Le soleil s’est levé trois fois depuis l’arrivée d’Ao. En dépit des paroles de bienvenue du chaman, le garçon sait que sa présence ne fait pas l’unanimité. La plupart des chasseurs l’évitent. Aki occupe une place dans le coin réservé à sa famille, dans l’une des quatre huttes qui composent l’habitat du clan. Ao, lui, s’est installé avec Awami dans l’abri attribué aux hommes sans femmes. Ao et Aki n’ont guère l’occasion de se retrouver, car la jeune fille est accaparée par le conseil des chasseurs.
Ao passe ses journées à déambuler dans le camp. Indifférent à la gêne qu’il suscite, il va d’un groupe à l’autre et observe les habitants s’adonner à leurs activités.
Les enfants le suivent à distance. Seuls les plus hardis se risquent à l’approcher, prêts à détaler à toutes jambes. À l’exception du chaman, Awami et Tsinapa sont les seuls à lui témoigner ouvertement leur sympathie. Ce dernier lui voue une vive reconnaissance pour avoir ramené sa sœur, à laquelle il est très attaché depuis la mort de leur mère, quand ils étaient enfants.
Les paroles d’Oummaï résonnent encore dans les oreilles des habitants. Aytamak, l’un des meilleurs chasseurs du clan, est mort. Les plus superstitieux croient que l’homme ours a pris sa place.
Ao sait que sa présence n’a été acceptée que grâce à l’autorité du chaman. Aki n’avait pas placé vainement son espoir en lui. L’influence du vieil homme sur les siens est considérable. Même si certains sont convaincus que pour une fois il s’est trompé, ils n’en disent rien, par crainte de le mécontenter. Le vieil homme a fait savoir au garçon qu’il le recevrait bientôt sous sa hutte. En attendant, Ao reçoit chaque jour sa ration de nourriture de la main d’Awami. Depuis leur retour, le jeune chasseur n’est plus le même. En se libérant de l’influence d’Oummaï, il a pris de l’assurance. Itaâ et lui se sont réconciliés. Encouragé par Napali, Awami ne cache plus l’intérêt qu’il porte à Ao.
Vexé de ne jamais être sollicité pour se joindre aux sorties de pêche ou de chasse, Ao finit par interpeller Awami à ce sujet.
— Ao voudrait chasser. Ao n’est pas un enfant !
Embarrassé, Awami réfléchit quelques instants avant de répondre.
— Chacun de nous est lié à un ou plusieurs animaux. Les miens ne connaissent pas tes parents animaux. Ils ne veulent pas offenser les esprits en te proposant de participer à une chasse au cours de laquelle l’un d’eux risquerait d’être abattu !
Ao est perplexe.
— Pour ceux de mon clan, tous les animaux sont nos parents !
Awami est embarrassé.
— Si tous les animaux sont ses parents, Ao ne devrait pas chasser ! Mais Ao n’appartient pas à notre clan. Des événements inhabituels se sont produits. Une femme est devenue chasseur et les esprits ne semblent pas en être affectés ! Napali doit s’entretenir avec eux avant le début des grandes chasses. D’ici là, Ao doit être patient.
Ao perçoit la gêne de son ami. Il ne veut pas le mettre en difficulté. Il attendra l’intervention du chaman. Après tout, il ne s’ennuie pas vraiment. Il a beaucoup à apprendre ici.
Jour après jour, Ao poursuit ses observations.
S’il a déjà eu l’occasion d’apprécier le savoir-faire d’Aki, il découvre l’extraordinaire habileté de certains tailleurs. Leurs mains ont le pouvoir de commander la pierre, de la rendre inépuisable.
Ao a vite repéré le plus habile d’entre eux. C’est un homme âgé, qui consacre la plupart de ses journées à cette activité. Ao passe de longs moments à le regarder travailler, debout à un pas de lui. Les yeux rivés sur ses mains, il manifeste son admiration en laissant échapper quelques grognements enthousiastes. Le vieux Taâwik évolue dans un monde à part, un monde peuplé de pierres, de bois de renne, de défenses de mammouth et d’os auxquels il s’adresse comme à des êtres vivants. S’il donne l’impression de ne prêter aucune attention à Ao, la présence du garçon ne semble pas le contrarier.
Ce matin, Ao est en retard. Un air satisfait apparaît sur le visage du vieux Taâwik lorsque le garçon émerge enfin de sa hutte pour venir prendre son poste d’observation.
Le tailleur soupèse et caresse la pierre. Ses doigts s’attardent sur les aspérités, glissent le long des arêtes naturelles. Il murmure des paroles dont Ao ne comprend pas le sens. Sans doute demande-t-il à la pierre comment procéder pour tirer d’elle le meilleur parti. Les gestes qui suivent sont vifs et précis. Il utilise successivement plusieurs outils pour parvenir à ses fins. Ao croit que l’objet est terminé alors qu’il n’en est rien. L’homme brandit son œuvre à la lumière du soleil et la considère sous toutes ses facettes. Visiblement insatisfait, il poursuit ses efforts jusqu’à obtenir la forme qui lui donnera son pouvoir et son efficacité.
En le voyant si inspiré, un sentiment de frustration envahit Ao. Les siens parviendront-ils à obtenir le soutien des puissants esprits qui favorisent ces hommes dans toutes leurs entreprises ?
Perdu dans ses considérations, il n’a pas entendu arriver Aki. Lorsqu’il la voit, sa morosité se dissipe aussitôt. Il grogne de satisfaction.
La jeune fille tient le petit Aytamak par la main. Ils n’ont guère eu l’occasion de se retrouver tous les trois depuis leur arrivée dans le camp. L’enfant se presse contre Ao.
— Le chaman souhaite te recevoir dans sa hutte. Il a demandé que je sois là aussi. Viens ! Il nous attend.
Ao lui emboîte le pas. Aki est joyeuse. Les choses se sont passées mieux qu’elle ne l’espérait. Elle est persuadée que tous finiront par accepter Ao.
Après avoir confié Aytamak à une femme, ils pénètrent dans la hutte du chaman. C’est un abri semblable aux autres, mais plus petit, bâti au milieu du camp. Napali et Tsinapa sont assis face à face, immobiles et silencieux. Ao sourit, rassuré par la présence de son ami. Celui-ci lui renvoie son sourire.
Quelques braises rougeoient dans le foyer situé au milieu de la pièce, délimité par un cercle de pierres. Un peu de lumière pénètre par l’ouverture aménagée au sommet pour permettre l’évacuation de la fumée. D’épaisses fourrures recouvrent le sol. Plusieurs pierres volumineuses permettent au chaman et à ses invités de s’adosser. De part et d’autre de la hutte sont disposés des panneaux d’écorce polie, sur lesquels Ao croit distinguer des formes animales de couleur ocre dans la semi-obscurité.
Le chaman leur fait signe de s’asseoir. Il jette une poignée d’herbes sur les braises. Une fumée âcre envahit l’espace avant de trouver le chemin qui mène à l’extérieur.
Ao tousse. La tête lui tourne un peu. À la lumière des flammèches, Napali paraît encore plus âgé. Ses cheveux sont blancs et longs. Sa peau foncée, parsemée de taches et de rides, ressemble à l’écorce des vieux arbres. Ses yeux ont la couleur des ciels d’orage. Ao et le vieillard s’observent quelques instants. Il fait très chaud et Napali est torse nu. Le regard d’Ao s’attarde sur la poitrine du chaman, sur laquelle s’étale un remarquable collier constitué de pièces en bois teinté, reproduisant différents animaux. D’autres formes s’intercalent entre les figurines. Certaines rappellent les coquilles des escargots. Quelques perles viennent compléter cette parure magique, dans laquelle Ao est convaincu que se concentre le pouvoir des hommes à face plate.
À la lueur dansante des flammes, Ao voit les silhouettes animales galoper autour du vieil homme. Il ne se sent pas très bien. Il essaie de regarder ailleurs. Ses yeux se posent sur les panneaux d’écorce où il croit reconnaître d’autres animaux. Tout ce monde tourne dans une sarabande effrénée, qui accentue son malaise. Il est pris de vertige et de nausées.
Le chaman lui paraît de plus en plus vieux. Comment un homme peut-il vivre aussi longtemps ?
Ao est oppressé. Il lutte contre l’envie d’arracher le collier et de fuir. Personne ne l’arrêterait. Mais il n’est même pas sûr d’être capable de se lever ! Le chaman le tient en son pouvoir.
Aki et Tsinapa ne s’intéressent pas à lui. Leurs yeux sont perdus dans la contemplation de leurs visions. Les paupières mi-closes, le chaman invoque les esprits. Une sourde mélopée s’échappe de sa bouche. L’air se met à vibrer. Ao gronde. Il a peur.
Indifférent à l’émotion d’Ao, le vieillard continue de psalmodier. Soudain, il se lève d’un bond avec la vivacité et la souplesse d’un jeune homme. Il entame une danse effrénée, rythmée par le martèlement régulier d’un tronc creux, exécuté par Tsinapa. Le vieillard se trémousse longtemps autour du feu dont il piétine les braises sans manifester la moindre douleur.
Ao ne songe plus à fuir. Il reconnaît là une pratique répandue parmi les siens. Le chaman s’écroule. Il roule sur les peaux en tous sens, agite convulsivement les membres avant de se raidir, les yeux révulsés.
Malgré la chaleur, le garçon frissonne en reconnaissant quelques mots dans sa langue parmi ceux qui s’échappent de la bouche du vieil homme.
Les visages des siens lui apparaissent, comme un encouragement à persévérer dans ses efforts.
Le temps est suspendu dans cette hutte obscure. Les dernières braises épargnées par les convulsions du chaman ont cessé de rougeoyer depuis longtemps. L’obscurité est presque totale. À l’extérieur, la nuit est en train de tomber.
Le vieillard est revenu s’asseoir à sa place. Il est épuisé. Il dodeline de la tête. Après un long silence, Aki lui demande s’ils peuvent s’en aller. Napali acquiesce.
Avant leur départ, il s’adresse à Ao :
— Le voyage à la rencontre des esprits est une dure épreuve. Napali a écouté leur parole. Maintenant il doit dormir un peu. Demain, Ao sera son invité.
Le vieux chaman a parlé lentement en articulant les mots avec soin. Il veut témoigner ainsi le respect qu’il éprouve envers son interlocuteur.
Ao croit l’entretien terminé et s’apprête à sortir de la hutte. Napali s’est levé. Il paraît fouiller dans sa mémoire. Soudain, il s’agite à nouveau. Les gestes sont imprécis et désordonnés, les sons incertains. Mais Ao reconnaît les paroles de bienvenue en usage parmi les anciens hommes, formulées à son intention par cet homme puissant.
La plus grande confusion règne dans l’esprit d’Ao. Dehors, la lune est pleine. Le ciel est dégagé. Les étoiles innombrables scintillent. Aki frissonne en attendant qu’Ao la rejoigne. Il la regarde d’un air absent.
— J’ai froid. Je vais dormir, décide-t-elle.
Elle se hâte vers sa hutte.
Ao n’a pas envie de regagner son abri. Il respire à pleins poumons l’air frais descendu de la montagne. Il va s’asseoir contre un rocher.
Trop excité pour dormir, il revit intérieurement la scène dont il a été témoin. Mais la fatigue finit par avoir raison de ses émotions. Il s’endort sous le regard de la lune, tandis que les paroles de bienvenue de son clan, prononcées par le chaman, résonnent dans sa tête.
Il se réveille sous les premiers rayons du soleil, trempé par la rosée du matin. Le camp s’anime peu à peu autour de lui. Aki surgit avec Aytamak.
— Aujourd’hui, je ne viens pas avec toi, dit-elle.
Ao hoche la tête. Il n’a plus d’appréhension. Il est impatient de rencontrer à nouveau le chaman et d’entendre ses révélations.