La Panthère rose souffla bruyamment durant tout le trajet jusque chez Kit.
— Bon sang, que se passe-t-il encore avec l’auto ? grommelai-je.
— De quoi parrrles-tu ? La voiturrre fait son brrruit habituel, répondit maman en me tapotant le genou.
Elle avait peut-être raison, sauf que les hoquets semblaient bien pires dans certains quartiers. Par exemple, quand nous nous arrêtâmes devant chez Kit, on aurait juré entendre un bruit de tracteur affligé d’une toux coquelucheuse.
— Quatrrre-vingt-dix-sept, avenue Frrreemont. C’est ici. Ouah !
Elle éteignit le moteur et se pencha pour mieux regarder par la glace de la portière du passager.
— Sais-tu ce que c’est ?
— Oui, répondis-je. La maison de Kit.
— Non, non, non, dit-elle en bougeant la main comme pour chasser une mauvaise odeur de pet de ma part. C’est une tanièrrre ouvrant sur rrrez-de-chaussée, avec demi-étages, quatrrre chambrrres et sentier verrrs le rrravin !
— Tu ne peux pas entrer, maman.
— Pfft. Je le sais ! dit-elle en gesticulant.
— Bon.
— Jusqu’à la porrrte, peut-être… ?
— Non, maman…
Elle replaça ses mains sur le volant. Ses ongles recommençaient à pousser.
— Tout ira bien.
Elle se tourna vers moi.
— Bien sûrrr que oui. Ce serrra merrrveilleux, merrrveilleux !
Elle le dit avec force encouragements, comme le font toutes les mères lorsqu’elles espèrent que tout ira bien, mais qu’elles s’attendent au pire.
Nous étions hantées par ce monstre qui occupait toute la place entre nous deux sur la banquette, par ce spectre de ma dernière nuitée chez une amie trois années auparavant. Nous avions été toutes deux étonnées et excitées que j’aie été invitée par cette clique de filles — en fait, que j’aie été invitée tout court par un groupe de filles. Maman m’avait acheté le pyjama dernier cri, une nouvelle brosse à dents et trois gros sacs de maïs soufflé à saveur de fromage « pour partager ». Puis, eh bien…, les filles et moi avions commencé la soirée par une séance de spiritisme au cours de laquelle nous avions essayé d’entrer en contact avec l’Albanais que papa avait supposément tué, car nous pensions que, comme fille du meurtrier, ma présence pouvait aider, et tout et tout. Après cela, tout était allé de mal en pis. À minuit, nous avions joué à cache-cache dans le noir, et je m’étais dissimulée parmi des bottes et des manteaux d’hiver dans un placard jusqu’à 3 h 15.
Elles faisaient semblant de ne pas me trouver.
J’étais finalement sortie furtivement de mon refuge à quatre heures du matin pour appeler maman, après qu’elles se furent toutes endormies.
Mais c’était il y a trois ans et deux déménagements. Maman et moi étions maintenant assises, immobiles, à feindre qu’aucune de nous deux ne pensait à cette dernière fois.
Je flanchai la première.
— Tout ira bien, maman. Ce sont les Blondes. D’ailleurs, j’ai accumulé une valise pleine de compétences de vie, depuis… cette fois-là.
J’avais aussi une arme dans mes bagages, me rappelai-je. J’avais des munitions contre Madison.
— Bien sûr que tout irrra bien.
Elle me serra le genou. Je priai pour qu’elles ne soient pas toutes en train de nous espionner par la fenêtre. Elles penseraient que maman me laissait partir pour le Vietnam.
— La vie est un cabarrret, ma vieille. Va au cabarrret. Allez !
Je ne pourrais aller nulle part tant qu’elle tiendrait mon genou en étau.
— Va goûter au vin, va écouter les musiciens.
Liza Minnelli, Cabaret, mauvais signe. Nous étions allées voir ce film une demi-douzaine de fois, juste pour pouvoir passer au travers de l’année 1972. Maman n’a recours à Liza qu’en cas de crise d’angoisse. Je ne pouvais plus supporter davantage d’encouragements de sa part.
— Ce serrra magnifique, vous allez beaucoup rrrirrre, vous allez avoir du plaisirrr, du plaisirrr et encore du plaisirrr, tous vos moments serrront si plaisants, me dit-elle en me faisant un câlin. Je serrrai à côté du téléphone peu imporrrte l’heurrre à laquelle tu appellerrras, je serrrai rrrentrrrée dans…sept minutes, précisa-t-elle en regardant sa montre. Mais tu vas t’amuser et tu n’appellerrras pas, c’est cerrrtain.
Bon, j’étais maintenant officiellement inquiète.
— Je dois y aller, maman.
— Vas-y. Vas-y, et amuse-toi ! Vas-y !
— Maman, lâche mon genou.
Je claquai la portière après le « je », mais avant le « t’aime » lancé par maman. J’attendis jusqu’à ce que la Buick tourne le coin en crachant, puis je sonnai.
Monsieur Cormier, le père de Kit, ouvrit la porte.
— Bonjour, dit-il. Tu dois être Sophie. Entre, les filles sont déjà installées dans le fond de la cuisine, à débattre pour déterminer quelles sortes de pizzas commander.
Je n’avais jamais rencontré de dentiste auparavant, c’est-à-dire jamais en dehors d’une clinique. J’y vais aux deux ou trois ans, comme tout le monde. J’étais un peu nerveuse à l’idée de lui sourire. Il avait l’air amical, mais un peu perdu. Peut-être comme tous les dentistes quand ils ne sont pas entourés de leur équipement nucléaire.
— Hé, Soph ! cria Kit. Dis-moi que tu adores les anchois ! Je suis entourée de béotiennes de la nutrition !
— Nooon ! grommela Madison. Les bébés poissons osseux ne viendront pas contaminer ma pizza. Hé, Sophie.
Je remarquai que Sarah, comme à son habitude, attendait le règlement du litige sur les anchois.
— Peu importe ce que vous voulez, dit-elle en me saluant d’un câlin, ça me va. Ça ne me dérange pas de mettre des ingrédients de côté en mangeant.
Cette façon d’être, en un mot, était la clé du succès de Sarah. Elle était la miss Amabilité du groupe. Dieu merci, ce rôle était déjà pris. Je serais pourrie, dans ce rôle.
— Voilà une femme raisonnable, dit Kit. Je te prédis un mariage heureux.
— Puisqu’il est question de mariage, commença monsieur Cormier, qui venait d’entrer dans la cuisine et qui regardait maintenant sa montre, as-tu appelé ta mère, aujourd’hui ?
Kit était en train d’appeler une pizzéria dont l’annonce figurait dans le répertoire des Pages jaunes ouvert devant elle.
— Non, fit-elle en haussant les épaules. Pourquoi ? Vous vous êtes disputés ?
— Non, gloussa-t-il. Bien sûr que non. Ne sois pas ridicule.
— Cool.
Elle continua à composer le numéro.
— Pourquoi ? A-t-elle dit qu’on s’était disputés ?
Kit roula les yeux.
— Je ne lui ai pas parlé, tu te souviens ? Oh, bonjour ! J’aimerais commander trois grandes pizzas…
— C’est vrai, dit monsieur Cormier en hochant la tête. Bon, dans ce cas, je vais vous laisser, jeunes dames…
C’était comme si personne ne l’avait vu.
— Ce fut un plaisir de vous rencontrer, monsieur, dis-je.
Il me regarda comme si je venais d’apparaître des Pages jaunes.
— Merci, Sophie, pareillement.
Il sourit en regardant l’évier.
— Passez toutes une bonne soirée !
Et il partit.
Après avoir englouti les pizzas, nous descendîmes dans la salle de jeu du sous-sol.
— Vérité ou conséquence, d’accord ? proposa Kit en s’assoyant lourdement dans un fauteuil-sac.
Elle avait présenté son offre comme une question, comme si on avait presque le choix, mais ce n’était pas le cas. C’était le territoire de Kit, son ordre du jour, et même Madison la laissa faire.
— Il est à peu près temps qu’on se bouge et qu’on commence la fête, dit-elle.
Du moins, c’est ce que je pense qu’elle a dit. C’était difficile de comprendre ce qu’elle disait la bouche pleine, et elle avait eu la bouche pleine la majeure partie de la soirée. Où est-ce qu’elle mettait tout ça ? Elle mangeait maintenant des bâtonnets de fromage et des minibarres Oh Henry ! Avant ça, elle avait mangé un sac complet de croustilles Ruffles à saveur de crème sure et oignon, accompagné de presque tout un pot de trempette assorti. Tout ça sans compter les six pointes de pizza hawaïenne et les ailes de poulet au souper.
— D’accord, alors, Soph, commença-t-elle en rotant. Vérité ou conséquence, ma petite ?
— Vérité, répondis-je sans hésiter.
Je sais, c’est ironique, ou un autre mot comme ça, mais je choisis toujours « vérité ». Je sais comment ce petit jeu se joue. On ne fait pas le tour de tous les quartiers d’une ville, comme je l’ai fait, sans apprendre un truc ou deux.
— Paaarfait, ce sera donc un secret à propos d’un garçon.
Bingo. C’était toujours à propos des garçons. Je comptais sur ça, puisque j’allais éclater, tellement j’avais besoin de me confier à quelqu’un, de toute façon. Mais je sais, ce n’est pas comme ça que se joue le jeu.
— Bon…, commençai-je à contrecœur. Mais vous devez jurer, absolument jurer.
Je les regardai d’un air menaçant.
— Vous promettez ?
— Ça reste entre nous, Sophie, promit Madison.
— Je le jure sur ma vie ! lança Sarah, qui fit un signe de croix sur son cœur et leva la main, à la manière des scouts.
— Ouais, ouais, ouais, moi aussi, ajouta Kit en prenant des amandes enrobées de chocolat.
Je regardai chaque Blonde attentivement.
— D’accord. Je suis absolument certaine, vrai de vrai, d’être totalement amoureuse.
— Trop mignon ! cria Sarah d’un ton aigu. C’est qui, c’est qui ?
— Il m’ouvre la porte quand j’entre dans le cours de bio alors que son groupe en sort, et il fait partie de l’équipe de football, donc chaque samedi, il prend quatre œufs sur le plat, du bacon, des saucisses et deux rôties, ce qui nous fait déjà là une réelle conversation. Dois-je en dire plus ?
Kit fit tourner sa main pour me faire subtilement signe d’aller plus vite.
— D’accord, d’accord, confiai-je, une main sur le cœur. Je suis follement amoureuse de… Lucas Pearson.
Madison siffla.
— On a enduré toutes ces stupides parties de football, et tu n’as jamais lâché le morceau ? Bon sang, Luke est le receveur étoile, jura Kit sous cape. Tu vises haut, non ?
— Kit !
Sarah la regarda en fronçant les sourcils, ce qui n’est absolument pas dans ses habitudes.
— Sophie se confie. À part ça, quand as-tu déjà été attentive à quoi que ce soit une seule seconde, durant un match de football ?
— C’est à moi que tu dis ça ? grogna Kit. Toi, tu apportes bien tes romans à l’eau de rose !
Pendant qu’elles se chamaillaient pour savoir qui faisait quoi ou non durant les parties, je me mis à penser à la sonorité de son nom.
C’était la première fois que je disais son nom à voix haute. J’adorais le son des syllabes onctueuses qui résonnait dans ma bouche. Alors, je le redis.
— Lucas Pearson.
Et encore.
— Lucas Pearson.
Un nom si délicieux, si doux sur ma langue.
— Luke Pearson, Luke Pearson, Luke…
— C’est bon, on a entendu, m’arrêta Kit.
Madison lui décocha un regard.
Kit l’ignora.
— Tu sais pourtant qu’il sort avec Alison Hoover depuis presque deux ans, n’est-ce pas ?
— Je m’en fiche, répliquai-je.
— Mais tu sais ce que ça veut dire, non ? insista-t-elle.
Je haussai les épaules. Madison passa son bras autour de moi.
— Deux ans, Sophie, penses-y bien. Ce que je veux dire, c’est que c’est un garçon plus vieux qui a…, eh bien, ça veut dire, disons, les gens disent…, eh bien, il a probablement déjà fait…
— Il baise aveuglément avec Alison Hoover depuis l’an dernier, ce qui veut dire que c’est un garçon qui est habitué à le faire, et régulièrement ! lâcha Kit en me faisant un clin d’œil.
Son nom s’évapora, et je n’avais plus que le goût de mes plombages en bouche.
— D’accord, pas de problème.
Madison me serra doucement. Elle avait trop côtoyé maman.
— Ça veut seulement dire que Luke a eu sa part de biens usagés et qu’il sera prêt pour une belle et gentille fille comme notre Sophie.
— Tu atterris de quelle planète ? se moqua Kit. Ne le prends pas mal, Soph, mais Hoover a de l’expérience, et pas à peu près, tandis que notre bonne vieille Sophie ici présente n’a même pas de seins !
Nous observâmes toutes ma poitrine.
— Bon ! admis-je. Je sais bien que ça ne se poussera pas la semaine prochaine, ni l’autre d’après. Mais Luke sait que j’existe. Il me dit bonjour tout le temps, dans les couloirs, et au resto Chez Mike, sur le trottoir, et même lorsqu’il est avec d’autres. Il me sourit directement, vous savez, genre, directement à moi.
Elles firent signe que oui de la tête.
Je regardai de nouveau ma poitrine.
— Je peux attendre. L’important, c’est que je suis vraiment amoureuse pour la première fois, de ce genre d’amour éternel. C’était comme ça, avec maman et papa. Elle a vu papa, elle devait le conquérir, et elle y est parvenue. C’est comme ça, dans nos pays.
— Ooooh, c’est tout simplement romantique, s’exclama Sarah. Nous allons toutes t’aider, n’est-ce pas, Kit ?
— Ouais, ouais, sauf que ce sera un plan réellement à long terme, c’est tout ce que je puis dire, concéda-t-elle en prenant une boisson gazeuse aux cerises. Alors, Sarah, mon petit chou, vérité ou conséquence ?
Le visage de Sarah s’illumina.
Long terme. Je pouvais supporter le long terme.
Les garçons se lassent des filles comme Alison, tous les livres le disent.
— Eh bien, vous le savez, commença Sarah sur une lancée. Habituellement, je choisis « conséquence ». J’adore les conséquences et, vous me connaissez, je n’ai pas vraiment de secrets puisque je vous raconte tout au fur et à mesure, mais comme nous parlons de cette Alison et de Luke qui font, disons le mot, des cochonneries, ça m’a fait penser, et je n’ai jamais vraiment voulu vous le cacher, mais j’ai plutôt… On en est bien encore aux garçons, n’est-ce pas ?
Madison hocha la tête.
— Donc, je ne sais pas, vous savez que…
Kit imitait quelqu’un qui s’apprête à se pendre ou à se suspendre ; je me mélange tout le temps. Elle mimait la fabrication d’un nœud coulant.
— Je vous dis absolument tout, vous êtes pour moi les personnes les plus importantes au monde — toi aussi, Sophie. Maintenant, seulement, je ne savais pas comment…
Kit se passa le nœud coulant autour du cou.
— … aborder le sujet. Ce n’est pas contre nos règles, mais j’imagine que d’un autre point de vue, ça aurait pu l’être. Et vous pourriez, je suppose…
Kit grimpa sur un amoncellement de coussins en guise d’échafaud.
— Mais vous vous souvenez du moniteur au camp, de ce que je vous avais raconté à mon retour en septembre, du fait que j’avais dû me débattre comme une folle et lui égratigner la joue pour rester pure, et qu’il n’y avait personne autour, et que je m’étais débattue et débattue ?
Kit nous regarda mélancoliquement du haut de son échafaud et fit un signe de croix.
— Eh bien, oui, vous voyez, l’affaire, c’est que, euh, j’ai comme…
Kit se laissa tomber de l’échafaud et fit la morte sur les sacs de croustilles et de maïs soufflé vides.
— Sarah, pour l’amour de Dieu, crache le morceau !
C’était Madison. Même la reine de glace avait atteint le point d’ébullition.
— Eh bien, je ne l’ai pas fait, avoua Sarah.
— Pas fait quoi ? demanda Kit, complètement remise de sa récente pendaison. Gardé ta pureté ?
— Me débattre.
— Sans blague !
Sarah avait maintenant réussi à capter toute l’attention de Kit.
— Raconte, ma p’tite fleur !
Sarah se mit à raconter que son histoire du mois d’août était presque toute vraie, sauf la partie où elle disait avoir résisté. Il semble que finalement, c’était le moniteur qui avait eu, on ne sait comment, la présence d’esprit de s’arrêter ; pas elle.
— Je vais brûler en enfer, conclut-elle en secouant la tête.
— Jusqu’où t’es-tu laissé faire, Sarah ? Tu as choisi « vérité », alors avoue ! ordonna Madison.
Sarah leva les yeux au plafond et prit une grande inspiration.
— Haute, basse, basse tombante, haute.
— Seigneur Jésus !
Puisqu’elles me regardaient toutes, ces mots avaient sûrement dû sortir de ma bouche. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, car je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire.
— Elle a perdu sa virginité ?
— Non, répondit Kit en roulant les yeux. Juste sa tête.
— Je vais brûler, brûler…
— Pourquoi va-t-elle brûler, si elle est encore vierge ?
Madison s’approcha de Sarah pour lui faire un câlin.
— Ça va aller, Sarah. Tout ira bien.
On aurait dit madame Feenie, notre professeure d’économie familiale.
— D’accord, évaluation des dommages ! Le moniteur est à l’université, cette année, n’est-ce pas ? Il ne parle donc à personne qui pourrait te nuire en ce moment ?
— Ouah !
C’était encore moi. Après tout, Luke n’était qu’en cinquième secondaire.
Sarah, d’un signe de tête, répondit par un oui, puis par un non, aux deux questions de Madison. Elle avait l’air abattue, mais pas si abattue que ça, si vous voulez mon avis. Elle n’avait pas tout dit, je le sentais, mais les Blondes étaient déjà passées en mode réparation.
— C’était ton ancien camp, pas vrai ? Tous des jeunes des écoles privées ? Personne de Northern Heights ni de Lawrence Park ?
Encore une fois, d’un signe de tête, Sarah répondit par un oui, puis par un non, à ces deux autres questions.
— Par le fait même, personne n’est au courant et personne ne va le découvrir. Notre réputation et la tienne, vilaine fille, demeurent excellentes. Et maintenant, comme pénitence, jeune dame…
Madison lança un regard à Kit.
Kit ne lâchait plus Sarah.
— … tu dois nous donner les détails ! Nous avons besoin d’un récit point par point, sans hésitations, mais avec beaucoup de sentiments, ma p’tite fleur.
J’ai appris beaucoup ; un vrai cours ! Les hautes et les basses12 étaient un exemple, parmi d’autres, d’interprétation libre des divers termes employés dans le baseball. Atteindre le premier but équivalait à embrasser quelqu’un, et frapper un coup de circuit vous catapultait dans les mêmes ligues qu’Alison Hoover. Je n’ai pas saisi toutes les nuances, mais je ne me suis pas couverte de honte non plus.
Je pense — non, j’en suis certaine — que je ne m’étais jamais autant amusée de ma vie. Je n’avais jamais ri autant ; du moins, pas avec des jeunes de mon âge. Bien sûr, je restais sur mes gardes, prête à réagir. Finalement, ce ne fut pas nécessaire ; rien ne se produisit. Je réussis même à dormir un peu, en me réveillant à peu près toutes les heures. Vers quatre heures du matin, je devais aller faire pipi ; ne voulant réveiller personne, je me rendis à la salle de bain du rez-de-chaussée à l’aveuglette. Elle était occupée. De la lumière filtrait sous la porte. J’allais m’en retourner, quand j’entendis des bruits de haut-le-cœur. Quelqu’un était très, très malade. Je cognai doucement à la porte.
— Pardon, ça va ? Est-ce que je peux aider ?
Le bruit cessa immédiatement. Quelqu’un actionna la chasse d’eau une première fois, puis une deuxième, et j’entendis la personne s’asperger d’eau vigoureusement.
La porte s’ouvrit. Je fus assaillie par la puanteur. Je n’avais jamais rien senti d’aussi dégueulasse, pas même dans les toilettes de la gare d’autobus, ni même au pénitencier. C’était une abominable odeur aigre. Ma gorge se serra.
Kit me fit un petit sourire tremblotant.
— Je vais mieux.
— Tu es certaine ?
J’essayais de ne pas avoir de haut-le-cœur moi-même.
— Ouais, répondit-elle en hochant la tête. Ça doit être à cause de toute cette nourriture.
— Ouais, eh bien, sans blague, dis-je en hochant la tête, tu as englouti une combinaison mortelle de trucs.
— Ouais, grogna-t-elle. Madison est toujours sur mon dos à ce sujet.
— D’accord, eh bien, bon, laisse-moi aller chercher Mad…
— Non, me coupa-t-elle en me prenant par le bras. Écoute, ne dérangeons personne pour ça. Je ne veux pas ruiner une minute de quoi que ce soit. Nous avons passé une si belle soirée. N’est-ce pas, Soph ?
— Oui, bien sûr, répondis-je en hochant la tête.
Nous restâmes encore un moment sur place à dodeliner la tête dans l’éclat de la lumière de la salle de bain. Je ne saurais comment l’expliquer, mais je savais d’une certaine façon que nous jouions encore à Vérité ou conséquence.
— Ne t’en fais pas, Kit, tant que tu te sens mieux. Je peux t’apporter ce que tu veux : un Bromo Seltzer, du thé, quelque chose ?
— On est chez moi, imbécile.
— Oh, c’est vrai.
Elle me donna un petit coup de coude.
— Merci quand même.
J’avais encore envie de pipi, mais il n’était pas question que j’entre là-dedans. Je pourrais me retenir.
Nous redescendîmes au sous-sol bras dessus, bras dessous.
12. N.d.T. : Ces termes réfèrent à des expressions empruntées au jeu de baseball, par exemple « balle haute », « balle basse », « balle basse tombante » lancée en direction du frappeur par le lanceur de l’équipe adverse.