Continuation du Bhagavat et du Mahabarat. Rupture entre les Coros et Pandos. Chrisnen va à Hastnapour. Durdjohn refuse l’arbitrage de Chrisnen, menaces que lui fait celui-ci, Durdjohn paraît les mépriser. Cependant elles l’engagent à dissimuler ses projets contre les Pandos, il leur rend une forteresse, puis il y fait mettre le feu et croit les avoir fait périr ; le bruit de la mort des Pandos se répand, mais Bhim les a sauvés. Chrisnen seul sait leur retraite. Histoire de l’escarboucle ou talisman de Satterjit. Histoire des deux mariages de Chrisnen, il va à Tanaisser avec Bulbhader. Arjoon son pupille épouse Draupadi. Fin de l’histoire de l’escarboucle. Histoire de Purdman, régénération du Dieu d’amour. 28 800 Rajahs prisonniers de Jerashind demandent le secours de Chrisnen. Les Pandos lui écrivent qu’ils sont rentrés dans leurs possessions : Judister, l’aîné des cinq frères, devenu Rajah, veut célébrer un Raisoo-yuc. Chrisnen se rend à Aindraprest. Le sacrifice se célèbre. Mariages de Chrisnen, ses huit premières femmes, appelées les huit Nayagas.
Dites-moi, mon cher Pundit, demanda M. de Polier à son instituteur, qui entrait chez lui, dites-moi, je vous prie, cette Roukmani, qu’a épousée Chrisnen, est-elle une simple mortelle ou une Deiotani ?
C’est une Deiotani, répondit le docteur, une incarnation de Latchemi, femme de Vichnou, qui s’incarne chaque fois que ce Deiotas fait une descente sur la terre. Vous l’avez vue dans celle de Ramtchund incarnée en Sita, et elle est toujours inséparable de Vichnou.
Nous avons laissé Chrisnen au moment où il ramène à Dwarka sa charmante princesse. Dès le lendemain, on y célébra la cérémonie de leur mariage avec autant de pompe que de solennité ; mais quelque occupé que fût le fils de Basdaio de sa nouvelle épouse, il ne perd point de vue les intérêts des Pandos. Instruit que Durdjohn, après avoir sourdement envahi les possessions de ses cousins, a enfin levé le masque, qu’il les persécute ouvertement et chaque jour davantage, il se décide à se rendre lui-même à Hastnapour, dans le but d’essayer si ses représentations auront plus d’effet que n’en avaient eu celles dont il avait chargé Akrour. Pour être sûr de réussir, Chrisnen, dans la première entrevue qu’il a avec Durdjohn, se borne à lui demander qu’il accorde du moins à ses cousins quelques légères indemnités pour tous les biens qu’il leur a enlevés. Il l’assure en leur nom que, quelque juste que fût la restitution des riches domaines dont il les a dépouillés, ils se contenteront, pour avoir la paix, qu’il leur donne à chacun un petit village en propriété. Malgré la modération de cette demande et malgré tous les motifs que Chrisnen lui allègue pour lui en faire sentir la justice, Durdjohn reste inflexible et, s’irritant de la franchise avec laquelle le fils de Basdaio lui représente ses devoirs, il lui demande avec colère à quel titre il ose s’arroger le droit de se mêler d’une affaire de famille qui ne le regarde pas et de vouloir en être l’arbitre ?
« Par quelle insolente et arrogante présomption, ajoute le chef des Coros, vous croyez-vous en état de juger du juste ou de l’injuste, et de prescrire des règles de conduite à des princes dont vous ne pouvez connaître ni les intérêts ni les usages, étant élevé parmi les pâtres, et toujours occupé à conduire leur bétail ? »
En finissant cette insolente apostrophe, Durdjohn défendit à Chrisnen de lui reparler de cette affaire et l’assura que ni lui ni personne ne le ferait changer de conduite avec les Pandos. L’incarnation, irritée de tant d’endurcissement, y répondit en le menaçant de sa vengeance et, le quittant à l’instant, elle se rend auprès des Pandos, qu’elle exhorte à la patience pour le moment, en leur promettant que, à son retour à Dwarka, elle lèvera une armée avec laquelle elle viendra contraindre leur tyran à leur rendre justice. Prenant alors congé d’eux, Chrisnen revient dans le Deccan s’occuper des préparatifs des secours qu’il a promis aux Pandos.
Quelque obstiné que fût Durdjohn, quelque mépris qu’il ait marqué au fils de Basdaio, ses menaces l’effraient, il rend malgré lui justice à sa valeur, il sait qu’il est à la tête d’un corps nombreux de Yadous et il craint que, irrité de ce qui vient de se passer, il ne veuille le contraindre à rendre aux Pandos l’héritage de leur père qu’il a envahi. Tous les Coros partageant son inquiétude, il les assemble, les consulte sur le parti à prendre dans cette conjoncture et, après beaucoup de débats, Durdjohn s’arrête enfin à l’idée de céder aux circonstances et de revêtir les apparences d’une réconciliation, masque perfide sous lequel, dissimulant sa haine, il paraît satisfaire aux demandes de Chrisnen, et se conserve néanmoins les moyens de détruire ses ennemis sans courir aucun danger. Cette résolution prise, il appelle les Pandos à sa cour, leur montre les dispositions les plus favorables, et leur faisant tout espérer de ce retour d’amitié, il commence par les mettre en possession d’une forteresse, entourée de quelques domaines et peu distante de sa résidence.
Comme Durdjohn, l’avait prévu, les Pandos, dont la loyauté ne pouvait soupçonner l’artifice, furent très contents de ce rapprochement qui leur fit espérer le redressement de leurs griefs. Ils s’empressèrent de l’écrire à Chrisnen en le remerciant des bons effets qu’avaient produits ses représentations et, quoique l’incarnation ne fût pas la dupe de ces apparences favorables, elle remit à un moment plus pressé les préparatifs des secours qu’elle avait promis à ses cousins.
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis qu’il avait reçu leur lettre lorsque le bruit se répandit à Dwarka que le fort que Durdjohn leur avait donné venait d’être réduit en cendres et que les fils de Pand, ainsi que leur mère Kunti, victimes de cet affreux événement avaient péri dans les flammes. À cette horrible nouvelle, la consternation de leurs parents et de leurs amis fut extrême, mais Chrisnen fit bientôt cesser leurs regrets en leur assurant que ses cousins et leur mère avaient échappé de l’incendie, qu’il les savait en sûreté, qu’il irait lui-même à Hastnapour approfondir cette affaire et veiller aux intérêts des Pandos.
Cependant le méchant Durdjohn, convaincu de la mort de ses cousins, triomphait en lui-même du succès qu’avait eu sa ruse infernale, car, en leur donnant cette retraite, il l’avait destinée à être leur tombeau. Mais la protection divine qui veillait sur les Pandos, la prudence et la force de Bhim, le second des cinq frères, anéantit le projet odieux de leur barbare persécuteur. Bhim, chargé de veiller aux soins domestiques, avait remarqué en entrant dans le fort des amas prodigieux de matières combustibles placées sous l’appartement qu’il occupait avec ses frères. Soupçonnant quelque piège, il travailla sans relâche à les prévenir et à sauver sa famille. Sans lui confier ses craintes, il creusa donc un chemin souterrain du château à la forêt voisine, issue qui, ignorée de tout autre que de lui, le tranquillisa sur le danger qu’il prévoyait.
Son ouvrage était à peine fini que cinq Bramines et une femme avec eux se présentent en demandant l’hospitalité. Prompts à remplir ce devoir, les Pandos la leur accordent, Judister pour les mieux honorer quitte l’appartement qu’il occupe avec ses frères, le cède aux étrangers, auxquels on donne les vêtements et les couvertures des Pandos, qui se retirent dans une autre chambre pour y passer la nuit ; c’était précisément celle fixée par Durdjohn pour la mort de ses cousins. Tout paraissant tranquille dans le fort, les exécuteurs de son ordre barbare mettent le feu au bâtiment. Déjà il commence à s’enflammer, mais Bhim, veillant toujours à la sûreté de sa famille et apercevant une lueur extraordinaire, court éveiller ses frères et sa mère. Sans perdre de temps à les instruire, il les charge tous cinq sur ses épaules et, les transportant dans la forêt par le chemin souterrain qu’il a fait, il sauve des flammes ces têtes si chères tandis que les serviteurs de Durdjohn, trompés en trouvant les cadavres des six étrangers dans l’appartement des Pandos, courent annoncer à leur maître la mort de ses ennemis.
Et cette nouvelle qui le comble de joie (malgré la douleur qu’il affecte), se répandant avec rapidité, occasionne à Dwarka et chez tous les amis des Pandos l’effroi et la tristesse, que Chrisnen fait bientôt cesser par la confiance que ses paroles inspirent. En effet, si Durdjohn par ses artifices a pu en imposer aux hommes, il n’a pu tromper le divin protecteur des Pandos qui savait les trames secrètes qu’il ourdissait contre ses cousins et la manière dont ils échappaient à sa méchanceté. Mais sans s’ouvrir à personne sur le secret important du lieu de la retraite des fugitifs, Chrisnen part quelque temps après cet événement et se rend à Hastnapour, non avec le dessein d’y prendre des renseignements dont il n’a pas besoin, mais dans l’intention de marquer à Durdjohn le mécontentement et le mépris que lui mérite sa conduite artificieuse et cruelle.
Arrivé dans cette capitale, le fils de Basdaio, au lieu d’aller au palais de Durdjohn, se logea chez Bider, le cadet des fils de Tchitterbourg, oncle de Durdjohn et des Pandos. L’amitié constante qu’il avait marquée pour les cinq frères lui avait attiré la disgrâce et la persécution du tyran qui l’avait réduit à un état si abject, si misérable, que ce pauvre prince avait à peine conservé de quoi se fournir le strict nécessaire. Toutefois, malgré sa pauvreté, il reçut le fils de Basdaio avec des témoignages d’amitié et de considération si sincères, le peu que sa situation lui permettait de donner est présenté et offert avec tant de franchise et de cordialité, enfin il montre une si vive affliction de la mort de ses neveux, que Chrisnen, touché de sa réception et de sa douleur, le jugeant digne de sa confiance, lui apprend que les Pandos sont vivants, que Bhim les a sauvés de l’incendie et qu’ils ont trouvé dans la forêt où il les a transportés un asile impénétrable dans lequel Bhim pourvoit à leur subsistance.
« Ils reparaîtront, ajoute l’incarnation, lorsqu’il en sera temps, mais ils ne reviendront à Hastnapour qu’avec des forces suffisantes pour réclamer leur héritage. »
Cette conversation consolante pour Bider fut interrompue par un message de Durdjohn, déjà troublé par l’arrivée imprévue de Chrisnen. L’affectation qu’il mettait à éviter son palais augmentait son inquiétude, mais, voulant conserver avec lui le masque de la bonne foi, il le faisait inviter à venir le voir, et lorsque le fils de Basdaio, acceptant son invitation, se rendit à la cour, Durdjohn, le recevant avec un empressement et des démonstrations de plaisir exagérés, lui fit des reproches de ce que, au lieu de descendre au palais où il aurait été reçu et traité avec la magnificence qui convenait à un grand seigneur, il avait préféré de se loger chez un misérable qui n’était pas digne de cet honneur, « puisque, l’égal de mes esclaves, il n’est, ajouta Durdjohn, que le fils d’une esclave de mon grand-père ».
Sans faire attention à l’insolent propos du chef des Coros envers son propre oncle, ni à l’apparence obligeante des reproches qu’il lui faisait à lui, Chrisnen répondit à Durdjohn que, « étant sous tous les rapports son égal, il serait sans doute descendu dans son palais, si, dans les séjours qu’il y avait faits, il y avait trouvé de l’amitié et des égards dans ses procédés ; qu’il n’avait choisi la maison de Bider que parce qu’il préférait la cordialité et la loyauté à la réception la plus magnifique, accompagnée de démonstrations fausses sous lesquelles un cœur perfide cachait ses noirs projets ». Cette réponse, apprenant à Durdjohn que le fils de Basdaio l’avait pénétré, l’irrita tellement que, se livrant à son dépit et Chrisnen lui montrant ouvertement son indignation, ils se séparèrent avec des propos remplis d’aigreur. Et Chrisnen, très résolu à punir tant de méchanceté, reprit le chemin de Dwarka.
Un Rajah, nommé Satterjit, avait ses possessions dans le voisinage de cette résidence. Il s’était rendu célèbre par sa dévotion au Soleil, en l’honneur duquel il avait observé une si longue pénitence que ce Deiotas, pour l’en récompenser, lui donna une escarboucle de la plus rare beauté, qui joignait à sa valeur intrinsèque déjà inappréciable le mérite d’être un talisman, par lequel, au moyen de quelques incantations et cérémonies, son possesseur obtenait non seulement les richesses, mais tous les autres biens qui peuvent se désirer. Un aussi magnifique don ne pouvait rester ignoré. Bientôt toute la contrée en fut instruite, et Chrisnen à son retour à Dwarka, n’entendant parler que de cette merveille, eut la curiosité de la voir. Il fit inviter le Rajah en le priant de l’apporter avec lui. Satterjit, acceptant l’invitation, se rendit à Dwarka avec son bijou, duquel la beauté surpassait tellement tout ce qu’on avait pu dire que le fils de Basdaio, en l’admirant, ne put s’empêcher de témoigner le désir d’en être le possesseur. Mais Satterjit, sans paraître avoir fait attention à ce propos, remporta son escarboucle. De retour dans son palais, le Rajah, ayant encore une course à faire, confia son talisman à son frère Pirsein, le priant de le lui garder jusqu’à son retour. Celui-ci, pour bien cacher ce précieux dépôt, le plaça et l’affermit dans un des plis de son turban. Mais l’absence de Satterjit se prolongeant, Pirsein, qui voulait aller à la chasse, partit sans l’attendre et sans penser à l’escarboucle qu’il emporte dans son turban. Cependant Satterjit revenu dans la même matinée, apprenant que son frère est sorti, l’attend avec anxiété sur le sort de son bijou. Son inquiétude augmente lorsqu’à la nuit tombante Pirsein ne revient point et qu’aucun de ses serviteurs ne peut lui donner d’autres renseignements sinon qu’il est allé à la chasse. Mais il serait de retour, s’il ne lui était arrivé quelque accident. Peut-être l’a-t-on assassiné pour avoir le talisman, dont il était dépositaire… ? L’angoisse de Satterjit redouble à chaque instant et, poursuivant l’idée que la crainte lui inspire, il se rappelle l’envie qu’a témoignée le fils de Basdaio de posséder l’escarboucle. Ce souvenir lui paraît un trait de lumière : sans doute Pirsein est assassiné et c’est Chrisnen qui est son meurtrier.
Ce soupçon, en passant de bouche en bouche, devient une certitude et ce bruit circulant avec rapidité parvient à Dwarka, jusqu’à Chrisnen lui-même, quoiqu’il ne soit point étonné de cette calomnie. Parce qu’il sait qu’elle est une suite d’une malédiction du Deiotas Ganaish et qu’il a d’ailleurs vu en songe cette même nuit la lune se refléchir dans un petit ruisseau, il veut cependant se laver d’un soupçon si odieux ; ainsi, invitant Satterjit à Dwarka, il l’assure de son innocence et lui propose de se réunir pour aller ensemble à la recherche de ce bijou. Après avoir parcouru toutes les forêts où Pirsein chassait d’ordinaire, ils arrivent dans celle où il avait chassé le jour qu’il a disparu ; la parcourant en tous sens, ils trouvent enfin son cadavre étendu à côté de celui de son cheval, mais ayant encore tous ses vêtements à l’exception de son turban, ce qui semble bien indiquer que l’escarboucle a été la cause de sa mort. Cependant, aucune trace de pas d’homme ne se trouvant imprimée sur le terrain, les deux princes suivent de larges empreintes de pattes de tigre qui leur font supposer que Pirsein a été la victime de l’individu le plus terrible de cette espèce. Ces traces les conduisent à la carcasse d’un de ces courageux animaux, étendue à quelque distance du corps de Pirsein. Mais le turban n’est pas auprès du cadavre de son vainqueur et déjà Satterjit désespère de retrouver son talisman, lorsque Chrisnen lui fait remarquer les traces d’un puissant ours, sans doute vainqueur du tigre. Ils s’acheminent en les suivant, et parviennent auprès d’une caverne aussi obscure qu’elle est profonde, dans laquelle il est évident que cet ours a établi son gîte. Toutefois, quelque persuadé qu’on soit que l’objet des recherches qu’on fait se trouverait dans cet antre, ni Satterjit ni personne de la suite des deux princes ne veut s’y hasarder. Chrisnen déclare alors qu’il veut tenter l’aventure. Il ordonne à ses serviteurs de retourner à Dwarka, en leur disant que dans douze jours il reviendrait lui-même. Prenant congé de Satterjit, il s’avance hardiment dans ce ténébreux séjour, où il rencontre une jeune fille d’une beauté ravissante qui, en le conduisant dans les détours de la caverne, lui apprend qu’il se trouve dans la résidence de Jamvent, le souverain des ours.
Une incarnation de Birmah, dit M. de Polier.
Précisément, répondit le docteur, nous l’avons déjà vu dans le Ramein être l’allié de Ramtchund. La conductrice de Chrisnen était sa fille. Elle l’introduisit chez son père qu’elle éveilla en lui présentant cet étranger. Ainsi que le soupçonnait le fils de Basdaio, Jamvent était effectivement le possesseur actuel du merveilleux talisman, trophée de la victoire qu’il a remportée sur le tigre qui, le premier, l’a arraché à Pirsein. Après les compliments d’usage, Chrisnen, questionné par Jamvent sur le but qui l’amène dans sa résidence, lui répond qu’il cherche une escarboucle enlevée au Rajah Satterjit, qu’il est décidé à la retrouver, et il lui demande s’il ne peut lui donner quelques renseignements à cet égard.
« Certainement, répond le Rajah à l’étranger, car c’est moi qui possède ce trésor, il est le prix d’une victoire, et il ne sera pas aussi facile de me l’arracher que vous paraissez le croire. Je suis prêt à vous le disputer, le sort des armes en décidera. »
D’accord sur ce point, les deux incarnations luttent pendant trois jours l’une contre l’autre sans avantage sensible d’aucun côté, mais Jamvent éprouve cependant chaque jour une diminution de force, qui lui rappelle que Ramtchund, son allié dans le Tiraita-yuc, lui avait prédit en refusant de jouter contre lui qu’ils s’essaieraient l’un contre l’autre dans le Dwaper-yuc lors de son incarnation en Chrisnen. Frappé de ce ressouvenir, il ne peut méconnaître que son adversaire ne soit Chrisnen lui-même. Tombant à ses pieds, il le supplie de lui pardonner son audace et la faute qu’elle lui a fait commettre. À ces mots, le fils de Basdaio relevant Jamvent avec bonté lui dit qu’il peut être tranquille, puisque ce qui vient de se passer était une suite des décrets du destin, que la seule chose qu’il exige de lui, c’est la restitution de l’escarboucle dont le Rajah avait fait présent à sa fille. Jamvent, prêt à obéir, va plus loin encore, il offre à Chrisnen sa fille elle-même pour épouse. Cette proposition acceptée avec plaisir par le fils de Basdaio, on s’occupa dès le jour suivant des préparatifs de ce mariage qui fut célébré quelques jours après avec toute la pompe et les cérémonies usitées dans les États de Jamvent.
Pendant que ces occupations agréables retenaient le fils de Basdaio dans la caverne, les douze jours qu’il avait fixés pour son retour étaient expirés. Ceux de ses serviteurs qui l’avaient attendu, ne doutant pas qu’il n’eût péri dans cette entreprise, s’en retournèrent à Dwarka où par cette funeste nouvelle ils répandirent l’alarme et la consternation. Les amis et les serviteurs de Chrisnen, furieux contre Satterjit dont l’horrible calomnie a causé cet effroyable malheur, courent chez ce Rajah, l’arrêtent, le traînent à Dwarka, voulant venger par sa mort la perte qu’ils viennent de faire, tandis que la tendre Roukmani, qui ne peut se résoudre à survivre à cet époux chéri, fait déjà préparer le bûcher qui doit la réunir à lui. Mais, dans cette désolation générale, une lueur d’espoir ranime le cœur de Daioki. Elle conjure sa fille de suspendre sa funeste résolution, les temples de Bhavani s’ouvrent de tous côtés, on l’implore, ses autels sont chargés d’oblations, une voix consolante se fait entendre à Daioki et, peu d’instants après, cette mère confiante dans la divinité, en rentrant dans son palais, y retrouve son fils chéri qui vient d’arriver, accompagné d’une jeune et belle épouse.
Le premier soin de Chrisnen fut de faire relâcher le Rajah Satterjit mais, en lui rendant l’escarboucle, il lui représenta avec tant d’éloquence tous les torts qu’il avait eus, que le Rajah confus, humilié de sa faute, craignant les suites de l’inimitié que lui marquaient tous les amis de Chrisnen et voulant les prévenir par la protection de ce Deiotas, le supplia d’accepter sa fille Southama pour épouse. Les cérémonies de ce nouveau mariage étaient à peine terminées, lorsque le bruit se répandit à Dwarka que Draupud, Rajah de Tanaisser, voulant établir sa fille Draupadi, destinait sa main à celui qui abattrait d’un coup de flèche une figure de poisson attachée à une perche d’une si prodigieuse hauteur que, la vue ne pouvant y atteindre, il fallait tirer, les yeux fixés sur un bassin plein d’eau, placé au pied de la perche, et dans lequel se réfléchissait le poisson. Déjà le jour du Soimbre était arrêté, tous les Rajahs de la terre y étaient invités. Chrisnen, curieux d’assister à cette solennité, proposa à Bulbhader d’y aller avec lui en ajoutant qu’un aussi grand rassemblement leur fournirait peut-être une occasion favorable d’avoir des nouvelles des Pandos, dont ils n’avaient point entendu parler depuis si longtemps.
Ces princes et leur mère, ayant eu lieu de craindre qu’on ne découvrît le refuge qui pendant deux ans les avaient soustraits à la haine de Durdjohn, en avaient choisi un plus impénétrable encore, dans une forêt qui faisait partie des domaines du Rajah Draupud. Ils y étaient depuis environ cinq mois, lorsque Bhim, toujours le pourvoyeur de sa famille, revint un jour de la capitale où il avait été chercher ses provisions, et rapporta la nouvelle de la brillante cérémonie qu’on allait y célébrer à l’occasion de l’établissement de la fille du Rajah. Les détails qu’il ajouta à ce récit, le portrait qu’il traça de la fille de Draupud, les difficultés attachées à la victoire, enflammèrent tellement l’âme et le cœur du jeune Arjoon à peine sorti de l’enfance qu’il veut se mettre sur les rangs et, malgré les craintes de Kunti, les représentations de ses frères, il persiste à tenter une entreprise au succès de laquelle on attache un si beau prix.
Déjà les Rajahs, assemblés dans une vaste enceinte, s’efforcent en vain d’atteindre au but qui doit leur mériter la main de Draupadi. Aucun d’eux n’y parvient. Le père de la princesse est outré de voir leurs efforts inutiles ; mais, forcé par un vœu indiscret de ne prendre pour gendre que celui qui sera assez habile archer pour remplir la condition exigée, il consent enfin avec chagrin à étendre à tous les spectateurs la permission d’entrer dans l’enceinte, réservée d’abord aux Rajahs seulement. Cette résolution annoncée, du milieu de la foule, s’avance modestement à son tour, et sous l’humble apparence d’un fakir, le jeune Arjoon, enfant de quatorze ans. À sa vue, le fils de Basdaio assis avec son frère Bulbhader, entre les Rajahs spectateurs, reconnaît seul, dans ce jeune étranger, le troisième des Pandos, son pupille, son favori, celui dont jamais la flèche ne manquera son but tant qu’il aura Chrisnen pour appui. Sans nommer ce nouvel aspirant à son frère, Chrisnen en le lui montrant lui annonce qu’il remportera la victoire, qu’il obtiendra la princesse. Et avant qu’il ait fini sa phrase, la flèche d’Arjoon a déjà abattu le poisson dans le bassin.
Draupud, peu content sans doute de l’humble condition dont paraît être le gendre que le sort lui donne, ne peut lui refuser sa fille, mais en la lui accordant, il lui fait entendre qu’il doit s’éloigner avec elle et il ne remplit à son égard aucune des cérémonies usitées dans les mariages entre les égaux.
Cependant, le dépit du frère de la princesse va bien plus loin encore, il ne peut supporter l’idée des railleries qu’un tel mariage va lui attirer de la part des autres Rajahs. Tuer Arjoon, lui arracher sa sœur, tels sont les projets qu’il médite. Pour les exécuter, il suit les deux époux, tandis que Arjoon, ne s’occupant que de la charmante princesse qu’il a si bien méritée, reprend joyeusement avec elle le chemin de la forêt. Kunti avait vu partir avec chagrin ce fils chéri, elle avait, ainsi que les quatre frères d’Arjoon, fait le vœu de ne prendre aucune nourriture jusqu’à son retour. La nuit était déjà très avancée, lorsqu’il arrive avec sa femme. Plein de son bonheur, il crie de loin à sa mère d’une voix triomphante : « Vous allez être bien contente de ce que je vous amène ! » Kunti, assoupie par la fatigue de l’attente et de l’inanition d’un si long jeûne, entend les mots de son fils. Croyant qu’il lui apporte des provisions :
« C’est bien, répond-elle, il faut partager avec vos frères. »
Arjoon, surpris, double le pas pour la détromper en lui présentant Draupadi ; mais il n’est plus temps, ce qu’elle a dit par erreur est un arrêt du destin, il faut y souscrire : elle déclare que cette princesse doit être la femme de ses cinq fils. Lui remettant au même instant la conduite du ménage, elle l’instruit à régler les portions de chaque repas, dont les mets se partagent en deux parties égales ; l’une pour Bhim, à cause de sa force prodigieuse ; l’autre divisée en six portions, dont cinq pour la famille, et la sixième pour le premier passant ou voyageur qui se rencontre dans la forêt.
Le frère de la princesse, qui s’était caché pour épier Arjoon, entend les instructions que Kunti donne à sa sœur. Par les noms de tous les individus de la famille, il voit que Draupadi, loin d’être l’épouse d’un vil fakir, est entrée dans l’illustre famille des Pandos. Ses desseins meurtriers se changent dans la satisfaction la plus vive ; il quitte le lieu où il s’est caché et, rencontrant Bhim qui cherche dans la forêt un convive pour la septième portion, il accepte l’invitation et témoigne aux Pandos toute la joie que lui cause un aussi heureux dénouement. Draupud, instruit au retour de son fils et tout aussi content que lui, se hâte de réparer le mépris, la négligence dont il s’est rendu coupable envers son gendre. Des chevaux, des éléphants, des palanquins sont envoyés par ses ordres pour aller chercher l’illustre famille que le Rajah reçut à Tanaisser avec tous les honneurs et les distinctions qui lui étaient dus : accueil que les Pandos reconnurent en mettant ce prince au fait des aventures et des malheurs de leur vie.
Toutefois, la satisfaction qu’éprouvait le Rajah d’une si belle alliance était un peu troublée par l’idée que sa fille aurait cinq maris. Très incertain sur ce qu’il avait à faire à cet égard, il en était fortement occupé, lorsqu’il reçut la visite de Bayas le Muni, auteur du Mahabarat et incarnation de Birmah.
Il fallait bien toutes ses qualités, dit M. de Polier, pour résoudre le cas que le Rajah va sans doute lui proposer. Je suis curieux de voir sa décision.
Le Muni, reprit le docteur, ayant écouté avec attention les scrupules que cet arrangement causait au souverain de Tanaisser, lui répondit qu’il ne devait point s’en inquiéter, la chose étant toute simple, puisqu’elle était la suite d’une malédiction que la princesse s’était attirée en se moquant d’une vache, qu’elle avait vue en compagnie avec cinq taureaux.
« Mais, ajouta le Muni, comme, malgré l’humeur railleuse de Draupadi, elle a cependant toujours été très dévote à Bhavani, cette Deiotani lui ayant ordonné de requérir un don, votre fille a demandé pour époux le plus juste, le meilleur des hommes, le plus fort, le plus habile archer, le mortel le plus instruit du passé, du présent, de l’avenir, et enfin le plus beau des humains. Vous conviendrez, ajouta le Muni, que toutes ces qualités ne pouvaient se trouver réunies dans un seul mortel. Mais, comme les cinq Pandos les ont toutes, il fallait pour accomplir la promesse de Bhavani que Draupadi épousât les cinq frères. Ainsi vous voyez, Seigneur, que ce qui est arrivé est une suite des arrêts du destin. »
Cette explication tranquillisant le Rajah, il ne s’occupa plus que des cérémonies de ce singulier mariage, et Bayas décida encore qu’elles n’auraient lieu qu’entre Arjoon et Draupadi, mais que la princesse demeurerait alternativement, pendant soixante et treize jours, avec chacun des frères. Tous les articles étant arrêtés entre les parties contractantes, Draupud forma les établissements de ses gendres, auxquels il donna des Jaghuir, ou fiefs, avec des troupes à leurs ordres ; et un tel état de maison qu’on sut bientôt dans toutes les contrées de sa domination que ces cinq illustres étrangers étaient les Pandos eux-mêmes.
Tandis que Chrisnen jouissait à Tanaisser des succès de son protégé et du changement avantageux qu’avait éprouvé le sort des Pandos, deux scélérats, habitants de Dwarka, profitèrent de son absence pour enlever à Satterjit en l’assassinant la précieuse escarboucle, qui avait déjà été l’objet de tant de différends. Toutefois, malgré leurs précautions, ils ne purent si bien cacher leur crime que le soupçon ne les atteignît. Les serviteurs de Chrisnen, en instruisant Southama de la mort de son père et du vol du talisman, lui nommèrent les coupables. Aussitôt elle dépêcha un exprès à Tanaisser, chargé d’informer son époux de cet horrible événement. Chrisnen, véritablement affligé de la mort de son beau-père, se hâte de revenir à Dwarka. En y arrivant avec Bulbhader, il rencontre et tue un des meurtriers de Satterjit. On le fouille, sans trouver l’escarboucle, sans pouvoir approfondir les choses, parce que le complice du mort s’est échappé. Alors Chrisnen commence à s’inquiéter, il n’a puni cet homme que sur les indices et les rapports de ses serviteurs, peut-être a-t-il lui-même commis un crime en ôtant la vie à ce malheureux sur une simple accusation ? Tandis qu’il s’afflige de cette idée, Bulbhader toujours si tendre, si dévoué à son frère, mais sur lequel opère la maudite influence du talisman, ne peut comprendre pourquoi Chrisnen ne poursuit pas le second meurtrier de Satterjit. Il conçoit même l’indigne soupçon qu’il a sans doute déjà trouvé le bijou qu’il feint de chercher et que la douleur qu’il affecte n’est qu’un masque qu’il prend, pour cacher à ses yeux le trésor dont il s’est emparé. Révolté de cette idée, il quitte Dwarka, se rend à Hastnapour où, se liant d’amitié avec Durdjohn, il emploie son temps à profiter des maîtres d’armes et d’escrime qu’il trouve à sa cour.
Le départ de Bulbhader fut suivi peu de temps après de celui d’Akrour, l’oncle et l’ami de Chrisnen, qui prit congé de lui pour s’établir à Bénâres, où il se forma un tel état de maison et fit une dépense si prodigieuse que, le bruit de sa magnificence, de sa somptuosité parvenant aux oreilles du fils de Basdaio, celui-ci, ne doutant pas que son oncle ne soit le possesseur du talisman, l’invite à Dwarka, le questionne, apprend qu’en effet le complice du meurtrier de Satterjit, craignant la punition qu’avait déjà reçue son camarade, lui avait vendu le bijou, au moyen duquel il était à même de vivre comme il le faisait. Lorsque Akrour eut fini son récit, Chrisnen, rassemblant autour de lui tous ses amis et ses parents, récapitule devant eux tous les maux occasionnés par ce funeste talisman, à commencer par la mort de Pirsein, suivie de celle du tigre : la perte des forces de Jamvent ; l’obligation où ce roi des ours s’est trouvé de se racheter en lui donnant sa fille en mariage ; les mauvais traitements qu’avait attirés à Satterjit la colère de ses amis ; le motif politique qui l’avait contraint à marier sa fille ; la funeste catastrophe qui avait terminé sa vie et la mort de son meurtrier. Ajoutant à ce tableau le récit de la froideur qui règne entre lui et Bulbhader, montrant alors à ses auditeurs que le désir de posséder le talisman est l’unique cause de tous ces maux, Chrisnen conclut que, quoique sa femme Southama, fille de Satterjit, soit seule légitime héritière de l’escarboucle, il ne peut se résoudre à garder chez lui ce dangereux trésor ; qu’il le donne à son oncle Akrour, en l’exhortant à faire le meilleur usage possible des richesses que lui procurerait ce talisman.
Quelque heureuse que fût Roukmani depuis douze ans qu’elle était l’épouse du fils de Basdaio, elle avait eu le chagrin de perdre au moment de sa naissance Purdman, le premier fruit de leur amour, qui lui avait été enlevé sans qu’on pût jamais avoir le moindre indice de ce qu’était devenu cet enfant.
Purdman, répéta M. de Polier, ne m’avez-vous pas dit, docteur, que ce Purdman, fils de Chrisnen, était une régénération de Camdhaio, Deiotas de l’amour, réduit en cendres par le troisième œil de Mhadaio ?
Précisément, répondit le docteur, mais vous allez le voir reparaître. Mhadaio, voyant la désolation de Rhéta sa femme, lui prédit que son mari se régénérerait dans la maison de Chrisnen. Cette tendre épouse, décidée à passer en pénitence tout le temps de son veuvage, se retira dans une forêt. Elle y avait déjà commencé ses dévotions lorsqu’un Daint, nommé Samber, épris de ses charmes, la contraignit à le suivre dans sa résidence et, la fatiguant de son amour, il voulut la forcer à devenir sa femme ; mais Rhéta mit tant de fermeté dans la résistance qu’elle opposa à sa passion, elle l’accabla de tant de rigueur que le Daint, voyant qu’il ne gagnait rien sur elle par ses persécutions, voulut essayer s’il n’obtiendrait pas davantage en se montrant amant soumis. Il lui promit donc qu’il ne lui parlerait plus de sa tendresse si elle s’engageait à ne point quitter son palais, l’assurant qu’elle y serait respectée et qu’elle jouirait de toute sa liberté. En contractant ainsi, Samber ne voulait que gagner du temps. Versé à fond dans le Bidia des Daints, ou sciences occultes, il savait que Camdhaio, le premier époux de Rhéta, serait régénéré dans la maison de Chrisnen ; et, pourvu qu’il parvînt à le détruire avant sa réunion avec elle, il ne doutait point qu’ayant perdu l’espoir qu’elle avait de le revoir, elle ne consentît enfin à l’épouser. Toujours à l’affût de la naissance de ce rival qu’il lui importait tant d’écarter, c’était lui qui, guettant un moment favorable à son projet, avait enlevé Purdman à sa mère Roukmani, l’avait transporté dans l’air, jeté de si haut dans l’océan qu’il ne doutait pas de s’être à jamais défait de lui. Mais quelques jours après, un pêcheur établi dans les domaines de Samber lui fit présent d’un poisson aussi gros que rare. Le Daint, voulant régaler Rhéta, le lui envoie pour son dîner. On le prépare, en lui ouvrant le ventre on y trouve le petit Purdman que le poisson avait avalé. Rhéta à qui l’on porte ce bel enfant s’attendrit à sa vue, elle en prend soin, d’abord par compassion, mais bientôt ce sentiment devient plus tendre, lorsqu’elle apprend de Nardman, qui vient lui rendre visite, que cet enfant, nommé Purdman, fils de Chrisnen et de Roukmani, était la régénération qu’elle attendait de son époux que Samber avait voulu détruire à sa naissance. Transportée de son bonheur, mais effrayée du nouveau danger qu’a couru cet époux chéri, Rhéta redouble de soins pour le soustraire à la vue du Daint ; elle lui fait donner une éducation qui le rend digne du sang dont il est issu. À l’âge de douze ans, ce jeune prince se distingue déjà autant par sa valeur que par sa rare beauté qui le rend l’objet de l’admiration et des attentions de toutes les femmes ; Rhéta crut alors devoir l’instruire de sa naissance, de leur relation, des circonstances qui en les réunissant l’avaient amené chez le Daint :
« Je vous ai attendu longtemps, lui dit-elle, comme mon bien suprême, mais à présent, ô Bhagavat, il est temps de consoler Roukmani, qui vous pleure depuis douze ans ; il faut mettre à mort le méchant Daint, notre ennemi à tous deux, il faut réjouir vos parents par votre retour chez eux. »
Enflammé par ce qu’il vient d’apprendre, le jeune Deiotas, brûlant du désir de signaler son courage, veut punir Samber à l’instant, mais Rhéta l’arrête :
« Ce n’est point une victoire facile, lui dit-elle, que vous avez à remporter, notre ennemi possède tous les mystères de la plus puissante magie, aux moyens desquels se rendant invisible, se métamorphosant en un clin d’œil, traversant les airs ou pénétrant sous la terre, il vous échapperait par ses prestiges dont vous ignorez les secrets. Mais dans le séjour qu’il m’a contrainte de faire chez lui, je les ai appris, et je vais, en vous les enseignant, vous mettre à même de lutter contre lui. »
Bientôt initié dans le Bidia des Daints, Purdman mit alors autant d’empressement à se montrer à Samber que Rhéta avait apporté de soins à le dérober à sa vue. Ainsi le jeune homme saisissait toutes les occasions de l’insulter, de lui chercher querelle. Irrité de cette audace, le Daint sous mille formes cherche à l’effrayer et à le punir, mais Purdman, connaissant les moyens de détruire ses charmes et ses enchantements, réduit enfin le magicien à combattre, l’atteint d’une flèche, le fait tomber et, avant qu’il ait repris ses sens, plus prompt que l’éclair, du revers de son glaive lui abat la tête. Les hommes et les Deiotas se réjouissent de cette victoire, ceux-ci, depuis les Sourgs, jettent des fleurs sur le jeune héros ; on entend résonner dans l’air les louanges de Chrisnen et de son fils. Alors Rhéta, faisant usage des secrets qu’elle a appris de Samber, s’élève dans l’air avec son époux. Ils arrivent en volant à Dwarka, où ils descendent dans les cours du palais de Chrisnen.
Quelque extraordinaire que soit la beauté de Purdman, elle frappe moins que sa ressemblance exacte avec Chrisnen. Des femmes du palais, en le voyant, ne doutent point que ce ne soit le fils de Basdaio qui ramène encore une nouvelle épouse ; mais ses serviteurs, étonnés de la jeunesse de Purdman, se rappelant le fils que leur maître a perdu, se demandent si cet étranger n’est point ce jeune prince. On l’entoure, on le questionne, le bruit de son apparition parvient à Roukmani avec les conjectures qu’elle occasionne. Elle vole dans la cour, elle approche, cette ressemblance étonnante l’agite :
« Mon fils, s’écrie-t-elle, oui, il aurait cet âge, ainsi serait mon fils ! »
Au même instant la nature parle, ses seins se gonflent, un torrent de lait en jaillit et Purdman est dans ses bras.
« Reconnaissez votre fils, lui dit Rhéta, je vous le ramène, ô Roukmani, je suis son épouse. »
Au moment où elle finit ses mots, Chrisnen arrive. On l’informe de ce qui s’est passé. La mère de Purdman n’a aucun doute, c’est son fils qu’elle tient dans ses bras, cet enfant si longtemps perdu pour elle ; elle le présente à son mari, ainsi que sa belle-fille, et elle ajoute que la nature a parlé avec tant de force qu’après ce qui lui est arrivé, elle ne peut douter que ce ne soit en effet leur fils qu’ils ont devant les yeux ; mais ceux de Basdaio souriant à ce récit, considérant attentivement le jeune homme, paraissent désirer des preuves encore plus convaincantes. Heureusement Nardman arrive, Chrisnen l’interroge et ce prophète, en lui racontant l’histoire de Purdman depuis son enlèvement par Samber, ajoute que le jeune prince que ramène Rhéta est en effet ce fils perdu, et pleuré depuis si longtemps.
Mais, dit M. de Polier en interrompant le docteur, comment, Chrisnen étant une incarnation, les fables peuvent-elles supposer qu’il ne sût pas ce qu’était devenu son fils ?
Sans doute, reprit le docteur, qu’en qualité d’être divin il sait et connaît tout, mais, conservant les apparences humaines dans le cours ordinaire de la vie, il faut que dans maintes occasions il paraisse absolument semblable aux autres hommes ; et, dans ces cas-là, ceux mêmes qui ont été les témoins de sa divinité, de son pouvoir, de sa toute-science, deviennent au moyen du maya tout aussi aveugles que ceux qui n’ont jamais reconnu son incarnation. Selon les Indous ces mystères sont absolument nécessaires au but de ses descentes sur la terre. Quoi qu’il en soit, les doutes du fils de Basdaio éclaircis, il partagea la joie de sa femme et le retour de Purdman, causant la plus grande satisfaction, non seulement à ses parents, mais à tous les Yadous, fut célébré par des fêtes et par la distribution d’abondantes charités.
On s’occupait encore des réjouissances de cet événement, lorsqu’un matin, à l’issue de la dévotion publique, on annonce et l’on introduit à l’audience de Chrisnen un envoyé de la part de 28 800 Rajahs dépouillés de leurs États et détenus dans les chaînes de Jerasindh. Assis sur son trône, le fils de Basdaio, le recevant avec bonté, lui ordonne de s’expliquer sur le motif de son arrivée.
« Ô toi, dispensateur des trônes, lui répond l’ambassadeur, n’as-tu donc pas entendu parler de l’abus que fait Jerasindh de sa supériorité sur tous les autres hommes ? Comment, toujours avide de conquêtes, il réduit tous les princes à être ses sujets, les dépouillant de leurs États, les chargeant de chaînes s’ils veulent résister à sa tyrannie ? Ambassadeur de ces princes malheureux et captifs, je viens, ajouta l’envoyé, réclamer en leur nom ta puissante protection. Ils ont entendu le bruit de tes glorieux exploits sur la terre et sur l’onde ; ô toi, te disent-ils par ma bouche, ô toi le destructeur de l’injustice, ne nous oublie pas, nous, misérables captifs, affranchis-nous des chaînes du tyran. L’homme jouet des circonstances, qui ne discerne pas le bien du mal, te perdant de vue, ne connaît pas ta divinité. Ainsi nous pensions que Jerasindh était le chef et le maître de tous les royaumes de la terre. Mais lorsqu’on te connaît, lorsqu’on pense à toi, on est affranchi des ténèbres de l’erreur ; mieux instruits à présent par tes actions miraculeuses et sachant que tu es né dans le monde pour protéger la terre et punir le méchant, nous nous mettons sous ta protection, c’est sur toi que repose notre confiance. Sans doute nos fautes sont en grand nombre, mais, ô Bhagavat, daigne ne pas les considérer en faveur de notre infortune. 0 toi, qu’on nomme le miséricordieux, pardonne nos offenses. »
Ayant ainsi parlé au nom de ces princes, l’ambassadeur ajouta tout ce qu’il crut propre à émouvoir Chrisnen en leur faveur. Lorsqu’il eut fini son discours, Chrisnen, se montrant sensible à l’oppression sous laquelle ces princes gémissaient, chargea leur envoyé de leur dire qu’il penserait à eux et il le congédia avec l’espoir qu’il n’avait point en vain invoqué son secours.
À peine cet envoyé avait-il quitté Dwarka, que Chrisnen eut la satisfaction de recevoir des nouvelles des Pandos. Judister lui marquait dans sa lettre tous les événements qui leur étaient arrivés depuis qu’il les avait laissés à Tanaisser.
L’inquiétude de Durdjohn s’était réveillée avec le bruit de leur existence. Elle s’augmenta lorsqu’il eut la certitude de la résidence de ses cousins dans les États de Draupud, de leur alliance avec lui et de l’état brillant dans lequel ce prince les avait mis. Craignant tout pour lui-même, si les Pandos échappent à sa haine, il exige du Rajah de Tanaisser son tributaire qu’il lui livre cette famille, qu’il ose qualifier de sujets rebelles ; menaçant le Rajah leur protecteur de le traiter lui-même comme tel, et d’envahir ses États, s’il ose lui désobéir par un refus. Sans s’effrayer de ces menaces, Draupud répondit à Durdjohn que les Pandos, par leur mariage avec sa fille, étaient actuellement ses enfants ; qu’ainsi, leur gloire et leur sûreté étant les siennes, il les protégerait de tout son pouvoir, mais qu’il consentait à se rendre responsable de toutes les preuves que le souverain de Hastnapour pourrait lui donner que cette famille fût en possession de quelque chose qui appartînt à Durdjohn ; fait peu vraisemblable, puisque les Pandos, dépouillés de leur héritage et de leurs propriétés, étaient dénués de tout en arrivant à Tanaisser, et qu’ils accusaient Durdjohn d’être l’auteur de ce dénuement, parce qu’il s’était emparé de toutes leurs possessions.
Cette réponse fut une espèce de déclaration de guerre. Les deux partis s’y préparèrent. Draupud cessa de payer le tribut, plusieurs Rajahs tributaires comme lui du chef des Coros, et lassés de ses injustices, joignirent leur force à celle du Rajah de Tanaisser, et consentirent à combattre sous ses ordres contre leur ennemi commun. Après plusieurs combats, dans lesquels Durdjohn loin d’obtenir quelque avantage avait toujours de l’infériorité, il consentit enfin à un traité par lequel les Pandos reçurent de lui un apanage considérable, dont ils allèrent prendre possession. Mais l’amour que le peuple et la noblesse leur témoignèrent fut si marqué que le Rajah dans sa fureur se serait porté à quelque extrémité si, le parti que leur formaient leurs grandes qualités s’augmentant chaque jour, ils ne s’étaient enfin trouvés assez forts pour demander et insister ouvertement sur un partage de l’empire entre eux et Durdjohn qui, ne pouvant le refuser, se vit contraint d’y consentir.
À ces détails intéressants et satisfaisants, Judister ajoutait une invitation pour Chrisnen de venir assister au Raisoo-yuc, ou sacrifice solennel, qu’il voulait célébrer pour le repos des mânes de Pand qui, ayant appris que les Pandos ses fils étaient actuellement riches et puissants, leur avait envoyé Nardman les avertir que, quoique dans les Sourgs, il n’était encore qu’au rang des serviteurs de Rajah Ainder, qu’il ne pouvait entrer dans l’assemblée de Rajah Ainder lui-même si les Pandos ne célébraient ce sacrifice extraordinaire.
« Je sais, ajoutait Judister, toutes les difficultés de cette entreprise, que nous ne pouvons exécuter sans votre secours, mais notre confiance en vous, notre protecteur, est telle que, ne mettant aucun doute dans votre bonté, nous préparons les choses nécessaires à ce grand dessein. »
Qu’est-ce donc, demanda M. de Polier, que ce Raisoo-yuc ?
Cette solennité, répondit le docteur, autrement appelée la fête des Rajahs, ne pouvait se célébrer que par un monarque qui eût vaincu et subjugué tous les autres souverains de la terre. Il fallait que, volontairement ou par force, tous les Rajahs de l’univers se trouvassent rassemblés chez celui qui tenait le Raisoo-yuc, et cette solennité demandait tant de choses que, quoique Judister fût rétabli dans ses États, il n’aurait pu en venir à bout sans le secours de Chrisnen. Mais quoique, en lisant les lettres de ses protégés, le fils de Basdaio sût déjà ce qu’il avait à faire, il voulut encore paraître consulter. Ainsi appelant Oudho, il lui demanda son avis :
« Puisque les Pandos, lui dit-il, n’ont commencé les préparatifs du Raisoo-yuc que dans la confiance que je leur aiderais, et puisqu’il est temps que les Rajahs qui, détenus dans les fers, ont réclamé ma protection soient délivrés, croyez-vous, Oudho, qu’en me rendant au désir de mes cousins, ces deux objets puissent être remplis ? »
Oudho, animé par un esprit prophétique, connaissait les intentions du chef des Yadous.
Ainsi, il répondit :
« Les difficultés qui se rencontrent à la célébration du Raisoo-yuc ne peuvent avoir échappé à la pénétration d’un prince aussi sage que l’est Judister. Il a certainement considéré que, par ses seules forces, il ne pourrait subjuguer les Rajahs des quatre points de l’univers ; cependant il prépare cette solennité avec la ferme confiance que, par ton puissant secours, son entreprise aura une heureuse issue. C’est pourquoi, ô Chrisnen, je te conseille de te rendre à son invitation, et cela d’autant plus que, le moment étant arrivé de délivrer les captifs qui gémissent dans les fers de Jerasindh, le Yuc annoncé par Judister est une occasion de le punir parce que, trop orgueilleux pour se rendre à l’invitation du chef des Pandos, il faudra l’y contraindre et, quelque confiance qu’il ait mise jusqu’ici dans ses forces qui surpassent celle de 10 000 éléphants et dans son invulnérabilité, je prévois cependant que Bhim, le second des Pandos, son égal à tous égards, soutenu par toi, le vaincra infailliblement et qu’ainsi les deux objets qui t’occupent seront remplis. »
Mais pourquoi, demanda M. de Polier, Chrisnen a-t-il jusque-là épargné Jerasindh ? Ne pouvait-il pas lui ôter la vie comme à tant d’autres ?
Il l’aurait pu certainement, reprit le docteur, mais Chrisnen, comme être divin, connaissait les décrets du destin, il savait le temps fixé pour la mort de Jerasindh, qu’il ne pouvait être tué que par Bhim dans un moment où lui, Chrisnen, serait présent ; c’est pourquoi non seulement il ne le tua pas lui-même mais il empêcha encore Bulbhader de le tuer. Et Oudho, inspiré, qui savait aussi ces circonstances, pouvait à coup sûr prédire l’événement. Quoi qu’il en soit, tous les Yadous applaudirent au conseil qu’il donnait au fils de Basdaio.
Alors, celui-ci ordonnant à l’instant les préparatifs de son départ, il se fit le lendemain avec autant de pompe que de magnificence, accompagné des nobles chefs de sa tribu, d’un nombreux corps de troupes, suivi d’une multitude d’éléphants, de chameaux transportant les bagages et d’une quantité de chariots chargés de trônes, de couronnes, d’armes de toutes espèces. Des messagers précédaient Chrisnen, chargés d’aller annoncer aux Rajahs captifs de Jerasindh qu’il s’avançait à leur secours. Traversant ainsi le royaume de Soorethe, il vint sur les frontières de Meevat, où il trouva le Rajah Judister qui s’avançait à sa rencontre, accompagné de Munis, de Bramines, de chœurs de musique instrumentale et vocale, qui précédaient un cortège aussi brillant que nombreux. Comme le fils de Basdaio, plus jeune que Judister, voulait toujours lui rendre les respects dus à l’âge, ce Rajah se hâta de le prévenir et, tombant à ses pieds, il arrosa ses mains des larmes de joie que lui faisait répandre la faveur que l’incarnation lui accordait. Chrisnen, le relevant, l’embrassa, fit le plus tendre accueil à ses quatre autres cousins, puis, s’acquittant des respects qu’il rendait toujours aux Rischis, Munis et Bramines, il s’avança avec eux vers Aindraprest, ou Dehli, capitale des États de Judister.
Tout y était préparé pour la solennité qu’on voulait y célébrer. Les rues pavées en or étaient parfumées des essences les plus exquises, les bazars nettoyés et décorés des plus superbes magasins ; les diamants et bijoux qui ornaient le portail du palais des Pandos étaient arrangés de façon à former un foyer de lumière dont tous les rayons aboutissaient à Chrisnen. Les habitants de cette cité, dans le transport de leur joie en voyant arriver le fils de Basdaio, se précipitaient sur son passage, la foule se pressant sur le chemin, dans les rues, sur les balcons, aux portes pour le voir passer, les acclamations de la multitude retentissaient dans l’air, et les femmes, en enviant le bonheur de ses épouses, lui présentaient pour offrande des fleurs de cinq couleurs. Arrivé au palais des Pandos, Kunti la mère des trois aînés le reçut. Judister et elle le conduisirent dans les magnifiques appartements qu’on avait fait préparer pour lui et pour tous les Yadous de sa suite.
Peu de jours après l’arrivée de Chrisnen, le chef des Pandos convoqua une assemblée des quatre castes, où se trouvaient les plus célèbres Bramines. S’adressant à Chrisnen qui la présidait, il lui dit que, par son arrivée à Aindraprest, il se sentait déjà élevé jusqu’aux cieux et en état de tout entreprendre ; qu’en osant concevoir le grand dessein de célébrer le Raisoo-yuc, il avait compté sur la constante affection que le fils de Basdaio avait toujours daigné témoigner aux Pandos ; que, quoiqu’il sût qu’aux yeux du créateur de l’univers, tous les hommes étaient égaux en mérite, il croyait cependant que ceux qui, sentant le besoin qu’ils avaient de l’assistance divine, la demandaient avec foi et humilité, avaient le bonheur de l’obtenir. Le discours de Judister parut plaire à l’incarnation. Elle l’assura que sa confiance ne serait point déçue et que le créateur de l’univers lui accorderait sa protection.
« Je vois, ajouta-t-elle, que vous avez déjà préparé les choses nécessaires aux sacrifices, mais il faut à présent s’occuper à rassembler ici les monarques et les guerriers des quatre parties du monde, et c’est à vos quatre frères, que leur valeur met fort au-dessus de tous les Deiotas, de les amener à Aindraprest ; ainsi, que Bhim aille à l’occident, Arjoon au nord, Schecdaio au midi, Noukul à l’orient ; quant à vous Judister, en attendant leur retour, préparez tout pour commencer votre Yuc. »
Les victoires des quatre Pandos étant aussi rapides que leurs courses, ils revinrent bientôt suivis de tous les monarques qu’ils avaient vaincus, et amenant avec eux un butin et des richesses immenses. Mais Jerasindh leur avait résisté. Seul, il n’avait pu être subjugué. Judister, consterné, voyant par cette circonstance tout son projet anéanti, témoigna à Chrisnen l’angoisse que lui donnait cette idée. Oudho, présent à la conversation des deux cousins, prit la parole :
« J’ai toujours été dans l’opinion, dit-il, que Jerasindh ne peut être vaincu comme les autres Rajahs. Pour l’amener à un combat singulier, il faut user de stratagème. Ainsi, que Chrisnen, Bhim et Arjoon se rendent chez lui déguisés en Zennadars. Il n’a pas son égal en générosité : la libéralité, dit-il, est le premier devoir d’un monarque, tout périt dans le monde, mais le nom d’un homme libéral vivra toujours. »
Il pouvait l’être, interrompit M. de Polier, puisqu’il s’était approprié les richesses de 28 800 Rajahs.
Aussi, reprit le docteur, Oudho assura-t-il que ce renom lui tenait tant à cœur qu’en s’annonçant chez lui comme des pauvres Bramines, ils étaient sûrs non seulement d’être admis, mais encore d’obtenir tout ce qu’ils pourraient lui demander.
Chrisnen approuvant le conseil d’Oudho, les trois cousins, sous le costume de Zennadars, se rendirent à Mogah, ils furent introduits chez le Rajah qui, en les voyant, connut d’abord à leur langage, ainsi qu’aux marques qui distinguent les Kattris, que ces trois étrangers n’étaient pas des Bramines. Malgré cela les recevant comme tels, il leur dit :
« Ô Bramines, que désirez-vous de moi ? Quoi que vous me demandiez, du plus modique don à celui d’un royaume, vous ne vous en irez point sans l’obtenir et, quoique je sois convaincu que vous n’êtes point des Zennadars, cette idée n’influera pas plus sur moi que les représentations de Soucker sur Bali ; ainsi parlez hardiment. »
Chrisnen s’avançant alors lui demanda le Sangram, ou combat singulier, en ajoutant :
« Puisque tu connais que nous ne sommes pas des Bramines, apprends encore que voilà Bhim, le second des Pandos, Arjoon son frère, et moi leur cousin. »
À ces mots Jerasindh, se tournant vers ses courtisans et souriant avec mépris, s’écria :
« J’admire l’insolence de ce bouvier, auquel j’ai si souvent fait prendre la fuite et qui, trop heureux de sauver sa vie, ose encore me provoquer à un nouveau combat ; eh bien, j’y consens, j’accorde le Sangram ! Tu n’es échappé de ma main qu’en abandonnant Mathra, en te sauvant dans la mer, mais où te réfugieras-tu à présent ? Cependant, ajouta-t-il, il m’est trop odieux de me battre avec un mortel que j’ai déjà vaincu ; Arjoon est trop jeune, trop délicat, il ne prétend sans doute pas à l’honneur de lutter avec moi ; Bhim, plus vigoureux, est le seul entre vous digne de l’essayer, s’il en a le courage. Qu’on lui donne d’autres vêtements et qu’il choisisse les armes dont il peut se servir ! »
Bhim ayant choisi la massue, Jerasindh lui en fit apporter une et les deux champions, suivis de Chrisnen et d’Arjoon, se rendirent sur la place du combat, entourée des troupes du Rajah et d’une multitude de spectateurs.
Avant de commencer, Jerasindh s’adressa à lui-même le Nemeskar, ou adoration qu’on doit à Dieu ; puis il baisa sa propre main. Après quoi, s’avançant contre Bhim, l’action commence, leurs massues s’entrechoquent avec une telle violence que la voûte des cieux redonde des sons qu’elles produisent. Bientôt brisées en éclats, il fallut recourir à la lance, à l’épée, à la hache ; toutes ces armes réduites en pièces, les deux athlètes en vinrent aux coups de poing, avec tant d’égalité encore qu’on eût pu croire qu’ils avaient eu le même maître dans l’art du pugilat. Luttant ainsi pendant toute la journée sans le moindre avantage d’aucun côté, le soir, les trois cousins et Jerasindh mangeaient ensemble et dormaient sous le même toit.
Déjà vingt-sept jours s’étaient écoulés de cette manière, lorsque Bhim, par des signes, fit entendre à Chrisnen qu’il l’exposait à un trop grand danger ; que cette lutte commençait à passer ses forces, et que ses côtes étaient brisées et moulues des coups qu’il recevait ; tandis que lui Chrisnen simple spectateur n’en avait pas le moindre mal. Il ajouta que, quant à lui, sans la honte de s’avouer vaincu, il renoncerait volontiers à ce combat. Arjoon, comprenant le langage muet de son frère, pâlit de terreur, mais Chrisnen, répondant à Bhim par des signes plus expressifs encore que ne l’étaient les siens, lui reprocha ce découragement et cette méfiance au moment où il avait le succès entre les mains. Se levant alors et cueillant dans l’herbe une feuille, il la prit par la queue et, la déchirant du bas en haut, il montra à Bhim comment il devait le lendemain partager le corps de son adversaire. Bhim, comprenant son divin protecteur, sentit soudainement ses forces renaître : rempli d’une nouvelle vigueur, en commençant le combat du jour suivant, il jeta Jerasindh par terre, et avant qu’il pût se reconnaître, prenant de chacune de ses mains une de ses jambes, il lui partagea le corps jusqu’au sommet de la tête, comme Chrisnen avait déchiré la feuille.
Mais comment Jerasindh, jusque-là si égal en force, est-il tout à coup si inférieur ? demanda M. de Polier.
Selon les explications des Bramines, répondit le docteur, Jerasindh, sachant son horoscope, connaissait la seule manière dont on pouvait le mettre à mort. Il comprit que le signe de Chrisnen l’indiquait à Bhim. Cette idée, glaçant son sang dans ses veines, l’affaiblit au même point que l’est un homme à son dernier moment. Ainsi toute la gloire de sa défaite n’appartient qu’à la divine incarnation. Mais comme Bhim est l’instrument dont elle se sert, ce fut lui qui, aux yeux des mortels, recueillit les honneurs de la victoire ; Chrisnen et Arjoon applaudirent, les Deiotas lui jetèrent des fleurs, tandis que le peuple et l’armée étonnés de la mort de leur souverain, qu’ils avaient cru invincible, restaient immobiles. Sans perdre de temps, le fils de Basdaio couronna le fils de Jerasindh, lui ordonna de relâcher les captifs de son père. Alors, accompagné du nouveau Rajah de Mogah et de cette brillante suite, il reprit la route d’Aindraprest, où tous les Bramines et les Rajahs de l’univers se trouvèrent rassemblés. Les chefs des Coros, Dirtratch, Biskum, Durdjohn lui-même, s’y étaient aussi rendus, Birmah, Mhadaio, toutes les hiérarchies célestes avec leurs chefs, les oiseaux, les animaux de toute espèce s’y étaient réunis, car, excepté les deux Raisoo-yucs célébrés par Rajah Ainder, le chef du firmament, et par Rajah Bären le souverain des mers, il ne s’en était jamais vu un pareil à celui que Judister allait célébrer. Tout le genre humain était dans l’étonnement et dans l’admiration de la profusion d’or et de richesses employées aux ornements, aux vases et à l’appareil des sacrifices. Mais un petit nombre de sages, en voyant Chrisnen présider à cette fête, comprenaient la raison pour laquelle elle surpassait celles qu’on avait vues jusqu’alors.
Tout étant prêt, les diverses charges à remplir dans les cérémonies étant distribuées, la solennité commença par un sacrifice. Judister, vêtu d’une superbe tunique, mettant un cordon d’or dans les mains des Zennadars, tenant dans les siennes le Cusa, ou l’herbe sacrée, s’avance vers l’autel, offre l’oblation, et en prononçant le nom de Narreye, qui veut dire esprit, ou souffle divin, ses regards se tournent vers Chrisnen avec le sourire expressif de la reconnaissance qui, attribuant tous les succès de son entreprise à la présence de son divin protecteur, le regarde aussi comme le premier objet de son amour et de son offrande. Cet acte préliminaire achevé, avant de commencer les Poujas particuliers, Judister, s’adressant aux chefs de sa famille, leur demande de décider l’importante question : qui, dans cette auguste solennité, doit avoir les honneurs du premier de ces sacrifices ? Personne ne répondant, Schecdaio, le quatrième des Pandos, se lève et, d’un ton modeste et respectueux, il observe qu’en faisant cette question son frère aîné en savait déjà la réponse, car, ajouta-t-il, « il ne peut y avoir aucun doute à cet égard, et puisque Chrisnen est dans cette assemblée, le premier Pouja doit s’adresser à lui, les Veds disant expressément que l’oblation qu’on lui présente a autant de vertu qu’un sacrifice offert à tous les Deiotas, de même qu’en arrosant la racine d’un arbre, on donne du suc à sa plus petite feuille ».
« Chrisnen, continua l’orateur, est le créateur, le conservateur, le destructeur de l’univers, il est tout dans son unité, la terre et tous les êtres sont le corps dont lui seul est l’âme et l’esprit ; quant à moi, ajouta Schecdaio, je ne rendrai jamais de culte qu’à lui. »
Plein de son sujet, il allait continuer son discours, mais Chrisnen l’arrêta. Cependant, la majorité de l’assemblée applaudissant à ce qu’il venait de dire, Judister, satisfait d’une décision qu’il avait désirée, lava les pieds de Chrisnen, versa cette même eau sur sa tête, sur ses yeux, après quoi, arrangeant devant lui les superbes vêtements, les pierreries, les chaînes précieuses et tout l’appareil du Pouja, il se mit en devoir de le commencer en se prosternant aux pieds de son divin protecteur. Mais tandis que le chef des Pandos s’occupait de ces saintes fonctions, que les Deiotas entonnaient des hymnes à Bhagavat, que les hommes pieux prononçaient leurs prières, une forte rumeur s’élève dans l’assemblée, plusieurs Rajahs orgueilleux murmurent de la prééminence accordée au fils de Basdaio. Plus irrité que tous les autres, Souspal, Rajah de Chanderi, se distingue par sa colère, il n’a point oublié l’enlèvement de Roukmani et sa honteuse défaite ; il n’aspire qu’à se venger ; le ressentiment qu’il conserve lui rend insupportable le nouveau triomphe de son rival. Se levant de sa place la rage dans le cœur, la fureur dans les yeux, interrompant la célébration du Pouja :
« Comment, s’écrie-t-il avec arrogance, comment les Bramines peuvent-ils tolérer de tels abus ? Quels sont donc les titres, le rang, la dignité de Chrisnen pour lui mériter cette prééminence dans une aussi auguste assemblée, remplie des plus nobles individus, des plus savants Zennadars, dont le moindre est plus qualifié que lui ! Ignorez-vous, ajouta-t-il, que les Yadous sont maudits, qu’ils ne porteront jamais le diadème, qu’on ne peut accorder aucune noblesse à l’être méprisable qui, désertant Mathra, a cherché un domicile au milieu de la mer pour y établir un repaire de bandits dispersés et fugitifs de toutes les parties de la terre, à la tête desquels il prétend introduire une nouvelle religion ? »
L’audace avec laquelle Souspal troublait l’auguste cérémonie, les propos outrageants qu’il prodiguait à Chrisnen, commençaient à émouvoir les spectateurs. Mais le fils de Basdaio, les contenant par ses signes, les empêchait d’interrompre son ennemi. Toutefois, son insolence s’accrut au point que, ne pouvant plus la supporter, plusieurs membres de l’assemblée trouvant indécent, indigne d’eux, et même criminel, d’entendre ses blasphèmes, sortirent de l’enceinte où il les prononçait, tandis que Bhim et ses frères cherchaient leurs armes pour punir Souspal, qui de son côté se préparait à combattre. Ainsi tout annonçait une scène de confusion et d’horreur qui, en interrompant les sacrifices, aurait empêché la célébration du Raisoo-yuc. Mais Chrisnen intervenant alors plus directement défendit aux Pandos toute voie de fait, leur ordonnant d’empêcher tout ce qui pouvait y tendre et, s’adressant à Souspal, il lui dit que, vu la circonstance, il voulait bien lui passer encore cent insultes, en l’avertissant que, cette mesure remplie, il le punirait lui-même. Cette magnanimité du fils de Basdaio, loin d’arrêter l’orgueilleux Rajah, l’irritant encore davantage, il dépassa bientôt les bornes prescrites ; alors Chrisnen, laissant un libre cours à sa justice, jette contre lui son anneau Sudarsun, qui, d’un seul coup, lui abat la tête, dont il sort une flamme qu’on voit pendant quelques moments se promener dans l’air ; après quoi elle entre enfin dans la bouche de l’incarnation, tandis que les serviteurs et les troupes de Souspal fuient dans le plus grand désordre.
Dites-moi donc, docteur, ce que c’était que cette flamme ? demanda M. de Polier.
C’était, répondit le docteur, l’âme du Rajah ; mourant directement de la main de l’incarnation, elle reçut sa grâce, fut libérée des transmigrations et retourna au Baikunt prendre la place qu’elle occupait comme portier de Vichnou.
Quoi ? reprit M. de Polier, Souspal était donc une des régénérations de ces portiers condamnés par la malédiction des Rischis à transmigrer trois fois sur la terre ?
Précisément, dit le docteur, nous les avons vus régénérés dans les corps d’Herncashup et d’Hernachus, deux Daints, frères, qui furent l’occasion de deux descentes ou incarnations de Vichnou, l’une en sanglier, l’autre en homme-lion. Leur seconde transmigration fut dans les corps de Raven et de Kuntch-beckaren et nécessita l’incarnation de Ramtchund. Enfin, dans la troisième, ils luttèrent encore contre l’incarnation de Vichnou et furent libérés par elle des corps de Souspal et de son frère Dentebhek dans lesquels ils finirent le cours de leurs régénérations. Ainsi nous ne les verrons plus reparaître lorsque nous aurons expédié le frère de Souspal.
L’ordre rétabli par la mort de ce Rajah, les sacrifices s’achevèrent, le Raisoo-yuc se finit. Le jour de sa clôture, Judister fit distribuer des charités immenses et des présents considérables à tous les Bramines ; Chrisnen, dans la plénitude de sa bénéficence, le mettait en état de satisfaire à toutes les obligations de cette solennité. En la terminant, le fils de Basdaio, tous les Deiotas, les Rischis, Bramines et Rajahs, conduisirent le chef des Pandos sur le rivage du Gange ; pendant qu’il se baignait, les Zennadars chantaient les Veds, les concerts les plus harmonieux se faisaient entendre, les parfums les plus exquis embaumaient l’air ; tous les habitants d’Aindraprest, parés des plus magnifiques vêtements parfumés de sandal, de safran et des essences les plus odorantes, se livraient à la joie, les femmes mêmes, toujours confinées dans leur Harem, eurent la permission d’en sortir pour jouir de la vue de Judister. Et le chef des Pandos, élevé depuis ce jour à la dignité de Rajah des Rajahs, obtint par la protection de Chrisnen un degré de gloire et de fortune qui augmenta la haine de Durdjohn. Contraint néanmoins à la dissimuler, il ne se consolait que dans l’espoir qu’il trouverait une fois quelque moyen de reprendre la supériorité qu’il s’était arrogée. Ce fut dans ces dispositions que, le Raisoo-yuc terminé, il reprit le chemin de sa capitale, ainsi que les autres Rajahs, tous si satisfaits des bons procédés et de la magnificence de Judister qu’ils quittèrent Aindraprest avec regret.
Resté seul avec les Pandos, chez lesquels il prolongea son séjour, Chrisnen chassait un jour avec Arjoon. Jamais le fils de Pand n’avait fait une chasse aussi abondante. Après avoir envoyé une grande quantité de gibier au Rajah Judister, les deux cousins, voulant se délasser et se rafraîchir, arrêtèrent leur char au bord de la Jumma et descendirent sur son rivage où, s’étant assis, ils se désaltéraient de l’onde pure et cristalline qui coule dans son sein, lorsqu’ils virent à peu de distance d’eux une jeune beauté, occupée d’un Pouja à Bhavani, et dont les regards errant avec inquiétude paraissaient chercher quelqu’un. Le fils de Basdaio témoignant de la curiosité sur cette belle solitaire, Arjoon le quitte et, courant à elle, il la questionne sur le but qui l’amène dans cette solitude :
« Vous voyez devant vous, répond-elle, la fille du Soleil, je m’appelle Calenda, je cherche un mari, ou plutôt je cherche Chrisnen, car je ne veux d’autre époux que lui. En attendant qu’il arrive, j’habite la rivière et, par ma dévotion à Bhavani, j’espère obtenir l’objet de mes vœux. Hélas, se pourrait-il que celui qui remplit tous les désirs rebutât les miens ? Non, je ne puis le croire et j’ai l’espoir d’être exaucée. »
Elle se tut en finissant ces mots, continua son Pouja, et ses regards cherchaient encore l’objet de sa dévotion tandis qu’Arjoon, rejoignant Chrisnen, l’aborde en riant, le félicite de sa bonne fortune qui lui fait trouver partout d’aimables aventures et lui raconte celle qui l’attend. Sans lui laisser le temps d’achever son récit, le fils de Basdaio, plus prompt que l’éclair, se lève, court à la belle Calenda, la place sur leur char, la ramène à Aindraprest où, après avoir célébré ses noces avec elle, il l’établit dans un superbe palais, que lui construit dans un clin d’œil Biskarma son architecte.
Quelque court que parût aux Pandos le temps que leur divin protecteur voulait bien leur donner, une année s’étant écoulée depuis son arrivée chez eux, il reprit la route de Dwarka, accompagné d’Arjoon et de sa nouvelle épouse, toujours fort occupé d’elle. Son vaste cœur n’avait pu cependant entendre parler avec indifférence de la rare beauté de Sita, princesse d’Ajudhia. Son père Mekengit, voulant l’établir, avait fait proclamer que la main de sa fille serait le prix qu’obtiendrait celui qui viendrait à bout de dompter sept taureaux sauvages et de ployer au joug leurs têtes indociles. Résolu de se mettre au nombre des aspirants d’un si beau prix, Chrisnen, en partant d’Aindraprest, prit la route d’Ajudhia. Le concours y avait commencé, une foule de Rajahs enflammés par les charmes de la princesse étaient déjà entrés en lice, mais sans succès ; et Sita, sur laquelle la réputation du fils de Basdaio avait produit l’effet qu’elle opérait sur toutes les femmes, ne désirant que lui pour époux, ne pensant qu’à lui, adressait à Bhavani des prières aussi ardentes que l’était son amour, frémissait à chaque nouvel essai tenté par quelque autre Rajah pour obtenir sa main et attendait avec impatience son arrivée qu’annonçait le bruit public.
Mekengit, aussi favorablement disposé pour Chrisnen que l’était sa fille, le reçut avec empressement et de très grands honneurs.
« Il y a longtemps, lui dit le fils de Basdaio, que je désire vous voir. Ainsi ayant entendu parler du prix que vous destinez au vainqueur des taureaux, je viens pour le mériter : car, ajouta-t-il, ô Mekengit, quoique je ne m’égale point ni aux monarques ni aux puissants de la terre, comme dans cette occasion vous n’avez mis aucune différence entre le rang des aspirants, la fortune seule décidera de la victoire. »
– « L’homme vraiment grand, répondit Mekengit, ne se loue jamais lui-même, mais votre réputation, ô Chrisnen, est connue dans le monde. Je suis vraiment heureux de vous voir. Si j’avais eu plus tôt ce bonheur, le concours publié pour établir ma fille n’aurait jamais eu lieu. »
En disant ces mots, il le conduisit dans son palais et Sita, instruite de son arrivée, redoubla ses vœux et ses prières à Bhavani, pour qu’il fût le vainqueur des taureaux.
Quoique les Rajahs ses rivaux fussent moins satisfaits que le père et la fille de le savoir à Ajudhia, ils attendaient toutefois avec impatience la journée du lendemain, dans l’espoir que ce nouvel aspirant n’aurait pas de plus heureux succès que ceux qui l’avaient précédé. Dès le matin les barrières s’ouvrent et, tandis que Chrisnen se préparait au combat, tous les Rajahs et princes se rendirent dans l’enceinte préparée qu’entourait une foule immense de spectateurs. Tout le monde placé, le fils de Basdaio ne se fit pas attendre. Il entre dans l’arène d’un côté, tandis qu’on amène de l’autre les fiers animaux qu’il s’agit de dompter. Leur aspect furieux glace le plus grand courage ; ils sont garrottés par des chaînes du plus dur métal, dont leurs conducteurs ne peuvent sans danger les affranchir. Des murmures de terreur se font entendre, mais Chrisnen, se divisant en sept personnes distinctes, les approche avec intrépidité et, comme un enfant prend une chèvre par la barbe, de même le fils de Basdaio, prenant les sept taureaux à la fois, leur met une bride sur les narines et les rend aussi dociles que peut l’être un chien.
Dans l’étonnement qu’occasionne ce prodige, la colère, le dépit des Rajahs se fait entendre, mais, bientôt étouffé par les applaudissements universels, l’air retentit des acclamations des hommes et des Deiotas. Sita et son père ressentent la plus vive satisfaction : tous deux avaient désiré que Chrisnen fût vainqueur. Suivi des animaux qu’il vient de dompter, il s’approche de Mekengit, auquel il demande le prix de sa victoire. Le Rajah le conduisant alors à sa fille, la charmante Sita lui présente sa main. Dès le jour suivant les noces se célébrèrent, Mekengit, aussi magnifique qu’il était content de cet hyménée, donna pour dot à sa fille 10 000 vaches, 3 000 livres pesant en diamants, chaînes précieuses et autres bijoux, avec 90 000 chariots chargés de toutes sortes de richesses, que conduisaient une multitude de chevaux et d’esclaves.
Tandis que les deux époux, heureux et satisfaits, quittaient Ajudhia, les Rajahs rivaux de Chrisnen, aussi furieux que consternés de se voir enlever par un simple Yadou cette belle princesse si richement dotée, rassemblaient autour d’eux toutes les troupes qui les avaient suivis et, à leur tête, ils se mirent tous à la poursuite de Chrisnen. Mais, ô prodige ! cette armée bien montée, magnifiquement vêtue, se métamorphose tout à coup, ainsi que les Rajahs qui la commandent, en un ramas de vagabonds mendiants, dont les guenilles inspirent le désir de leur faire la charité, et ces Rajahs si orgueilleux, en approchant du fils de Basdaio, tremblants, confus, humiliés, courbant leur tête sur leur poitrine, ressemblent plutôt à des pénitents faisant amende honorable qu’à des guerriers disposés à disputer à la pointe du glaive la conquête qu’on leur enlève.
Cependant Arjoon, en voyant cette tourbe s’avancer, avait pris son arc Cambdheva, arme si redoutable qu’à son aspect, à celui du héros qui la manie, cette multitude s’enfuit avec la même vitesse que se disperse un immense troupeau de chèvres à la vue du loup prêt à fondre sur lui. Arjoon, après les avoir poursuivis pendant quelques moments, revint en riant rejoindre Chrisnen dont les coursiers reprenaient la route de Dwarka, qu’ils abandonnèrent cependant, parce que le fils de Basdaio, apprenant que le Rajah de Bojepour avait convoqué un Soimbre pour marier sa fille Brematé, ordonna à son conducteur de le mener à Bojepour, où il reçut de la princesse la guirlande qu’elle désirait depuis longtemps lui donner et où il resta jusqu’à la conclusion de ce nouveau mariage.
Courant ainsi de succès en succès, de victoires en victoires, l’aimable Deiotas, en quittant Bojepour avec ses épouses, se rendit à Oujon, pour y disputer la princesse Mirthinda au chef des Coros qui, moins aimable et moins habile archer que Chrisnen, se vit contraint à la lui céder. Ce nouvel hymen conclu, le fils de Basdaio part d’Oujon, passe Marva, y arrive au moment du troisième Soimbre convoqué pour l’établissement de la princesse Lachmené qui, aussi difficile qu’elle est belle, n’a pu dans les deux Soimbres précédents se déterminer sur le choix d’un époux, mais qui l’arrête sur Chrisnen au moment où celui-ci paraît dans l’assemblée.
Bon Dieu, s’écria M. de Polier, cela n’en finit pas ! Dites-moi, je vous prie, avec toutes ces noces, combien il avait de femmes.
Il n’en a encore que huit, reprit le docteur, et vous en verrez bien d’autres ; mais ces huit premières sont distinguées dans la mythologie sous le nom collectif de Nayagas, dont Roukmani est la première, la favorite. Les autres, malgré leur beauté exquise, ne lui inspirèrent jamais un véritable amour. Toutefois ni Birmah, ni Mhadaio, ni Aindra, le chef du firmament, n’ont obtenu le rang et la dignité auxquels ces huit Nayagas sont parvenues par leur attachement et leur fidélité à Chrisnen.
Rappelez-moi leurs noms, dit M. de Polier, car je vous avoue que, excepté Roukmani et Sita, je n’ai pas gardé les autres.
Les voici, reprit le docteur.
1. Roukmani, princesse de Cantapour.
2. Jamti, fille de Jamvent, roi des ours, incarnation de Birmah.
3. Southama, fille de Satterjit.
4. Calenda, fille du Soleil et de la Jumna.
5. Sita, princesse d’Ajudhia.
6. Brematé, princesse de Bojepour.
7. Mirthinda, princesse d’Oujon, et
8. Lachmené, princesse de Marva.
Ce nouveau mariage conclu, continua le docteur, Chrisnen reprit enfin sérieusement la route de Dwarka sa résidence, qu’il trouva dans l’effroi et la consternation par les événements qui venaient de s’y passer. Nous verrons demain quelles en avaient été les causes et quelle en fut l’issue.