Mes Blondes étaient bonnes.
Dieu merci.
C’était la dernière journée des qualifications, et Allezy nous avait finalement toutes placées dans le même groupe en vue d’une compétition intra-équipe. Nous jouions contre les trois filles de 4e et les deux de 5e, qui faisaient partie du groupe adverse. Dès le tout début de la partie, il était évident que les coups voleraient bas. Nous savions toutes que les deux groupes formeraient l’équipe. Nous nous battions toutefois pour la première ligne.
Madison était une joueuse de centre solide. Ce n’était pas juste en raison de sa taille ; elle faisait de bons déplacements, marquait régulièrement depuis le sommet de l’arc, en plus d’être confiante sous le panier. Sarah, à l’avant gauche, semblait flotter sur le terrain comme une danseuse du Lac des cygnes. Ça m’aurait rendue folle, n’eût été le fait qu’elle pouvait faire un panier de n’importe où du moment que quelqu’un lui criait « Lance ! ». Sinon, elle se contentait de faire des passes ou de cabrioler. Les deux étaient constantes à la ligne de lancer franc, où nous avons d’ailleurs pu réaliser de nombreux tirs, car, comme je l’ai dit auparavant, sur le terrain, ça jouait drôlement dur.
À l’avant droit se trouvait une remplaçante, et Kit et moi étions les arrières gauche et droit. Kit était un véritable paquet d’os, de la moitié de la taille de toutes les joueuses, sauf moi. Elle était par contre rapide de ses mains et se déplaçait comme une balle. C’est moi qui commandais les jeux. Sur le terrain, c’est ce que je fais toujours. Je ne peux pas m’en empêcher. Mes Blondes étaient bonnes, car elles écoutaient.
Les filles de 4e et de 5e étaient dirigées par leur centre, Jessica Sherman, une enragée sur deux pattes qui semblait vouloir s’en prendre à Madison. Il y avait de l’animosité entre les Blondes et la troupe de Jessica. J’en avais déduit que Jessica, par sa combativité féroce, avait été « la » fille populaire de l’école, jusqu’à ce que les Blondes n’entreprennent d’établir instantanément leur ascendance à leur arrivée en troisième secondaire. Apparemment, la grande Jessica avait de la difficulté à conserver son imperturbable sang-froid, même si elle était une année plus élevée dans la chaîne alimentaire de l’école. Les filles de 5e — inutile de le préciser — étaient encore plus amères. Elles se ruaient toutes sans arrêt sur Madison. Celle-ci savait réagir et contre-attaquait bien, surtout pour une Blonde. Comme nous étions vendredi, cependant, elle était passablement amochée. J’avais fait ce que je pouvais, et ce n’était pas passé inaperçu, mais il était toutefois temps de jeter les gants.
Nous savions toutes que ça se jouait maintenant. C’était la première ligne ou rien. La situation se détériorait de minute en minute. Allezy était rendue violette, à force de souffler dans son sifflet.
J’avais commandé une remontée à deux que j’effectuais avec Kit. C’est à ce moment-là que je l’ai entendue. Entre deux rebonds. On ne peut plus clairement.
— Vas-y, Sophia. Go, go, go !
Pas vrai ! Pas à un exercice.
Les joueuses des deux équipes levèrent les yeux. Dans les gradins des visiteurs, au-dessus du terrain, se trouvaient Phil le drogué, madame Haver et quelques garçons de 5e. Maman pendait pratiquement de la rampe.
— Vite, vite, lance le ballon !
J’ai dû dire quelque chose comme quoi aujourd’hui allait être mon dernier jour.
C’était déjà assez pénible qu’elle se présente bon gré mal gré aux parties lorsqu’elle ne faisait pas visiter de maisons, mais là, bon sang, elle hurlait à pleine voix aux qualifications. Le gros visage stupide de Jessica s’illumina.
— Attention, les filles ! Une des joueuses de troisième a emmené sa petite maman !
Elaine Sawchuck se mit à faire des bruits de bébé à mon attention, alors que j’arrivais avec le ballon. Madison me dépassa par la gauche et courut jusqu’au sommet de l’arc.
— Hé, Soph, elle est super géniale. Nos parents ne sont jamais venus nous voir à une vraie partie, encore bien moins aux qualifications…
Je l’aurais embrassée. Je fis une passe à Sarah, qui se fit immédiatement enlever le ballon d’un coup de karaté de la part d’Elaine, qui le renvoya à Jessica avant même qu’Allezy n’ait eu le temps d’approcher le sifflet de ses lèvres.
Jessica traversa le terrain d’un pas lourd avec le ballon. Madison lui décocha un regard et me donna un petit coup de coude au passage.
— Tuons-la, cette pétasse.
Ça, c’est mon genre d’équipe !
Je volai le ballon à Jessica, l’envoyai à Kit, et me rendis sous l’anneau pour appuyer Madison. Le ballon alla à Sarah, puis à moi, qui le relayai à Madison. Elle se releva, s’arquant pour le lancer, et je vis au ralenti le coude droit de Jessica s’enfoncer dans la poitrine de Madison, au moment où celle-ci retombait sur ses pieds. Madison se mit en boule, comme mes lettres pour papa. Jessica avait de la difficulté à ne pas sourire au milieu de ses taches de rousseur fluo.
Allezy soufflait dans son sifflet à s’en faire sauter la cervelle.
— Madison, chère, est-ce que ça va ? lui demanda-t-elle.
Kit l’aida à se relever. Madison retenait ses larmes.
— Désolée, chère, c’est toi qui as fait l’assaut, Madison. Jessica, deux lancers francs.
— Quoi ! ? hurla Kit.
Elle ne l’avait pas vu. Allezy n’avait pas vu le coude.
— Vous vous trrrompez, madame. Qu’est-ce que vous dites là ?
Seigneur.
— Quel assaut ? La blonde lançait le ballon, et c’est la rrrousse qui a porrrté un coup salaud.
Sur ce, maman, du haut du balcon, se tourna vers Jessica en agitant son doigt vers elle.
— Tu devrrrais avoir honte !
« Tuez-moi, quelqu’un, et faites ça vite. »
— Exactement ! cracha Kit en regardant au balcon. Je vote pour que ta mère soit la mascotte de l’équipe.
— D’accord, dis-je en expirant lentement et en secouant la tête. Mais je dois t’avertir que ça fait cinq ans qu’elle me suit aux matchs dans toute la ville, et elle ne comprend toujours rien au basketball.
— Allezy non plus, répliqua-t-elle.
Nous retournâmes sur le terrain. Madison était blanche comme une cuvette de toilette.
Jessica rata ses deux tirs. Je saisis le ballon au rebond. Kit chuchota qu’elle allait coincer Jessica.
Joueuses amateurs !
— Laissez-moi faire, dis-je.
Kit hocha la tête et retourna la passe. Madison se mit à courir en disant :
— Je peux régler mes propres…
— Allezy s’attend à ce que tu fasses quelque chose.
Je driblai jusqu’à ce que je sois parvenue tout juste avant le sommet de l’arc, regardant d’abord Allezy, puis Kit.
— Elle ne me regarde pas. Laissez-moi faire, compris ?
Elles firent toutes deux signe que oui. C’était évident qu’elles n’étaient pas convaincues, mais elles firent signe que oui.
Jessica était sur moi.
— Surrrveille-la ! Surrrveille la méchante fille, Sophia, surrrveille-la !
— Bloquez-la, bloquez-la ! criait Jessica aux autres filles de son équipe.
J’étais encerclée. Mais je ne passai pas le ballon.
— Montrrre-leurrr de quel bois tu te chauffes, Sophia !
Je fis une feinte à gauche, serrai le ballon contre moi en me penchant, le protégeant encore plus. La sueur de Jessica me dégouttait sur le cou.
— Savent-elles que ta mère a eu son congé pour la journée, espèce de bébé lala ?
J’empoignai le ballon encore plus fort. Jessica me couvrait, m’empêchant presque de respirer. Je fis de nouveau une feinte vers la gauche. Elle obliqua, elle aussi, dans cette direction. Je me relevai brusquement, projetant ma hanche et mon coude droit dans son bassin. Jessica ricocha vers l’arrière et tomba au sol. Sa tête fit un délicieux bruit sourd en touchant le bois.
Le sifflet d’Allezy déchira le gymnase.
— Faute, Jessica. Usage illégal des mains. Sophie, deux lancers francs.
Les 4e et 5e devinrent folles furieuses.
— Brrravo, brrravo, dit maman en applaudissant. Beau coup de sifflet !
Jessica dut aller reprendre ses esprits au banc pendant quelques minutes, et elle était lente comme une tortue à son retour au jeu. Les filles de l’autre équipe me laissèrent beaucoup d’espace et ne purent retrouver leur entrain. Nous étions maîtres du terrain.
Quand ce fut terminé, je ramassai mon sac de sport et courus au balcon. Je dus me tenir immobile pour un gros câlin, mais au moins, le gymnase était vide.
— Merci d’être venue, maman. Ce n’était vraiment pas nécessaire. Ce n’était que les qualifications.
— Tu as dit que c’était imporrrtant, alorrrs c’était imporrrtant que j’y sois.
D’accord, j’aurais à surveiller mes paroles, désormais.
— Lesquelles étaient les Blondes ?
— Euh, celles qui sont Blondes.
— Ya, c’est ce que je pensais, répondit-elle, l’air satisfaite d’elle-même. Tu leurrr parrrlais et elles te parrrlaient gentiment. Je m’en rrrendais compte d’en haut.
— Ouais, elles m’adorent vraiment. Allons-y, d’accord ? Je n’ai pas besoin de me changer.
— Non, ma douce chérrrie, déclina-t-elle en regardant sa montre. Je dois aller montrrrer deux maisons.
Deux maisons. C’était un code. Maman allait à Kingston. Nous faisions toutes deux semblant que je ne le savais pas. Elle me tendit un billet de cinq dollars.
— Va au resto de Mike et prrrends-toi quelque chose de bon pour souper, mon étoile numérrro un du basketball.
Maman n’arrêta pas de me serrer la taille ni de m’embrasser les cheveux jusqu’au terrain de stationnement. C’était quand même douloureux, vu mon degré d’épuisement, mais je ne lui dis pas d’arrêter.
Je boitillai jusqu’au resto et me choisis une table avec banquette. Juste comme j’allais prendre une bouchée de mon hamburger avec des frites et de la sauce, les Blondes entrèrent. Je fus frappée de stupeur comme par la foudre.
Mike leur lança un regard, puis me fit un clin d’œil.
— C’est correct, jeune fille, souviens-toi de mes couilles.
Beurk. Moi qui venais de me débarrasser de cette image.
— C’est ici que tu te caches ! cria Madison. Nous t’avons cherchée dans toute l’école.
— Euh, je devais… Ma mère ?
— Ah oui, dit Madison.
Elle laissa tomber son sac à dos et son manteau sur le sol et se dirigea directement derrière le comptoir.
Kit et Sarah se glissèrent sur la banquette.
— Impressionnant, Soph, déclara Kit en s’allumant une cigarette. Tu les as déjouées toute la semaine, mais aujourd’hui tu étais extraordinaire. Au fait, comment as-tu su que c’était notre table ?
Elle tendit un paquet de Rothmans à Madison.
— Mad ?
— Ouais, passe-m’en une.
Madison sortit des tasses et des soucoupes et versa du café à tout le monde.
— Mike, du café ?
— Ouais, bien sûr.
Il haussa les épaules.
Ma tête tournait. Leur table ? Elles fumaient ? Pourquoi Madison agissait-elle comme si c’était l’employée de la place ?
Kit alluma trois cigarettes d’un coup. Quelle adresse !
— Sophie ? demanda-t-elle. Une cigarette pour la fille aux meilleurs déplacements que j’ai jamais vus sur un terrain ?
— Euh, merci, mais non.
Trop téteuse ?
— J’essaie d’arrêter.
Parfois, je me fais peur.
— Bonne idée, fit-elle en hochant la tête. J’arrêterais aussi, mais je surveille ma ligne.
Sarah eut la présence d’esprit de pousser un grognement. Kit Cormier avait une taille de guêpe tout en cartilages et en tendons. Je jure que c’est uniquement par pur entêtement qu’elle était devenue une bonne joueuse de basket.
Madison s’approcha, tenant nos quatre tasses et soucoupes, ainsi que le pot à crème, de ses mains expertes.
— On a vraiment passé l’école au peigne fin pour te trouver, Sophie. Tu étais en feu !
Je haussai les épaules. J’essayais d’avoir l’air humble, mais j’exagérai peut-être, car Sarah sembla affectée et se pencha vers moi.
— Non, vraiment. Vraiment ! dit-elle en posant ses mains sur mon bras. Tu commandais les jeux, tu étais parfaite, et en plus tu as marqué 12 points !
— Eh bien…
— Hé, sais-tu quoi ? demanda Madison en se glissant à mes côtés.
— Savoir quoi ? demandai-je.
Elle sourit, montrant ainsi le résultat parfait de milliers de dollars investis en orthodontie.
— Mike ?
— Ouais, petite morveuse ? lança-t-il de l’arrière du comptoir.
— N’est-ce pas ici notre deuxième demeure, notre refuge, notre domaine ?
— Eh bien, ce n’est pas comme si je ne passais pas mon temps à essayer de faire sortir d’ici vos derrières osseux, grogna-t-il.
Madison se releva.
— Eh bien, Michael, j’aimerais t’informer que ton agréable établissement et cette table-ci en particulier seront…
Elle fit une pause. On aurait dit que Sarah et Kit allaient éclater.
— … seront désormais fréquentés par la première ligne de l’équipe de basketball de Northern Heights !
Elle se mit à pousser des cris perçants. Nous fîmes immédiatement toutes comme elle. Je sautillais sur mon siège, et Mike nous tapait dans les mains. C’était comme si lui-même venait d’être accepté dans l’équipe.
— Félicitations, les filles ! C’est la maison qui offre le café.
— Je ne savais pas qu’elle avait affiché la liste si rapidement, dis-je.
— C’est pour ça qu’on te cherchait tant, dit Kit en me donnant une claque dans le dos. Et c’est principalement grâce à toi que nous avons battu les 4e et les 5e. Enfin, presque, car Elaine Sawchuck, la moins odieuse du groupe, jouera avant droit, mais Jessica — tête de pet — Sherman sera, tiens-toi bien, dans la deuxième ligne !
Encore d’autres claques et sifflements.
— Maintenant, jeunes dames, dit Madison, interrompant momentanément sa série d’impressionnants cercles de fumée, nous, les quatre fabuleuses, essaierons d’être généreuses envers Elaine, et même envers Jessica, qui vient fraîchement d’être humiliée pour le bien de l’équipe. N’est-ce pas9 ?
— Oui10 ! fîmes-nous en chœur.
Les quatre fabuleuses11 ? « Nous, les quatre fabuleuses », ces trois-là plus moi ? Ça faisait quatre, non ? « Compte, Sophie. » Elles pigeaient toutes dans mon assiette de frites.
— Je vais en préparer d’autres, dit Mike en me faisant un clin d’œil. Je ne sais pas comment tu as fait pour te retrouver avec ces petites voyoutes, Sophie…
Il fut interrompu par des cris d’indignation.
— … mais je suppose que ça aurait pu être pire.
Il plongea un panier de pommes de terre dans la friteuse.
— Alors, comment se fait-il que tu connaisses Sophie, Mike ? s’enquit Madison.
— Ouais, ajouta Kit en se tournant vers moi. Comment as-tu su qu’il fallait venir ici ?
Mike haussa les épaules.
— La jeune fille ne vous l’a pas dit ?
La foudre me frappait de nouveau.
— Elle travaille ici.
Il se retourna et donna une tape sur la table.
— Les samedis, les filles.
— Les samedis !
Les couteaux et fourchettes volèrent en l’air.
D’accord, je ne pourrais plus en supporter davantage.
— Quoi ? Quoi ?
— Merde ! lança Sarah. Ouf, Sophie, l’équipe de football senior au complet se rencontre ici, les samedis, après son entraînement !
D’accord. Et c’était censé être une bonne chose ? Je devrais servir mes camarades d’école — les joueurs de football, même. Comment cela pouvait-il être une bonne chose ?
— Eh bien, mes chères, dit Madison. Nous devrons venir aider notre pauvre amie débordée. Chérie, personne ne verse le café comme moi. Je serai ton bras droit.
— C’est trop beau, mes chères, ajouta Kit en secouant la tête. Après tout ce temps et tous nos complots, nous avons finalement une raison légitime de venir observer les joueurs régulièrement. Jessica sera tellement jalouse.
— À votre service, dis-je.
Nous passâmes l’heure à analyser l’équipe de football, position par position. Madison s’intéressait à Dave Johnson, mais comme il était en dernière année, elle devrait agir vite. Sarah avait un sérieux béguin pour Kobey Williams, Stu Wilson, et peut-être même Don Creighton, sauf qu’il était un peu petit. Kit aimait à peu près tous les gars de l’équipe, même si elle ne pouvait pas s’investir dans ses sentiments autant que Sarah, puisqu’elle avait un genre de relation intermittente avec Rick Metcalfe, le plaqueur défensif. Je découvris que le garçon de l’épisode des Snickers s’appelait Lucas — Luke — Pearson. Apparemment, il était un receveur éloigné hors pair ; apparemment, il était en dernière ; et apparemment, il était déjà « pris ». Bon, d’accord, cela posait quelques défis. Je découvris tout ça sans leur raconter que j’avais déjà planifié les moindres détails de notre mariage — qui aurait sûrement lieu dans l’intimité, si je puis dire.
Mike déposa deux autres plats de frites presque brûlées à la perfection, accompagnées de sauce. Madison continuait à verser du café. Nous restâmes jusqu’à 19 h 30. J’étais demeurée avec elles tout ce temps, bien assise à ma place, à rire, à faire signe que oui et à faire tellement semblant de faire partie de tout ça que c’en était presque vrai.