciale bien que parisienne et n’aura en tout état de cause pour enjeu direct ni le destin de la métaphysique ni le sort de la raison ou encore l’avenir des Lumières, seulement si l’on peut dire à quoi sert la philosophie. Il ne faudra pas vouloir y trouver une quelconque origine : celle d’une sorte de modèle national baptisé par importation, la French theory ; celle d’un moment historique identifié comme « pensée 68 » ; ou encore celle d’une époque nommée « postmoderne ». Tout au contraire, c’est le caractère hasardeux, sommaire ou en tout état de cause imprécis de ces étiquetages qui devrait brièvement apparaître. On a déjà eu l’intuition et parfois des preuves de ce que Derrida n’était pas là où on l’attendait à en croire certains de ses amis et la plupart de ses adversaires, en sorte qu’un doute s’est formé quant à sa place supposée dans des courants réputés unifiés sur une ligne de front clairement établie. Un authentique chef de guerre va aider à comprendre qu’il est temps de réviser ces catégories pour éviter de l’enrôler dans des camps qui ne sont pas les siens, ne serait-ce que pour en avoir été exclu. En l’occurrence victime de ce qu’il appelait à l’époque du conflit avec Searle son « amour de la philosophie », il dévoilera le visage un peu naïf de qui n’avait pas compris que celle-ci pour certains sert précisément à faire la guerre. Mais du moins ne devrait-on plus l’accuser d’en vouloir lui-même la mort.
Cette guerre se déroule à Paris entre 1963 et 1972, avec pour épicentre la rue d’Ulm. Son objet semble microscopique : deux pages de Descartes. L’arme paraît à première vue des plus classiques : le commentaire. On pourrait se demander si elle est simplement fratricide, entre deux hommes nés à quatre ans de distance. Voici les faits : dans son livre sur la folie paru en 1961, Michel Foucault a consacré trois pages à un passage plus ou moins bien connu des Méditations ; en mars 1963, Jacques Derrida a prononcé devant le Collège philosophique une conférence intitulée « Cogito et histoire de la folie », publiée l’année suivante dans la Revue de métaphysique et de morale puis dans L’écriture et la différence en 1967 ; 1972, Foucault introduit dans l’édition définitive de l’Histoire de la folie un chapitre intitulé « Mon corps, ce papier, ce feu », vingt pages à propos d’environ trois des quarante-six dans lesquelles Derrida discutait son interprétation d’en réalité quelques lignes de Descartes ; mais il en a aussi écrit une quinzaine d’autres comme simple « réponse » pour une revue japonaise, au fond plus claire quant à l’objet réel du conflit6. Beaucoup de papier pour pas grand-chose, pourrait-on se dire a priori, nonobstant l’importance indéniable de la question. Ou encore : voilà bien l’expression d’une manière littéraire et d’une manie philosophique bien françaises. Enfin, que cela doit avoir bien vieilli. Il n’en est rien, mais le montrer ne sera pas facile : au terme de trajets longs et sinueux il apparaîtra que l’enjeu de cette guerre est plus encore que le texte de Descartes ce que l’on peut ou doit en faire, autrement dit l’utilité du commentaire et à travers lui de la philosophie elle-même ; mais on ne peut faire l’économie d’une restitution de la querelle de mots latins et français qui conduit aux arguments décisifs, sans oublier que Foucault ne répond qu’à quelques pages de Derrida en laissant de côté toutes celles dans lesquelles celui-ci discute le projet d’ensemble de l’Histoire de la folie.
Au début du second chapitre de son livre intitulé « Le grand renfermement », Foucault formule l’une des thèses centrales de celui-ci : « La Folie dont la Renaissance vient de libérer les voix, mais dont elle a maîtrisé déjà la violence, l’âge classique va la réduire au silence par un étrange coup de force7. » Viennent alors presque immédiatement les quelques lignes de Descartes sur lesquelles doit reposer la démonstration : « Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ce n’est peut-être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus, ou qu’ils s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre8. » Pour être précis à la manière exacte de Foucault, il faut souligner le fait que Descartes sur le trajet du doute rencontre la folie mais aussi le rêve et les autres formes d’erreur en leur assignant des statuts très différents : les sens sont trompeurs, mais n’altèrent que « les choses fort peu sensibles et fort éloignées », en laissant au moins comme résidu de vérité « que je suis ici, au coin du feu, vêtu d’une robe de chambre » ; le rêve peut représenter des choses bizarres, mais il ne porte pas le doute à ses formes extrêmes ; je ne peux me protéger des convictions des insensés qu’en me disant « ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple ». À quelques mots près, on vient de citer tout ce que Foucault emprunte à Descartes pour établir cette idée : à la différence de ce qui se passe avec les erreurs des sens et le rêve, ce n’est pas la permanence d’une vérité même résiduelle qui garantit la pensée contre la folie, mais le fait que « moi qui pense, je ne peux pas être fou » ; « Ce serait extravagance de supposer qu’on est extravagant » ; « La folie est exclue par le sujet qui doute ». D’où la thèse générale : alors que le doute cartésien « déjoue les charmes des sens » et « traverse les paysages du rêve » en posant que le sujet est toujours guidé par la lumière des choses vraies, il bannit la folie en affirmant que celui qui doute « ne peut pas plus déraisonner que ne pas penser et ne pas être » ; « Le péril de la folie a disparu de l’exercice même de la Raison ». Dans une perspective plus large enfin, « entre Montaigne et Descartes un événement s’est passé : quelque chose qui concerne l’avènement d’une ratio ». Descartes inventeur de la raison moderne, l’idée semble au fond des plus classiques. L’est-elle en quelque sorte trop pour Derrida ?
Déjà et comme il fera de plus en plus, Derrida prend son temps pour entrer dans le livre « à tant d’égards admirable, puissant dans son souffle et dans son style » de Foucault. Celui tout d’abord d’un préliminaire où il semble question de prévenir qu’il ne s’agira pas d’une querelle fratricide mais de quelque chose de plus sérieux ou plus grave, pour autant qu’il a bénéficié de l’enseignement de Foucault : « La conscience du disciple, quand celui-ci commence, je ne dirais pas à disputer, mais à dialoguer avec le maître, ou plutôt à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple, la conscience du disciple est alors une conscience malheureuse9. » On pourrait sans doute gloser sur ce point, en se disant qu’il n’est pas impossible qu’il ait agacé Foucault, étant même peut-être fait pour cela. Mais l’essentiel n’est pas là, puisque Derrida en vient assez vite au fait qu’il va se consacrer à trois pages parmi les 673 du livre de Foucault, qui traitent elles-mêmes d’un objet précis : « Un certain passage de la première des Méditations de Descartes, où la folie, l’extravagance, la démence, l’insanité semblent, je dis bien semblent congédiées, exclues, ostracisées hors du cercle de dignité philosophique, privé du droit de cité philosophique, du droit à la considération philosophique, révoquées aussitôt que convoquées par Descartes devant le tribunal, devant la dernière instance d’un Cogito qui, par essence, ne saurait être fou. » À quoi s’ajoute le fait qu’avant d’entrer dans ces pages, Derrida en écrit quinze qui discutent le projet d’ensemble de l’Histoire de la folie, en quelque sorte ses conditions de possibilité, ou d’impossibilité. Étrangement, ou peut-être pour une raison significative qui mériterait d’être explicitée, Foucault ne dira mot de ce long développement. On est donc tenté d’en faire l’économie. Mais il en dit beaucoup sur au moins une question décisive et Foucault n’est peut-être pas aussi silencieux au sujet de celle-ci qu’il y paraît.
Avant d’en venir à Descartes et au « coup de force » qu’il est censé opérer, Derrida veut donc questionner la radicalité de Foucault : « C’est tout le prix mais aussi l’impossibilité même de son livre — écrire une histoire de la folie elle-même » (p. 56). Cette expression programmatique appartient à Foucault et Derrida y voit le souci d’échapper « au piège ou à la naïveté objectivistes » qui consisterait à user du langage de la raison classique pour décrire l’exclusion de la folie par cette raison même. Mais comment s’en sortir, étant entendu que la folie elle-même se caractérise par le silence de « mots sans langage » ou sans « sujet parlant » ? Selon Derrida, l’une des manières de Foucault est la suivante : refuser en bloc le langage de la raison en tant que celui de l’« Ordre » ; ne donc pas faire l’histoire du discours de la psychiatrie sur la folie, mais « l’archéologie d’un silence ». Est-ce toutefois possible, dans la mesure où qu’on le veuille ou non cette archéologie s’expose au travers d’un langage organisé, doté d’une logique, dans un certain ordre ? Dans les termes de Derrida : « Est-ce que l’archéologie du silence ne sera pas le recommencement le plus efficace, le plus subtil, la répétition, au sens le plus irréductiblement ambigu de ce mot, de l’acte perpétré contre la folie, et ce dans le moment même où il est dénoncé ? » (p. 57). Voilà une question que Foucault ne voulait sans doute pas entendre et à laquelle en tout état de cause il ne répond pas. Ce qu’elle vise n’est en fait autre chose que ce que Habermas nommerait une contradiction performative : « Si l’ordre dont nous parlons est si puissant, si sa puissance est unique en son genre, c’est précisément par son caractère surdéterminant et par l’universelle, la structurale, l’universelle et infinie complicité en laquelle il compromet tous ceux qui l’entendent en son langage, quand même celui-ci leur procure encore la forme de leur dénonciation » ; « Il n’y a pas de cheval de Troie dont n’ait raison la Raison ». La perspective de Derrida n’est pas ici celle de la surenchère, qui consisterait à montrer comment il serait possible de dénoncer la violence faite à la folie par la raison sans être prisonnier du discours de celle-ci. Il s’agit plutôt d’établir un constat : le livre de Foucault ne « dit » pas le silence de la folie ; il ne peut faire mieux que le rendre présent indirectement, dans le « pathos » (p. 60).
Derrida prête toutefois à Foucault un autre projet, qui cherche à contourner l’impossibilité d’une archéologie du silence et peut se présenter de la façon suivante : puisque le mutisme de la folie n’est pas originaire, mais a été imposé par une « décision » de mise en ordre au travers d’une expulsion de la déraison, il devrait être possible d’« accéder à l’origine du protectionnisme d’une raison qui tient à se mettre à l’abri et à se constituer des garde-fous, à se constituer elle-même en garde-fou » (p. 62). La difficulté tient cette fois en cela que Foucault ne cherche à restituer le « sol vierge et unitaire sur lequel a obscurément pris racine l’acte de décision qui lie et sépare raison et folie » qu’à partir du Moyen Âge, alors que le logos dans lequel intervient celui-ci est infiniment plus ancien, lié à une raison certes « beaucoup moins déterminée qu’elle ne le sera sous sa forme dite classique » mais n’appartenant néanmoins pas à « une préhistoire nocturne et muette ». Foucault ne dit que quelques mots des Grecs, pour affirmer que leur Logos « n’avait pas de contraire »10. Aux yeux de Derrida, cette allusion « énigmatique » pourrait miner sa thèse de l’intérieur, pour autant qu’il faut choisir de deux choses l’une : ou considérer que les Grecs ne condamnaient pas l’ubris équivalent de la folie et retardaient en quelque sorte l’exclusion de celle-ci, mais alors que faire des présocratiques et de la dialectique que Foucault dit « rassurante » de Socrate ; ou admettre que c’est précisément la victoire dialectique sur l’ubris de Calliclès qui garantit le logos contre son contraire, ce qui implique que l’exclusion n’aurait pas été opérée à l’âge classique, mais serait « essentielle au tout de l’histoire de la philosophie et de la raison » (p. 64). Sans véritablement trancher la question, Derrida semble considérer que la seconde hypothèse est la bonne et en tire cette conséquence : « À vouloir écrire l’histoire de la décision, du partage, de la différence, on court le risque de constituer la division en événement ou en structure survenant à l’unité d’une présence originaire ; et de confirmer ainsi la métaphysique dans son opération fondamentale. » Dans son contexte, ce propos est redoutable et Foucault l’a gardé sous silence avec tous ceux qui discutaient la cohérence de son projet. Ses réponses à Derrida viseront autre chose : au-delà d’une querelle d’interprétation de quelques phrases de Descartes, le sens même d’une telle discussion.
Derrida avait dit d’entrée de jeu que sa lecture de Foucault relèverait pour partie du genre du commentaire et il examine en effet presque mot à mot ce que ce dernier a écrit au sujet de Descartes. Pressentiment d’un possible conflit ou légère provocation, il affirmait aussi se demander jusqu’à quel point Foucault serait d’accord avec l’idée selon laquelle la réponse aux questions que posent son livre en général et ce passage en particulier passe par une « analyse interne et autonome du contenu philosophique du discours philosophique » (p. 70). Tel est en effet ce qu’il pratique, commentant les pages de Foucault qu’il cite abondamment comme un simple commentaire de phrases de Descartes dont il conteste pour sa part l’interprétation. Dans l’une de ses deux réponses, Foucault se prendra au jeu et discutera point par point en les découpant les principales propositions de Derrida. Mais pas dans l’autre, où il est plutôt question de réfuter la valeur d’un tel jeu comme pour éviter un piège. Voilà une sorte de mystère sur lequel il faudra revenir, d’autant plus vite qu’il ne saurait être question de commenter des commentaires empilés sur un texte de Descartes dont la compréhension n’est pas ici un enjeu. Pour le dire en quelques mots : Foucault veut prouver que le passage des Méditations opère le « coup de force » par lequel la raison à l’âge classique décrète une exclusion de la folie qui annonce la décision politique du « grand renfermement » ; Derrida cherche à montrer qu’en réalité Descartes ne s’intéresse pas à la folie en tant que telle, mais lui donne simplement un rôle dans l’économie du doute en faisant d’elle un cas parmi d’autres de l’erreur sensible contre laquelle il veut assurer les fondements intellectuels de la certitude ; l’un croit que l’on peut faire « l’archéologie d’un silence », l’autre oppose que ce projet est une sorte de « récupération de la négativité » et constitue lui-même « un puissant geste de protection et de renfermement », autrement dit que l’« éloge de la folie », la « complicité avec la folie » ou encore la volonté de se tenir « au plus proche de la folie » sont encore des façons de l’apprivoiser, « un geste cartésien pour le XXe siècle » (p. 85). Derrida va loin sur cette dernière piste, affirmant que le « totalitarisme structuraliste » cherchant à enfermer l’hypothèse hyperbolique du Malin Génie dans une structure historique déterminée opère « un acte de renversement du Cogito qui serait de même type que celui des violences de l’âge classique » (p. 88)11. Mais cela encore Foucault ne l’a pas relevé.
Pour autant qu’elle est la seule offerte par Foucault à l’espace public de la discussion de l’Histoire de la folie, c’est sur la réplique à Derrida intitulée « Mon corps, ce papier, ce feu » ajoutée à la « nouvelle édition » du livre qu’il faut se pencher en premier lieu. On peut et en un sens il faut aller directement à sa fin, brutale et même violente dans son contexte. Foucault a omis les objections opposées à son projet ou sa démarche et consacré près de vingt pages à ce qui n’est autre chose qu’un commentaire du texte de Derrida et donc un sur-commentaire de celui que proposait ce dernier des quelques lignes de Descartes. Il écrit : « Derrida ne fait que ranimer en sa lecture une bien vieille tradition12. » L’objet du litige pourrait sembler minime : Derrida a noté que les interprètes classiques des Méditations n’avaient pas considéré que le passage en cause traitait de la folie pour une raison qu’il partage, à savoir que Descartes ne s’intéresse pas réellement à celle-ci mais se contente de l’exclure « par décret » en affirmant que le sujet qui pense ne saurait être fou ; Foucault affirme que « ce n’est point par un effet de leur inattention que les interprètes classiques ont gommé, avant Derrida et comme lui, ce passage de Descartes ». Foucault déplace donc ce qui relève d’un problème d’interprétation pour autant que Derrida a bien commenté le passage et qu’il vient lui-même de discuter son commentaire en une sorte de conflit de méthode, alléguant ceci au sujet de la raison de ce qu’il perçoit comme un escamotage volontaire : « C’est par système. Système dont Derrida est aujourd’hui le représentant le plus décisif, en son ultime éclat. » Voici ce « système » contre lequel Foucault prend les armes : « Réduction des pratiques discursives aux traces textuelles ; élision des événements qui s’y produisent pour ne retenir que des marques pour une lecture ; inventions de voix derrière les textes pour n’avoir pas à analyser les modes d’implication du sujet dans les discours ; assignation de l’originaire comme dit et non-dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques discursives dans le champ des transformations où elles s’effectuent. »
Jusqu’à ce point, on peut se dire qu’il s’agit là d’un authentique conflit théorique énoncé sur un ton ferme caractéristique des discussions du Quartier latin dans ces années-là. Mais la suite sonne tout autrement : « Je ne dirai pas que c’est une métaphysique, la métaphysique ou sa clôture qui se cache en cette “textualisation” des pratiques discursives. J’irai beaucoup plus loin : je dirai que c’est une petite pédagogie historiquement bien déterminée qui, de manière très visible, se manifeste. Pédagogie qui enseigne à l’élève qu’il n’y a rien hors du texte, mais qu’en lui, en ses interstices, dans ses blancs et ses non-dits, règne la réserve de l’origine ; qu’il n’est donc point nécessaire d’aller chercher ailleurs, mais qu’ici même, non point dans les mots certes, mais dans les mots comme rature, dans leur grille, se dit “le sens de l’être”. Pédagogie qui inversement donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limites qui lui permet indéfiniment de redire le texte. » Cette fois, dans son milieu et à cette époque Foucault part en guerre et veut tuer : par le mépris, en suggérant que Derrida n’est qu’un petit maître pour classes terminales ou tout au mieux un Heidegger d’hypokhâgne ; mais aussi par la politique, pour autant qu’il n’est plus question d’herméneutique mais de pouvoir, de façons de lire mais d’usages sociaux de la lecture. Énonçant cette critique assassine du style et des intentions du commentaire à la fin d’un long texte où il vient de commenter les commentaires de Derrida sur son commentaire de Descartes, le théoricien des pratiques discursives est installé dans une contradiction performative. Mais tel n’est pas son problème, comme en état d’urgence de mettre fin à une forme d’exercice de la philosophie théoriquement stérile et politiquement suspecte.
Retournant un instant à la première édition de l’Histoire de la folie, on constate que Foucault n’avait dit mot de cette prise de position théorique et de ses enjeux. S’agissant si l’on veut de méthode, la préface qui disparaîtrait était un peu sinueuse mais prudente et pour tout dire d’un style classique par son élégance, entre une citation de Pascal puis une autre de Dostoïevski et des hommages convenus à Georges Dumézil, Jean Hyppolite et Georges Canguilhem. Dans ce livre, il ne serait pas question de faire l’histoire du langage de la psychiatrie comme « monologue de la raison sur la folie », mais l’archéologie du silence de cette dernière caractérisée comme « absence d’œuvre »13. Une histoire de la folie serait donc « une étude structurale de l’ensemble historique — notions, institutions, mesures juridiques et policières, concepts scientifiques — qui tient captive une folie dont l’état sauvage ne peut jamais être restitué en lui-même »14. Cette démarche obligerait à substituer à la « vérité » de la psychiatrie afin de les laisser parler d’eux-mêmes à l’état d’archives « ces mots, ces textes qui viennent d’en dessous du langage et qui n’étaient pas faits pour accéder jusqu’à la parole ». À quoi Foucault ajoutait juste ceci : « De règle et de méthode, je n’en ai donc retenu qu’une, celle qui est contenue dans un texte de René Char, où peut se lire aussi la définition de la vérité la plus pressante et la plus retenue : “Je retirai aux choses l’illusion qu’elles produisent pour se préserver de nous et leur laissai la part qu’elles nous concèdent”15. » Rien donc au sujet d’une différence capitale entre texte et discours, ou encore d’un impératif de rupture avec la façon dont on apprend à lire la philosophie dans les bonnes écoles ou chez ceux qui auscultent le sens de l’être. Pourtant, Derrida avait sans doute flairé quelque chose de cela lorsqu’il affirmait n’être pas certain que Foucault serait d’accord avec lui pour pratiquer une « analyse interne et autonome du contenu philosophique du discours philosophique ». C’est bien ce qu’il a fait et ce pourquoi Foucault le foudroie : avoir considéré comme on le lui a appris que les textes philosophiques contiennent une réserve de sens soumise à interprétation plutôt qu’analyser les pratiques discursives comme instruments de pouvoir. Foucault le dira clairement mais après coup, dans la brève préface de l’édition définitive remplaçant celle de l’originale : « Je voudrais qu’un livre ne se donne pas lui-même ce statut de texte auquel la pédagogie ou la critique sauront bien le réduire ; mais qu’il ait la désinvolture de se présenter comme discours : à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjoncture et vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable16. » Autrement dit, la philosophie doit servir à faire la guerre. Mais celle-ci n’est-elle pas tournée contre la philosophie elle-même, ce que pourrait laisser entendre le ton guerrier employé à l’encontre de Derrida ?
La « réponse » à Derrida uniquement publiée au Japon en 1972 dit les choses beaucoup plus clairement que le texte intégré la même année à l’édition définitive de l’Histoire de la folie. Ici, Foucault va droit au but : « L’Histoire de la folie et les textes qui lui ont fait suite sont extérieurs à la philosophie, à la manière dont en France on la pratique et on l’enseigne17. » Il s’agit donc d’un conflit à première vue épistémologique dont l’enjeu est la philosophie elle-même et non simplement une forme locale de son exercice. Foucault prend cette fois la peine et le temps de construire ce conflit en délivrant quelques aveux. Soient tout d’abord les trois « postulats » de Derrida. En premier lieu, celui-ci suppose que « toute connaissance, plus largement encore tout discours rationnel, entretient avec la philosophie un rapport fondamental et que c’est en ce rapport que cette rationalité ou ce savoir se fondent », ce pourquoi il s’est autorisé à lire les six cent cinquante pages de l’Histoire de la folie à partir des trois consacrées à Descartes. Foucault omet de dire que Derrida a consacré tout le début de son texte à discuter non de l’interprétation du passage des Méditations mais des conditions de possibilité du projet même de son livre et il veut imposer que celui-ci ne soit discuté que sur le plan de son « matériau historique ». Mais qu’importe pour autant qu’il est question avec un peu d’ironie de démasquer le second postulat de Derrida : « On pèche chrétiennement contre cette philosophie en en détournant les yeux, en refusant son éblouissante lumière et en s’attachant à la positivité singulière des choses » ; autrement dit, le « positivisme heureux » que Foucault dira plus tard pratiquer opère une sorte de laïcisation de la connaissance et revendique un droit à la faute pourvu qu’elle ne concerne que l’objectivation du monde. Reste le dernier postulat, de tous ceux qu’il faut réfuter peut-être le plus important : « La philosophie est au-delà et en deçà de tout événement. » Foucault a ici en tête l’un des principaux arguments de Derrida : il se pourrait que la ratio excluant la folie soit aussi vieille que la philosophie et non liée à un « coup de force » de Descartes. Mais il le caricature en transformant la discussion de la signification historique d’un moment particulier en position philosophique de principe plus ou moins inspirée de Heidegger à l’encontre de l’idée de rupture. Toujours est-il que Foucault se résume : « Ces trois postulats sont considérables et fort respectables : ils forment l’armature de l’enseignement de la philosophie en France. C’est en leur nom que la philosophie se présente comme critique universelle de tout savoir (premier postulat), sans analyse réelle du contenu et des formes de ce savoir ; comme injonction morale à ne s’éveiller qu’à sa propre lumière (deuxième postulat), comme perpétuelle reduplication d’elle-même (troisième postulat) dans un commentaire infini de ses propres textes et sans rapport à aucune extériorité. » Un peu plus bas Foucault avouera ne s’être sans doute pas assez affranchi lui-même de ces « postulats de l’enseignement philosophique ». Mais reste surtout une seconde façon de disqualifier son opposant en l’accusant d’une sorte de provincialisme moralisant.
Affirmant que Derrida est le représentant « le plus profond et le plus radical » de ce style et de ses présupposés dont il cherche pour sa part à se libérer en allant contre les « institutions », Foucault avance sa propre thèse sous la forme de ce qui n’était peut-être pas tout à fait clair à ses yeux au moment où il rédigeait son livre : « Que la philosophie n’est ni historiquement ni logiquement fondatrice de connaissances ; mais qu’il existe des conditions et des règles de formation du savoir auxquelles le discours philosophique se trouve soumis à chaque époque, comme n’importe quelle autre forme de discours à prétention rationnelle. » Il faudra revenir sur l’aveu glissé par Foucault, qui pourrait n’être pas tout à fait feint. Mais il en fait un autre de plus grande importance au sujet du passage de Descartes : « C’était sans doute la part la plus accessoire de mon livre, et je reconnais volontiers que j’aurais dû y renoncer si j’avais voulu être conséquent dans ma désinvolture à l’égard de la philosophie18. » Voici cette fois qui en dit long. Foucault peut encore ironiser sur le fait que son livre « ne pouvait manquer de demeurer extérieur et bien superficiel par rapport à la profonde intériorité philosophique du travail de Derrida », mais ce n’est plus seulement un certain style qu’il dénonce et il faudra se demander s’il ne s’agit que de « désinvolture ». Toujours est-il que tout se passe comme s’il avait compris que son autre réponse à Derrida tombait dans une sorte de piège tendu par celui-ci : « Mon corps, ce papier, ce feu » était enfermé dans une contradiction performative consistant à effectuer un commentaire de commentaires pour dénoncer la technique du commentaire, ses présupposés et ses implications ; cette fois il synthétise l’interprétation de son adversaire pour la réfuter en mettant surtout en avant la question théorique ; derrière Derrida, ce sont les prétentions de la philosophie en tant que telle qui sont visées.
On a compris que « Mon corps, ce papier, ce feu » et la réponse japonaise à Derrida sont très loin d’être deux versions d’un même texte. Cette dernière est un peu moins guerrière dans son ton et beaucoup mieux profilée d’un point de vue théorique. Mais c’est l’autre que Foucault a voulu associer au destin de son livre. Cela pourrait sembler une erreur stratégique, puisque la version définitive de l’Histoire de la folie affichera ce qui risquait de ressembler avec le temps et un peu de distance à une querelle de clocher, alors que son auteur gardait sous la main l’esquisse d’un conflit théorique : Derrida pratique « une philosophie de la trace, poursuivant la tradition et le maintien de la tradition », en sorte que voulant préserver « l’ordonnance architectonique du système » il ne pouvait pas voir la décision cartésienne d’exclure la folie ; lui-même affirme que l’événement historique que représente ce « coup de force » ne peut apparaître que « dans une analyse du discours philosophique, non comme une rémanence architecturale, mais comme une série d’événements »19. Adieu donc aux prétentions de la philosophie comme « critique universelle de tout savoir » ; bienvenue à son traitement comme discours parmi d’autres et plutôt moins loquace que de nombreux : Foucault réglerait-il des comptes ?
Telle est l’idée qu’avance le critique le plus vigilant des critiques de la modernité, sous une forme précise et peut-être un peu trop restrictive : très vite après la parution de l’Histoire de la folie Foucault a bien réglé des comptes, mais avec lui-même. Dans le livre où il reproche à Derrida de vouloir liquider la philosophie par dilution de ses critères de validité, Habermas décrit chez Foucault une sorte de remords mâtiné d’autocritique et ses conséquences théoriques. Sans utiliser la notion qui pourtant lui est chère, il prête à celui-ci l’intuition d’une contradiction performative fragilisant son projet. Voici deux propos empruntés à la même page de la préface de l’Histoire de la folie au sujet de l’« archéologie d’un silence » : « Il faudrait donc tendre l’oreille, se pencher vers ce marmonnement du monde, tâcher d’apercevoir tant d’images qui n’ont jamais été poésie, tant de fantasmes qui n’ont jamais atteint les couleurs de la veille » : « La perception qui cherche à les saisir à l’état sauvage appartient nécessairement à un monde qui les a déjà capturés »20. On se souvient que Derrida avait souligné cette difficulté, pour montrer que Foucault cherchait à en sortir par la voie d’une histoire de l’exclusion de la folie, projet très différent sinon inverse de celui d’un dire du silence de celle-ci. Habermas veut quant à lui prouver deux choses. En premier lieu, que dans l’Histoire de la folie Foucault songe encore à « une analyse du discours qui revient à tâtons à travers une herméneutique des profondeurs au lieu originaire de la séparation primitive de la folie et de la raison, afin de déchiffrer, dans le dit, le non-dit ». Mais surtout qu’en quelque sorte conscient de n’être pas parvenu dans ce livre à une solution satisfaisante « Foucault se rappelle lui-même à l’ordre » dans le suivant, en voulant désormais « renoncer à entretenir avec le verbe le commerce du commentaire, renoncer à cette herméneutique qui s’enfouit par trop profondément sous la surface du texte ». Voici cette fois à partir d’une sorte d’autocritique l’hypothèse d’un renversement de ce que Foucault critique vigoureusement chez Derrida : « N’est-il pas possible de faire une analyse du discours qui échapperait à la fatalité du commentaire en ne supposant nul reste, nul excès en ce qui a été dit, mais le fait de son apparition historique21 ? »
Deux ans après la publication de l’Histoire de la folie, Foucault reconstruit donc son programme en révisant son soubassement théorique dans une perspective similaire à celle décrite de façon polémique au travers de la réponse japonaise à Derrida : « Il faudrait alors traiter les faits de discours, non pas comme des noyaux autonomes de significations multiples, mais comme des événements et des segments fonctionnels formant système de proche en proche. Le sens d’un énoncé ne serait pas défini par le trésor d’intentions qu’il contiendrait, le révélant et le réservant à la fois, mais par la différence qui l’articule sur les autres énoncés réels et possibles, qui lui sont contemporains ou auxquels il s’oppose dans la série linéaire du temps. Alors apparaîtrait l’histoire systématique du discours. » Conformément au programme de son propre livre, Habermas consacre l’essentiel du chapitre sur Foucault à l’analyse des conditions de possibilité et de succès du nouveau projet de celui-ci : une approche historiographique de type archéologique qui tend à devenir généalogique permet-elle de conduire une critique radicale de la raison qui parviendrait à ne pas s’enliser dans « les apories de cette entreprise autoréférentielle » ? Pour ce faire et sur le plan de la méthode, il souligne la façon dont Foucault à partir du début des années soixante-dix distingue et articule l’archéologie du savoir et l’enquête généalogique : « Tandis que l’archéologie adopte le style de la désinvolture studieuse, la généalogie adhère à un “positivisme heureux”22. » Mais il insiste surtout sur un point essentiel pour la compréhension du conflit entre Foucault et Derrida qu’il ne prend pourtant pas en compte : le fait que le premier récuse radicalement ce que le second pratique ouvertement, à savoir l’exercice du commentaire dans une perspective herméneutique.
Habermas montre parfaitement comment au travers de la méthode théorisée par Foucault à la suite de l’Histoire de la folie « l’herméneutique est congédiée » : « L’histoire nouvelle n’est pas au service de la compréhension, mais de la destruction, de l’éparpillement qui affecte le lien constitué par le travail de l’histoire, lien dont on suppose qu’il rattache l’historien à un objet avec lequel il n’entre en communication que pour s’y retrouver23. » De façon plus précise encore, il reconstruit le conflit théorique autour du statut du texte mis en place ou impliqué par l’entreprise de Foucault : « L’effort herméneutique vise l’appropriation du sens, il flaire dans chaque document une voix réduite au silence qu’il doit ramener à la vie » ; cette idée doit être remise en question avec le projet de l’interprétation dans son ensemble, pour autant que le « commentaire » et les notions d’« œuvre » ou d’« auteur » qui lui sont associées sont « des procédés visant à endiguer les débordements spontanés des discours que l’interprète posthume se contente de tailler à sa propre mesure, s’efforçant de l’accommoder à la provincialité de son horizon de compréhension ». Enfin et s’agissant cette fois de l’une des variantes du discours critique de la modernité, Habermas met au jour comme conséquence cohérente du rejet de l’herméneutique chez Foucault un « historicisme quasi transcendantal qui hérite, en même temps qu’il la surpasse, de la critique nietzschéenne de l’historicisme » et selon lequel « seul l’historien qui méprise tout ce qui s’adonne à la compréhension du sens peut souverainement échapper à la fonction fondatrice du sujet ». C’est sur ce point que Habermas veut établir un lieu de divergence mais aussi un point de convergence entre les entreprises de Heidegger et Derrida d’un côté, Foucault de l’autre : les premiers poursuivent le programme nietzschéen d’une critique de la raison en s’engageant dans une destruction de la métaphysique, alors que le second le fait au travers d’une destruction des sciences historiques ; mais des deux côtés « on neutralise les prétentions à la validité directement émises par les discours philosophiques et scientifiques »24. À ce stade, le raisonnement de Habermas souffre de n’être pas éclairé par le conflit entre Foucault et Derrida.
Ce conflit, Habermas l’avait pourtant sous les yeux, pour autant qu’il connaît et cite l’édition définitive de l’Histoire de la folie qui en offre l’une des deux expressions et même une brève synthèse. Même si elle est moins tranchée que l’autre, la réponse à Derrida ajoutée à ce livre laisse clairement apparaître le fait que derrière une violente polémique contre un style philosophique qu’il veut faire passer pour démodé, Foucault mène un combat contre l’herméneutique. Plus précisément même, il s’agit là d’une double offensive : contre le commentaire en général, sa conception du texte et ses intentions de détermination du sens ; mais plus vivement encore contre l’exercice de celui-ci s’agissant des livres de philosophie en particulier, avec ses effets de sacralisation disciplinaire et un refus de voir des pratiques discursives en lieu et place de traces textuelles inlassablement réinterprétées. Ce n’est certes que dans l’autre réponse que Foucault avoue une « désinvolture » assumée à l’égard de la philosophie. Mais Habermas est bon lecteur et il connaissait en tout état de cause le passage de la nouvelle préface de l’Histoire de la folie dans lequel Foucault déclare que celle-ci ne doit pas être prise pour un texte mais considérée comme un discours, « à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure ». En d’autres termes, il pouvait comprendre avant que cela soit dit ouvertement que pour Foucault la philosophie sert à faire la guerre et de façon préalable à toute autre entreprise une guerre contre la philosophie.
On peut tirer du conflit entre Foucault et Derrida plusieurs leçons, la plupart paradoxales. Volontiers ironique et souvent méprisant, le premier a voulu faire croire qu’il était question pour lui et dans l’intérêt de la connaissance de seulement se déprendre d’une « petite pédagogie » inlassablement reproduite en Sorbonne ou rue d’Ulm. Mais au moins une fois il s’est laissé piéger au jeu du commentaire dans lequel l’entraînait Derrida, en glosant au second degré sur un texte de Descartes utilisé par mégarde. Soit dit en deux coups on ne l’y reprendrait plus : la réponse japonaise à Derrida affûte beaucoup mieux l’arme visant à réduire au silence l’exercice du commentaire ; comme l’a bien vu Habermas, une page de la Naissance de la clinique donne congé sans retour à l’herméneutique. Ce dernier n’a cependant pas perçu ou voulu dire que la critique du sujet conduite par Foucault est autrement plus antiphilosophique que celle d’un Derrida voué aux gémonies par celui-ci pour son art tatillon de cette même herméneutique25. À près de quinze ans de distance, Derrida a donc été soumis à un feu nourri venant de camps opposés l’attaquant pour des raisons contradictoires : Habermas lui reprochait de liquider la philosophie en la confondant avec la littérature, Foucault d’entretenir une tradition philosophique exsangue et politiquement douteuse ; accusé par l’un de n’être plus assez philosophe il l’était par l’autre de le demeurer trop ; il n’est pas facile de sortir de cette ronde autour d’un spectre qui rôde encore, trop ou trop peu selon là d’où on le regarde. Mais en tout état de cause il faut choisir : on ne peut penser avec Habermas que Derrida met à mort la philosophie et avec Foucault qu’il tarde à lui donner le coup de grâce ; pas davantage tel le premier que les deux autres c’est tout comme ; mieux vaut prendre un peu de recul hors du champ de bataille26.
Face à un Foucault au combat, Derrida était à coup sûr victime de ce qu’il nommerait un jour son « amour de la philosophie »27. Plus virulent encore s’il se peut, un autre adversaire ne s’y est pas trompé. Nous sommes un peu plus tard, mais dans le même univers à la même époque. Pierre Bourdieu écrit : « Tous ceux qui font profession de philosopher ont un intérêt de vie ou de mort en tant que philosophes à l’existence de ce dépôt de textes consacrés dont la maîtrise plus ou moins complète constitue l’essentiel de leur capital spécifique28. » Ce propos vise Derrida et lui seul en l’espèce, au sujet d’un long commentaire de la Critique de la faculté de juger29. À la différence de Foucault qui s’était laissé aller à commenter Derrida autour de Descartes au risque d’être en contradiction avec lui-même, Bourdieu ne s’embarrasse ni d’un commentaire personnel de Kant ni d’une discussion de celui proposé par Derrida. Sa cible directe est bien ce dernier, pour autant qu’il s’autorise à traiter la troisième Critique comme un « bel objet » et reste soumis en dépit de son hétérodoxie aux « censures de la lecture pure » qui confère au texte philosophique « une acceptabilité sociale à la mesure de son irréalité, de sa gratuité, de son indifférence souveraine »30. Mais il vise bien au-delà du nom et des pratiques de sa victime : « Les mises en question radicales qu’annonce la philosophie trouvent en effet leur limite dans les intérêts liés à l’appartenance au champ de production philosophique, c’est-à-dire à l’existence même de ce champ et aux censures corrélatives. » Cette fois, c’est tous en un : derrière Derrida et pour ne rien dire des classiques, l’ensemble des producteurs du discours philosophique de la modernité et donc celui qui en discute philosophiquement la radicalité critique.
D’ailleurs, que dirait Habermas de ceci : « De même que, par un merveilleux retournement dialectique, les actes de dérision et de désacralisation que l’art moderne a multipliés contre l’art ont toujours tourné, en tant qu’actes artistiques, à la gloire de l’art et de l’artiste, de même la “déconstruction” philosophique de la philosophie est bien, lorsque s’est évanoui l’espoir même d’une reconstruction radicale, la seule réponse philosophique à la destruction de la philosophie » ? S’agissant du premier terme de l’analogie, à coup sûr que Bourdieu n’a pas conservé la confiance résiduelle d’Adorno dans l’art d’avant-garde qui l’empêchait de faire sombrer sa critique de la modernité dans le nihilisme. Mais que pourrait-il faire du second, puisque après tout lui-même ne croit plus vraiment à la possibilité d’une reconstruction « radicale » ? On ne peut parler à sa place, mais il faut dire que soit une telle proposition brouille ses pistes à ne plus s’y retrouver, soit il devrait admettre que définitivement Derrida d’un côté, Foucault et Bourdieu de l’autre n’appartiennent pas au même camp. Derrida a toujours plus ou moins refusé de considérer sa pratique de la philosophie comme une arme, sans doute trop ironiste pour être vraiment guerrier si l’on en croit Rorty et même bien indiscipliné dans le grand combat contre la métaphysique à y regarder de près. Habermas quant à lui se tient ouvertement sur une ligne de front. Mais ne s’est-il pas parfois trompé d’adversaire ? Après tout, ce serait une bonne hypothèse s’agissant d’une paix inattendue et tardive mais néanmoins authentique. Faut-il en conclure qu’ils auraient pu être alliés dans un conflit dont la philosophie elle-même est l’enjeu ? Il est encore trop tôt pour répondre. Reste qu’il est sans doute enfin temps de renoncer à voir au travers d’un certain miroir transatlantique une théorie française par son origine et postmoderne par son horizon qui serait avec des variantes au service d’une même entreprise. À l’aune des guerres de Foucault et Bourdieu contre Derrida, il n’est déjà plus question de dire qu’elle serait plus complexe qu’il n’y paraît. Mais plutôt qu’à tout prendre, dès l’origine et a fortiori avec le temps elle n’existe pas.
Dans le texte en hommage à Jürgen Habermas écrit quelques mois avant sa mort, Jacques Derrida dit n’avoir pas la force de reconstruire « l’arrière-plan historico-philosophique » de leur « amitié avec obstacles ». Ce désir non assouvi en raison du peu de temps qu’il savait lui rester à vivre doit être considéré avec la plus grande attention. Parce qu’il atteste un authentique souci partagé par Habermas de donner une épaisseur à leur rencontre tardive. Mais aussi et surtout pour autant que la question est réelle : au-delà des conjonctures, la paix qui succédait à des années de conflit s’inscrivait bien sur un arrière-plan historique lié à des enjeux philosophiques dont il faut essayer de déterminer les formes et la profondeur de champ. Un élément du titre donné à ce même texte fournit quant à lui une idée de ce que Derrida pouvait avoir à l’esprit. Each in his own country, but both in Europe : cela désigne bien entendu un accord de fond et un engagement commun en faveur d’une Europe politique pensée sur un horizon cosmopolitique. Mais aussi et surtout le fait que possédant chacun son propre territoire philosophique désormais symboliquement délimité par un fleuve plutôt qu’une ligne de front, Derrida et Habermas vivent sur un même continent défini par ce que l’on peut nommer une conception spéculative de l’Europe.
La philosophie contemporaine s’est attachée avec acharnement à se construire des arrière-plans historiques, pour notamment déterminer jusqu’où il convient de remonter afin de donner sens à un sentiment de crise : aux débuts de la modernité, à savoir le moment d’émergence et d’affirmation d’une subjectivité accusée de briser le fil d’une tradition réputée garantir la vérité de la vie de l’esprit et suspectée de connivence avec une catastrophe politique sans précédent ; à l’origine autrement ancienne d’une métaphysique considérée comme oublieuse de l’Être et coupable d’avoir accouché de formes de vie inauthentiques. Il faut cependant prendre en compte une autre manière de donner une profondeur de champ historique à la vie philosophique du siècle passé, plus courte et mise en scène de façon moins tonitruante : celle de Husserl, qui décrivait en 1935 une « crise des sciences européennes ». Sous des formes et avec des intentions différentes, Habermas et Derrida ont prêté attention à ce texte certes militant en faveur d’une phénoménologie transcendantale qui n’occupe qu’une partie du paysage de la pensée contemporaine, mais qui s’attachait à donner un contenu spéculatif à l’idée d’une Europe philosophique et un sens historique à la crise qu’elle traversait. À quoi l’on peut ajouter que l’identité intellectuelle que la Krisis de Husserl appelait à sauver d’une catastrophe précisément décrite est celle d’une philosophie « continentale » beaucoup plus affectée que l’autre par les circonstances historiques en général et en l’espèce la montée des périls qui menaçaient l’Europe de l’entre-deux-guerres. Parler d’un continent, d’une Europe ou encore d’un Occident philosophiques, désigner une crise de la science, de la modernité ou de la métaphysique, il n’est pas seulement question de vocabulaire. Sont en jeu des définitions de la philosophie, des compréhensions de son histoire et des façons de concevoir ses tâches dans une époque où elle semble avoir définitivement quitté l’âge de l’innocence.
L’importance du livre de Husserl dont le manuscrit a été rédigé entre 1935 et 1936 n’est pas à démontrer. Mais du moins faut-il préciser en quoi et comment il importe ici. Véritable testament de son auteur, il offre au travers des quelque trois cents pages du texte principal une synthèse du projet d’une phénoménologie transcendantale et ce n’est qu’au sein de l’une de ses annexes qu’il développe une analyse de « la crise de l’humanité européenne » : d’un côté donc, la contribution de Husserl à l’histoire de la philosophie sous sa forme la plus achevée ; de l’autre, l’un des diagnostics les plus aigus sur l’époque et une prise de position parfaitement claire quant aux choix qu’elle impose. On sait déjà que les premiers travaux de Derrida s’attachaient au programme de Husserl pour en discuter l’intention et les résultats, ce que Habermas fait aussi plus brièvement afin d’offrir l’une parmi d’autres et non la plus importante des présentations de son propre projet du point de vue de l’histoire de la modernité philosophique. Mais c’est l’autre aspect du livre qui importe surtout ici, c’est-à-dire la façon dont Husserl s’attache à définir ce qu’il nomme « l’idée historico-philosophique (ou encore le sens téléologique) de l’humanité européenne » et porte l’analyse d’un sentiment de crise largement partagé entre son temps et le nôtre à l’un de ses plus hauts degrés de réflexivité31. Chacun de son côté et à des degrés divers Habermas et Derrida se sont penchés sur le diagnostic de Husserl dont ils valident sous des formes différentes l’actualité. Mais on va voir qu’ils ont aussi l’un et l’autre repris à leur compte la proposition de Husserl quant à la nécessité sinon aux moyens de surmonter cette crise, ce qui ne surprendra pas s’agissant du premier et doit être mis au jour pour ce qui concerne le second afin de clarifier la question controversée de son rapport à la philosophie et son histoire.
Husserl défend une idée de la philosophie en quelque sorte sub specie aeternitatis et une représentation des philosophes comme « fonctionnaires de l’humanité » qui pourraient sembler dater, tandis que littérairement son livre a sans doute vieilli. Il reste que tant son diagnostic que sa prise de position dessinent l’alternative majeure à ceux de Heidegger, autrement dit une vision radicalement différente de la situation et du programme de la philosophie contemporaine sur ses arrière-plans historiques. Précisant que bien entendu il ne comprend pas l’Europe « géographiquement comme sur les cartes », Husserl veut montrer qu’il en existe pourtant « une idée philosophique immanente à l’histoire » (p. 352). Pour aller vite, celle-ci se définit par le fait d’agir en étant « constamment orienté par rapport à une norme », tandis que « la nature propre de la philosophie » s’attache à la recherche d’une « vérité inconditionnelle » (p. 357). C’est donc ce principe qui d’une façon ou d’une autre est en crise, ce que Husserl est loin d’être seul à penser en 1935 mais analyse d’une façon très précise. Comprenne qui voudra, souvent suspecté d’être « réactionnaire » il s’affirme « beaucoup plus radical et beaucoup plus révolutionnaire que ceux qui se donnent aujourd’hui en parole des façons tellement radicales » (p. 371). S’agissant tant de ses intentions que du mode de déploiement de son entreprise, cela est parfaitement exact et ce qui est en cause à ses yeux est une sorte de rechute de la philosophie dans la « naïveté » qu’elle a toujours eu pour tâche de surmonter. Husserl vise très loin en arrière : depuis les débuts de la modernité la philosophie est persuadée d’avoir produit une forme de rationalisme effectif et partant universel ; sa naïveté depuis lors s’attache au naturalisme et à l’objectivisme au travers desquels elle a fondé sa théorie de la connaissance ; l’idéalisme allemand depuis Kant a tenté de surmonter cette confusion, mais sans parvenir à « un degré de réflexivité plus élevé, décisif pour donner une nouvelle figure à la philosophie et à l’humanité européennes » (p. 374).
On connaît la solution prônée par Husserl, qui offre ici au passage une excellente description du projet de la phénoménologie transcendantale dont le livre développe le programme et construit les concepts : « Celle-ci surmonte l’objectivisme naturaliste et tout objectivisme en général de la seule façon possible, à savoir par le fait que celui qui philosophe procède à partir de son Ego, en prenant celui-ci en tant qu’il accomplit toutes les validations qui sont les siennes et dont il devient le spectateur théorétique pur » (p. 381). Chacun pour soi Derrida et Habermas ont discuté cette réorientation de la philosophie, l’un décryptant ce qu’elle doit encore à la métaphysique que Husserl dit explicitement ne pas renier en bloc, l’autre montrant qu’elle n’offre qu’une nouvelle variante du subjectivisme32. Mais plus que la position philosophique de Husserl en tant que telle, c’est sa prise de position vis-à-vis de la crise de la raison qui importe : « Le fondement de l’impuissance (Versagen) d’une culture rationnelle ne se trouve pas dans l’essence du rationalisme même, il se trouve seulement dans son extranéation (Veräusserlichung), dans le fait qu’il s’enrobe du cocon du “naturalisme” et de l’“objectivisme” » (p. 382). Habermas commente directement ce passage, tandis que Derrida le fait de façon plus oblique. Mais c’est l’inverse s’agissant de ce qu’écrit Husserl immédiatement après : « La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle (Geistfeindschaft) et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. »
Entende là encore qui voudra, Husserl affirme que la « crise de l’existence européenne » n’est pas « un obscur destin » ou une « fatalité impénétrable ». En tout état de cause, son diagnostic est radicalement différent de celui de Heidegger et il faudra se demander auquel des deux Derrida pourrait adhérer. Parlant encore d’un « héroïsme de la raison », Husserl dessine le chemin dans lequel s’est engagé un Habermas issu d’un autre milieu philosophique et qui soupçonne Derrida d’emprunter la voie inverse d’un renoncement sinon d’une trahison. Enfin et en un sens surtout, l’horizon ouvert par la Krisis n’est pas celui d’une réhabilitation pure et simple du rationalisme moderne : l’époque de l’Aufklärung « si souvent dépréciée » est certes « digne d’être honorée » (p. 15) ; mais Husserl refuse de défendre ses expressions dégradées en ce que Hegel nommait Aufklärerei, à savoir la « fatale erreur selon laquelle c’est la science qui rend l’homme sage » (p. 371). Husserl ni n’avance en aveugle ni ne plaide en faveur des Lumières les yeux fermés, mais invite à un examen critique de leur héritage visant à mieux sédimenter leur soubassement. On sait que telle est de façon générale l’orientation de Habermas, même si celui-ci part du diagnostic plus radical ou pessimiste d’Adorno et propose une autre façon de sauvegarder la raison par reconstruction. La position de Derrida est réputée moins claire, en sorte qu’il faudra s’attarder sur son long commentaire des pages dans lesquelles Husserl décrit les symptômes d’une crise de la philosophie européenne et propose un remède. Disons d’ores et déjà qu’il sera question de savoir si lui aussi défend une Aufklärung passée au crible de la critique et si oui sous quelle forme, étant entendu que Habermas l’a longtemps suspecté de ne pas le vouloir avant de se persuader que tel est bien le cas, faute de quoi il n’aurait sans doute jamais engagé un dialogue.
Aux yeux de Habermas, la Krisis est un livre dans lequel Husserl a voulu donner à sa théorie la dimension d’une philosophie de l’histoire « lorsque la politique l’a arraché à sa contemplation33. » En un sens il ne s’agirait donc pour partie que d’un magistral ouvrage de circonstance offrant une ultime forme du projet de son auteur : « Fonder la philosophie en tant que science rigoureuse (exakt) en s’appuyant sur la stricte description des phénomènes qui se montrent “d’eux-mêmes” et qui sont “donnés” intuitivement dans l’évidence immédiate. » Mais de façon plus ou moins cryptique, Habermas fait du testament de Husserl une balise permettant de cartographier la philosophie contemporaine une fois posé que celui-ci critique moins le rationalisme en lui-même que son « extranéation »34. En premier lieu, il note le fait que la phénoménologie transcendantale et le positivisme logique « partagent les mêmes intentions mais ne suivent pas le même chemin », ce que l’on devrait garder à l’esprit comme une possible clé d’entrée dans le conflit entre philosophies continentale et analytique. Ce d’autant que Habermas précise qu’à la différence de Wittgenstein à la même époque, Husserl « n’a pas renoncé à l’exigence du système au profit de la sobriété auto-suffisante d’un jeu linguistique de perles de verre ». Si l’on ajoute qu’il ne s’est pas davantage abandonné à un « ineffable d’ordre mystique », le tableau est presque complet et inclut Habermas lui-même tel le peintre dans sa propre toile : affirmant que la faillite du rationalisme ne relève pas de son essence, Husserl est aux antipodes de Heidegger ; proposant de le reconstruire à partir de l’idée selon laquelle « l’esprit doit revenir à lui-même et rendre explicites les opérations de conscience qui lui sont dissimulées », il sauvegarde les principes de l’humanité européenne ; bien qu’exemplaire à son époque, sa manière de le faire n’est pas la bonne pour autant que remettant insuffisamment en cause les prémisses de la philosophie du sujet ou même rendant à celle-ci sa gloire perdue.
On sait que s’agissant de présenter son propre projet à partir de l’idée d’une crise et même d’un échec de la philosophie moderne, Habermas se réfère à Adorno et Horkheimer plutôt qu’à Husserl. Il lui est toutefois arrivé au moins une fois de situer son entreprise par rapport à celle de la phénoménologie transcendantale. Sa démonstration est simple, presque trop. Sous son œil critique, la percée de Husserl s’attache à un concept qu’il n’a pas inventé mais auquel il confère une valeur opératoire décisive : celui de « monde de la vie (Lebenswelt) ». Brièvement dit ainsi que Habermas le fait lui-même, Husserl opposait à l’objectivisme naïf dans lequel avait sombré la philosophie moderne en pensant que les sciences de l’esprit devaient se construire sur le modèle de celles de la nature l’idée selon laquelle il faut en finir avec la division du monde en être corporel et être psychique, ce en décrivant les diverses formes d’un « enracinement de nos opérations cognitives dans la praxis de notre comportement préscientifique avec les choses et les personnes35 ». Husserl assignait ainsi une nouvelle tâche à la philosophie : montrer comment l’expérience immédiate du monde et les activités de la vie quotidienne contiennent des éléments de sens et offrent un savoir d’arrière-plan installé sur un sol ferme à partir duquel les sciences peuvent se constituer. On pourrait dire que si Husserl en était resté là, Habermas aurait pu s’engager dans une critique strictement interne de son projet : en montrant que la pratique quotidienne qui fournit un savoir pré-réflexif permettant de construire une théorie de la connaissance et de l’action qui échapperait à la philosophie du sujet est celle de la communication, plus précisément le fait que l’usage du langage ordinaire dégage des normes indépendantes de la subjectivité individuelle et de toute contrainte extérieure pour autant qu’elles n’appartiennent à personne en particulier. Le problème que lui pose Husserl tient en cela qu’il voulait davantage qu’un Ego situé dans le monde à partir duquel reconstruire les sphères de la connaissance, de l’action ou encore de la culture : une « subjectivité opérant de manière ultime » (Husserl) ; « La souveraineté d’un Ur-Ich, d’un moi originaire constituant le monde de la vie dans son ensemble » (Habermas)36.
On a déjà compris où Habermas veut en venir : au fait que Husserl maintient l’exigence philosophique d’une fondation ultime. On retrouve ainsi le schéma critique sur lequel repose Le discours philosophique de la modernité, à cela près que le père de la phénoménologie transcendantale trouve sa place précise dans le panorama alors qu’il ne l’avait que par reflets dans ce livre : « De façon ironique, avec la découverte du monde de la vie, Husserl s’emmêle dans les paradoxes de la subjectivité s’intronisant elle-même ; c’est précisément ce thème qui donne l’élan à une critique de la philosophie du sujet qui, chez Heidegger, ne conduit évidemment qu’à la transposition de l’approche fondamentaliste en son contraire abstrait37. » Si l’on voulait complètement reconstruire le paysage tel que brièvement dessiné par Habermas autour de Husserl, il suffirait de renvoyer à la façon dont il relie Derrida à Heidegger pour montrer que lui aussi bien que d’une manière un peu différente ne parvient pas à échapper au fondationnalisme38. Toujours est-il que Habermas avance comme ne présentant aucune difficulté sa propre conception de la philosophie telle qu’elle se démarque de celle de Husserl mais aussi Heidegger : l’avantage de celle-ci sur la science tient en cela qu’elle maîtrise plusieurs langages, tout autant celui spécialisé des « cultures d’experts » que ceux qui sont propres à des pratiques extraquotidiennes comme la poésie ; elle peut ainsi renoncer « le cœur léger » à « la prétention, héritée de la philosophie transcendantale, de fonder le monde de la vie » ; au lieu de s’attacher à cette entreprise de fondation ultime dans « une conception originaire de la subjectivité performante » comme chez Husserl ou « l’événement d’une interprétation du monde qui préjuge de tout » comme chez Heidegger, elle peut « se concentrer sur la reconstruction du savoir d’arrière-plan relié à nos intuitions grammaticales ». Affirmant ici que la tâche de la philosophie est désormais « moins la découverte de fondements cachés que l’explicitation de ce que dès toujours l’on sait et l’on peut », montrant ailleurs comment il devrait être possible de reconstruire la raison à partir de l’intersubjectivité produite par des individus « parlant et agissant », Habermas offre en quelque sorte par morceaux sa compréhension de l’appel à un « héroïsme de la raison » lancé par Husserl. On reviendra sur sa manière de mettre celui-ci en pratique, mais il est temps de se pencher sur la façon dont l’entend Derrida.
Familier de Husserl depuis ses débuts mais l’ayant un peu oublié, Derrida l’a tardivement retrouvé afin de s’attacher en particulier à cette idée d’un « héroïsme de la raison ». Pour être précis il faut dire qu’il la prend de loin, au travers d’une lecture patiente et méticuleuse des pages de la Krisis au sein desquelles elle surgit : à partir de celle selon laquelle il serait temps de « sauver l’honneur de la raison39. » Cette hypothèse, Derrida la considère avec un sérieux qui pourrait presque paraître étranger à sa manière. L’expression appartient à Kant, dans un écrit de jeunesse et Derrida écrit : « Peut-être s’agirait-il, ce jour-là, au jour d’aujourd’hui, dans la lumière des lumières de ce jour, de sauver l’honneur de la raison40. » L’attribution ne semble pas tout à fait certaine, aussi Derrida repart-il d’une idée bien connue et cette fois centrale chez Kant, celle d’un « intérêt de la raison ». À cette idée-là est consacrée une section entière de la Critique de la raison pure, où Kant explique que cet intérêt est pratique, spéculatif et surtout architectonique41. Derrida analyse précisément ce point, pour montrer qu’il incite Kant à privilégier dans le traitement des antinomies le moment de la thèse plutôt que celui de l’antithèse, « qui menace l’édifice systémique et contrarie donc le désir ou l’intérêt architectonique ». À quoi il ajoute que lui-même fait en quelque sorte l’inverse : se pencher plutôt sur les antithèses, en l’occurrence « la divisibilité, l’événementialité et la conditionnalité ». Voilà donc au passage, sinon une définition du moins la description de l’une des pratiques de la déconstruction : liée à Kant sans en être dépendante ; permettant si l’on veut de penser avec et contre lui comme l’on peut anticiper qu’il en sera sans doute vis-à-vis de Husserl.
De façon juste un peu allusive, Derrida prend la peine de décomposer l’hypothèse forgée à partir de la proposition du jeune Kant : « Défendre l’honneur de la raison humaine (die Ehre der menschlichen Vernunft verteidigen) ». S’agirait-il de sauver « ce qui reste d’honneur à la fin d’une bataille perdue pour une juste cause, une noble cause, la cause de la raison qu’on tiendrait à saluer une dernière fois, avec la mélancolie eschatologique d’une philosophie endeuillée ? » (p. 173). On entendrait là un écho du commentaire de l’opuscule de Kant sur un certain ton en philosophie proposé par Derrida bien des années plus tôt. Ou de considérer que « la raison comme telle serait en passe de devenir menaçante », idée qui pourrait venir de chez Adorno et Horkheimer dont Habermas a fait son point de départ ? Autrement encore de souligner les mécanismes « auto-immunitaires » par lesquels la raison s’abîme en se défendant, ce que Derrida lui-même a souvent pris en considération ? Il préfère revenir aux « grands avertissements de Husserl », autour d’une question à première vue simple : « Qu’est-ce qui aurait changé pour nous depuis 1935-1936, depuis cet appel husserlien à la prise de conscience philosophique et européenne dans l’expérience d’une crise des sciences et de la raison ? » (p. 174)42. Mais chez lui rien ne va jamais de soi. Alors faut-il répéter cet appel, le déplacer, en contester les prémisses téléologiques ? Ou ne devrions-nous pas au contraire essayer de penser « autre chose qu’une crise » ? Toujours est-il que Derrida veut prendre le temps d’une « traversée critique » des pages dans lesquelles Husserl décrit une crise de l’humanité européenne afin d’en penser le dépassement.
Tout se passe comme si Derrida voulait assigner au texte de Husserl une double dimension téléologique. Celle tout d’abord qui s’attache à la description du « telos spirituel de l’humanité européenne » comme « l’idée infinie (au sens kantien) d’une tâche infinie comme theoria, comme attitude théorétique, puis comme theoria philosophique » (p. 176). La définition de la philosophie comme « tâche infinie » provient bien sûr directement de chez Husserl, qui écrit encore qu’il faut distinguer ce en quoi elle n’est que « factum historique de chaque époque » de son horizon de réalisation d’une « idée directrice de l’infinité » et d’une « totalité des vérités »43. Mais Derrida semble vouloir prêter à Husserl la vision elle aussi téléologique d’une « maladie de la raison » et même d’une sorte de « fatalité d’une pathologie transcendantale ». Husserl voudrait-il vraiment dire que la raison se met elle-même par destin en crise d’une façon « autonome et quasi auto-immunitaire » (p. 178) ? Derrida sait bien que non, mais il a peut-être voulu faire un peu peur en tirant un instant Husserl vers un certain Heidegger. En tout état de cause il revient vers le schéma central de Husserl, qui va renvoyer dos à dos l’irrationalisme de son époque et une certaine « naïveté » rationaliste associée à l’objectivisme, mais qu’il ne veut surtout pas confondre avec l’essence du rationalisme. Derrida cite Husserl sans omettre de signaler que celui-ci se défend d’être « réactionnaire » et se présente même comme plus « révolutionnaire » que ceux qui « se donnent en parole des façons tellement radicales » : « Je suis certain que la crise européenne s’enracine dans l’erreur d’un certain rationalisme. Mais cela ne veut pas dire que je crois que la rationalité en tant que telle soit quelque chose de mauvais44. » Ce qu’il commente de la façon suivante : « Husserl tient à prendre ses distances à l’égard de certaines Lumières et d’un certain rationalisme (…). Il se défend contre un certain malentendu qui réduirait la phénoménologie à ce vieux rationalisme (alte Rationalismus) incapable d’auto-compréhension (Selbstverständigung) radicale et universelle de l’esprit sous la forme d’une science universelle responsable » (p. 180). Se pourrait-il qu’il adopte ce schéma critique avec ses deux faces ?
Cela ne va a priori pas de soi, ne serait-ce qu’au regard de ce que disait Habermas au sujet du rapport de Derrida à la raison. Puisque telle est bien la question sur un arrière-plan hautement polémique il faut le citer avec précision. Derrida n’hésite pas à écrire que c’est en « cédant à l’air du temps » que Husserl désavoue l’Aufklärung, ou plutôt, « de façon plus dénigrante et péjorative encore », l’Aufklärerei (p. 180). Voici le point essentiel, autour de presque un seul mot : « Ehrenrettung : réhabilitation, apologie, mais littéralement salut ou sauvetage de l’honneur, une tentative pour sauver l’honneur d’un rationalisme qui s’était compromis dans l’affaire de l’Aufklärerei » ; Husserl « met un point d’honneur à ne pas sauver l’honneur d’une Aufklärung à bon marché ». S’agissant donc des « grands avertissements » de Husserl presque tout est dit. Par celui-ci tout d’abord : « Le fondement de l’impuissance d’une culture rationnelle ne se trouve pas (…) dans l’essence du rationalisme même, il se trouve dans son extranéation, dans le fait qu’il s’enrobe du cocon du “naturalisme” et de l’“objectivisme” » ; « La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme »45. Mais aussi sobrement par Derrida, au sujet de la conclusion de Husserl : « Elle va inspirer un appel non pas à sauver l’honneur de la raison (ce sauvetage, Husserl n’en veut pas) mais à endurer un héroïsme de la raison » (p. 182). Entre l’« honneur de la raison » dont parlait le jeune Kant et l’« héroïsme de la raison » prôné par Husserl la différence semblait ténue. Mais Derrida l’a méticuleusement creusée et ne semble pas loin d’adhérer au programme mis en avant au terme de ces explications.
Husserl défendait donc une certaine Aufklärung, pas n’importe laquelle. Au terme de l’un de ses brefs commentaires des pages de la Krisis à ce sujet, Habermas lui faisait un compliment assez empoisonné : « L’histoire de la philosophie était déjà en haillons bien avant que Husserl ne l’habillât de sa doctrine d’essence anhistorique. Son attitude reste toutefois séduisante : défendant une position perdue, il restait fidèle au pathos et à l’illusion de la théorie pure46. » À ses yeux, tout était en quelque sorte déjà joué dès 1929 : lors de la controverse de Davos entre Cassirer et Heidegger au sujet de Kant. Certes, Habermas voit dans ce moment un conflit entre « le monde cultivé de l’humanisme européen » et « un décisionnisme invoquant le caractère originel de la pensée » dont le radicalisme « attaquait en fait la civilisation de Goethe dans ses racines mêmes ». Mais il ne semble pas douter du fait que Heidegger faisait subir à la philosophie une authentique épreuve de vérité : sa critique implacable mettait au jour une « réelle faiblesse » de la « position intellectuelle inspirée des Lumières » défendue par Cassirer ; sa pensée proclamée « radicale » montrait bien que « les fondations du XVIIIe siècle ne s’enracinent pas assez profondément »47. À tout prendre, c’est à Husserl lui-même que l’on pourrait attribuer cette idée, avec cette considérable différence qu’il cherchait pour sa part à refonder la raison qu’il décrivait fragilisée par elle-même. Derrida serait-il à sa manière plus fidèle à l’esprit de Husserl ?
On sait que Derrida s’est arrêté beaucoup plus longuement que Habermas sur le texte tout à la fois historique et programmatique de Husserl. L’une des choses qu’il en retient eu égard à son propre projet est que l’on comprend grâce à ce dernier que « la rationalité du réel ne s’est jamais limitée, comme on a pu tenter de le faire accroire, à la calculabilité, à la raison comme calcul, comme ratio » (p. 186). Il a notamment en vue la façon dont Husserl citant Descartes montrait comment les temps modernes s’étaient engagés avec « une ardeur enthousiaste » dans « la tâche infinie d’une connaissance mathématique de la nature et du monde en général »48. Esquissant pour sa part une généalogie de cette démarche depuis Platon qui promouvait une souveraineté absolue de la raison, il souligne le fait qu’a contrario Husserl et avant lui Kant ont requis une « exigence inconditionnelle de l’inconditionné » (p. 195). Autrement dit, évoquant la façon dont Kant soumettait la raison théorique à la raison pratique pour autant que celle-ci est précisément « inconditionnée (unbedingt) » et le fait que Husserl « cite à comparaître un certain soleil de Descartes », il insiste sur le fait que « la raison calculatrice (la ratio, l’intellect, l’entendement) aurait ainsi à s’allier et à se soumettre au principe d’inconditionnalité qui tend à excéder le calcul qu’il fonde »49. À quoi il ajoute que de façon plus précise Kant affirmait que la « dignité » est de l’ordre de l’incalculable et offrait ainsi l’axiomatique indispensable pour penser des concepts contemporains comme celui de « crime contre l’humanité »50.
Comme l’on peut toutefois s’y attendre, Derrida n’adhère pas les yeux fermés aux principes des « grands rationalismes transcendantaux » comme ceux de Kant et Husserl. Mais n’en déplaise tant à la plupart de ses adversaires qu’à certains de ses amis, il ne les rejette pas non plus en bloc, cherchant à nouer autour d’un point précis fidélité et critique : « Gardiens responsables que nous devons être de cet héritage, nous avons aussi le devoir d’y reconnaître, dans les deux cas et dans l’horizon d’une idée infinie comme tâche infinie pour la raison pratique, une puissante téléologie » (p. 188). Alors que Kant puis Husserl visent in fine une conciliation sinon une synthèse entre ce qui relève du calcul et ce qui doit demeurer inconditionné, lui préfère garder la tension ouverte. Ainsi en est-il notamment de la question du droit et de la justice : « Comment articuler cette juste incalculabilité de la dignité avec l’indispensable calcul du droit ? » (p. 186). On connaît la solution kantienne, autour de concepts auxquels Derrida a prêté une grande attention : en matières pratiques, le sujet doit agir « comme si » sa propre maxime pouvait être érigée en loi universelle, en sorte que la justice doit être pensée comme une idée régulatrice51. Cette proposition ne lui semble pas laisser toute sa place au principe d’inconditionnalité propre à la justice. Mais contrairement à ce qui lui a été reproché, il ne récuse pas la nécessité de règles et de normes ayant nécessairement une forme générale sinon universelle52. Autre question déjà rencontrée s’agissant de l’héritage des « grands rationalismes transcendantaux » : celle de l’événement. La thèse de Derrida à ce sujet est que ceux-ci tendent à penser ce qui arrive sur un horizon prédéterminé et déjà régi par un savoir. À quoi il oppose que l’événement « doit s’annoncer comme im-possible, il doit donc s’annoncer sans prévenir, s’annoncer sans s’annoncer, sans horizon d’attente, sans telos, sans formation, sans forme ou préformation téléologique » (p. 198)53. Prévenant une objection qui pourrait venir d’où l’on sait, il affirme que ce n’est pas « aller contre la raison » que s’inquiéter de la façon dont un certain rationalisme veut neutraliser l’événement et poser que celui-ci pour être digne de son nom doit « excéder tout idéalisme téléologique, toute ruse de la raison téléologique ».
C’est donc toujours à partir de Husserl que Derrida en vient à formaliser son point de vue : « Selon une transaction chaque fois inouïe, la raison transite et transige entre, d’un côté l’exigence du calcul ou de la conditionnalité et, de l’autre côté, l’exigence intransigeante, c’est-à-dire non négociable, de l’incalculable inconditionnel » (p. 208). Inscrite dans une perspective si l’on veut à la fois théorique et historique inspirée de la Krisis, cette idée peut se présenter de la façon suivante sous la forme d’une tension : une logique de la « souveraineté » issue de Platon met en avant « une raison qui donne raison, qui a raison de tout, qui connaît et qui donne à connaître de tout » (p. 192) ; ouverte par Kant et Husserl mais trop tôt refermée chez ceux-ci, une autre perspective s’attache à faire place à ce qui est et doit demeurer inconditionnel. Précisant que cette « postulation d’inconditionnalité » existe à la fois dans « l’exigence critique » et dans « l’exigence déconstructrice de la raison », Derrida propose une mise au point essentielle : « Car la déconstruction, si quelque chose de tel existait, cela resterait à mes yeux, avant tout, un rationalisme inconditionnel qui ne renonce jamais, précisément au nom des Lumières à venir, dans l’espace à ouvrir d’une démocratie à venir, à suspendre de façon argumentée, discutée, rationnelle, toutes les conditions, les hypothèses, les conventions et les présuppositions, à critiquer inconditionnellement toutes les conditionnalités, y compris celles qui fondent encore l’idée critique, à savoir celle du krinein, de la krisis, de la décision et du jugement binaire ou dialectique » (p. 197).
Il faudra prendre le temps de déployer les conséquences de cette mise au point parmi d’autres au sujet de la « déconstruction ». Derrida en offre ici quelques illustrations, dont la plus substantielle concerne une question qui se tient aux frontières entre l’éthique, la politique et le droit : celle de « l’hospitalité inconditionnelle ». Faisant allusion à une polémique à ce sujet, il renvoie à plusieurs de ses livres et incite à s’y reporter. Mais il suffit pour l’heure de saisir une expression parmi d’autres de sa manière de concevoir la tension entre une souveraineté en l’occurrence politique et ce qu’il nomme « l’inconditionnalité de la raison ». Il s’agit donc d’un cas typique de plaidoyer en faveur d’une « inconditionnalité sans souveraineté », qui se présente de la façon suivante : « L’hospitalité inconditionnelle s’expose sans limite à la venue de l’autre, au-delà du droit, au-delà de l’hospitalité conditionnée par le droit d’asile, par le droit à l’immigration, par la citoyenneté et même par le droit à l’hospitalité universelle dont parle Kant et qui reste encore contrôlée par un droit politique et cosmopolitique » (p. 204-205). On trouve ici un écho de la discussion du texte de Kant sur la paix perpétuelle à laquelle Derrida s’est plusieurs fois livré. Mais la question est cette fois reliée à deux autres exemples d’expériences qui excèdent « le calcul juridique, politique ou économique » et pour lesquelles un concept d’inconditionnalité est requis : ceux du don et de la mémoire. Notant que ces trois expressions du même problème peuvent être englobées dans celui de la tension entre justice et droit, on peut provisoirement retenir la formalisation proposée par Derrida du premier : « Il en va des rapports paradoxaux ou aporétiques, il est vrai, entre deux concepts à la fois hétérogènes et indissociables, l’hospitalité inconditionnelle et l’hospitalité conditionnelle. »
On devra se pencher avec la plus grande attention sur la manière dont Derrida défend et pratique une pensée qui met en avant comme fécondes les figures du paradoxe ou de l’aporie. Il suffit pour l’instant de faire le point sur ce qu’il retient des « avertissements » et des propositions de Husserl. Pour constater que s’il ne reprend à son compte ni le langage un peu daté de l’héroïsme ni l’engagement de ce dernier en faveur de la reconstruction d’une rationalité sûre de ses fondements, il est loin de prononcer un constat de décès de la raison ou de vouloir faire en sorte que celui-ci vienne à l’ordre du jour. Mais aussi pour souligner le fait que sans afficher une « partialité pour la raison » telle que conçue par Habermas il défend celle-ci à sa manière sur l’arrière-fond d’une crise telle que décrite par Husserl : en mettant au jour dans le sillage de ce dernier une tension interne que la philosophie a toujours plus ou moins voulu effacer ; puis en affirmant que c’est précisément la volonté d’endurer une transaction permanente entre deux exigences irréductibles l’une à l’autre qui donne sens à « la responsabilité de la raison, l’expérience qui consiste à raison garder, à répondre d’une raison qui nous est ainsi léguée » (p. 208). Si tel est le principe de la « déconstruction », il doit n’être pas trop hasardeux d’envisager sa mise en regard de la reconstruction promue et pratiquée par Habermas. Disons par hypothèse qu’il se pourrait que chacun de son côté soit à sa façon fidèle à l’idée selon laquelle la raison porte en elle la critique de la raison.
On sait que Jacques Derrida se préoccupait de la possibilité de reconstruire l’arrière-plan historico-philosophique d’une amitié tardive avec Jürgen Habermas faite d’accords reconnus avec retard et de désaccords persistants mais plus ou moins bien identifiés. Il devrait être acquis que ni l’un pour lequel cela est clair ni l’autre chez lequel cela devait être éclairci n’ont inscrit leurs démarches sur l’arrière-fond le plus lointain : celui d’une histoire de la métaphysique comme oubli de l’être, d’une philosophie se trahissant en quelque sorte elle-même depuis l’origine. Il faut donc désormais s’attacher à réinscrire leurs projets respectifs dans des cadres qui ne sont peut-être pas si différents qu’il pourrait y paraître, en gardant à l’esprit le fait qu’affichant l’un et l’autre une fidélité critique à deux auteurs aux pensées dissemblables ils partagent l’idée d’une crise de la modernité à laquelle chacun donne un contenu substantiel : dans le sillage d’Adorno et Horkheimer décrivant une dialectique de la raison, Habermas veut préserver l’héritage d’une pensée critique qui en est venue avec ceux-ci à miner ses propres fondements ; à partir du diagnostic de Husserl mais sans adhérer à son programme de reconstruction, Derrida cherche à défendre une conception de la philosophie qui renonce à son rêve de réconciliation avec elle-même et assume le caractère aporétique d’une partie de ses propositions. Entre celui qui paraît prendre plaisir à déconstruire et celui qui poursuit avec le plus grand sérieux une entreprise de reconstruction le conflit semblait inévitable, dans un contexte où les confrontations philosophiques prenaient la forme de guerres ouvertes dont on a perçu d’autres expressions. Demeurent donc encore un peu mystérieuses les conditions de possibilité d’une paix longtemps improbable et néanmoins advenue.
Il ne saurait être question de prendre en charge dans leur intégralité deux œuvres particulièrement prolifiques et connaissant chacune des inflexions sinon des tournants. Sans prétendre offrir un « système », celle de Habermas s’est attachée depuis le début des années quatre-vingt à la réalisation d’un programme explicitement régi par le projet d’une reconstruction de la raison. À ce titre et en vertu de ses structures formelles, elle paraît ne pas soulever des problèmes majeurs d’interprétation, même si son auteur l’a régulièrement soumise à des discussions avec des partenaires choisis tout en affrontant parfois par ailleurs des controverses politiques violentes. En un sens et pour ce qui concerne son noyau central elle est à prendre ou à laisser, en tout état de cause à discuter dans un cadre qu’elle dessine elle-même. Enfin, à partir d’une position clairement établie dans le paysage de la philosophie contemporaine, son auteur s’est autorisé à mener des combats théoriques sans concessions. À l’inverse et comme l’écrit Habermas lui-même en forme d’hommage tardif, l’œuvre de Derrida s’attache à bouleverser « les hiérarchies, les agencements et les oppositions habituels », délivrant ainsi « un sens à rebours de celui qui nous est familier ». Encore faut-il reconnaître qu’en dépit de son style à cet effet souvent déroutant, elle n’adopte pas le sérieux pathétique mâtiné de brutalité propre à Heidegger ni ne se complaît dans la légèreté ironique que lui prête Rorty. N’ayant à coup sûr pas l’allure quasi systématique de celle de Habermas, elle est surchargée d’interprétations : disciples ou épigones ont voulu lui donner une valeur programmatique et même une dimension combattante ; à plusieurs reprises et divers endroits elle a subi des attaques d’une rare intensité et bénéficié de soutiens parfois maladroits ; en réponse à certaines d’entre elles et que ce soit à chaud ou avec recul, son auteur a souhaité faire des mises au point concernant y compris le vocable qui a fait son succès et pouvait en quelque sorte entraîner sa perte. Ainsi que celui-ci l’a fait avec constance s’agissant des classiques, on peut y puiser un peu partout ; à condition toutefois que ce ne soit pas n’importe comment, pour autant que quoi qu’il en ait été dit elle n’est pas étrangère à l’argumentation. Un mot de Kant de traduction difficile pourrait venir à l’esprit s’agissant donc de deux authentiques philosophes : Vernunft Künstler54. Pourrait-on suggérer qu’au sein d’une tradition bien établie Habermas travaille en « artisan » de la raison persuadé que la philosophie sert fondamentalement à résoudre des problèmes, tandis que Derrida sur un mode moins prudent ou laborieux ressemblerait plutôt à un « artiste » de celle-ci ? Quoi qu’il en soit et avant d’entrer véritablement en matière, il faut avoir admis que l’un et l’autre sont convaincus qu’il existe des « intérêts » de la raison, ce qui devrait permettre de penser avec et contre chacun d’eux comme il leur aurait sans doute été possible de le faire l’un vis-à-vis de l’autre avec un peu plus de temps.
En surplus d’explicitations plus ou moins techniques de son entreprise, Jürgen Habermas s’est méticuleusement appliqué à dessiner la place de son projet dans le paysage philosophique de la modernité. Dans cette perspective, il a tracé une ligne de front précise et pris des positions tranchées vis-à-vis des différents représentants de la critique de cette dernière : Derrida bien sûr, avec Heidegger, Horkheimer, Adorno et quelques autres ; mais aussi derrière eux Nietzsche en premier plan et Marx un peu dans l’ombre. Il est clair que s’agissant de comprendre son propre parcours en percevant d’où il vient, une place à part doit être faite à Adorno dont il avait été l’assistant et auquel il a consacré deux brefs textes que l’on peut dire encore de jeunesse, avant celui plus substantiel du Discours philosophique de la modernité. Écrit pour un anniversaire, le premier paraît à première vue sans surprise. Habermas y décrit Adorno en « écrivain égaré parmi des fonctionnaires », ajoutant qu’il n’est pas le premier en Allemagne afin de le placer sous ce visage aux côtés de Walter Benjamin55. Dans cette perspective, il perçoit un certain nombre de ses essais comme des « traités cachés » au contenu quasi ésotérique, qui ressemblent à des « labyrinthes impénétrables de l’extérieur pour une plus grande clarté intérieure ». Mais il affirme surtout que de façon générale « Adorno tient tête à la logique rigide du contexte déductif », considérant que « des textes dont chaque phrase satisferait aux exigences de la logique formelle et de la méthode analytique seraient finalement sans intérêt », ce qu’il commente de la façon suivante : « S’il renonce ainsi à la démonstration sans faille, c’est qu’il renonce aussi à la volonté d’avoir raison envers et contre tous et d’imposer son point de vue56. » Enfin et peut-être surtout, Habermas cite ce propos d’Adorno : « Le problème serait d’avoir des connaissances qui ne soient pas absolument exactes, irréfutables — quand elles sont ainsi, elles reviennent invariablement à une pure et simple tautologie — mais des connaissances qui posent elles-mêmes la question de l’exactitude elle-même. » La grandeur et la fécondité de l’œuvre d’Adorno tiendraient donc en cela qu’elle se défait des contraintes de l’argumentation logique et le fait mieux encore en questionnant la valeur même de celle-ci.
Ces remarques d’un proche semblent bien décrire Adorno, l’homme et son style philosophique. À quoi s’ajoute que Habermas restitue parfaitement le schéma de La Dialectique de la raison : la modernité a accéléré un mouvement multiséculaire d’asservissement de la nature et sa mise au service exclusif des hommes ; ce faisant, elle en est venue à considérer ceux-ci comme « des animaux qui vont de plus en plus loin » ; « L’identité du moi où le rationalisme des Lumières mettait pourtant ses espoirs d’émancipation (Mündigkeit) n’apparaît plus dans ce contexte que comme un noyau durci de violence et de faillite57. » On sait qu’avec le temps Habermas reprochera à Horkheimer et Adorno d’avoir poussé trop loin leur critique de la modernité, en sous-estimant son potentiel émancipateur. Mais ici rien de tel et tout porte à penser que ce n’était pas une déférence convenue à l’égard de son mentor qui aurait empêché Habermas de déjà formuler un tel reproche, plutôt le fait qu’il ne l’avait pas encore en vue. Pour qui connaît ce qu’écrira vingt ans plus tard un Habermas désormais assuré de sa position théorique vis-à-vis de la plupart de ses prédécesseurs et contemporains, le portrait d’Adorno en penseur radicalement hétérodoxe provoque cependant la surprise. Celui-ci était donc un écrivain marginal et même méprisé dans son milieu académique. L’originalité de sa démarche consistait en cela qu’il défiait effrontément les principes de la logique formelle, sans au fond se préoccuper des règles de validation de ses énoncés et en chérissant un certain hermétisme. Enfin, il renonçait sans regret à la volonté de convaincre, autrement dit aux rigueurs de la discussion. Voilà un Adorno étonnant, qui n’a cure de la frontière entre philosophie et littérature, se joue des contraintes analytiques et n’apparaît guère appartenir à la catégorie des philosophes aimant l’argumentation. Disons-le en deux mots : ces traits d’un éloge sont très exactement ceux de la critique que ferait un jour Habermas de Derrida.
Afin d’en savoir un peu plus quant à la genèse de la pensée de Habermas, il vaut la peine de s’arrêter un instant sur son second texte consacré à Adorno. Il est de six ans postérieur au premier et il s’agit cette fois d’un hommage posthume qui en tant que tel doit être pris avec précaution. On connaît déjà un élément de portrait qui avait étonné. Habermas décrit Adorno comme un homme « sans défense » qui « a toujours refusé l’alternative entre rester enfant et devenir adulte » : « Face à “Teddie” on pouvait sans mal se donner le rôle de l’adulte qui “a raison”58. » Mais Habermas déploie beaucoup plus qu’il ne l’avait fait l’analyse du livre d’Adorno et Horkheimer qui ne le quitterait véritablement jamais. Pour synthétiser tout d’abord la thèse centrale de La Dialectique de la raison, autour de l’idée selon laquelle « la conscience de soi triomphante de l’Aufklärung ne cesse d’insister sur le rapport entre l’autonomie et la maîtrise de la nature » : le sujet moderne s’est constitué au travers de la volonté de maîtriser la nature externe ; mais sans voir qu’il lui fallait pour cela le faire aussi de la sienne propre, en sorte que « l’histoire de la civilisation commence par un acte de violence dont à la fois l’homme et la nature sont victimes »59. Mais surtout, Habermas esquisse prudemment en une phrase ce qui deviendra le schéma d’une relecture du livre dans le contexte d’une histoire des philosophies critiques de la modernité et qui consiste à demander « quel est le privilège de l’expérience que nos deux auteurs doivent nécessairement revendiquer et qui les distingue de la subjectivité appauvrie de notre époque »60. L’argument semble demeurer en pointillé, peut-être encore à l’état d’intuition ou simplement réservé en raison des circonstances. Toujours est-il qu’à titre personnel ou par l’intermédiaire de tiers non cités, Habermas s’autorise quelques distances : il pourrait être vrai qu’Adorno soit resté prisonnier des ruines de l’individualisme bourgeois en dépit d’une « critique infatigable de l’individu bourgeois » ; il est « sans cesse obligé par la dynamique de son système de prendre à son compte l’idée de réconciliation » sans toutefois parvenir à la remplir, « inconséquence » de sa philosophie qui lui fait « prêter le flanc à une objection inévitable »61.
À regarder d’un peu plus près, on découvre que de façon diffuse et par morceaux un peu éparpillés Habermas non seulement profile l’argument principal de sa future critique mais aussi esquisse ce qui deviendra le socle de sa propre entreprise. Voici les linéaments du premier : la Dialectique négative d’Adorno décrit un processus d’autodestruction de la subjectivité moderne qui paraît d’une telle puissance que « la faculté de connaissance elle-même n’échappe pas à cette caducité du sujet et à sa détérioration » ; autrement dit, Adorno ne parvient pas à expliquer « comment la pensée critique peut elle-même trouver ses justifications »62. On sait déjà que ce problème sera traité systématiquement s’agissant tant de Nietzsche et Heidegger que d’Adorno, Derrida ou d’autres encore. Mais on découvre que sous une forme qui paraît toujours plus ou moins intuitive, Habermas dégage déjà la perspective de ce que sera sa réponse. Il semble percevoir une inflexion significative entre La Dialectique de la raison écrite avec Horkheimer et la Dialectique négative qui n’appartient qu’à Adorno : dans ce dernier livre, celui-ci reconstruit la dialectique du général et du particulier « à partir du modèle de la communication dans le langage courant et c’est ce qui permet de la rendre crédible »63. Pour qui connaît l’ouvrage, cela ne va pas de soi. En revanche, pointe ici prêtée à Adorno l’idée à partir de laquelle Habermas cherchera en même temps à mieux rendre justice des contenus émancipateurs de la modernité et à faire en sorte que la critique de celle-ci puisse s’assurer des fondements : même si ce n’est qu’à l’état latent ou de façons déformées, le monde moderne préserve la possibilité d’une « vie commune dans le cadre d’une communication sans contrainte » ; cette dernière offre un « modèle idéalisé » de l’accord entre les personnes et garantit donc la vérité des jugements64. Par petites touches au sein d’hommages, Habermas a donc tout à la fois dessiné un portrait sensible d’Adorno, exprimé une dette à son égard et pris une légère distance. Quinze ans plus tard, celle-ci sera devenue considérable au travers d’une sévère critique des discours critiques de la modernité et Derrida se verra reprocher ce qui était loué chez Adorno. Il faudrait encore presque autant de temps pour que Habermas les rapproche définitivement en célébrant leur ressemblance.
Quinze ans séparent donc le second texte d’hommage de Habermas à son mentor du livre dans lequel il offre une analyse systématique du discours philosophique de la modernité, incluant un chapitre décrivant le contenu normatif de celle-ci et un autre dans lequel il expose sa propre façon de chercher à surmonter les apories propres aux critiques les plus radicales de la raison. Entre-temps, il a publié en 1981 son grand œuvre : la Théorie de l’agir communicationnel, qui veut montrer comment c’est précisément en puisant dans les ressources de la modernité que l’on peut fournir une critique de celle-ci susceptible à la fois de se réfréner et de se fonder, autrement dit d’éviter une liquidation de l’héritage des Lumières et de permettre une reconstruction de la raison. Le livre qui pourrait ressembler à une simple histoire de la philosophie moderne a donc une dimension autoréflexive qu’atteste le fait que Habermas s’oppose çà et là à lui-même quelques objections. Il témoigne cependant surtout d’un souci de montrer que l’entreprise de reconstruction ne s’opère pas en apesanteur, mais sur fond d’un paysage philosophique surchargé qu’il faut à tout le moins redessiner autour de grandes lignes et à partir de schémas qui pourraient plus ou moins se réduire à un seul. Au-delà donc de l’aspect biographique de l’affaire, la raison pour laquelle Adorno est placé en son centre tient en cela que c’est à partir d’une critique désormais assurée de sa critique de la modernité que Habermas peut afficher une fidélité en quelque sorte responsable à l’héritage d’une Aufklärung menacée de s’autodétruire à force de s’appliquer à elle-même l’exigence critique constitutive de son projet.
Le point essentiel à ce sujet pour autant qu’il régit le jugement sévère de Habermas à l’égard des auteurs traités dans Le discours critique de la modernité est lié au fait qu’il leur reproche moins une intention qu’une manière de faire et vise à réaliser sous une forme reconstructrice un projet qui n’est pour partie guère différent du leur mais qu’ils avaient mis volontairement ou non au service d’une entreprise destructrice. De façon plus précise, Habermas met au jour dès l’époque des lendemains de la mort de Hegel un puissant mouvement de réflexivité des Lumières au travers duquel il est question de montrer que la démarche critique qui les caractérise demeure dépendante des théories dont elle remet en cause la validité. À ses yeux, ce n’est pas tant ce qu’il nomme « critique de l’idéologie » qui est en cause que le soupçon formulé au travers d’un second moment de réflexivité initié par Nietzsche à l’égard de la capacité de cette critique elle-même à produire des vérités65. Pour autant qu’elle veut réaliser le programme systématique d’une théorie critique, l’entreprise de Horkheimer et Adorno est en quelque sorte la forme contemporaine la plus glorieuse d’une critique autoréflexive de l’Aufklärung et Habermas semble même considérer que dans sa première époque elle demeurait correctement orientée pour autant qu’encore plus ou moins confiante dans le potentiel rationnel de la culture moderne. Il reste que le tournant affiché au lendemain de la guerre dans La Dialectique de la raison semble tendre à lui conférer le statut d’échec le plus retentissant. En large part, Habermas s’est voulu au moins un moment l’héritier de la première manière de l’École de Francfort et n’a en tout état de cause jamais renié l’intention de ce qu’il désigne comme critique de l’idéologie66. Mais ce qui importe ici concerne le fait que c’est à l’encontre de Horkheimer et d’Adorno qu’il formule de la façon la plus claire l’argument qu’il oppose également à Heidegger, Derrida ou encore Foucault, tout en décrivant sa propre entreprise comme l’exploration d’une voie que ceux-ci n’ont pas voulu emprunter.
Le moment précis que souhaite identifier Habermas est donc celui où la pensée critique consubstantielle au projet des Lumières devient incapable de se réfréner en devenant totale. Il semble en découvrir l’expression dans une déclaration de Horkheimer et Adorno précisément datée de juin 1947 pour autant que déposée dans l’introduction de La Dialectique de la raison : « Nous avons dû renoncer à la confiance qui présidait à nos débuts67. » Dans la mesure où il sait bien et même rappelle que ce livre est issu de travaux réalisés durant « les années les plus obscures de la Seconde Guerre mondiale », Habermas fait peut-être preuve d’un manque d’indulgence à l’égard de ses auteurs lorsqu’il leur reproche notamment de ne pas rendre justice du « contenu rationnel de la modernité culturelle »68. Mais c’est ainsi et sa question est celle des « motifs qui ont pu inciter Horkheimer et Adorno à situer leur critique des Lumières à un tel niveau de radicalité que le projet même des Lumières s’en trouve menacé » (p. 137). De façon plus précise, il s’agit de savoir pourquoi ceux-ci ont cru devoir à la fois renoncer à la critique de l’idéologie sous sa forme héritée de Marx et surenchérir sur elle. La réponse de Habermas ne vise bien entendu pas la subjectivité ou les affects des deux auteurs de La Dialectique de la raison, mais un problème théorique : « S’ils ne veulent pas renoncer à l’effet d’une ultime démystification et s’ils souhaitent poursuivre le travail critique, ils sont obligés, pour expliquer la corruption de tous les critères rationnels, d’en préserver un qui reste intact » (p. 152). Leur échec tient donc au fait qu’ils n’y sont pas parvenu ou même n’ont pas véritablement cherché à le faire, refusant de résoudre « la contradiction performative d’une critique de l’idéologie qui surenchérit sur elle-même ». Tout semble alors se passer comme si Habermas percevait là sous une forme en quelque sorte grandiose une attitude dont Heidegger offre une expression pathétique et Derrida une variante un peu insouciante.
Voici donc le cœur de l’argument : si la « dernière révélation d’une critique de l’idéologie appliquée à elle-même » est que la raison en est venue à totalement s’identifier au pouvoir, la faculté critique s’associe à une pratique dont elle proclame la dangerosité ; en d’autres termes, elle s’enferre dans une contradiction performative consistant à prétendre faire ce que l’on annonce être disqualifié. Cette fois, la grandeur paradoxale d’Adorno tient au fait que la Dialectique négative « se lit comme une incessante explication des raisons pour lesquelles nous devons tourner en rond et même persévérer dans cette contradiction performative » (p. 144). Il n’en demeure pas moins que le problème théorique subsiste et prend une forme en quelque sorte mortelle pour autant qu’est en cause le destin même de la raison aussi longtemps que la critique des formes perverties ou réifiées de celle-ci ne peut fonder ses principes et garantir la validité de ses énoncés. Il sera donc question de savoir comment s’affranchir du paradoxe selon lequel l’autocritique totalisante de la raison « ne peut convaincre la raison centrée sur le sujet de son caractère autoritaire qu’en ayant recours aux moyens mêmes de cette raison » (p. 218). Reste cependant à tenter de comprendre plus à fond le motif de l’échec de Horkheimer et Adorno tout en esquissant la perspective de son dépassement69.
S’agissant du premier point et du moins dans la forme, la réponse de Habermas paraît simple : « Tout comme l’historicisme, ils se sont livrés à un scepticisme effréné vis-à-vis de la raison, au lieu d’examiner les raisons qui permettent de douter de ce scepticisme lui-même » (p. 155). De façon plus précise, ils ont eu tort de renoncer à leur confiance résiduelle d’avant-guerre dans « le contenu de vérité des idéaux bourgeois » pour s’abandonner à une « sensibilité exacerbée » et adopter une « optique rétrécie » qui les rendait aveugles à la part préservée des promesses de la modernité. Habermas n’hésite pas à écrire que s’ils s’étaient adonnés à une critique du scepticisme plutôt que de s’y enfoncer, « il eût peut-être été possible d’établir les bases normatives d’une théorie critique de la société à une profondeur telle qu’elle aurait échappé à la dislocation de la culture bourgeoise qu’a connue l’Allemagne de l’époque, au vu et au su de tout le monde ». Il reste que pour autant que cela appartient au passé et qu’il est en quelque sorte question pour lui de demeurer fidèle à une part de leur héritage tout en surmontant la faillite ultime de leur entreprise, force lui est de montrer comment reprendre les choses en main. D’où cette perspective qui redonne de la profondeur de champ historique et dessine une ambition théorique à la hauteur des enjeux : « Persister dans un paradoxe, en un lieu que la philosophie occupait jadis par ses ultimes fondations, n’est pas seulement inconfortable, mais encore impossible, à moins de montrer qu’il n’existe aucune issue. Dans une telle situation aporétique, il faut que la retraite elle-même soit impossible, sinon il existe un chemin : celui du retour précisément. Or il me semble qu’il existe un tel chemin » (p. 154). Telle est donc l’orientation du programme de Habermas : montrer que tant Horkheimer et Adorno que Derrida et même Heidegger avaient sous les yeux une voie qu’ils n’ont pas choisie ; prouver que la modernité dont ils liquident plus ou moins le projet offre des ressources disponibles pour une reconstruction de la raison.
L’espace dans lequel Habermas construit son projet est donc particulièrement étroit, puisqu’il s’agit en même temps de préserver l’impulsion critique en lui évitant de se miner elle-même de l’intérieur et de s’interdire la solution facile consistant à renoncer aux exigences de validation pour se réfugier dans « la clairière de la postmodernité » (p. 366). D’où la nécessité d’avancer une proposition théorique en quelque sorte maximaliste : « Un paradigme ne perd de sa force que pour autant qu’un autre le nie, de manière déterminée, c’est-à-dire pour autant qu’un autre le déprécie d’une manière que l’on peut juger pertinente. » Dans cette perspective, Habermas n’est pas étranger à la problématique de la surenchère qui relie les unes aux autres les générations successives de la critique radicale de la modernité : celle qui consiste pour les héritiers à reprocher à ceux qui les ont précédés un reste de dépendance à l’égard de ce dont ils cherchent à s’affranchir, que cela se nomme métaphysique, paradigme de la conscience ou philosophie du sujet. C’est à ce titre qu’il dénonce une sorte d’attentisme des critiques du logocentrisme : « Quand un jour la forteresse de la raison centrée sur le sujet aura été rasée, le logos — qui aura si longtemps fait corps avec une intériorité à la fois vide de l’intérieur et agressive de l’extérieur, une intériorité qui se plaçait à l’ombre du pouvoir — ce logos donc s’effondrera lui aussi comme un château de cartes. Il devra alors se soumettre à son autre, quel qu’il soit » (p. 367). Puisqu’en attendant rien ne se passe, Habermas semble donc suggérer que les promoteurs de cette démarche se contentent d’incantations indifférentes au caractère relativiste de leurs débouchés et laissent à d’autres la tâche essentielle : « Le travail de la déconstruction — aussi acharné soit-il — ne peut avoir de conséquences définissables qu’à partir du moment où le paradigme de la conscience de soi, de l’autoréférence d’un sujet qui connaît et agit dans l’isolement est remplacé par un autre paradigme. » Autrement dit, ce n’est une fois encore pas tant le projet d’une critique des privilèges du logos dans la philosophie occidentale qui est en cause que le fait qu’elle demeure inachevée faute de solution théorique de remplacement. Pourtant, cette dernière est en quelque sorte déjà là dans une puissance subversive de la pensée moderne qui attend d’être correctement dirigée en puisant dans une expérience délaissée par la philosophie du sujet.
Au travers du Discours philosophique de la modernité qui peut encore se lire en filigrane comme un commentaire de son propre travail depuis le tournant théorique réalisé dans la Théorie de l’agir communicationnel, Habermas parvient à élargir l’espace dans lequel s’inscrit son projet. Pour une large part et même s’il les apprécie de façons très différentes, il est loin de nier l’effet de vérité des discours critiques qui se sont déployés depuis Marx ou Nietzsche et qui offrent sous des formes certes plus ou moins insatisfaisantes un « contre-discours qui habite la modernité dès ses débuts » (p. 356). Sur le plan empirique, dans la mesure où des auteurs comme Adorno et Horkheimer après Marx, mais aussi Max Weber ou Lukács ont fourni des descriptions et des analyses demeurant opératoires des formes réifiées, déformées ou franchement pathologiques d’une partie des contenus de l’expérience sociale, politique ou culturelle de la modernité70. Mais également dans l’ordre théorique, pour autant qu’un certain nombre de ces derniers auxquels il faut ajouter Heidegger, Derrida ou Foucault ont correctement décrit « les apories catégoriales de la philosophie de la conscience » (p. 349). De ce point de vue, le livre reconstruit des parcours et isole des schémas critiques afin de dessiner des « carrefours », d’indiquer les directions suivies et de montrer que les différents auteurs se sont chaque fois trouvés « face à une autre solution qu’ils n’ont pas choisie ». Voilà ce qui devrait permettre ainsi que le dit Habermas à propos de Heidegger de penser « avec et contre » chacun d’eux. À une condition préalable formulée de façon un peu ironique : « Ne plus présupposer — avec un rien de sentimentalité — que nous sommes les sans-logis de la métaphysique » (p. 350). Mais également en sachant que pour Habermas ce sont Horkheimer et Adorno qui instruisent négativement le mieux, pour autant que leur impasse théorique est la plus saillante et indique donc clairement la façon d’en sortir : la raison pour laquelle leur discours critique tourne sans cesse autour d’une aporie tient en cela qu’ils sous-estiment « la teneur rationnelle de la modernité culturelle » (p. 145) ; une analyse à nouveaux frais de celle-ci devrait permettre d’ouvrir le chemin au terme duquel le paradigme dont ils montrent avec d’autres l’épuisement pourrait être remplacé par un autre à un même niveau d’exigence théorique.
Dans cette perspective, Habermas peut en quelque sorte faire l’économie du moment d’une critique de l’expérience moderne pour se concentrer sur le problème de la reconstruction de la raison. Des penseurs comme Marx, Weber, Lukács ou encore Horkheimer et Adorno ont bien vu et décrit les aspects répressifs des formes de vie propres à la modernité, tout comme la montée en puissance des logiques du calcul et du pouvoir. Ils sont cependant restés aveugles à ce qu’elles contiennent aussi de facteurs d’émancipation et de réconciliation. Il leur manque en d’autres termes une capacité à discerner « les contrastes, les nuances et les colorations ambivalentes » (p. 399). Mais Habermas veut aller droit à l’essentiel, c’est-à-dire à l’expérience qui devrait fournir le soubassement d’un nouveau paradigme. Le schéma est relativement simple : jusque chez ses contempteurs les plus tenaces, la pensée moderne est régie par le paradigme de la connaissance des objets, selon lequel le sujet se constitue face au monde et vise à le dominer ; il faut lui substituer celui de « l’entente entre sujets capables de parler et d’agir » (p. 350). Le sens de l’opération est donc en premier lieu de remplacer l’analyse intuitive de la conscience de soi qui revenait à la philosophie transcendantale par une description de la façon dont les participants à une discussion dans l’ordre des sciences analysent le caractère réussi ou déformé de leurs énonciations et explicitent ainsi les règles spontanément mobilisées dans l’usage du langage, l’action et la connaissance. Le paradigme de l’intercompréhension ainsi mis en œuvre ne requiert donc que la mise au jour de la façon dont les acteurs « coordonnent leurs projets en s’entendant les uns les autres sur quelque chose qui existe dans le monde ». Enfin et pour autant qu’une telle démarche devrait parvenir à isoler des formes de normativité sans avoir à sortir du monde de l’expérience quotidienne, la philosophie peut renoncer à l’exigence d’une fondation ultime de la raison.
Ce point crucial de la substitution d’une problématique de l’intersubjectivité et de l’intercompréhension à celle de la constitution du monde à partir de la conscience de soi et de la connaissance des objets peut être approché à partir de la controverse avec Derrida dans ce qu’elle avait de non polémique. Habermas semble considérer que celui-ci a correctement décrit le problème de l’intentionnalité qui est au cœur de la théorie du langage propre à la philosophie du sujet et montré de façon convaincante qu’il demeurait chez Husserl71. Mais il lui reproche une incapacité à fournir un paradigme de remplacement d’autant plus regrettable que celui-ci était en quelque sorte devant ses yeux dans la théorie des actes de langage d’Austin auquel il avait consacré de longues analyses. L’importance non perçue par Derrida de la mise au jour d’une dimension performative de l’énonciation tient en cela qu’elle s’attache à l’usage « ordinaire » du langage : « Austin cherche à analyser les règles que les locuteurs compétents possèdent intuitivement et selon lesquelles il est possible de réaliser avec succès des actes de parole typiques. Il entreprend cette analyse à propos de phrases sérieusement énoncées, aussi simples que possible et employées au sens littéral dans la pratique quotidienne normale » (p. 229). On se souvient que Derrida percevait dans la façon dont Austin renonçait après l’avoir envisagée à la prise en compte des actes de langage non « sérieux » une forme de retour au primat de l’intentionnalité et donc au logocentrisme propre à la métaphysique72. C’est précisément cette idée d’un reste d’attachement d’Austin à la philosophie du sujet que conteste Habermas, en cherchant à montrer que bien comprise la théorie pragmatique développée par celui-ci et Searle à sa suite offre le soubassement du paradigme de remplacement en envisageant deux situations propres à l’usage du langage ordinaire : aussi longtemps que la « précompréhension constitutive du monde vécu » présente dans celui-ci ne s’effondre pas, « il semble bien que les intéressés comptent à juste titre sur les conditions supposées “normales” à l’intérieur de leur communauté de langage » pour parler et agir ; s’il advient que certaines de leurs « convictions d’arrière-plan » deviennent problématiques, ils admettent toutefois « qu’ils peuvent en principe parvenir à un accord rationnellement motivé » (p. 233). À quoi s’ajoute que si ces deux présuppositions reposent indéniablement sur des idéalisations, celles-ci sont limitées par le fait qu’elles ne sont pas imposées par la théorie face à des cas déviants mais sont prescrites aux intéressés eux-mêmes « si tant est que l’activité communicationnelle doive être possible d’une façon générale ». En d’autres termes, cette description de la force pragmatique du langage selon laquelle l’énonciation est une forme d’action ne sort pas du monde vécu de l’intercompréhension et de l’usage quotidien « ordinaire » du langage.
Ce changement de paradigme censé permettre de s’affranchir d’une philosophie du sujet pouvant en l’occurrence être associée au logocentrisme se laisse également décrire comme un moment de la théorie du langage et Habermas a plusieurs fois restitué la transformation de celle-ci au travers de « tournants » au terme desquels il devient possible d’avancer l’idée sur laquelle repose son propre modèle : « Le concept d’agir communicationnel se développe à partir de l’intuition selon laquelle le telos de l’entente est inhérent au langage »73. Brièvement dit, Habermas montre que trois théories de la signification d’une expression linguistique sont en concurrence, qui s’attachent chacune à un seul aspect du phénomène : la sémantique intentionnaliste met en avant ce que le locuteur veut dire ; la sémantique formelle décrit les conditions dans lesquelles une proposition est vraie ; la problématique inaugurée par le dernier Wittgenstein insiste sur l’usage qui est fait du langage dans des interactions74. C’est précisément le problème posé par la rivalité entre ces théories toutes unilatérales que tend à résoudre celle des actes de parole telle que proposée par Austin et développée par Searle, au travers d’un « tournant pragmatique » de la sémantique de la vérité. À ce point, Habermas vise très précisément la découverte d’une différence capitale entre deux types d’actes de langage : locutoires, les uns avancent des propositions assertoriques qui s’apprécient en termes de signification comme vraies ou fausses ; illocutoires, les autres produisent des propositions performatives et accomplissent une action sociale qui peut être jugée réussie ou manquée75.
L’importance accordée par Habermas à la théorie des actes de langage tient en cela que celle-ci fait une place à l’intention du locuteur tout comme au lien entre propositions et états de choses du monde, mais ne réduit pas l’usage du langage à ces deux dimensions pour autant qu’elle tient compte du « rapport interpersonnel et du caractère d’action qui sont propres à la parole »76. En d’autres termes, c’est ce qui dans le langage relève de la communication plutôt que de la signification qui est mis en avant dans l’analyse des énonciations performatives au travers desquelles on agit en parlant : celles-ci ne se comprennent prioritairement pas du point de vue d’un rapport objectif entre le langage et le monde, mais à partir du « type de raison qu’un locuteur pourrait invoquer pour convaincre un auditeur du fait qu’il a le droit, dans les conditions données, de prétendre à la validité de son énonciation »77. De façon plus précise, l’apport essentiel de la théorie du langage au sortir de son tournant pragmatique tient donc en cela qu’elle ajoute au critère de la vérité propositionnelle ceux de la « justesse normative » et de la « sincérité subjective » qui sont les conditions d’une entente entre deux partenaires au sujet de quelque chose existant dans le monde. Enfin et dans une perspective plus large, la description du phénomène d’une intercompréhension médiatisée par le langage qui correspond au système des pronoms personnels semble résoudre le problème laissé plus ou moins pendant par Husserl de la constitution de la relation à l’autre à partir de la conscience de soi : « Ego — en accomplissant un acte de parole — et Alter — en prenant position par rapport à cet acte de parole — contractent l’un avec l’autre une relation interpersonnelle78. » Ce qui ne pouvait être pensé par la philosophie transcendantale qu’au prix d’idéalisations coûteuses l’est sans sortir de la sphère de l’expérience quotidienne.
C’est à ce point précis que l’on touche à l’essentiel du point de vue de la discussion des discours philosophiques de la modernité, à savoir la possibilité d’effectuer une critique de celle-ci sans renoncer aux exigences de la rationalité. Le paradigme proposé par Habermas repose sur l’idée selon laquelle l’analyse des actes de langage montre que l’usage le plus ordinaire de celui-ci dans l’interaction entre des sujets parlants impose à chacun de ceux-ci des contraintes d’engagement vis-à-vis des autres dont la description en termes de raisons à fournir pour justifier la simple prétention à la validité d’une proposition pourrait permettre d’étayer un concept procédural de la raison. Selon les catégories de la philosophie de la conscience, le savoir est exclusivement conçu comme relatif à des données du monde objectif, en sorte que la rationalité centrée sur le sujet qu’elle promeut ne trouve ses normes qu’au travers des critères de la vérité et du succès. C’est ce modèle d’une rationalité strictement cognitive et instrumentale qui ne peut parvenir à fournir une critique de la réification du potentiel émancipateur de la modernité au travers de la montée en puissance puis du triomphe apparent de la raison calculatrice et de la technique qui serait susceptible de garantir la validité de ses propositions. D’où la situation de la philosophie depuis Husserl, caractérisée selon Habermas par l’incapacité à sortir de l’oscillation entre deux attitudes : celle d’Adorno et pour partie Derrida, consistant à renoncer au projet visant à surmonter la contradiction performative dans laquelle s’enferre une autocritique totalisante de la raison qui ne peut en dénoncer le caractère autoritaire qu’en ayant recours aux moyens d’une pensée du sujet qu’elle prétend exsangue et veut récuser ; celle de Heidegger et pour une autre part Derrida, qui peu ou prou conduit à un rejet ou un abandon de la raison, à tout le moins une indifférence à l’exigence de validation de la critique et du dépassement de la métaphysique.
Force est donc de revenir vers la question des conditions de possibilité, des ambitions et des tâches de la philosophie. La conclusion que tire Habermas de son analyse de l’orientation la plus visible de celle-ci depuis Nietzsche est tout à la fois sévère et sombre : qu’il s’agisse de la généalogie, de la dialectique des Lumières ou de la déconstruction, « le congé que la critique radicale de la raison signifie à la modernité lui coûte cher »79. On sait qu’il avait lui-même affiché très tôt une « partialité pour la raison »80. À l’heure du bilan historique et du retour réflexif sur sa propre entreprise après une inflexion suivant de près le « tournant pragmatique » de la théorie du langage, il maintient cette position au travers d’une proposition essentielle déposée de façon significative dans une longue note sous la dernière page du chapitre de son livre consacré à Derrida : « Comme par le passé, la philosophie se comprend comme gardienne de la rationalité dans le sens d’une prétention à la raison immanente à notre forme de vie81. » Soit tout d’abord le début de cette affirmation, qui apparaît comme une déclaration d’intention. Pour justifier ce propos, Habermas affirme qu’en quelque sorte sans le savoir les différents représentants de la critique radicale de la modernité se sont trompés sur la situation historique de la philosophie. À ses yeux, tant Heidegger qu’Adorno et Derrida formulent leurs problèmes et cherchent à les penser comme s’ils vivaient toujours « à l’ombre du “dernier” philosophe » : à l’instar de la première génération des disciples de Hegel, ils se battent encore contre « des concepts “forts” de théorie, de vérité et de système qui relèvent pourtant d’un passé vieux de plus de cent cinquante ans ». En d’autres termes, tout se passe comme s’ils avaient à l’esprit une alternative quant aux tâches de la raison depuis longtemps obsolète : soit maintenir les visées classiques de la métaphysique en termes de fondation et d’universalisation de ses concepts, soit renoncer à elle-même et finalement disparaître. Il s’agit donc a contrario de déterminer les parts respectives de ce qui s’attache à des « problématiques universalistes maintenues dans la philosophie » afin qu’elle demeure fidèle à elle-même et de ce qui ne tient qu’aux « prétentions des réponses jadis revendiquées par la philosophie et qui ont été abandonnées depuis longtemps ».
Une fois encore, l’espace dans lequel s’inscrit Habermas est étroit, puisqu’il s’agit de continuer à se référer à des questions universalistes faute de quoi on sombrerait en quelque sorte dans le nihilisme, tout en se délestant de l’exigence d’une « fondation ultime » de la raison. Pour y entrer sans trop de péril, il mobilise une fois encore l’histoire, en l’espèce celle des sciences qui fournit à la philosophie une « conscience faillibiliste » permettant de renoncer à la visée d’une inconditionnalité de la vérité sans abandonner les prétentions à la validité. C’est dans ce sens que doit se comprendre la déclaration de Habermas concernant les tâches de la philosophie comme « gardienne de la rationalité » sous son second aspect, celui d’une sorte de déflation de son ambition ultime permettant tout à la fois d’invalider le diagnostic des critiques radicales de la modernité et de reconstruire la raison sur des bases solides. Tel est ce que Habermas veut dire lorsqu’il affirme que c’est en dégageant « une prétention à la raison immanente à nos formes de vie » que la philosophie peut continuer d’assumer la fonction qui a toujours été la sienne. On retrouve donc ici le soubassement du paradigme visant à remplacer celui qui était promu par la philosophie du sujet : à la conscience de soi censée constituer le monde est opposée l’intersubjectivité telle qu’elle se manifeste au quotidien ; la pragmatique formelle décrit des formes d’entente inhérentes à l’usage du langage qui suffisent à garantir l’exigence de validité sans qu’il soit besoin de fournir une preuve de son caractère inconditionnel ; l’essentiel s’attache à « l’expérience centrale de la force propre au discours argumenté, capable de susciter un accord sans contrainte et de créer un consensus »82. Dans cette perspective, la rationalité est donc conçue comme procédurale et non plus transcendantale, avec entre autres avantages de l’opération le fait que la critique de la modernité se focalise sur ses formes pathologiques et se fonde en puisant dans les ressources de normativité contenues dans l’expérience moderne, alors que dans d’autres contextes philosophiques on sort de celle-ci par un grand saut vers l’arrière comme chez Heidegger ou tourne sans fin autour d’une aporie ainsi que le font Adorno et Derrida.
Reste une question par définition ultime que Habermas pose de la façon suivante au sujet de sa propre confiance dans la rationalité procédurale : le concept de modernité qu’elle défend « dépendrait-il des exigences fondatrices et fondamentalistes de la théorie transcendantale de la connaissance au point de devoir s’écrouler avec elle »83 ? D’un point de vue historique, il faut donc revenir à Kant, pour saisir à son origine la revendication qui serait maintenue jusque chez Husserl en dépit des attaques dont elle aurait été entre-temps l’objet d’une idée de la philosophie comme science rigoureuse et des philosophes comme « fonctionnaires de l’humanité »84. Habermas insiste de façon significative sur le fait que Kant avait introduit une nouvelle exigence de fondation en philosophie par référence aux sciences de son temps, en l’occurrence la physique au sortir de la révolution copernicienne opérée par Newton. Se tient donc au chevet de la philosophie du sujet la requête d’une investigation transcendantale portant sur la recherche des conditions de possibilité a priori de l’expérience. Habermas reprend sans hésiter à son compte le « soupçon » depuis longtemps exercé à l’encontre des deux aspects majeurs de cette représentation des tâches et des ambitions de la philosophie. En premier lieu et s’agissant immédiatement de la théorie transcendantale de la connaissance, cette dernière revendiquait le statut d’instance de fondation de tout savoir possible et prétendait assigner à chaque science sa place spécifique. À quoi s’ajoute qu’autour de la volonté architectonique d’une articulation systématique des principes de la raison pure, de la raison pratique et de l’esthétique, elle s’arrogeait par l’imposition de concepts anhistoriques prétendant à l’universalité le rôle de « juge qui règle les juridictions propres de la science, de la morale et de l’art »85. Aux yeux de Habermas, ce sont ces deux ambitions qui sont désormais discréditées : l’une pour autant que le paradigme de la vérité modélisé par la physique newtonienne a été remplacé par celui qui s’attache à une conception faillibiliste des connaissances scientifiques ; l’autre dans la mesure où les différentes sphères de la culture se sont définitivement autonomisées au travers du processus de la modernité après Kant. Autrement dit, la philosophie se doit de réviser à la baisse ses prétentions et de réaménager sa conception de ses propres fonctions.
C’est dans cette perspective que peut s’éclairer l’idée à première vue paradoxale selon laquelle en dépit de leurs critiques de la métaphysique des penseurs comme Heidegger et dans une moindre mesure Derrida maintiennent un fondamentalisme depuis longtemps abandonné et préservent une prétention à laquelle la philosophie a renoncé : au travers de l’ontologie fondamentale, la théorie du Dasein ne fait que renouveler « l’exigence classique de la philosophie de l’origine, celle d’une autofondation ou d’un fondement ultime » ; continuer d’estimer que la philosophie offre « un accès privilégié à la vérité » revient à « niveler d’une façon ahurissante les développements différenciés des sciences et de la philosophie depuis Hegel »86. En termes historiques, ce que Habermas nomme la « philosophie de l’origine temporalisée » de Heidegger est donc une forme de régression, pour autant que la critique de l’idéalisme opérée par les jeunes hégéliens avait expulsé la philosophie de sa position dominante en considération du développement autonome de la science, de la morale et de l’art, tandis qu’en réaction contre cette attitude il lui rend son « pouvoir absolu » au travers de l’idée selon laquelle le philosophe accède « aux sources destinales d’où chaque époque reçoit la lumière qui lui est propre »87. L’essentiel tient alors en cela qu’a contrario de cette tendance à la restauration d’une position prédominante de la philosophie à laquelle Adorno n’est lui aussi pas tout à fait étranger, la théorie pragmatique et l’herméneutique dont s’inspire Habermas opèrent une critique radicale de la prétention à l’autofondation et surtout offrent un paradigme de substitution : au modèle cognitif de la philosophie de la conscience tourné vers la perception et la représentation des objets elles opposent l’idée d’une connaissance « médiatisée par le langage et destinée à l’action » ; afin d’araser la figure du sujet isolé pratiquant l’autoréflexion au travers d’idéalisations coûteuses elles mettent en avant « les réseaux et les connexions de la pratique et de la communication quotidiennes dans lesquelles sont enchâssées les opérations cognitives qui, dès l’origine, sont intersubjectives autant que coopératives »88. Une description de la normativité contenue dans l’usage ordinaire du langage permettant de préserver l’exigence de validation tout en assumant un abaissement des ambitions de la philosophie, voilà ce qui était nécessaire pour opérer une critique de la problématique du sujet ne débouchant pas sur le vide pour autant que capable de fournir un modèle de remplacement.
Tel est en quelque sorte le coup de génie de Habermas : poser que la surenchère dans la logique de la rupture avec la métaphysique, le paradigme de la conscience et l’impérialisme du sujet passe par une révision déflationniste des prétentions de la philosophie en considération d’une transformation du modèle épistémologique fourni par les sciences et par la mobilisation des formes élémentaires de l’expérience quotidienne. C’est ce qui lui permet d’avancer si l’on veut le cœur léger une proposition provocatrice : « Il n’y a aucun préjudice à dénier à la justification pragmatico-transcendantale tout caractère de fondation ultime. Bien au contraire, l’éthique de la discussion s’inscrit dans le cercle des sciences reconstructives qui ont pour objet le connaître, le parler et l’agir » ; « Rester attaché à l’exigence de fondation ultime de l’éthique, sous prétexte de sa pertinence vraisemblable pour le monde vécu, est tout aussi inutile. Les intuitions morales quotidiennes n’ont nul besoin des lumières des philosophes »89. Afin d’être précis, il faut dire que ce n’est pas le projet de fonder les normes de l’action en raison qui est abandonné, mais la conviction qu’il est nécessaire pour ce faire de s’élever jusqu’à une définition universelle de leur contenu substantiel. L’éthique de la discussion proposée par Habermas garde donc un aspect formaliste, mais celui-ci ne s’applique qu’à une procédure consistant à respecter des exigences de validité présupposées pour que l’activité communicationnelle soit simplement possible, ou encore des réquisits de l’argumentation que l’on ne peut contester sans s’enfermer dans une contradiction performative. En ce sens, il ne sera pas demandé aux acteurs de se comporter comme si la maxime de leur action pouvait être érigée en principe universel de la raison, mais seulement de fournir les meilleurs arguments à l’appui d’une forme de vie particulière en acceptant de la soumettre à une discussion ouverte. Enfin, le seul réquisit de cette détermination procédurale des valeurs éthiques est censé être honoré par une dimension de la modernité que des auteurs comme Horkheimer et Adorno n’ont pas vue pour s’être en quelque sorte laissé aveugler par ses expressions déformées : la possibilité d’une forme de communication sans domination qui devrait également permettre la reconstruction des sphères de la politique et du droit90.
Cette idée selon laquelle l’éthique pourrait être fondée dans les normes dégagées par la pratique d’une discussion argumentée sans contrainte qui neutraliserait le besoin de remonter jusqu’à des principes universels abstraits est l’objet de deux critiques inverses. L’une d’entre elles est attendue, pour autant qu’elle vise directement l’affirmation de ce que l’exigence formulée par la philosophie transcendantale serait devenue superfétatoire. Tel est l’objet du débat entre Habermas et son partenaire privilégié Karl Otto Apel, l’un posant que la fondation ultime de la morale (Moralität) peut être remplacée par le recours à une moralité (Sittlichkeit) « toujours déjà attestée dans la structure de l’activité communicationnelle », l’autre rétorquant qu’une version aussi réduite de l’exigence de justification des normes est trop faible pour vaincre les objections du scepticisme91. Entendons bien que cette affaire se joue entre deux variantes de la démarche philosophique issue du tournant pragmatique de la théorie du langage et ne porte que sur des degrés d’universalisation des normes pratiques. Aux yeux d’Apel, en défendant une version faible du paradigme Habermas s’assigne une tâche impossible à réaliser : sauvegarder « l’universalité des prétentions à la validité inhérentes au discours humain » tout en renonçant à l’exigence d’une fondation plus profonde que celle offerte par la description des contraintes d’argumentation qui pèsent sur les acteurs d’une discussion non déformée sur l’horizon d’un consensus lui-même impliqué dans l’activité communicationnelle. De son propre point de vue et autour d’une préoccupation qu’il partage avec Habermas, il affirme que quiconque dans l’univers « post-Aufklärung » du scepticisme critique radical se demanderait pourquoi il lui faut finalement être moral ne saurait se satisfaire d’une réponse invoquant la « moralité incontournable du monde vécu »92. D’où la proposition d’une variante du pragmatisme de type transcendantal, c’est-à-dire assumant la nécessité de reprendre à nouveaux frais l’exigence d’une fondation ultime de la raison à partir de cette idée : si dans sa pratique de la discussion argumentée la philosophie peut comme l’éthique procédurale mobiliser les ressources d’entente mutuelle présupposées dans l’usage quotidien du langage, elle ne peut conduire son entreprise de reconstruction à son terme sans viser un consensus universel et non pas dépendant de contingences historiques contextuelles. Apel imagine parfaitement l’objection de Habermas, selon laquelle un tel rehaussement de l’ambition de la philosophie emporte un risque de régression dans la métaphysique dogmatique. Mais il y répond à l’avance en affirmant que la forme de fondation ultime qu’il propose demeure strictement réflexive, pour autant qu’elle ne requiert aucun axiome posé comme évident et demeure ainsi ouverte à une autocritique ou une capacité à se réviser conforme au principe du faillibilisme.
L’autre critique du modèle procédural de l’éthique de la discussion pourrait sembler paradoxale, pour autant que Habermas se l’oppose à lui-même sous une forme assez proche de l’objection imaginée par Apel. Dans la perspective de l’émancipation vis-à-vis de l’exigence fondamentaliste imposée par la philosophie du sujet et maintenue sous une forme inversée par Heidegger, il est question de savoir si en dépit de son apparente modestie l’entreprise de reconstruction procédurale ne suppose pas encore des formes d’idéalisation trop élevées et qui finiraient par ressembler à celles d’un Husserl demeurant aux yeux de Habermas « fidèle au pathos et à l’illusion de la raison pure ». S’agissant donc du risque d’être toujours victime de ce qu’il nomme un « purisme de la raison », Habermas souhaite si l’on veut demeurer l’héritier de la théorie critique tout en cherchant inlassablement à la protéger des déformations opérées par Horkheimer et Adorno. Le problème se laisse formuler en termes simples pour autant que parfaitement classiques : le fait même de concevoir une activité orientée en fonction d’exigences de validité ne revient-il pas à réintroduire en douce un idéalisme mis à distance grâce à la théorie pragmatique du langage ? La réponse à cette question passe par la description de ces exigences sous un « double visage »93. D’un côté, la validité revendiquée doit indéniablement transcender les lieux et les époques ou encore annuler l’espace et le temps, faute de quoi elle ne pourrait vaincre le scepticisme et fonder la critique d’une indifférence à l’égard du problème de la justification chez les penseurs postnietzschéens en général, Heidegger et Derrida en particulier. En d’autres termes, le modèle de l’argumentation sur lequel repose la théorie communicationnelle suppose de la part des acteurs de la discussion la représentation d’une situation idéale de parole non déformée par des facteurs contextuels. Mais pour autant, il est possible de montrer que les idéalisations sollicitées par cette reconstruction de l’exigence de validation dont dépend le devenir de la raison demeurent cantonnées, dans la mesure où il n’est pas demandé de sortir de la sphère quotidienne de la parole et de l’action : même si elles visent un certain degré d’universalité, les prétentions à la validité doivent être émises et reconnues « dans les faits hic et nunc » d’un contexte déterminé ; s’il est vrai que les acteurs de l’argumentation doivent supposer la possibilité d’un discours « épuré », ils savent cependant devoir s’accommoder de celui qui demeure toujours plus ou moins « pollué » par des mobiles cachés et des contraintes inhérentes à l’action. In fine, « le potentiel de raison que recèle le discours se confond avec les ressources d’un monde vécu chaque fois particulier » et ce qui importe tient moins à cela que la forme de validité dégagée au travers de la pratique de l’argumentation sollicite un certain degré de réflexivité de l’activité communicationnelle, qu’au fait que la réflexion n’est plus l’affaire du sujet isolé mis en avant par la philosophie de la conscience. Dans cette perspective, Habermas peut estimer avoir correctement relevé son double défi : surmonter le scepticisme effréné d’une Aufklärung déchaînée contre elle-même en préservant l’exigence de validation ; éviter la rechute dans la métaphysique en reconstruisant cette dernière sous une forme procédurale, c’est-à-dire en révisant à la baisse l’ambition de la philosophie par référence au modèle faillibiliste de la connaissance offert par les sciences contemporaines.
Il ne saurait être question de confronter directement cette entreprise quasi systématique de reconstruction avec une déconstruction dont Habermas reconnaît lui-même qu’elle est moins un programme qu’une pratique et l’on prendra le temps de saisir celle-ci à l’œuvre autour de questions permettant de prendre la mesure de ses intentions et de ses effets s’agissant de ce dont elle est contradictoirement accusée, à savoir exercer un soupçon excessif à l’égard de la raison et demeurer dans une connivence outrageuse avec la tradition philosophique. On sait que les violentes attaques de Foucault et Bourdieu contre Derrida relevaient de ce dernier motif, ouvrant de façon plus large un front sur lequel les sciences sociales mènent souvent un combat sans merci contre la philosophie. Il ne faut toutefois pas oublier une dimension quelque peu paradoxale de la critique de Habermas sur ce plan : cherchant à montrer que la pratique philosophique de Derrida en ronge les conditions de possibilité par une confusion avec la littérature, celui-ci lui reproche cependant de rester en quelque sorte trop philosophe à la manière de Heidegger faute de s’être engagé dans le chemin ouvert par la théorie contemporaine du langage à la recherche d’un paradigme de remplacement de celui de la conscience. Visant à la fois le nivellement d’une différence garantissant la rationalité du discours philosophique et une confiance naïve à l’égard de la façon dont la philosophie conçoit sa propre tâche, le jugement de Habermas manque peut-être d’un centre de gravité. À moins qu’il n’en ait cependant un, mais alors quelque peu dissimulé et situé en un point à partir duquel la distance entre sa démarche et celle de Derrida pourrait sembler moins considérable que prévu.
Pour autant qu’il est question de soupçon ou de fidélité envers la raison, il faut brièvement revenir à l’idée contemporaine de sa crise. Les discours à ce sujet prolifèrent et l’on a tenté de quelque peu les ordonner à partir du diagnostic ferme mais nuancé de Husserl, selon lequel cette dernière n’emporte pas le rationalisme en tant que tel mais une version appauvrie ou pervertie de celui-ci. Nul ou presque après lui n’a encore défini la philosophie comme recherche d’une « vérité inconditionnelle », Habermas pas plus que quiconque et en réalité moins que d’autres. Se gardant de céder au « purisme de la raison » qu’il perçoit dans l’exigence maintenue d’une fondation ultime dans une perspective transcendantale, celui-ci plaide moins en faveur d’un « héroïsme » de reconquête que d’une reconstruction à partir d’un concept de vérité révisable et au travers d’une conception dégrisée des ambitions de la philosophie. Si intérêt de la raison il y a, celui-ci semble toujours se confondre avec le projet d’une critique de la raison, à condition toutefois qu’elle se déprenne de l’illusion d’un système de la vérité. Dans cette perspective et reprochant à Heidegger, Adorno ou Derrida de vivre encore dans l’ombre de Hegel en cherchant à penser des questions sinon résolues du moins abandonnées depuis longtemps, il tient à être de son temps. Ce souci n’est bien entendu pas étranger à Derrida, mais il semble chez lui moins dramatisé et peut simplement s’orchestrer à partir de Husserl : ce dernier « met un point d’honneur à ne pas sauver l’honneur d’une Aufklärung à bon marché » ; la déconstruction est un « rationalisme inconditionnel » qui se donne le droit au nom même des Lumières de questionner les présupposés et la mise en œuvre de l’idéal critique. Habermas ne revendique pas autre chose, mais il en veut davantage quant aux justifications d’une telle entreprise afin que tout à la fois elle puisse se fonder et se réfréner. Consistant à scruter le pôle délaissé des antinomies et souvent à mettre au jour des apories de la raison, la démarche de Derrida est moins assurée et peu rassurante. Reste à savoir si l’idée d’une Aufklärung toujours à venir qu’elle défend est plus insouciante des intérêts de la raison que celle révisée par Habermas en vue de n’être pas accusé de partialité arrogante ou de naïveté hors d’époque.
Que ce soit pour se défendre ou seulement afin de clarifier un terme qu’il emploie en réalité assez peu, Derrida s’est plusieurs fois livré à des mises au point au sujet de la « déconstruction ». Le fait qu’il utilise souvent des guillemets indique qu’il s’agit moins d’en donner une définition substantielle à des fins programmatiques que d’expliciter ce en quoi elle est avant tout une pratique passible de multiples appropriations qu’il refuse quoi qu’il lui en coûte de juger plus ou moins légitimes. L’une des occurrences de cet exercice est d’autant plus importante qu’elle revient en quelque sorte à la source d’une polémique entretenue pour un temps par Habermas, c’est-à-dire à la question du degré de ressemblance entre la « déconstruction » et la Destruktion heideggérienne. Derrida souligne avant tout le fait qu’à tout prendre cette dernière « ne s’est jamais portée contre quelque logocentrisme ni même contre le logos », conduisant au contraire sa critique de l’ontologie classique ou de l’onto-théologie « au nom d’une réinterprétation plus “originaire” du logos »94. Soulignant le fait que tant le vocable que le motif d’une Destruktion viennent de chez Luther, il rappelle qu’il s’agissait pour ce dernier dont Heidegger fut un grand lecteur de mettre en œuvre une « désédimentation de la théologie instituée » en revenant à une vérité plus « originaire » des Écritures. Sans viser cette filiation, Habermas a bien vu la dimension fondamentaliste de l’entreprise de Heidegger. Mais il l’a sans doute mal imputée à Derrida, qui affirme ici n’avoir jamais associé la « déconstruction » aux motifs mobilisés par Heidegger : « Ceux du “diagnostic”, de l’“après” ou du “post”, de la “mort” (mort de la philosophie, mort de la métaphysique, etc.), de l’“achèvement”, du “dépassement” (Überwindung ou Schritt zurück), de la “fin” ». En d’autres termes, Derrida avoue en quelque sorte ne s’être jamais véritablement préoccupé de sortir de la métaphysique et avoir toujours préféré travailler autour de problèmes hérités de celle-ci. De ce point de vue, Habermas a raison de souligner le fait qu’il ne s’est pas mis en quête d’un paradigme aussi puissant que celui de la philosophie du sujet afin de le remplacer et discute celui que veut offrir la théorie pragmatique du langage plutôt que de l’adopter. Mais du moins faut-il alors lui faire droit de ne pas vouloir liquider la raison moderne comme le fait Heidegger : « La déconstruction ne cherche pas à discréditer la critique, elle en relégitime sans cesse la nécessité et l’héritage, mais elle ne renonce jamais à la généalogie de l’idée critique, non plus qu’à l’histoire de la question et du privilège supposé de la pensée interrogative95. » Dans cette perspective et ainsi que le dit finalement Habermas pour l’en louer, l’attachement de Derrida au discours aporétique déjoue les familiarités de la philosophie. Mais il n’en remet en cause ni l’intention ni même l’exigence d’argumentation réaffirmée au travers d’un principe : « On doit pouvoir invoquer des règles de compétence, des critères de discussion et de consensus, la bonne foi, la lucidité, la rigueur, la critique et la pédagogie96. » Référence maintenue à l’idée de vérité doublée de doute quant à la possibilité d’en garantir la pureté : sur des horizons différents et dans des styles non comparables, Derrida et Habermas semblent finalement moins éloignés l’un de l’autre que chacun d’eux de Heidegger.
Tout ne saurait bien entendu se réduire à des questions de style, qu’il s’agisse d’écriture ou de postures philosophiques. Derrida n’adopte ni l’« héroïsme » de la raison auquel invitait Husserl ni une « partialité » en faveur de celle-ci telle que l’entend Habermas. Non préoccupé à la différence du premier de préserver un idéal de la philosophie comme science rigoureuse, il n’est pas non plus féru de théorie à la manière du second. Enfin, il demeure pour l’essentiel indifférent à la logique de la surenchère au travers de laquelle il est inlassablement question pour quiconque veut à tout prix être de son temps de réaliser mieux que les autres une rupture définitive avec tout ou partie de la tradition philosophique. Faut-il suivre Habermas lorsqu’il l’accuse de ne pas appartenir à « la catégorie des philosophes amis de l’argumentation »97 ? On sait qu’il s’en défend, mais il faudra chercher encore à juger sur pièces. Avant d’y venir, il est toutefois possible de livrer deux déclarations à la discussion des intentions sur le plan large de la fidélité au projet de la modernité : « Au jour d’aujourd’hui nous ne pouvons pas ne pas avoir hérité de ces Lumières, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas, c’est une loi et un destin, renoncer à l’Aufklärung » ; « Ceux qui veulent simplifier à tout prix et crient à l’obscurité parce qu’ils ne reconnaissent pas les clartés de leur good old Aufklärung sont à mes yeux des dogmatiques dangereux et d’ennuyeux obscurantistes »98. Censé viser Searle dont ce n’est en réalité pas le problème et de facto dirigé contre Habermas, le second propos est issu du texte intitulé avec une malice polémique « Vers une éthique de la discussion » et pourrait donc sembler n’être que de circonstance. Antérieur à la controverse pour autant qu’appartenant au commentaire de l’opuscule de Kant sur un certain ton entendu en philosophie, le premier ne peut en revanche être suspecté d’opportunisme ou de ruse. On trouve ailleurs d’autres propositions de cet ordre, qui délimitent un espace somme toute similaire à celui que dessinait Husserl. Mais Derrida ne veut pas leur attacher un programme adossé sur une méthode et l’on ne saurait le faire à sa place. Est-ce toutefois d’une importance décisive du point de vue de ce dont il est question ici ? Il devrait être désormais acquis que Habermas qui ne cesse de le proclamer et Derrida considérant l’affaire avec moins de gravité défendent ou se gardent de trahir les intérêts de la raison. Pour autant que l’on en sait déjà beaucoup sur la façon dont leurs manières diffèrent à un degré tel que le premier s’était autorisé à partir en guerre contre le second, il reste à dessiner les horizons ouverts par une paix intervenue trop tard pour qu’ils aient eu le temps de les esquisser eux-mêmes.
1. « Unsere Redlichkeit ! Each in his own country, but both in Europe : The history of a friendship with obstacles — on Jürgen Habermas’s 75th birthday », loc. cit., in The Derrida- Habermas Reader, op. cit. p. 303.
2. Idem.
3. Ibid., p. 303-304.
4. « Ein letzter Gruss : Derridas klärende Wirkung »/ « Présence de Derrida », Frankfurter Rundschau, 11 octobre 2004/Libération, 13 octobre 2004.
5. Notons que Scholem est lui-même un objet de fascination pour Habermas. Voir « Dépister dans l’histoire l’autre de l’histoire. Sur le Sabbataï Tsevi de Gershom Scholem » (1992), trad. Marc de Launay, in Cahier de l’Herne Scholem, dirigé par Maurice Kriegel, Paris, 2009, p. 225-229 et « Gershom Scholem. Die verkleide Tora » (1978), in Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, troisième édition augmentée, Francfort, Suhrkamp, 1981, p. 377-391 (ce texte n’est pas repris dans la traduction française de l’ouvrage). Notons qu’alors qu’il tisse des liens entre Derrida, Adorno, Scholem et Levinas qui ne tiennent pas seulement au judaïsme, Habermas convoque un autre nom pour une sorte d’antithèse : « À la différence de Foucault et bien qu’il ait été également un penseur politique, l’apport de Derrida à ceux qui l’ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d’un exercice qui n’implique pas d’abord un contenu doctrinal. » On va voir que ce sous-entendu pourrait bien être loquace.
6. Ce dernier texte est peu connu, puisque publié pour la première fois en France en 1994, dans la première édition des Dits et écrits de Michel Foucault (Dits et écrits. 1954-1988, II, 1970-1975, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1994, p. 281-295) : « Réponse à Derrida », in Dits et écrits. 1954-1988, I, 1954-1975, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, p. 1149-1163. Notons d’ores et déjà qu’il est très loin d’être similaire à celui contenu dans la « nouvelle édition » de l’Histoire de la folie : plus court et surtout d’une facture et d’un ton très différents. Étrangement, dans la préface qui veut n’en être pas une de l’édition définitive, Foucault affirme que « Mon corps, ce papier, ce feu » est un texte « inédit en France », comme s’il s’agissait de cette « Réponse » publiée au Japon la même année : voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1972, p. 8 (rappelons que le livre était paru en 1961 chez Plon sous un titre plus long : Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, avec une préface remplacée par celle qui vient d’être citée).
7. Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 56.
8. Descartes, Méditations, I, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1949, p. 268. On ne peut évidemment citer ici que cette édition utilisée par Foucault et Derrida (qui cependant parfois la discutent).
9. Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 51. Dans les paragraphes qui suivent, les références seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
10. Notons que Derrida ne facilitait pas la tâche de son lecteur de 1967 en omettant de donner la référence de ce propos de Foucault. Celui d’aujourd’hui doit savoir qu’il provient de la préface de la première édition de l’Histoire de la folie, remplacée par une autre dès la seconde. Voici le passage cité par Derrida dans son intégralité : « Les Grecs avaient rapport à quelque chose qu’ils appelaient ubris. Ce rapport n’était pas seulement de condamnation ; l’existence de Thrasymaque, ou celle de Calliclès, suffit à le montrer, même si leur discours nous est transmis, enveloppé déjà dans la dialectique rassurante de Socrate. Mais le Logos grec n’avait pas de contraire » (Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, in Dits et écrits. 1954-1988, I, 1954-1975, loc. cit., p. 188).
11. La fin du texte de Derrida conduit de façon très logique à un point central dans ses travaux de l’époque : celui où il devrait être possible de mettre au jour chez Husserl une répétition du geste de Descartes tel que décrit par Foucault en montrant comment « la neutralisation du monde factuel est une neutralisation (au sens où neutraliser c’est aussi maîtriser, réduire, laisser libre dans une camisole), une neutralisation du bon sens, la forme la plus subtile d’un coup de force » ; autrement dit, comment la phénoménologie transcendantale s’enracine dans la « métaphysique de la présence » qui offre « l’assurance profonde du sens en sa certitude » (p. 93).
12. « Mon corps, ce papier, ce feu », premier « appendice » à la « nouvelle édition » de l’Histoire de la folie, in Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit, p. 599 ; Dits et écrits, I, op. cit., p. 1131.
13. Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, loc. cit., p. 188 et p. 190.
14. Ibid., p. 192.
15. Ibid., p. 194-195.
16. Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 8.
17. « Réponse à Derrida », loc. cit., p. 1150. On pourrait se demander pourquoi ce n’est pas ce texte que Foucault a souhaité ajouter en appendice de l’édition définitive de son livre. Beaucoup plus concise et brutale que « Mon corps, ce papier, ce feu », cette réponse vise directement ce qui était encore son milieu intellectuel et il pourrait avoir jugé préférable de faire une concession au style du commentaire qu’il dénonce, alors que l’immunité japonaise lui permettait d’être plus franc. Peut-être avait-il le sentiment que sa proposition théorique d’allure antiphilosophique n’était encore qu’à l’état d’intuition, préférant prendre le temps de la creuser. Ou encore pouvait-il craindre une sorte de porte-à-faux entre celle-ci et la manière du livre.
18. Ibid., p. 1152.
19. Ibid., p. 1163.
20. Préface à la première édition de l’Histoire de la folie (1961), loc. cit., p. 192, cité in Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 282 (dans le chapitre consacré à Foucault). Notons que cette remarque est de fait gommée dans l’édition définitive du livre de Foucault en raison du remplacement de cette préface par une autre.
21. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. XIII, cité ibid., p. 285. On pourrait s’interroger sur l’ordre chronologique dans lequel ont été écrits ce livre et les deux réponses à Derrida. Publiées en des lieux et sous des formes différentes en 1972 seulement, celles-ci développent chacune à sa manière une critique du commentaire similaire à celle fournie dans la Naissance de la clinique, en sorte qu’elles ne seraient sans doute que des versions polémiques de l’argument présenté dans ce livre, pour l’une ajoutée à la nouvelle édition du précédent. On pourrait cependant imaginer que Foucault les avait rédigées sous le coup de la colère au moment de la parution de l’article (ou ensuite du livre) de Derrida. Mais alors pourquoi n’en avoir pas publié au moins une à l’époque ? Ce petit mystère relève peut-être d’une économie de la polémique.
22. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 294. Habermas cite la leçon inaugurale de Foucault au Collège de France, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 72. À l’évidence, Habermas doute du fait que ce projet puisse parvenir à ses fins, pour autant que quelle que soit la manière dont il s’y prenne « le travail de l’historien doit lui-même se mouvoir dans l’horizon de la raison ».
23. Ibid., p. 296. Habermas cite ce passage de L’archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, p. 14) : « Il faut détacher l’histoire de l’image (…) par quoi elle trouvait sa justification anthropologique : celle d’une mémoire millénaire et collective qui s’aidait de documents (…) pour retrouver la fraîcheur de ses souvenirs. »
24. Ibid., p. 301.
25. Pour être plus précis, Habermas a bien vu comment l’entreprise de Foucault ruine de façon programmatique ce qu’il considère lui-même comme l’exigence philosophique minimale devant échapper à la critique de la raison, à savoir celle d’une validation des énoncés à partir d’un critère de vérité. Parlant du « paradoxe méthodologique qu’il y a pour une science à écrire l’histoire des sciences humaines en ayant pour but une critique radicale de la raison », il cite Foucault : « Le discours vrai, que la nécessité de la forme affranchit du désir et libère du pouvoir, ne peut pas reconnaître la volonté de vérité qui le traverse ; et la volonté de vérité, celle qui s’est imposée à nous depuis bien longtemps, est telle que la vérité qu’elle veut ne peut pas ne pas la masquer » (L’ordre du discours, op. cit., p. 21-22, cité in Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 293). Le problème tient en cela que tant en réponse aux critiques de Habermas qu’en d’autres circonstances Derrida ne cesse d’affirmer qu’il refuse de congédier la notion de vérité et l’exigence de validation des énoncés. Voir supra, chapitre I, p. 67-69.
26. Notons que Derrida est brièvement revenu sur sa controverse avec Foucault : voir Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001, p. 26-29. Pour préciser que de façon générale ce dernier lui semble tendre à « durcir en oppositions un jeu de différences plus compliqué qui s’étale sur un temps plus long ». Mais aussi en glissant cette remarque au sujet de ceux dont il est qui ont été associés à une « pensée 68 » ou au postmodernisme : « Tous ces auteurs semblent tenir le même langage. À l’étranger, on les cite bien souvent en série. Et c’est irritant, car, dès que l’on regarde les textes avec précision, on s’aperçoit que les démarcations les plus radicales tiennent quelquefois à un cheveu. » Voilà pour une appréciation par Derrida lui-même de ce que l’on nomme en Amérique French theory.
27. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit, p. 221. Autre lieu, autre guerre : on se souvient que ce propos provient de l’ultime réponse de Derrida à Searle, qui lui reprochait d’adhérer à l’idée selon laquelle « quand on ne peut pas rendre une distinction rigoureuse et précise, ce n’est en rien une distinction réelle » ; comme s’il était une fois de plus trop philosophe, bien qu’en l’occurrence il s’agisse surtout d’être trop « continental ». Voir supra, chapitre I p. 56-57.
28. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 580-581. Rappelons que l’édition définitive de l’Histoire de la folie date de 1972.
29. Voir Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 41-167. Il s’agit là du plus long commentaire qu’ait donné Derrida d’un livre de Kant et il avait été publié pour la première fois dans la revue Digraphe en 1974.
30. La distinction, op. cit., p. 580.
31. Voir Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 347. L’annexe intitulée « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » est issue d’une conférence donnée à Vienne les 7 et 10 mai 1935. Dans les paragraphes qui suivent, les références à ce livre seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
32. On se souvient que Derrida avait très tôt repéré et souligné dans les Méditations cartésiennes le fait que Husserl ne rejetait qu’une certaine forme de la métaphysique (voir supra, p. 480-481, note 22). Précisons qu’ici (p. 18) ce dernier impute pour partie la crise de la raison à un scepticisme qui s’exerce notamment à l’encontre de « la possibilité de la métaphysique ».
33. Jürgen Habermas, « L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs », loc. cit., in Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 69.
34. Ibid., p. 68. Il faut préciser que les traducteurs de Habermas n’utilisent pas la traduction citée ici, mais celle de Paul Ricœur (Paris, Paulet, 1968, p. 258), qui traduit Veräusserlichung par « aliénation ».
35. Jürgen Habermas, « Edmund Husserl : à propos du monde de la vie, de la philosophie et de la science », in Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, op. cit., p. 33.
36. Ibid., p. 35.
37. Ibid., p. 33. On pourrait dire que peut-être en raison de la nature de ce texte Habermas est un peu sommaire sinon injuste à l’égard de Husserl en affirmant que c’est par la « découverte » même du monde de la vie qu’il rechute dans le subjectivisme. Lui-même en effet fait un grand usage du concept proche de « monde vécu ». C’est en tout état de cause à partir de lui qu’il met en avant la nécessité philosophique de partir des expériences quotidiennes sur laquelle repose toute sa reconstruction de la raison. Voir notamment Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 404-417. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (1981), tome II, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987, p. 125-216. Il serait sans doute plus équitable de considérer que ce n’est qu’à partir de la deuxième exigence assignée à la philosophie par la phénoménologie transcendantale que Habermas se sépare véritablement de Husserl, en sorte qu’il pourrait pour ce qui concerne la première penser « avec et contre » lui selon une expression qui lui est chère.
38. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 164-166 et p. 179 (sur Heidegger), p. 197 et p. 214 (à propos de Derrida) et supra, chapitre III p. 139-143.
39. Jacques Derrida, « Le “Monde” des Lumières à venir (Exception, calcul et souveraineté) », in Voyous, op. cit., p. 167. Le titre de ce texte est évidemment essentiel. Il s’agit d’une conférence prononcée le 27 août 2002 à l’ouverture du XXIXe congrès de l’Association des sociétés de philosophie de langue française qui avait lui-même pour titre « Avenir de la raison, devenir des rationalités ».
40. Ibid., p. 168. Dans les pages qui suivent les référence à ce livre seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
41. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, op. cit., II, Livre 2, deuxième partie, section 3, « De l’intérêt de la raison dans son conflit avec elle-même (Von dem Interesse der Vernunft bei diesem ihrem Widerstreite) », p. 1117sq. On peut noter que parlant de « désunion de la raison d’avec elle-même » (p. 1119), Kant affirme que c’est « tant par honneur que dans l’intérêt même de sa sûreté » (je souligne) qu’elle ne peut considérer cette « dissension » comme un « jeu » ou « ordonner purement et simplement la paix » avant d’avoir examiné l’origine du conflit.
42. Derrida a de différentes manières posé plusieurs fois cette question en référence à trois auteurs, dont l’un inattendu : outre Husserl et Heidegger, Paul Valéry : voir De l’esprit. Heidegger et la question, op. cit., p. 94-100. Soulignant l’existence d’un « foyer commun » et de « traits paradigmatiques qui s’échangent de façon réglée » entre les « discours de l’inquiétude » tenus par ces trois auteurs, Derrida marque également les différences : celle qui sépare notamment Husserl de Heidegger, le second désignant chez le premier une rémanence de l’héritage cartésien et le « non-questionnement de l’être que suppose la métaphysique de la subjectivité ». Une longue note sous ces pages de ce livre était consacrée à Paul Valéry, vers qui Derrida revient longuement dans L’autre cap (op. cit., passim).
43. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 372.
44. Ibid., p. 371.
45. Ibid., p. 382, cité p. 182-183.
46. Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 69.
47. Ibid., p. 71. On peut noter que c’est à propos de Heidegger que Habermas a forgé le principe consistant à penser avec un auteur contre lui. Voir « Penser avec Heidegger contre Heidegger » (1953), in Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 89-99. Il s’agit de l’un des tout premiers textes publiés par Habermas, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. L’expression a été reprise par Karl Otto Apel, en quelque sorte adversaire préféré de Habermas. Voir Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, trad. Marianne Charrière, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990. Le problème discuté par Apel est loin d’être étranger à ce dont il est question ici, pour autant qu’il s’agit de savoir si la reconstruction de la raison a besoin (Apel) ou non (Habermas) d’être conduite jusqu’à un niveau de « fondation ultime ». La thèse d’Apel est que cette dernière est possible d’une façon strictement réflexive, c’est-à-dire sans recourir à des hypothèses métaphysiques.
48. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 376. Notons qu’ici et toujours afin d’expliquer comment la raison moderne en est venue à sombrer dans l’objectivisme, Husserl parle d’une « unilatéralité naïve qui est restée incomprise en tant que telle » (p. 377).
49. Derrida vise un passage de la Critique de la raison pratique dans lequel Kant écrit : « Ainsi, dans l’union de la raison pure spéculative avec la raison pratique en vue d’une connaissance, c’est à cette dernière qu’appartient la suprématie, mais à condition que cette union ne soit pas contingente et arbitraire, mais fondée a priori sur la raison même et, par conséquent, nécessaire » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. Luc Ferry et Heinz Wismann, in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 756).
50. Derrida vise cette fois un passage des Fondements de la métaphysique des mœurs dans lequel Kant écrit que la dignité est ce qui n’a pas de « prix » ou d’« équivalent », mais une « valeur intrinsèque ». À quoi il ajoute que « la moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, sont donc les seules choses qui aient de la dignité » (Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., in Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 301-302).
51. Voir supra, chapitre IV, p. 251-254 la façon dont Derrida analyse de façon quasi systématique les notions d’idée régulatrice et de « comme si » chez Kant.
52. On verra que Derrida analyse en quelque sorte dans ses moindres détails le problème de l’articulation entre droit et justice dans Force de loi.
53. Voir supra, chapitre IV, p. 206-207 la façon dont Derrida analyse ce qu’il nomme « événementialité » (expression qu’il reprend ici) en montrant notamment comment celle-ci échappe à la logique des énoncés performatifs.
54. Emmanuel Kant, Kleinere Vorlesungen. Enzyklopädie Mathematik, Physik, in Kant’s Gesammelte Schriften, Bd. XXIX, Abt. 4, Berlin, de Gruyter, 1980, p. 8. Il faut préciser que le mot qui pourrait se traduire par « technicien de la raison » est chez Kant plutôt péjoratif, visant une dérive de la pratique philosophique initiée dès après Socrate. À titre d’illustration de cette signification, voici ce qu’écrivait encore Kant pour lui-même dans ses carnets : « Toute philosophie a pour objet la raison : les maximes, les limites et la fin. Tout le reste n’est que Vernunftkunst » (Kant’s handschriftlicher Nachlass, Bd. V, 2, Reflexionen zur Metaphysik, Réflexion no 4987, in Kant’s Gesammelte Schriften, Bd. XVIII, 3, Berlin/Leipzig, Walter de Gruyter & Co, 1928, p. 52). Voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher ?, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006, p. 317-318.
55. Jürgen Habermas, « Un intellectuel et un philosophe », in Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 232. Ce texte en hommage à Adorno pour son soixantième anniversaire était paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 11 septembre 1963. Précisons que ce livre paru en 1971 et dédié à Adorno reconstitue au travers de portraits une partie de l’univers dans lequel Habermas s’est formé. Ce d’autant mieux qu’il en a publié dix ans plus tard une édition enrichie de textes sur notamment Walter Benjamin, Hannah Arendt, Max Horkheimer, Gershom Scholem, Hans-Georg Gadamer. Voir Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, Francfort, Suhrkamp, 1981. Datant de 1974, la traduction française est réalisée à partir de la première édition, dont elle ne contient d’ailleurs pas tous les textes.
56. Ibid., p. 234-235.
57. Ibid., p. 237.
58. « Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée », loc. cit., p. 246. On se souvient que dans son propre hommage à Adorno lors de la remise du prix portant son nom, Derrida fait discrètement son miel de ce propos de Habermas (voir supra, chapitre IV, p. 230). Mais on ne saurait trop gloser sur la façon dont ce dernier s’imagine si l’on veut en père du père dont il chercherait plus ou moins toujours à estomper l’image. Notons qu’il reprend un thème du premier texte, en affirmant que « la philosophie d’école, si l’on peut dire, n’a jamais véritablement reconnu cet intellectuel insolite ».
59. Ibid., p. 243.
60. Ibid., p. 244.
61. Ibid., p. 253. Il faut préciser que par ailleurs Habermas défend de façon allusive mais rigoureuse Adorno contre certaines critiques qu’il juge infondées et injustes, notamment celle consistant à lui reprocher d’avoir « falsifié Benjamin dans un esprit antimarxiste » (p. 247).
62. Ibid., p. 251-252.
63. Ibid., p. 249.
64. Voir ibid., p. 252. Indice sinon preuve de ce que cette idée qui deviendra centrale n’était encore qu’intuitive, Habermas a ajouté au texte de 1969 pour sa publication dans un livre une note renvoyant à un article de 1971 dans lequel il construit le programme d’une théorie de la communication.
65. Voir Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 139-140 et supra, chapitre III p. 128-129 et p. 143.
66. Sur cette question et de façon générale, voir Jean-Marc Ferry, Habermas et l’éthique de la communication, Paris, PUF, 1987, chapitres VI, « Histoire et utopie. La radicalisation de la critique chez Adorno, Horkheimer et Benjamin » et VII, « Droit et critique. Le dépassement de la dialectique dans le point de vue de la pragmatique universelle » (tout particulièrement p. 287-306).
67. La Dialectique de la raison, op. cit., p. 13, cité in Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 142.
68. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 140 et p. 136. Dans les paragraphes qui suivent les références à cet ouvrage seront données entre parenthèses dans le corps du texte.
69. Il faut noter le fait que Habermas s’est à une occasion penché sur une différence qui pourrait sembler considérable entre les points de vue de Horkheimer et Adorno sur le problème qui le préoccupe, dans un texte spécifiquement consacré au premier d’entre eux : « Max Horkheimer : à propos de l’histoire de l’évolution de sa pensée » (1986), in Textes et contextes, op. cit., p. 51-83. Comme il le fait ailleurs, il décrit ici une aporie caractéristique de La Dialectique de la raison : « Si l’Aufklärung est conçue dans les termes d’un irrésistible processus d’autodestruction, d’où la critique qui établit ce diagnostic tire-t-elle encore un droit à le faire ? Depuis Nietzsche, c’est toujours la même chose : la critique radicale de la raison procède de manière autoréférentielle ; la critique ne peut, en même temps, être radicale, et laisser intacts ses propres critères » (p. 60). Mais cette fois, affirmant qu’Adorno était « serein » vis-à-vis de cette aporie pour autant que confiant dans « l’expérience pure de l’art moderne », il montre que Horkheimer « préférait s’emmêler dans des contradictions plutôt que de renoncer à l’identité de l’Aufklären et tomber dans le nietzschéisme ». À ses yeux, cette différence transparaît au travers des parties du livre commun attribuable à Horkheimer (principalement celui consacré à Sade sous le titre « Juliette, ou Raison et morale ») et se manifeste autour de trois propositions : « Le maintien d’une puissance de la théorie, élevée à un niveau quasi eschatologique ; la croyance dans la tendance anti-autoritaire de l’Aufklärung ; enfin, l’invocation succincte d’une Aufklärung se transcendant elle-même. » Mais surtout, elle apparaît clairement à la lecture de l’Éclipse de la raison, publiée par Horkheimer seul en 1947, notamment au travers de cette idée : « La raison ne peut réaliser ce qui est raisonnable en elle que par la réflexion sur la maladie du monde telle qu’elle est produite et reproduite par l’homme. Dans une telle autocritique, la raison, en même temps, restera fidèle à elle-même en sauvegardant de toute application pour des mobiles inavoués le principe de vérité dont à elle seule nous sommes redevables » (Max Horkheimer, Éclipse de la raison, trad. Jacques Laizé, Paris, Payot, 1974, p. 183). Il reste que Habermas n’exploite guère cette différence et prête en général aux deux auteurs la même impasse théorique, s’attachant ici à comprendre comment Horkheimer en est venu vers la fin de sa vie à se tourner vers la théologie.
70. On trouvera une analyse systématique de cette dimension des choses dans le premier volume de la Théorie de l’agir communicationnel, op. cit., chapitres II à IV.
71. Voir supra chapitre I p. 26 et chapitre III, p. 155-156, sur la manière dont Derrida tout à la fois s’appuie sur Husserl pour développer une critique de l’intentionnalité et montre la limite de celle-ci chez Husserl lui-même ; chapitre III, p. 152-158 à propos de la discussion par Habermas du traitement de cette question chez Derrida.
72. Voir de nouveau supra chapitre I p. 32-34 ; p. 39-40.
73. « Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », in La pensée postmétaphysique, op. cit., p. 77.
74. Voir ibid., p. 78-79.
75. Voir « Pour une critique de la signification », in La pensée postmétaphysique, op. cit., p. 119. Habermas développe une analyse systématique de la théorie d’Austin dans « Signification de la pragmatique universelle », in Logique des sciences sociales et autres essais, trad. Rainer Rochlitz, Paris, PUF, 1987, p. 329-411, plus précisément à partir de la page 382 et autour de deux propositions d’Austin : « L’énonciation performative doit effectuer quelque chose, et non pas dire simplement quelque chose » ; « Elle est heureuse ou malheureuse, au lieu de vraie ou fausse » (Quand dire, c’est faire, op. cit., p. 139).
76. « Actions, actes de parole, interactions médiatisées par le langage et monde vécu », loc. cit., p. 79.
77. Ibid., p. 82. On comprend ici l’importance du fait qu’Austin pose comme condition que les locutions prises en charges par sa théorie soient énoncées « sérieusement », c’est-à-dire comportent une prétention à la validité (voir « Signification de la pragmatique universelle », loc. cit., p. 401).
78. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 351.
79. Ibid., p. 397.
80. Raison et légitimité, op. cit., p. 192-193. Notons que dans ce livre de 1973, Habermas avait esquissé le thème qui orienterait son programme : « En tant que prise de parti, cette partialité ne peut se fonder que si les choix possibles se posent à l’intérieur d’une forme de vie communicationnelle déjà partagée et déjà habituelle. »
81. Ibid., p. 248. On trouvera ailleurs une proclamation similaire mais un peu développée, au sujet de l’intérêt philosophique d’une démarche consistant à déceler ce que recèlent les pratiques sociales de légitimation : « C’est de ce même intérêt que procède l’entêtement avec lequel la philosophie s’accroche au rôle de gardien de la rationalité, un rôle qui occasionne de plus en plus de tracas — je le dis d’expérience — et qui, assurément, ne confère plus, en quoi que ce soit, le moindre privilège » (« La redéfinition du rôle de la philosophie », in Morale & communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986, p. 40).
82. « Explicitations du concept d’activité communicationnelle » (1982), in Logique des sciences sociales et autres essais, op. cit., p. 445. Habermas explique ailleurs le principe de ce qu’il désigne comme une « stratégie déflationniste » quant à la notion de vérité et son avantage : celle-ci repose sur l’idée selon laquelle « le prédicat de vérité fait partie du jeu de langage de l’argumentation », en sorte que l’on peut faire l’économie d’un concept sémantique de vérité pour ne mobiliser que la dimension pragmatique d’un usage de ce prédicat ; « On évite ainsi toute discussion sur la “nature” de la vérité, sans être obligé d’abandonner la distinction minimale entre savoir et opinion, vérité et tenir-pour-vrai » (Jürgen Habermas, Vérité et justification, trad. Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2001), p. 186.
83. « La redéfinition du rôle de la philosophie », loc. cit., p. 26.
84. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 23.
85. Ibid., p. 25.
86. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 179 et p. 163. Voir supra, chapitre III p. 139-142.
87. Ibid., p. 158.
88. « La redéfinition du rôle de la philosophie », loc. cit., p. 31.
89. « Notes programmatiques pour fonder en raison une éthique de la discussion », in Morale & communication, op. cit., p. 119.
90. Habermas effectue ce travail dans ce que l’on pourrait appeler sa Politique, à savoir Droit et démocratie. Entre faits et normes, op. cit. Voir Pierre Bouretz, « Raisons et horizons de la démocratie. Jürgen Habermas face à la question politique », Le Débat, no 104, mars-avril 1999, p. 20-34.
91. Voir Karl Otto Apel, Penser avec Habermas contre Habermas, op. cit., p. 17. Sur la discussion entre Habermas et Apel, voir Jean-Marc Ferry, Habermas et l’éthique de la communication, op. cit., chapitre X.
92. Ibid., p. 48.
93. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 381.
94. « Le “Monde” des Lumières à venir », loc. cit., in Voyous, op. cit., p. 206, note 2.
95. Ibid., p. 207. Voir toutefois ce qu’écrivait Derrida près de vingt ans plus tôt : « Malgré les apparences, la déconstruction n’est ni une analyse ni une critique (…). Ce n’est pas une analyse, en particulier parce que le démontage d’une structure n’est pas une régression vers l’élément simple, vers une origine indécomposable. Ces valeurs, comme celle d’analyse, sont elles-mêmes des philosophèmes soumis à la déconstruction. Ce n’est pas non plus une critique, en un sens général ou en un sens kantien. L’instance du krinein ou de la krisis (décision, choix, jugement, discernement) est elle-même, comme d’ailleurs tout l’appareil de la critique transcendantale, un des “thèmes” ou des “objets” essentiels de la déconstruction » (« Lettre à un ami japonais », loc. cit., in Psyché, op. cit., p. 390).
96. « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., in Limited Inc., op. cit., p. 270.
97. Le discours philosophique de la modernité, op. cit., p. 228 (traduction modifiée). Voir supra, chapitre III p. 173-174.
98. D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, op. cit., p. 64 et « Vers une éthique de la discussion », loc. cit., p. 216.