Huitième incarnation de Vichnou, appelée Chrisnen, elle a les seize degrés qu’il faut à une incarnation complète. Son histoire se trouve dans le Bhagavat, dix-huitième Pouram et dans le Mahabarat, poème. Introduction. Naissance de Chrisnen dans la tribu guerrière des Yadous. Origine de cette tribu, fables historiques sur les descendants de Jujat, premier empereur de l’Inde. Enfance de Chrisnen, son séjour parmi les pâtres, ses aventures à Gokul avec les bergères ; persécutions que lui fait éprouver son oncle Cans ; enchantements et prestiges employés par les Daints satellites de Cans contre le jeune Chrisnen ; prodiges de l’enfant divin, épreuve de Birmah. Le Daint d’Hének puni, histoire du serpent Calynak.
Nous voici arrivés, dit le docteur en s’asseyant, à la huitième incarnation de Vichnou, la plus importante, la seule complète des dix principales descentes qu’il doit avoir faites sur la terre.
Est-ce encore Valmick, incarnation de Birmah, qu’on regarde comme auteur de cette histoire ? demanda M. de Polier.
C’est bien à Birmah que les fables l’attribuent, reprit le docteur, mais non dans sa régénération en Valmick, car vous avez vu que son dernier ouvrage fut le poème du Ramein purby ou Ramayan, qui dans sept sections contient l’histoire de Ramtchund, dont nous venons de nous occuper. Ce fut dans son incarnation en Brame et célèbre Muni, nommé Bayas, que Birmah écrivit l’histoire de Chrisnen, renfermée dans le Bhagavat, le plus distingué des dix-huit Pouram, ou recueils de la mythologie enseignée dans les écoles, et le même Bayas fut aussi l’auteur du fameux poème du Mahabarat. C’est dans ces deux ouvrages, ajouta le docteur, que nous allons puiser les fables que vous allez écrire.
Nous avons vu que la mission de Ramtchund avait pour but de délivrer les Deiotas de l’oppression où les tenait un mauvais génie, dont la puissance égalait la méchanceté, et de ramener cet être dégradé à son premier état. L’objet de la mission de Chrisnen est bien plus étendu, ce n’est point la punition d’un seul individu qu’il embrasse, ce n’est pas seulement d’un despote qu’il vient délivrer les Deiotas et les hommes, mais c’est le vice en général qu’il veut combattre et extirper de l’univers. La dégradation de ce troisième âge, plus forte que celle des deux premiers, est déjà telle que la Terre, incapable de supporter plus longtemps le poids énorme des iniquités qu’ont accumulées sur elle les méchants, vient, transformée en vache.
Pourquoi en vache ? demanda M. de Polier.
Parce que c’est toujours sous cette forme qu’elle est représentée en tant que Deiotany ; en général, la Vache est un animal très considéré dans la mythologie et, après l’homme, c’est une des premières formes animales destinées à la régénération.
Ce fut donc sous la forme d’une Vache, continua le docteur, que la Terre vint se plaindre à Rajah Ainder, chef des Sourgs et des Deiotas subalternes, mais celui-ci, en lui avouant l’impuissance où il est de la soulager, la conduit avec beaucoup d’autres Deiotas chez Birmah, son créateur. Elle lui détaille tous ses griefs, il l’écoute avec compassion, sans pouvoir faire autre chose pour elle que de la mener à Kailas parbut chez Mhadaio qui, connaissant l’objet de la visite qu’on lui fait avant qu’on l’en instruise, observe que c’est à Vichnou, le conservateur de l’univers, le redresseur de l’injustice et le restaurateur de la vertu, qu’il faut s’adresser ; toute la troupe se rend donc au Baikunt, Vichnou écoute les plaintes de la Terre, elles lui paraissent si importantes, qu’il se rend avec elle et tous les Deiotas à la mer de lait, sur le rivage de laquelle, est un temple nommé Dheira, dédié à Brelun l’invisible, dont ils doivent tous implorer le secours.
C’est la première fois, dit M. de Polier, que nous trouvons dans les fables un culte direct à Dieu l’être suprême !
Cette observation est vraie, répondit le docteur, mais remarquez aussi qu’il n’y a que les Deiotas qui puissent y entrer et que, après plusieurs jours de dévotions et de prières, Vichnou seul entendit une voix qui lui ordonna de s’incarner dans la cité de Mathra, dans la maison de Basdaio et de Daioki, d’y naître sous le nom de Chrisnen, et de faire incarner en même temps que lui plusieurs Deiotas et Deiotani, qui doivent le seconder dans sa descente sur la terre.
Vous voyez par cette introduction à l’histoire de Chrisnen l’importance de cette incarnation, car Mhadaio et Birmah, sont incapables l’un et l’autre de soulager, même par leurs conseils, les angoisses mortelles de la terre ; et Vichnou, malgré les prérogatives qui le distinguent de ses collègues, s’adressa dans cette occasion à l’être suprême invisible, duquel émane l’ordre direct qu’il reçoit de s’incarner et de s’entourer en naissant d’êtres accoutumés à recevoir ses ordres et capables de lui aider dans ses opérations.
Cependant, dit M. de Polier, la naissance de Ramtchund était plus relevée, puisque la pourpre royale a entouré son berceau et qu’elle ne décore pas celui de Chrisnen !
Non, répondit le docteur, néanmoins il ne naîtra pas dans une condition abjecte, puisque ce Basdaio qui doit être son père est de la tribu des Yadons ou Yadous issue de Yadu, fils aîné de Jujat, premier empereur de l’Inde.
Et pourquoi ce Yadu ne succéda-t-il pas à son père ? demanda M. de Polier.
Jujat, reprit le docteur, vivait dans le Sut-yuc ou premier âge. Selon les fables du Mahabarat, il était souverain de toute la terre, et c’est à lui que remontait l’origine non seulement des Yadous, la tribu dans laquelle naquit Chrisnen, mais encore celle des Coros et Pandos, les deux branches collatérales, qui se disputèrent l’empire dans la fameuse guerre du Mahabarat, et comme l’incarnation de Vichnou, sous le nom de Chrisnen, prit une part très active à cette guerre, il faut nous arrêter un moment à la fable de l’origine de ces trois branches.
La réputation de Jujat était telle que, pendant que Rajah Ainder se trouvait absent des Sourgs et sous le poids du Serap ou malédiction d’un Rischi, les Deiotas en corps vinrent supplier ce premier souverain de la terre de venir gouverner les régions célestes ; proposition trop flatteuse, pour ne pas l’accepter. Jujat se rendit donc dans les Sourgs, où il fut reçu avec le plus grand empressement de ses nouveaux sujets, mais Suchtely, femme de Rajah Ainder, plongée dans la douleur de l’absence de son époux, indignée que les Deiotas voulussent le remplacer, refusa de reconnaître Jujat, le traita d’usurpateur, de Daint, et lui déclara qu’à moins qu’il ne fît la guerre à cette race impie et qu’il n’enlevât la fille de Rajah Sund, leur chef, elle ne consentirait jamais à le reconnaître pour son souverain légitime.
Les conditions difficiles par lesquelles Suchtely voulait gagner du temps ne firent que stimuler l’ambition de Jujat. Après avoir déclaré la guerre aux Daints, pendant qu’il les combattait ouvertement d’un côté, il cherchait de l’autre tous les moyens d’avoir bientôt en sa puissance la fille de Sund, leur Rajah. Ayant appris par les émissaires qu’il avait en campagne que la princesse se baignait tous les jours avec ses femmes, dans un très beau réservoir d’eau, pratiqué pour cet usage à quelque distance du camp ennemi, Jujat, suivi d’un petit nombre de courtisans choisis, prit des chemins détournés pour s’y rendre, et déjà la pièce d’eau s’offrait à ses regards lorsque, malgré les précautions qu’il avait prises pour n’être pas découvert, une des femmes de la princesse, entendant quelque bruit, regarde à travers le feuillage, aperçoit un des cavaliers de sa suite et donne l’alarme aux autres baigneuses. La fille de Sund, voyant des étrangers, sort précipitamment de l’eau avec ses compagnes, et s’emparant des premiers vêtements qu’elle rencontre, elle laisse les siens sur le rivage et s’enfuit avec ses femmes sans être arrêtée, parce que, son déguisement trompant le Rajah et sa suite, il ne doute point que la seule femme qui reste et qui a dû se vêtir des habits de sa maîtresse ne soit la princesse elle-même. Rempli de cette idée, Jujat s’approche, mais la baigneuse délaissée, remplie d’effroi et ne pouvant l’éviter par la fuite, se replonge dans l’eau tout habillée, au risque de se noyer. Le Rajah, effrayé, la tranquillise et lui donne de si fortes assurances qu’il respectera sa vertu, qu’elle consent enfin à accepter la main qu’il lui tend pour sortir du réservoir.
La satisfaction de Jujat égalait son impatience d’emmener la princesse, mais les ordres qu’il donnait à sa suite, la manière dont il parlait à Daijani, ainsi s’appelait la baigneuse, annonçant un quiproquo, elle se hâta de le tirer d’erreur, en lui apprenant le troc des vêtements, la fuite de sa maîtresse, et qu’il voyait en elle la fille de Soucker, le Gourou des Daints, que l’emploi de son père obligeait à vivre avec eux, et qu’ainsi, quoiqu’elle fût Bramine, elle était attachée à la cour de la princesse.
Très déconcerté par ces renseignements, le Rajah au moment où il les a reçus, quitte Daijani en lui faisant des excuses de la méprise qui a causé son effroi, mais, l’aventure devenue publique, aucun parti sortable ne se présente plus pour la jeune Bramine. Son père voit que, s’il veut la marier, il faut consentir à ce qu’elle épouse un Kättris, il instruit sa fille de cette dure nécessité, et Daijani, se soumettant à son sort, déclare à son père, que puisqu’elle ne peut prétendre à un Bramine, elle ne veut d’autre époux que Jujat. Le directeur des Daints ne voulant remettre à personne le soin d’une affaire qui l’intéresse autant, va lui-même trouver le prince qui, aussi humble qu’il a été respectueux avec Daijani, répond aux propositions de Soucker qu’en qualité de Kättris, il n’oserait jamais élever ses désirs jusqu’à la fille d’un Bramine, et que s’il avait offert sa main à cette jeune personne, ce n’avait été que pour la sortir de l’eau, mais qu’il s’était retiré au moment où elle lui avait appris son origine.
Quelque vraies que fussent ces excuses, Soucker ne les acceptant pas, Jujat consentit enfin à prendre Daijani pour femme, et elle lui donna cinq fils, dont Yud fut l’aîné et Corou le cadet. Mais si l’union de leurs parents fut bénie à cet égard, elle était d’ailleurs peu heureuse. Jujat, le plus grand prince de la terre, n’était pas le plus fidèle des époux. Daijani était jalouse, et ces défauts produisirent une alternative de querelles, de raccommodements et de rechutes de la part du Rajah dont la femme se plaignit enfin à son père.
Soucker, qui aimait tendrement sa fille, partageant son ressentiment, maudit son gendre, et le condamna à tomber de la plus rigoureuse et brillante adolescence, dans un état de vieillesse et de décrépitude totale. Cette punition rigoureuse durait déjà depuis quelque temps, le Rajah faible, presque imbécile, n’était plus volage et Daijani, rassurée sur sa fidélité, était obligée de lui rendre les soins qu’exigeait sa caducité. Elle lui demanda un jour comment il se trouvait de sa nouvelle existence. Cette question, plus ironique que tendre, rappelant Jujat à lui-même et au souvenir de ses erreurs, avec le repentir le plus sincère, il conjure Daijani d’oublier ses fautes et d’obtenir de son père, si ce n’est sa grâce entière, du moins qu’il puisse encore jouir de mille ans de jeunesse, après lesquels il se résignerait sans peine à perdre la vigueur et la vie.
Daijani fut facile à émouvoir. Punie elle-même de n’avoir plus qu’un vieillard pour époux, elle s’employa avec zèle à demander à Soucker au moins quelque modification dans l’arrêt qu’il avait prononcé contre son mari. Mais, malgré l’envie qu’avait le directeur des Daints de contenter sa fille, il n’était plus en son pouvoir ni d’anéantir ni même de modifier sa malédiction, à moins qu’il ne se trouvât un jeune homme d’assez bonne volonté pour consentir à céder au Rajah mille années de sa jeunesse et à se charger en échange d’autant d’années de sa décrépitude. Mais où trouver ce mortel généreux ?
Des cinq fils qu’avait Jujat, l’aîné, Yud, trouva le moyen d’éluder la proposition, sous le prétexte qu’en cédant à son père mille ans de sa jeunesse, il commettrait un inceste avec sa mère. Ses trois frères puînés saisirent avidement ce sophisme, mais Corou le cadet, ne consultant que la piété et la tendresse filiales, accepta sans balancer l’échange proposé. Un tel sacrifice méritait une récompense, l’empereur, en mourant, déshérita Yud, son fils aîné, ne laissa que de modiques apanages à ses trois autres fils, et donna à Corou la souveraineté exclusive sur tout l’Indostan, et ce cadet, devenu le chef de la maison régnante, transmit à ses descendants l’autorité et les droits que sa piété filiale lui avait acquis.
Cependant Yud, aussi courageux qu’il était subtil, devint le chef d’une tribu guerrière, aussi considérée que puissante, qui fut nommée Yadous ou Yadon du nom de ce prince, dont un des descendants occupait le trône de Mathra, à l’époque de la huitième descente de Vichnou sur la terre.
Ogursain, ainsi s’appelait le chef des Yadous, était un prince aussi juste que religieux. Il faisait le bonheur de ses sujets. Sa fille unique, Daioki, avait atteint sa douzième année, âge auquel les filles s’établissent ; songeant donc à la marier, le Rajah choisit pour son gendre Basdaio fils de Soursain, qui vivait en riche particulier, quoiqu’il fût de la tribu royale des Yadous.
Établi à Byri, cité peu éloignée de Mathra, et située de l’autre côté de la Jumna, Soursain avait deux fils et deux filles, Basdaio l’aîné de la famille, était déjà marié, quoiqu’il n’eût que dix-neuf ans, à Rodni, de la même tribu que lui, mais malgré cette circonstance, le Rajah déterminé dans son choix par le grand mérite du jeune homme, l’appela à Mathra pour conclure son mariage avec Daioki. Il reçut en arrivant dans cette capitale l’accueil le plus distingué d’Ogursain, qui avait fait faire les préparatifs les plus splendides pour la célébration de cet hymen, et la princesse reçut une dot proportionnée aux richesses et à la puissance de son père. La cérémonie des épousailles faite, elle prit congé du Rajah pour suivre son époux à Byri, quatre cents éléphants, dix-huit mille fourgons chargés de diamants, de bijoux et de lingots d’or et une immense quantité d’autres chariots, qui transportaient l’argent monnayé, précédaient le char nuptial des jeunes époux. Cans, frère aîné de la princesse, héritier présomptif du trône de Mathra, et qui annonçait déjà un aussi mauvais caractère que celui de son père était bon, voulut cependant pour honorer les nouveaux mariés conduire lui-même leur char.
Ils étaient déjà à quelque distance de la ville lorsqu’une voix se fit entendre dans l’air, et, s’adressant à Cans, lui dit :
« Prends garde à toi, Cans, le huitième des fils de Daioki, ta sœur, t’arrachera la vie. »
Vivement alarmé à l’ouïe de cette prédiction, le prince arrête le char, abandonne les rênes et, saisissant sa sœur, il la tient d’une main par les cheveux, tandis que de l’autre, tirant son glaive, il est prêt à la sacrifier à la frayeur que lui cause l’avertissement qu’il vient de recevoir. Mais Basdaio, arrêtant son bras meurtrier, lui représente la folie qu’il y a de croire à une voix dont on ignore l’origine, et sur un fait aussi éloigné et aussi douteux ; il lui montre toute l’horreur du crime qu’il commettrait en se rendant coupable du meurtre d’une sœur. Cependant, ni la raison ni les sentiments de la nature ne pouvant détruire, calmer du moins, l’impression de crainte qu’a laissée dans l’âme de Cans ce terrible avertissement, Basdaio essaie enfin de lui offrir de retourner à Mathra, d’y vivre sous ses yeux, et même de lui remettre chaque enfant qui lui naîtra pour qu’il en dispose à son gré. Cette dernière proposition produit son effet et Cans, rassuré par la certitude d’avoir en main le sort de ses neveux, consentit à laisser la vie à Daioki.
Ramenant alors les deux époux à Mathra, il leur fit préparer une demeure convenable, mais leur palais devint une prison tellement surveillée par les gardes dont Cans l’entoura qu’il eût été impossible au jeune couple de rompre leur esclavage ; et le mécontentement qu’Ogursain témoigna à son fils sur sa conduite envers sa sœur et son beau-frère, loin de changer les choses, ne fit qu’aigrir l’esprit impérieux de Cans.
Sept ans s’écoulèrent ainsi, au bout desquels Daioki eut un fils. Fidèle à sa promesse, Basdaio en frémissant le porte lui-même à son beau-frère, et celui-ci, satisfait de la loyauté avec laquelle il remplit son engagement et, réfléchissant qu’il s’agissait du huitième, et non du premier né de ses neveux, rendit l’enfant à son père, qui le reporta à sa femme, sans jouir de toute la satisfaction qu’il aurait eue, s’il n’avait craint que Cans ne se repentît bientôt de son humanité. En effet, peu de moments après, ce prince reçut la visite de Nardman, et la conversation tombant sur l’avertissement donné à Cans, il dit au patriarche que, d’après cette terrible prédiction, il avait résolu de faire mourir tous ses neveux au moment de leur naissance, mais qu’il avait cependant fait grâce au premier, parce que la voix qui l’avait avertie n’avait parlé que du huitième fils de sa sœur, qu’il se proposait fermement de faire mourir.
« Quelle imprudence ! s’écria Nardman, comment pouvez-vous vous endormir ainsi, lorsqu’il s’agit de votre ruine ! Car enfin, supposez que les huit enfants que doit avoir Daioki forment un cercle, qui vous assure que, par celui auquel on commencera à les compter, le premier que vous avez épargné ne devienne le huitième. »
Quel horrible personnage que ce Nardman, dit M. de Polier, mais comment la mythologie allie-t-elle donc le titre de saint à une telle conduite et à des conseils aussi contraires à l’humanité ?
Vous oubliez, répondit le docteur, les principes du système que nous examinons. Sans doute, un saint, qui ne serait que saint, n’encouragerait pas à une telle horreur, mais Nardman, qui connaît le passé, le présent, l’avenir et la chaîne des événements décrétés par le destin, sait que Cans, homme méchant dans son existence présente, a été, dans celle qui a précédé sa régénération actuelle, un de ces Daints qui, par leurs pénitences intéressées, obtiennent des dons et forces surnaturels ; il sait qu’en vertu de ces prérogatives, ce prince vivrait très longtemps pour le malheur du genre humain, à moins qu’en commettant quelques crimes énormes, il ne remplît tout à coup la mesure nécessaire à sa destruction. Ce fut donc par cette raison que le patriarche lui conseilla cette action, d’autant plus atroce que l’âme de cet enfant était celle d’un Bramine et que Daioki était la sœur du prince ; or, selon les Shaster, faire un don à l’enfant d’une sœur, égale le don fait à sept Bramines, et tuer son propre neveu ou sa propre nièce est un crime égal à celui qu’on commet en tuant sept Bramines.
Quoi qu’il en soit, continua le docteur, Cans, sans balancer un moment, envoya tout de suite saisir l’enfant qu’il se repentait déjà d’avoir épargné, et le fit mourir, malgré les remontrances d’Ogursain, celles de sa mère, et de tous les grands de la cour, qui se réunirent à vouloir empêcher ce crime et ne firent par là que d’avancer l’exécution des projets odieux qu’il méditait depuis longtemps ; car, fatigué de la dépendance et avide du pouvoir suprême, il saisit cette occasion, déposa son respectable père, le confina dans une prison sous prétexte d’incapacité et, s’emparant du trône, il redoubla de surveillance à l’égard de Basdaio et de Daioki. L’entrée de leur appartement, défendue par sept portes de fer et d’innombrables gardes, ne fut plus accessible à d’autres qu’à Cans lui-même ou à ses satellites.
Déjà cet oncle barbare avait sacrifié six de ses neveux à sa sûreté, lorsque les parents de ces innocentes victimes s’aperçurent en frémissant que Daioki était enceinte pour la septième fois. Aucun moyen humain ne pouvant sauver ce nouveau fruit de leur amour, Basdaio et sa femme, prosternés aux pieds de l’être suprême, ne mettaient qu’en lui leur confiance. Ils furent exaucés. Bhavani leur apparut et leur annonça qu’elle allait faire passer l’enfant dont Daioki était grosse, dans le sein de Rodni, première femme de Basdaio, qui, depuis son séjour à Mathra, s’était retirée chez un de ses intimes amis, nommé Nanda, demeurant à Gokul, où il était le plus riche et le plus considéré des fermiers de ce village.
Consolée par cette promesse que la Deiotani remplit au même instant, la sœur de Cans parut s’être blessée. La nouvelle s’en répandit à la cour, ainsi qu’en ville, et, par le miracle de Bhavani, le septième enfant des malheureux époux, Ram, frère de Chrisnen, échappé au fer meurtrier de son oncle, au lieu de naître à Mathra, naquit à Gokul de Rodni, femme de Basdaio, et l’on trouva des moyens d’apprendre cette bonne nouvelle à ses vrais parents, qui, voyant que l’être suprême venait à leur secours, s’aperçurent sans inquiétude de la huitième grossesse de Daioki.
Mais il n’en était pas de même du tyran ; ses craintes redoublant à mesure que le moment de la naissance de son ennemi s’approchait, il chargea de chaînes son beau-frère et resserra tellement la prison de ses deux victimes que, le moindre de leurs mouvements empêché ou surveillé, il les mit dans une impossibilité totale de lui soustraire leur enfant, objet de ses terreurs. Toutefois ses précautions furent inutiles : l’être suprême veillait à sa conservation.
Daioki augmentait en beauté à mesure qu’elle s’approchait de son terme. Tout à coup, la figure des deux époux devient radieuse et transparente, l’enceinte obscure de leur prison est éclairée de la plus vive lumière et l’on entend le concert céleste d’un chœur de Deiotas, à la tête desquels sont Birmah et Mhadaio. Ces prodiges, qui remplissent de confiance Basdaio et Daioki, répandent l’effroi dans l’âme de leur persécuteur que les gardes courent avertir de ce qu’elles viennent de voir et d’entendre ; il assemble précipitamment un conseil extraordinaire ; dans la terreur qui l’agite, c’est Daioki elle-même qu’il pense à sacrifier, mais ce crime horrible étonne le conseil, répugne même au tyran et lui paraît inutile, lorsque plus calme il croit être assuré que, vu les mesures qu’il a prises et celles qu’il y ajoute, son innocente victime ne peut lui échapper.
C’est cependant en vain qu’il lutte contre la divinité, le temps prédit pour la naissance de Chrisnen est arrivé, c’est à minuit, le huitième jour de la lune de septembre, qu’il vient au monde, avec les quatre bras et tous les attributs de Vichnou. À la vue de cet enfant merveilleux, le maya (nuage, qui couvre l’entendement des mortels) tombe des yeux de Basdaio et de ceux de sa femme, ils reconnaissent et adorent le Tout-Puissant qui daigne choisir leur maison pour s’incarner, mais, Vichnou leur rendant le maya, ils ne voient plus qu’un enfant ordinaire, et une voix céleste s’adressant à Basdaio lui dit :
« Oh toi, fils de Yadou, lève-toi, prends ton enfant et porte-le à Gokul dans la ferme de Nanda, Ysoda sa femme vient d’être délivrée d’une fille, que tu prendras à la place de ton fils, et que tu apporteras ici. »
Basdaio frappé d’étonnement, s’écrie :
« Comment exécuter cet ordre, gardés comme nous le sommes ! Qui m’ouvrira les sept portes de fer, qui brisera mes chaînes ? »
« Moi, répondit la Voix, j’ai déjà plongé vos gardes dans le plus profond sommeil, les fers tomberont, les portes s’ouvriront d’elles-mêmes. »
La voix avait à peine fini ces mots, que Basdaio se sent miraculeusement libéré de ses pesants liens et, prenant l’enfant dans ses bras, il passe avec lui au milieu des gardes profondément endormis. Les portes s’ouvrent, il arrive au bord de la Jumna, et sa foi est telle qu’il entre dans la rivière, dont les eaux grossissent, se retirent respectueusement dès qu’elles ont touché les pieds de l’enfant divin et laissent le passage libre à celui qui est chargé de ce précieux dépôt. Il entre chez Nanden, trouve celui-ci livré au plus profond sommeil, Ysodha, sa femme, évanouie en mettant sa fille au monde, et il exécute sans obstacles l’ordre céleste qu’il a reçu. Chargé de la fille d’Ysodha, et laissant à Gokul le petit Chrisnen, il reprend le chemin de Mathra et rentre dans sa prison, sans avoir été aperçu de personne dans l’échange qu’il vient de faire. Les portes se referment, ses chaînes se replacent et les gardes, profondément endormis pendant tout ce qui vient de se passer, ne se réveillent qu’aux cris de l’enfant d’Ysodha.
Ils courent avertir le tyran qui, sautant de sa couche et à moitié vêtu, court à la prison, où Daioki en tremblant, lui présente l’enfant. Cans le reçoit avec terreur et, sans écouter ce qu’elle lui dit du sexe de sa victime, il est prêt à l’écraser lui-même en la jetant contre le mur, lorsque cette petite fille, incarnation de Bhavani, s’échappe de ses mains et, s’élevant dans l’air sous la forme d’une éclatante lumière et avec tous les attributs de cette Deiotani, lui adresse la parole et lui dit :
« Ô Cans, tes efforts sont vains, et pour te punir d’avoir voulu me détruire, je t’annonce la naissance de ton destructeur qui, dans un asile où tu ne peux l’atteindre, ne tardera point à déployer sa justice. »
Elle dit, et disparut. Soit par la terreur qu’occasionna au tyran ce nouveau prodige, soit par l’idée de parvenir plus aisément à ses fins en prenant d’autres mesures, il donna des ordres pour qu’on adoucît la captivité des deux époux et, en s’excusant auprès d’eux de ses cruautés sur la fatale prédiction qui l’inquiète, il les assure qu’il leur rendrait leur liberté aussitôt qu’il aurait en sa puissance l’enfant qu’il redoutait avec tant de raison.
De retour dans son palais, et au lever de l’aurore du lendemain de cette nuit si remplie de prodiges, Cans assemble son conseil, il y raconte l’apparition de Bhavani, la certitude qu’elle lui a donnée de la naissance de son ennemi. Le moment critique est arrivé, il faut de nouvelles mesures ; mais comment en prendre lorsqu’on ignore l’asile de cet enfant ? Il n’est qu’un moyen, c’est le massacre général de tous les enfants au-dessous de l’âge de deux ans et, pour qu’il ne puisse échapper, il faut étendre cette rigueur à ceux des Bramines et de tous les saints personnages qui pourraient prendre cet enfant sous leur protection. Cette abominable et cruelle mesure proposée par le tyran, et généralement approuvée par son conseil, et les ordres sont donnés pour son exécution.
Tandis que le tyran s’occupait de ses projets sanguinaires, la joie régnait à la ferme de Nanda.
Réveillée de son sommeil, Ysodha revenue de son évanouissement n’avait, non plus que son époux, aucun soupçon de l’échange qu’avait fait Basdaio. Leur satisfaction en se voyant un fils fut si grande, qu’ils la manifestèrent en doublant les largesses et les charités en usage chez les Indous dans ces sortes d’occasions, et Nanda, que ses affaires appelaient à Mathra, s’empressa de se rendre chez Basdaio, son ami, pour lui donner des nouvelles de son fils aîné et pour lui communiquer le bonheur que ce précieux dépôt avait répandu dans sa maison, puisque Ysodha sa femme venait aussi de lui donner un fils. Loin de détruire cette erreur salutaire, Basdaio en profita pour intéresser Nanda à veiller avec soin sur la conservation de leurs enfants, dont la vie était en grand danger pour l’arrêt cruel que le tyran venait de prononcer contre tous les enfants de cet âge. Mortellement effrayé de cette horrible nouvelle, Nanda reprit sans délai le chemin de chez lui.
Cependant les satellites de Cans s’employaient déjà à l’exécution de ses ordres cruels. Les Daints et les Assours, de tous côtés en mouvement, les secondaient de tous leurs pouvoirs et de toutes leurs méchancetés. Entre les Daints se distinguait une Daintani nommée Poutna. Elle possédait au plus haut point les forces, les prérogatives de cette race de géants, et la surpassait encore dans sa haine contre la divinité. Elle s’offrit à Cans pour servir ses desseins meurtriers. Munie de ses pleins pouvoirs elle s’associa d’autres Daintani et ces furies, transformées en nourrices, se répandant dans la ville de Mathra, y donnèrent la mort par leur lait empoisonné à tous les nourrissons qu’on leur confiait.
Elles avaient déjà sacrifié quelques milliers de ces innocentes victimes lorsque Poutna, leur laissant le soin d’achever à Mathra ce terrible massacre, se rend à Gokul et entre dans la maison de Nanda, la plus apparente du village, où sous des formes enchanteresses elle offre ses services aux deux mères prétendues des enfants de Basdaio. Séduite par les apparences agréables qu’elle a revêtues, par les caresses qu’elle prodigue aux enfants, Ysodha, sans défiance, l’accepte pour allaiter son fils, et la Daintani, s’empressant de le prendre dans ses bras, lui présente son sein empoisonné. Mais s’il lui a été facile d’induire en erreur de simples mortels, il n’en est pas de même de celui qui scrute les plus secrètes pensées. L’enfant divin, au lieu de la téter, la mord avec tant de force que, jetant un cri horrible de la douleur qu’elle ressent, elle exhale son infernale vie dans les flots du sang impur qui coule de sa blessure. Le prestige répandu sur sa figure cessant avec sa chute, les spectateurs effrayés voient un monstre gigantesque sur lequel le petit Chrisnen se débat en jouant.
Nanda, en le prenant dans ses bras, bénit l’être suprême d’avoir sauvé son fils et, pendant que sa femme et lui en témoignent leur reconnaissance par d’abondantes charités, les hommes de la ferme et ceux du village réunis, ne pouvant soulever ni emporter l’énorme cadavre de Poutna, furent obligés d’en scier les jointures, de mettre les membres en pièces, après quoi il fut réduit en cendres dans une forêt voisine.
La mort de Poutna, tuée par un enfant à la mamelle, le bruit horrible que sa chute avait causé dans l’air, étaient des prodiges que le nombre de témoins qui les avaient vus portèrent bientôt aux oreilles de Cans, mais, si ses alarmes en augmentèrent, du moins fut-il certain du lieu qu’habitait son ennemi et, très convaincu que les enfants de Basdaio étaient dans la ferme de Nanda, il assembla un conseil extraordinaire sur les nouvelles mesures à prendre. Après plusieurs débats, le résultat des délibérations fut de faire cesser le massacre général et de diriger sur Gokul les poursuites dont les neveux de Cans étaient les objets.
Un Zennadar ou astrologue, appelé au conseil, se levant alors, s’engagea, si son prince voulait accepter ses services, à le défaire des deux enfants qui troublaient son repos. Sa réussite paraissait d’autant plus assurée que, en qualité d’astrologue, qui sont généralement accueillis de tous les Indous, Seedher, ainsi s’appelait celui-ci, avait plus d’un moyen d’arriver à son but.
Cans l’ayant encouragé à tenter la chose, il se rendit à Gokul, où il fut reçu d’Ysodha comme il s’y était attendu. Charmée de cette occasion de faire tirer l’horoscope de ses enfants, elle ne fit aucune difficulté de l’introduire chez elle, et, lorsqu’il demanda à les voir, elle le pria seulement d’attendre leur réveil et son retour de la Jumna, où elle devait encore faire ses ablutions. Seedher, enchanté des facilités que lui donne l’imprudente confiance de la femme de Nanda, l’assure qu’il est loin de vouloir la gêner et qu’il attendra qu’elle revienne. Laissé seul avec les fils de Basdaio, il s’avance vers le berceau de Chrisnen. « Ah ! s’écrie l’enfant, vous venez donc pour me tuer ! » Se levant à ces mots, de ses deux mains il saisit le meurtrier et, ne voulant pas lui ôter la vie, il se contente de lui disloquer tous les membres de façon qu’il tombe par terre, privé de la parole. Reprenant haleine après cette expédition, Chrisnen retourne dans son berceau, et se recouche comme s’il ne s’était rien passé. Mais l’étonnement d’Ysodha égale sa frayeur, lorsqu’en rentrant elle trouve Seedher dans cet état. Elle le questionne. Ne pouvant répondre, il montre de la main le berceau de Chrisnen et, quoique bien éloignée d’imaginer le prodige qu’il a opéré, elle commence cependant à comprendre que l’astrologue est un émissaire de Cans et, attribuant à la protection des Deiotas la punition de ce méchant, elle appelle au secours, on saisit le misérable et on l’emporte hors du village.
De ce moment Ysodha, toujours inquiète, lorsque ses affaires la forçaient à s’éloigner de la chambre de son fils, plaçait son berceau sur un grand chariot qui était dans la cour de la ferme où tous les enfants se rassemblaient pour jouer. Dès qu’elle voyait que le sien était endormi, elle prenait ce moment pour vaquer à son ménage.
Un jour que ses affaires la retenaient plus longtemps que de coutume, Chrisnen, en se réveillant, eut faim. Il cria, mais impatienté de n’être pas entendu, il se débattit avec tant de violence qu’il brisa et mit en pièces le berceau et le chariot. Nanda, survenant et voyant cette dévastation, questionne les autres enfants, qui, témoins de la chose, la lui racontent. Il ne peut les croire et ne doute pas que son fils n’ait encore miraculeusement échappé à quelque nouvelle tentative de Cans.
Celui-ci ne se rebutait point du mauvais succès de ses agents. Ne doutant pas qu’il ne réussît enfin, il envoya un jour un puissant Daint à Gokul, avec ordre d’employer contre Chrisnen tout ce que sa science dans l’art des enchantements avait de plus redoutable. Tavernet, ainsi s’appelait ce démon, commença par exciter une si affreuse tempête que tout le village fut couvert des plus épaisses ténèbres, puis, prenant lui-même la forme d’un tourbillon, il enlève Chrisnen dans l’air, mais les cris et la consternation générale qu’occasionne cet événement, cessent bientôt, car, tandis que le Daint cherche à étouffer l’enfant divin, celui-ci se rend si pesant que le géant, ne pouvant supporter ce poids, tombe subitement à terre, privé de vie, et l’on voit le petit Chrisnen jouant sur ce monstre.
Mais, dit M. de Polier, ses prétendus parents devaient enfin s’apercevoir de tous les prodiges qu’il opérait ?
Non, répondit le docteur, comme le temps de déployer sa mission n’était pas encore arrivé, les fables supposent que Chrisnen, après chaque miracle, reprend aux yeux des mortels l’apparence de l’enfance et que le maya qui couvre leur entendement et dont Vichnou seul dispose pour l’écarter ou l’épaissir, les empêche de voir ce qu’il ne veut pas encore leur développer. Ainsi Nanda et sa femme, tout en voyant que celui qu’ils croient leur fils échappe miraculeusement aux embûches des Daints agents de Cans, n’attribuent ce fait qu’à la protection de l’être suprême, à celle des Deiotas, et au pouvoir des charmes répandus sur les amulettes et les talismans dont Ysodha l’entoure.
Basdaio cependant, ayant appris de son ami Nanda toutes les tentatives de son beau-frère pour faire périr ses fils, et toujours inquiet qu’enfin il ne réussisse, s’adresse à Garg, fameux Bramine, et astrologue, et, lui confiant ses appréhensions sur le fils de Rodni, qu’il lui avoue être à lui, il le conjure d’aller à Gokul tirer son horoscope et lui donner un nom assorti à sa future destinée. Le Bramine, s’annonçant chez Nanda au nom de Basdaio, fut parfaitement bien reçu et le fermier, voulant profiter de l’occasion, demanda à Garg de tirer aussi l’horoscope de celui qu’il croyait son fils, et, pour le mettre en état de lui accorder cette grâce, il lui donna tous les renseignements nécessaires sur le moment de sa naissance, sur ses noms à lui, et sur ceux de sa femme.
Muni de ces instructions, le Brame commença son travail par le fils de Rodni et, trouvant tous les points conformes aux renseignements de Basdaio et de Nanda, il donne au frère aîné de Chrisnen le nom de Ram, en ajoutant qu’à cause de sa force prodigieuse il sera nommé Bali, ou Bulbhader, et que selon les astres qui dominaient à sa naissance, il deviendrait un très grand homme.
Passant ensuite au fils d’Ysodha, il examine attentivement la planète sous laquelle il est né, un air de doute se répand sur sa figure, il questionne encore Nanda sur le père de cet enfant.
« C’est moi, lui répond le fermier. Non, répond Garg, vous êtes dans l’erreur, cet enfant a des caractères qui indiquent avec certitude qu’il est le fils de Basdaio et de Daioki. »
Reprenant alors ses calculs et ses opérations :
« Non, s’écrie-t-il, mon art ne m’a point trompé, j’avais lu dans les astres que Daioki devait avoir un fils dans sa huitième grossesse. Mon étonnement lorsqu’on dit qu’elle avait une fille est justifié, cette fille vous appartient, et voici le fils de Basdaio. Mais comment te nommerai-je, oh toi enfant miraculeux ! toi, qui es le Tout-Puissant ! le Dieu, le créateur de l’univers ! Quel nom choisirai-je entre les mille noms sous lesquels on te désigne ! Toutefois la couleur noire que tu as choisie pour ta carnation me décide, on te nommera Chrisnen. »
En finissant ces mots, Garg entonne des hymnes à sa louange avec tant de vivacité, de foi, d’enthousiasme que l’incarnation, prévoyant que ce transport extatique donnerait enfin une connaissance entière, mais prématurée, des mystères de sa mission, répandit le maya sur l’entendement du Bramine qui, reprenant son assiette ordinaire, douta bien encore que cet enfant fût celui de Nanda, mais ne vit plus en lui qu’un mortel appelé à de très grandes choses.
L’horoscope achevé, l’heure du repas s’approchait, mais les Bramines n’osant ni manger avec les Souder ni toucher des mets qu’ils préparent, Garg s’apprêta lui-même ceux de son dîner et, lorsqu’il fut prêt, il commença selon l’usage à mettre de côté la portion de Brehm ou Dieu, qui se donne soit à un jeune Bramine, soit à une vache, à son défaut. Mais quoique Chrisnen, sous son apparence humaine, commence à peine à marcher, il s’avance vers le Bramine et s’emparant de cette portion, la mange avec avidité. Le maya empêchant Garg de voir que son intention est remplie, il recommence les apprêts de son repas et Chrisnen prend encore la portion consacrée. Trois fois le Bramine recommence son repas et trois fois l’enfant divin fait la même chose. Garg enfin s’impatiente de ne pouvoir satisfaire son appétit. Ysodha prend son fils, le gronde et veut l’emporter. Alors Chrisnen, qui ne parle point encore, dit que c’est la faute de Garg, puisque c’est pour lui qu’il a mis là cette portion. Étonné de ce nouveau prodige, le Bramine, se concentrant en lui-même et s’élevant à la contemplation de la divinité, connaît qu’en effet Chrisnen participe à son essence, et qu’ainsi la portion destinée pour Brehm lui appartient. Tombant alors aux pieds de l’enfant, il augmente la surprise d’Ysodha par les hommages qu’il prodigue à son fils, mais, l’incarnation opposant subitement le maya à ce rayon de connaissance, ils perdent l’un et l’autre la mémoire de ce qui vient de se passer.
Décidé à s’assujettir à toutes les apparences de l’humanité, l’incarnation de Vichnou croissait comme l’enfant d’un mortel ; inséparable de son frère Ram ou Bulbhader, tous deux étaient toujours avec les gopes et les gopias.
Qu’est-ce que les gopes et gopias ? demanda M. de Polier.
C’est, répondit le docteur, les pâtres, les bouviers, les bergères et laitières de la ferme, compagnons et compagnes des deux fils de Basdaio. Et Chrisnen, plus aimable que son frère, s’était tellement emparé de l’amitié des Gopias que, s’autorisant de leur faiblesse pour lui, dès l’âge de trois ans il s’amusait à leur jouer des tours, leur renversant leur lait, leur volant leur crème, et, riant de leurs reproches ou redoublant ses malices, il s’embarrassait très peu des plaintes que les Gopes faisaient à ses parents. Quelques valets de ferme vinrent un jour l’accuser d’avoir mangé tout le lait caillé. En niant le fait, il dit à sa mère de lui ouvrir la bouche pour se convaincre qu’il n’était pas coupable. Elle la lui ouvre, regarde jusqu’au fond de son palais, et elle y voit tout l’univers, Chrisnen dans le centre, entouré de toutes les créatures célestes et terrestres qui lui rendent hommage. À cette vision accompagnée d’un rayon d’esprit divin, Ysodha veut se jeter aux pieds de l’incarnation et lui demander humblement pardon, mais Chrisnen, retirant à lui la lumière momentanée qu’il a fait luire et l’environnant du maya, elle oublie ce qu’elle vient de voir et, n’ayant trouvé aucun indice de lait caillé, elle caresse son fils et le prend sur ses genoux en dédommagement de l’avoir soupçonné.
Augmentant chaque jour en beauté, en agrément, en gentillesse et en espièglerie, le petit Chrisnen, toujours entouré de tous les enfants de la ferme, était l’objet de la préférence générale et des respects de ses petits camarades. Dès l’âge de quatre ans, à la tête de cette troupe qui avait toute la gaîté et l’insouciance de cet âge, le fils de Basdaio s’amusait à faire des niches à tous les voisins de Nanda et, malgré leur indulgence pour cet aimable enfant, ils se plaignaient cependant à ses parents, lorsque cette troupe mutine conduite par lui leur dérobait leurs fruits, leur beurre ou leur lait. Alors Ysodha morigénait son fils, mais le malin Deiotas riant de ses corrections, continuait ses jeux et ses malices.
Un jour qu’impatientée d’un nouveau tour qu’il lui avait fait, elle le grondait avec colère, Chrisnen feignant d’avoir peur s’enfuit. Elle lui court après et il lui fait faire tant de tours et de détours que, bientôt hors d’haleine, elle est obligée d’appeler toutes les filles de la ferme à son aide pour saisir l’enfant, qui voulut bien se laisser prendre.
Décidée à le punir de toute la fatigue qu’il leur avait occasionnée, Ysodha et ses laitières résolurent de l’attacher entre deux grands arbres qui se trouvaient dans la cour. Armées de cordes et tenant les mains du petit Chrisnen, elles l’entourent des liens qu’elles veulent lui donner et le conduisent à la place où il doit subir sa peine. Mais elles ont beau former le coulant, tirer les bouts de la corde, lorsqu’elles veulent serrer le nœud, il se rouvre, et tous leurs essais seraient inutiles, si Chrisnen, après avoir joui de leur impatience, ne serrait lui-même le nœud. Alors Ysodha, qui s’en attribue l’honneur, et qui le voit bien attaché, le quitte, contente de sa réussite, et de s’être procuré un moment de repos pour vaquer à son ménage.
Les arbres auxquels Ysodha avait attaché Chrisnen étaient une transformation de deux jeunes Deiotas, nommés Nal et Covéré. Ces jeunes gens, dans leur existence précédente, jouant un jour sur le mont Kilas, avaient dans l’effervescence de leurs jeux blessé les lois de la pudeur et manqué par-là de respect à un vénérable Bramine occupé de ses dévotions. Nardman les avait réprimandés sur cette faute très grave, et ils y ajoutèrent celle de s’oublier au point de perdre de vue les égards dus à ce patriarche. Il les punit alors par un serap, malédiction, qui les condamna à être changés en arbres et à ne pouvoir reprendre leur forme que par l’attouchement des pieds de Chrisnen. Celui-ci, impatient de la contrainte où le retenaient les liens qu’il avait permis qu’on lui donnât, se débattant pour les rompre et appuyant ses pieds tour à tour contre les deux arbres en tirant la corde qui y tenait, les déracina et les deux Deiotas, reprenant leur forme, rendirent hommage à l’incarnation, montèrent sur deux baibans ou chars célestes qui devaient les transporter au Baikunt et disparurent.
Mais, dit M. de Polier, qu’avaient donc fait ces deux Deiotas pour mériter un tel honneur ?
C’est, répondit le docteur, à l’attouchement de l’incarnation, à l’hommage qu’ils lui rendirent, qu’ils durent cette distinction. Les fables attachent toujours une telle efficacité à ces circonstances qu’elles supposent que la méchante Poutna elle-même en avait senti l’influence et qu’elle fut sauvée de l’enfer.
Cependant, le bruit qu’occasionna la chute de ces arbres, les cris des enfants témoins de l’aventure, attirèrent tous les habitants de la ferme. Ysodha et Nanda accoururent, les enfants racontèrent ce qui s’était passé, mais personne ne voulut croire à ce prodige et les parents putatifs de Chrisnen, tout en voyant les arbres renversés, n’en conclurent autre chose sinon que leur fils, en butte aux persécutions des mauvais génies, mais protégé par l’être suprême, venait d’échapper encore à quelque nouveau danger. Remplis de cette idée, ils répandent d’abondantes charités et Ysodha redouble les amulettes, les talismans et les charmes préservatifs dont elle entoure Chrisnen.
Toutefois Nanda, fatigué des tentatives sans cesse renouvelées contre son fils et qu’il attribue à Cans et aux mauvais génies qu’il a à ses ordres, craint que, vu sa proximité de Mathra, Gokul ne soit un endroit peu sûr, et même dangereux, et cette idée le détermine à le quitter. Encouragé par ses amis dans cette résolution, il se transporte avec tous les habitants du village dans la plaine de Brindaban au bord de la Jumna, entourée de la montagne de Goverdhana, et dont les excellents pâturages et la riante situation fournissent à toute cette colonie l’établissement le plus délicieux et le plus lucratif. Les émissaires de Cans, toujours en campagne, apprirent bientôt le changement d’habitation de Nanda et, les raisons qu’on en donnait ne laissant plus aucun doute que sa ferme ne fût l’asile du fils de Basdaio, ils se hâtèrent d’apprendre cette nouvelle à son oncle, en ajoutant que le petit Chrisnen, âgé de cinq ans, conduisait déjà les troupeaux aux pâturages, et qu’il y était le plus souvent seul avec ses jeunes camarades.
Sur ces renseignements, le tyran ordonne à une Daintani, nommée Vetes, de se rendre à Brindaban, de s’y transformer en vache, de se mêler au troupeau, et de saisir le moment où elle pourrait tuer l’enfant. Obéissant à cet ordre, la fausse vache trompe les yeux de tous les pâtres et bouviers ; mais la toute science de l’incarnation ne pouvait être en défaut et son regard perçant l’instruisit bientôt que cet animal n’était qu’une transformation d’un mauvais génie s’adressant à Bulbhader son frère, il lui demanda s’il connaissait cette bête et, sans attendre sa réponse, posant sa main sur une des cornes de la vache et la retenant par l’autre, il la jeta à terre avec une telle violence qu’elle fut tuée du coup, après quoi, rejoignant les autres petits bouviers, Chrisnen se remit à jouer avec eux.
Quelques jours après cette aventure, le vacher, venant inspecter les troupeaux, avertit les bergers qu’il y avait un énorme crocodile couché sur le bord de la Jumna, ils y coururent par curiosité, mais Chrisnen, en les voyant, leur dit que c’était une Daintani qui avait pris cette figure. Il s’en approche, aussitôt le monstre, ouvrant sa large gueule, engloutit l’enfant, que les spectateurs effrayés crurent perdu. Leurs cris firent retentir le rivage, mais la Daintani ne jouit pas longtemps de la satisfaction qu’elle avait d’avoir si bien rempli les ordres de Cans : un feu dévorant se fait sentir dans ses entrailles. Incapable, par la douleur qu’il lui cause, de retenir sa proie, elle la revomit, espérant s’en ressaisir, lorsqu’elle aura éteint dans la Jumna le feu qui la consume. Chrisnen ne lui en laisse pas le temps, de ses deux mains il écarte tellement les mâchoires du monstre qu’il expire à l’instant, et le fils de Basdaio après cette victoire va tranquillement se baigner dans la rivière. De retour à la ferme, le vacher y raconte cette nouvelle aventure, mais Nanda, moins effrayé qu’il ne l’a été des précédentes, conclut avec tous les pasteurs que, si elle montre que Chrisnen est encore poursuivi par les mauvais génies, elle prouve aussi que la même destinée qui l’a sauvé de Poutna le sauvera de même dans toutes les autres occasions.
Malgré le peu de succès qu’avaient eu jusqu’ici les agents de Cans, il en trouvait toujours par l’attrait des grandes récompenses qu’il promet à ceux qui le délivreront de son neveu. Et par le désir qu’ont les Daints eux-mêmes de détruire un enfant qu’on commençait à regarder comme une incarnation, Agasser, un des individus les plus puissants de cette méchante race, frère de Poutna, avait encore le motif particulier de venger sa sœur, punie par Chrisnen.
Aussi méchant qu’elle, aussi présomptueux, il s’offrit à Cans pour servir ses fureurs. Instruit du temps où les bergers de Brindaban, quittant les pâturages de la plaine, allaient avec leur troupeau chercher ceux de la montagne, il se transforme en dragon et s’établit sur le grand chemin de Goverdhana ; une de ses mâchoires touche la terre sur laquelle il se couche, l’autre semble atteindre les nuages, et son énorme gueule présente une ouverture semblable à celle d’un chemin creux, aboutissant à une caverne. Dans cette attitude le monstre, interceptant la route et se félicitant déjà du succès de son infernale ruse, attend avec impatience et voit arriver le troupeau, précédé de son vacher et suivi des jeunes Gopes, avec lesquels sont les fils de Basdaio.
Les Daints triomphants, les Deiotas alarmés, spectateurs invisibles, attendent dans les airs le grand événement de la destruction ou de la victoire de Chrisnen. Le piège que lui tend le Daint n’en est pas un pour l’incarnation, mais le reste de la troupe est trompé par l’apparence et, croyant que l’issue de cette caverne ramène sur la route, elle entre sans balancer dans la gueule du dragon. Ému du danger que courent ses amis et les troupeaux de Nanda, l’enfant divin les suit, mais, au moment où le monstre croit en refermant la bouche les engloutir tous, Chrisnen, augmentant le volume de son corps, se place dans la gorge du dragon et l’empêche non seulement de rejoindre ses mâchoires, mais lui intercepte tellement l’air nécessaire à la vie que l’âme du Daint, saisie d’angoisse, quittant le corps de l’animal, s’envole dans l’air sous la forme d’un tourbillon de feu. Les Deiotas alors font entendre leurs cris de victoire, Jaye ! Jaye ! et sèment des fleurs sur la terre, tandis que les Daints consternés prennent la fuite. Le tourbillon de feu descend, Chrisnen l’éteint dans sa bouche, et le vacher, les Gopes, et les troupeaux sortant sains et saufs de la gueule du dragon, reprennent leur chemin. L’âme du Daint sauvée par Chrisnen, le corps, qu’elle avait animé resta longtemps sur cette place et devint une colline sur laquelle Chrisnen jouait avec ses camarades et qui, dominant la plaine où paissaient les troupeaux, ajoutait encore aux agréments de Brindaban, absolument plat avant cette aventure.
Par le nombre de prodiges qu’avait déjà opérés l’enfant divin, son incarnation commençait à se manifester sur la terre et les Deiotas étaient convaincus que le destructeur de Poutna, de Vetes, d’Agasser, ne pouvait être que le tout-puissant créateur du monde. Ce titre éveillant l’attention de Birmah, chargé d’ailleurs d’écrire les merveilles des incarnations de Vichnou, il voulut savoir si Chrisnen en était une, et s’il avait en effet le pouvoir créateur. Se transportant donc sur la terre, il se rendit à Brindaban près de l’endroit où le fils de Basdaio conduisait ses troupeaux. Entouré des jeunes Gopes, jouant et luttant avec eux, Chrisnen paraissait prendre le plus vif plaisir à ces joyeux ébats et ne point se formaliser de l’agreste familiarité avec laquelle les jeunes bergers le traitaient, se croyant ses égaux. Ce spectacle, en étonnant Birmah, augmente ses doutes et, à supposer même que cet enfant soit une incarnation, il veut savoir à quel degré la divinité réside en elle et si elle a en effet le pouvoir créateur. Saisissant donc le moment où la troupe joyeuse après son dîner s’abandonne au sommeil, Birmah transporte le troupeau et tous les Gopes dans une grande et spacieuse caverne, qu’il crée d’un mot, et dont il ferme l’entrée par un roc d’un si prodigieux volume, qu’aucune main humaine n’est en état de l’enlever ; cela fait, il retourne au Birmlok.
Quelque surpris que fussent Chrisnen et Bulbhader en se trouvant seuls à leur réveil, ils crurent d’abord que c’était un tour que leur jouaient les Gopes, pour les obliger à les chercher ; en suivant cette idée, Bulbhader parcourut tous les endroits susceptibles de se cacher, mais Chrisnen se concentrant en lui-même, fut bientôt au fait du tour que lui jouait Birmah et, sans s’arrêter à délivrer les prisonniers de ce Deiotas, il créa à l’instant le même nombre d’êtres, si exactement ressemblants en figure, en vêtement, en manières à ceux qui étaient dans la caverne que ni les vachers ni les parents des jeunes Gopes n’eurent pas le moindre soupçon de l’absence du troupeau ni de celle de leurs enfants.
Une année entière s’écoula ainsi, au bout de laquelle Birmah, très curieux de savoir les suites de l’épreuve qu’il avait faite, ne fut pas peu surpris en retrouvant Chrisnen entouré de ses camarades, et conduisant le même troupeau qu’il lui avait soustrait. Convaincu que la divinité pouvait seule délivrer ses prisonniers, il court à la caverne, examine le roc, le trouve à sa place et voit, en ouvrant la caverne, que les jeunes bergers et leurs troupeaux y sont encore, toujours plongés dans le sommeil qu’il a répandu sur eux, et qu’il est impossible d’apercevoir la moindre différence entre eux et ceux que Chrisnen leur a substitués. Saisi d’étonnement et absorbé dans la contemplation de ce prodige, Birmah voit la forme et la couleur de Chrisnen dans tous les objets ; il se voit lui-même avec Mhadaio et tous les Deiotas en adoration devant toutes ces formes. Revenant enfin de cette extase comme s’il sortait d’un profond sommeil, il ne peut plus douter que les êtres qui remplacent ceux qu’il a enlevés ne soient une création de Chrisnen, il court se prosterner avec ses quatre têtes aux pieds de l’incarnation ; humilié et confus, il la supplie de lui pardonner les doutes qu’il a osé concevoir, et il entonne des hymnes à sa louange.
Chrisnen lui pardonne, mais en exigeant qu’il rapporte lui-même les bergers et les troupeaux et, pendant qu’il exécute cet ordre, l’enfant divin fait disparaître les êtres par lesquels il les a remplacés, et par son pouvoir les Gopes, en se réveillant après un sommeil d’une année, se trouvèrent tellement au fil de tout ce qui s’était passé qu’achevant avec eux le dîner qu’il avait commencé avec leur ressemblance, ils ne se doutèrent pas de l’aventure.
Le repas fini, le fils de Basdaio retourne avec eux à la ferme, en jouant en chemin de sa flûte ; les sons mélodieux et touchants qu’il en tire enchantent tous les êtres ; les Deiotas et les oiseaux dans l’air, les poissons dans l’eau, les hommes et les animaux sur la terre, ravis en extase, suspendent leur haleine pour mieux l’écouter, les Gopias de tout âge quittant leur occupation accourent à sa rencontre. De douces larmes de joie et d’amour brillent dans leurs paupières et leur cœur entièrement à Chrisnen, oublie pour lui l’univers. Ainsi s’écoulaient les jours de l’enfance du fils de Basdaio, âgé de dix ans. Tantôt au pâturage, dans la plaine, sur la montagne ou dans les bois, il s’exerçait avec Bulbhader et les Gopes à tous les jeux de cet âge ; tantôt, par sa flûte céleste et par ses agréments, entouré des jeunes Gopias, il s’amusait avec elles, et malgré les niches qu’il leur faisait, il était l’objet de toutes leurs préférences ; mais au milieu de ces doux passe-temps de l’enfance, la divine incarnation se manifestait déjà par la punition des méchants.
Un jour, un des jeunes Gopes vint avertir ses camarades qu’il y avait dans une forêt voisine de Brindaban un arbre chargé des plus beaux fruits, ajoutant qu’il y serait allé pour en manger si la forêt n’était remplie de Daints, dont un entre autres nommé d’Henek devait être si cruel et si méchant que personne ne se hasardait à cueillir des fruits commis à sa garde. Sans s’effrayer de ce récit, le fils de Basdaio encourageant ses amis à cette partie de plaisir, les conduit dans la forêt. N’y voyant que des ânes sauvages, ils s’enhardissent, montent sur l’arbre, mangent de ses fruits, s’en jettent, et se livrent à toute la gaîté des enfants de leur âge, tandis que le Daint d’Henek, sous la forme d’un âne, paraît dormir, et que d’autres animaux de la même espèce, comme lui transformations de Daints, paissent dans la forêt, sans avoir l’air de s’inquiéter des dégâts et du bruit de la troupe joyeuse. Après s’être rassasiée, elle se disperse pour ses jeux, laissant Chrisnen et Bulbhader sous l’arbre, où ils s’amusent encore à jouer à la paume avec les fruits qu’ils ont cueillis. Prenant ce moment, le Daint, qui le guettait et qui était un agent de Cans, se lève sur ses pieds de derrière, s’allonge, et s’apprête à assener un rude coup à Chrisnen, lorsque Bulbhader, qui s’en aperçoit, saisissant les deux pattes de devant de l’animal, le fait reculer avec une telle violence qu’il tombe par terre ; furieux d’être dompté par un enfant, le Daint reprend son effroyable forme et, se jetant sur Chrisnen, il veut l’écraser. Mais l’incarnation donnant à son corps la dureté du fer, le Daint après d’inutiles efforts succombe lui-même sous les coups de son puissant adversaire, après quoi les fils de Basdaio mettent à mort tous les ânes sauvages qu’animaient les Daints ; il n’en échappe que ceux qui vont porter à Cans la nouvelle de leur défaite. Et la forêt nettoyée de ces monstres, les enfants y continuent leur jeux, jusqu’au soir, où ils retournent à la ferme.
Par une infinité d’aventures semblables, Chrisnen commençait à devenir l’objet de la confiance et de l’attachement des êtres bons et vertueux, autant qu’il était celui de la terreur des méchants, des impies et des monstres naturels et surnaturels sans cesse conjurés contre lui. Il en triomphait sans peine et se couvrait de gloire à chaque nouveau combat.
La Jumna, qui fécondait les pâturages de Brindaban et dont les eaux pures désaltéraient les habitants et les troupeaux du village, était devenue si infecte qu’elle donnait la mort aux hommes et aux animaux qui en buvaient. Dans cette affreuse calamité dont on ignorait les causes, ce fut à Chrisnen qu’on eut recours. Il se rendit sur le rivage, et sa toute-science l’instruisit bientôt que cette infection provenait du venin que répandaient dans la rivière des serpents qui s’y étaient établis.
Calinak, le père de ces reptiles, voulant dans sa jeunesse échapper au tribut que sa race payait à Garud, monture de Vichnou, après avoir souvent combattu cet aigle qui ne se nourrit que de serpents, pour sauver sa vie, s’était enfin réfugié dans la Jumna où, sous l’inviolabilité d’un Rischi, son protecteur, il vivait à l’abri des recherches de Garud. Établi depuis très longtemps dans cet asile, cet énorme serpent à mille têtes avait une famille nombreuse et le venin de ces reptiles infectait tellement la place où ils faisaient leur demeure que toute la Jumna commençait à s’en ressentir, et qu’elle était si obstruée par la progéniture de ce vieux serpent que Chrisnen résolut d’attaquer et d’exterminer le monstre ennemi des hommes et des animaux. Mais allant au plus pressé et jetant un regard de compassion sur les victimes de son venin, couchées sur le rivage, l’incarnation ranime d’un coup d’œil le troupeau et les bergers, et ceux-ci revenus à la vie apprennent avec le plus grand étonnement ce qui vient de leur arriver.
Dès le matin suivant, sans revêtir d’autre apparence que celle d’enfant qu’il a encore, et sans prendre d’autres armes que la coquille sacrée, attribut de Vichnou, Chrisnen sort de la ferme, sans Bulbhader, et seulement accompagné des jeunes Gopes. Il se rend sur le rivage de la Jumna, où le serpent était endormi ; voulant le réveiller, il jette dans l’eau un palmier et commence à battre des mains en agitant sa coquille. Calinak, au son éclatant de cet instrument sacré, lève la tête pour voir qui a l’insolence de troubler son repos. Alors Chrisnen, poussant le palmier dans l’eau, l’agitant avec violence, redouble tellement le bruit qu’il fait que, entendu dans tout l’univers, les Deiotas alarmés accourent pour contempler le spectacle qu’il annonce.
Le vieux serpent irrité vomit des torrents de feu par la gueule et par les narines, il s’avance lentement contre le téméraire qui ose le provoquer, s’accrochant de sa queue, il enveloppe Chrisnen de ses plis et replis, tandis que de ses mille bouches il lui prodigue les morsures venimeuses qui ne manquent jamais de donner la mort. À cet aspect les Gopes au désespoir font retentir les airs de leurs cris, tout le village accourt, s’imaginant que quelque malheur est arrivé aux troupeaux. En approchant, l’effroi de Rodni et d’Ysodha est à son comble, elles ne voient point Chrisnen avec les Gopes, elles les questionnent, leur consternation, leur désespoir les empêchent de répondre, et ce silence, en les glaçant de terreur, augmente la désolation générale. Prosternée devant l’être suprême, toute cette multitude l’invoque en faveur de Chrisnen. Bulbhader arrive seul. Calme et tranquille au milieu de l’affliction, de la crainte universelle, il console et relève l’espoir, en assurant que son frère vainqueur de Poutna, de Tavernet et de tant d’autres Daints, surmontera ce nouveau péril comme il a surmonté les autres.
À peine a-t-il fini de parler que l’incarnation voulant faire cesser l’angoisse générale qu’occasionne l’idée des dangers qu’elle court, se dégage des replis du serpent, prend d’une main sa queue, l’empoigne de l’autre par le milieu du corps, et posant ses pieds sur ses mille têtes, il commence à danser sur chacune d’elle. En vain Calinak cherche-t-il à lui résister, il sent le pouvoir supérieur de l’incarnation et il voit le moment où Chrisnen d’un coup de pied lui écrasera la tête et le punira des meurtres qu’il a commis. Mais au moment où l’incarnation allait déployer sa justice, la femme de Calinak et ses enfants se jettent à ses pieds et, après l’avoir reconnu pour le sauveur du monde, la mère de cette famille éplorée demandant grâce pour son mari, représente à Chrisnen que quelque coupable que fût Cali, ses crimes étaient une suite de la nature qu’il tenait de lui son créateur. « Puissant comme vous l’êtes », ajouta-t-elle, il n’a tenu qu’à vous de faire découler l’eau d’immortalité de la gueule du serpent au lieu du venin mortel qu’elle distille. » Chrisnen, souriant à cette observation, accorde la grâce du coupable, ajoutant qu’en créant ces reptiles il avait déterminé leur demeure, dans les patals. Il ordonne donc à Calinak de quitter la Jumna, de se rendre dans ces régions inférieures et pour le mettre lui et sa famille à l’abri de l’appétit de Garud, il imprime sur leur dos la paume de sa main, signe respecté du Deiotas Garud comme de tous les Indous.
Sorti de l’eau après cette victoire, Chrisnen reprit toutes les apparences de l’enfance, et pâle et tremblant il courut se jeter dans les bras de sa mère, très alarmée ainsi que le reste des spectateurs, parce qu’ayant le maya sur les yeux, elle croyait son enfant prêt à succomber au venin du serpent qui l’avait mordu ; mais Bulbhader les tranquillisant encore, les assura que son frère ne courait aucun danger.
Le jour étant cependant avancé, toute la multitude rassemblée sur les bords de la Jumna, après avoir mangé et bu, se coucha sur le rivage et y jouissait tranquillement du sommeil, lorsqu’elle fut réveillée vers les minuit, par un feu terrible, qui, s’avançant en tourbillon et gagnant les arbres et toute la côte qui borde le fleuve, rendait la fuite presque impossible. Dans cet imminent danger, tous les soins se tournèrent vers Chrisnen, tous les désirs ne tendirent qu’à le sauver ; l’incarnation, touchée de l’attachement qu’elle lut dans tous les cœurs, rassembla les flammes dans sa bouche et, les avalant, éteignit l’incendie. Délivrés de leur crainte, les habitants de Brindaban, sans soupçonner ce nouveau prodige, mais très satisfaits d’être échappés à ce péril, rendirent grâce à l’être suprême et retournèrent au village, où Chrisnen conservait toujours les apparences du fils de Nanda, parce que, après chaque miracle qu’il opérait, il répandait le maya, qui le faisait oublier.
Et quand permettra-t-il qu’on les remarque ? demanda M. de Polier.
Lorsque le temps prédit pour ses opérations générales sera prêt d’arriver ; nous le verrons demain, développant déjà davantage son caractère divin, qui ne se manifeste cependant en entier que lorsqu’il aura atteint sa vingtième année.