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— Que veux-tu dire par « il faut les mélanger » ? demanda Kit, l’air offensée. Le magazine ne mentionne nullement que le mannequin porte ces 43 couleurs de rouge à lèvres.

Elle fit circuler le numéro de novembre de la revue Glamour, pour que Sarah et Madison puissent y jeter un coup d’œil.

— Juste ici, dit-elle en tapant du doigt sur une page précise. « Jean Shrimpton porte du rouge à lèvres Moonstruck de Yardley. »

— C’est une arnaque, répondis-je.

J’étais maintenant maître de la situation. Les ­Blondes ne vivaient que pour le maquillage, et j’avais étalé dans la salle de jeu chez Kit tous les échantillons et produits de démonstration Mary Kay de maman. La boîte de rouges à lèvres contenait à elle seule environ 36 tubes miniatures, sans compter les petits cubes d’ombre à paupières, les fards à joues et les flacons de fond de teint. Elles étaient au paradis du maquillage, et c’était mon paradis.

— T’est-il déjà arrivé d’acheter un rouge à lèvres parce qu’il convenait très bien à Jean Shrimpton, pour ensuite te rendre compte, après l’avoir essayé, qu’il était d’une couleur tout à fait différente ?

— Ouais, tout le temps ! lança Sarah, qui prit immédiatement la balle au bond. Vous connaissez Susan Dey, de l’émission The Partridge Family ?

Kit leva les yeux au ciel et grogna.

— Eh bien, j’ai acheté tous les fards qu’elle porte, selon le magazine Tigerbeat, mais je ne parviens jamais à lui ressembler !

— La ferme, Kit, ordonna Madison avant même que Kit ne puisse ouvrir la bouche.

— Vous voyez ? renchéris-je en tapotant les petits rouges à lèvres. Maman dit que les meilleurs artistes du maquillage doivent tous faire des mélanges en fonction de la lumière et des caméras.

— Elle le sait mieux que nous, approuva Madison. Saviez-vous que madame Kandinsky a été la doublure de Sophia Loren dans un film tourné à Paris ?

— Noooon !

— Ouais, à Paris. Désolée, Sophie, s’excusa ­Madison. Je sais que tu voulais que ça demeure un secret.

— Pas de problème, dis-je en essayant d’avoir l’air résignée.

J’avais raconté ce petit mensonge à Madison il y a quelques semaines, et je croyais vraiment qu’elle s’échapperait plus rapidement que ça. Et ce n’était même pas un mensonge ; du moins, pas complètement. Maman avait effectivement servi de doublure dans un film, mais pour une actrice nommée Anna Magnani, et c’était à Zagreb, non à Paris. Puisque je n’avais entendu parler ni de l’une ni de l’autre, j’avais supposé que Madison non plus, alors j’avais juste adapté les détails un peu, pour que ce soit plus compréhensible.

— Ouais, fit Kit en hochant la tête à contrecœur. Je peux m’imaginer Sophia Loren et ta mère. D’accord, Soph, tu l’emportes pour celle-là. Je dois aller aux toilettes.

Elle me donna une tape sur la tête.

— Tu as passé l’après-midi à aller faire pipi, se plaignit Sarah. Et, mesdemoiselles, nous devons partir dans… exactement 17 minutes, pour être juste assez en retard, précisa-t-elle en regardant sa montre.

Arriver juste assez en retard était une des nom­breuses règles du manuel sur l’art d’être Blonde. Arriver juste assez en retard à la fête où nous allions, cela signifiait deux heures en retard, car c’était une soirée « sans parents à la maison » qui avait commencé en fin d’après-midi. Un retard de deux heures et demie aurait été d’une impolitesse inexcusable.

— Commence par finir mon maquillage, dit Sarah en offrant son visage.

— D’accord, comment ?

— Hé, comment les filles se maquillaient-elles, pour les soirées de fête, à tes anciennes écoles ? demanda Kit, qui revenait en trottinant de la salle de bain.

Bon. D’accord. Que faire ? Que faire ? Je devais prendre le risque. Je n’en savais tout simplement pas assez pour faire semblant.

— C’est que…, eh bien, c’est ça, vous savez. Je, euh, ne suis jamais vraiment allée à une fête de style fête.

On aurait cru que je venais d’accoucher sur la moquette à poil long. Elles ouvrirent toutes la bouche exactement au même moment. Est-ce que les Blondes se rassemblent devant un miroir pour s’exercer à ce truc ?

— Je veux dire, à une fête mixte, genre, sans les parents. Je suis allée à plein d’autres fêtes où il n’y avait que des filles, avec des adultes, où l’on passait la nuit, bon, Dieu sait ! Il y a eu aussi la fête de la sainte communion de Tony Donatello, en deuxième année, au restaurant de son père…, précisai-je, tandis qu’elles demeuraient toujours bouche bée. Mais je sais que ça ne compte pas. Écoutez, il y a des raisons : six écoles, dont quatre dans les trois dernières années, et…

— Ouah, lâcha finalement Kit. Tu n’arrêtes jamais de me surprendre. D’accord, Madison, opération limitation des dégâts.

— Parfait, donc, commença Madison. Est-ce que d’autres personnes sont au courant ?

On aurait dit qu’elle tenait un bloc-notes.

Je fis signe que non.

— Parfait ! Motus et bouche cousue, lança Kit. Pour une fois, retiens-toi, avec ton truc d’honnêteté compulsive.

Honnêteté compulsive ?

— Bon, voyons voir, dit Sarah en sautant sur ses pieds. Nous n’aurons qu’à arriver inexcusablement en retard.

Elles hochèrent la tête dans un signe d’approbation.

Kit me prit par les épaules.

— C’est une fête des élèves de dernière année. Quelques ­élèves de troisième seulement seront de la partie. Les enjeux sont beaucoup plus importants ; les règles, encore plus cruciales.

Sarah me prit par le bras.

— Tu connais le code de conduite pour les slows, n’est-ce pas ?

Tant qu’à avoir avoué pour les fêtes, il n’y avait pas de raison de commencer à masquer la vérité.

— Euh, pas vraiment.

Madison se leva et tira Kit auprès d’elle.

— D’accord, cours intensif, sois attentive, dit-elle en me regardant. Donc, un garçon — pas ton copain, ni ton ex comme Kit et Rick —, juste un garçon, d’accord ?

Je fis signe que oui.

— Bon, première danse, tu me suis ? Tes mains sur ses épaules, dit-elle en mettant les mains de Kit sur ses épaules. Les siennes à ta taille. C’est la première étape. Si tu l’aimes, tu peux passer à la deuxième étape et mettre ta tête sur son épaule.

Kit s’appuya la tête sur l’épaule de Madison. Elles formaient un adorable couple.

— Tu peux le faire à la quatrième ligne de la chanson, pas avant !

— La quatrième ligne, répétai-je.

— Puis, à la troisième étape, il peut t’entourer la taille une fois le refrain en cours, mais pas avant ; c’est crucial.

— Je vais devoir prendre des notes, grognai-je.

— Écoute bien, Sophie !

Kit laissa ses mains descendre vers les fesses de Madison.

— Si ses mains descendent, tu dois les prendre et les remettre à ta taille, ou s’il commence à les mettre autour de ta taille avant le refrain, tu dois les replacer. Sinon, tu t’annonces comme une fille facile.

Kit et Madison se lâchèrent.

— Souviens-toi seulement du stupide refrain, dit Kit. Le refrain est véritablement la clé. Je suis sûre que toutes les écoles en ville ont des règles sur les refrains.

Pourtant, je n’arrivais pas à m’imaginer les filles aux cheveux pleins de fixatif de St. Teresa prendre le temps de planifier quelque chose d’aussi élaboré.

— Le refrain, je comprends, mentis-je. Merci. Mais si on est complètement folle de lui ?

— Laisse-moi faire, laisse-moi faire, dit Sarah en se lançant sur Madison.

— Donc, le refrain est tout juste terminé. Tu peux, si tu veux, laisser ses mains descendre un peu.

Les mains de Madison descendirent un peu.

— Mais quand même pas jusqu’aux fesses.

Elles secouèrent toutes la tête.

— Prête pour la dernière étape, la quatrième, soit les trois dernières lignes de la chanson ?

Je hochai la tête. Seigneur, c’était pire que des mathématiques.

— Tu t’arques le dos, genre, puis tu avances la poitrine vers la sienne. Ça lui envoie le message qu’il peut te serrer contre lui pendant la dernière ligne de la chanson et effleurer l’une de tes fesses avec sa main. Tu comprends ?

Si je comprenais ? Avancer ma poitrine ? Je ne pouvais m’empêcher de remarquer que nous regardions toutes dans cette direction.

— Facile à dire pour toi, dis-je. Mais j’ai bon espoir. Maintenant que j’ai mes règles, mes seins ne devraient pas tarder.

— Absolument ! acquiesça Sarah. C’est ça, l’idée.

Sarah en avait de gros. En fait, Sarah avait les plus gros. Madison était proportionnelle et tout, et même Kit, qui n’avait que la peau et les os, en avait, elle aussi. Je portais le soutien-gorge en dentelle rembourré que les tantes m’avaient acheté la semaine d’avant. Les bonnets étaient trop gros d’au moins 12 tailles. L’un deux renfonçait visiblement.

— Euh, tu devrais peut-être surveiller ton nichon gauche, remarqua Kit. Je te dirais bien de remplir tes bonnets, mais tu pourrais ne pas avoir le temps de cacher la preuve avant de te faire tripoter.

— Tripoter ! Quoi ? Une minute ! Vous avez des règles sur les filles faciles au refrain, et je suis censée me faire tripoter ? !

— Seigneuuur, grogna Kit. Ne me dis pas qu’on ne t’a jamais tripotée ?

— Bravo, sans blague, Einstein, dit Madison. Elle n’est jamais allée à une fête et n’a jamais dansé de slow ; quand t’imagines-tu qu’on l’aurait tripotée ?

— On doit y aller, laissa tomber Sarah en s’appliquant une dernière couche de rouge à lèvres.

Son geste entraîna une réaction en cascade. Un peu de fard et un peu de gel par-ci, un petit coup de vaporisateur et un petit coup de peigne par-là.

— Les filles, commenta Madison en nous examinant. Je pense que nous avons l’air tout à fait fabuloso !

En effet, elles l’étaient — non, nous étions fabu­leuses. Elles voulaient un look de surfeuses, c’est ce que je leur avais donné. Les Blondes miroitaient comme la mer et le soleil californiens. J’étais moi-même plutôt miroitante.

La maison d’Anita Shepard, lieu mieux connu sous le nom de « manoir des mamours », n’était qu’à un coin de rue de chez Kit.

— Pour en revenir au tripotage, les filles, je ne vois pas…

Madison me prit par le bras doucement, mais quand même assez fermement.

— Ma chère Sophie, tu es un peu en retard.

— Vraiment ! s’exclama Kit en levant les yeux au ciel. Tout ça reste entre nous. Mais nous avons une réputation à maintenir, il ne faut pas que ça se sache…

— À part ça, soupira Sarah, ne veux-tu pas savoir si tous tes morceaux fonctionnent correctement ?

— Quoi ? !

J’avais peut-être crié cette réponse. Je me souvins de la sensation de la main de Luke sur mon bras.

— Mes morceaux fonctionnent bien !

Quoique… peut-être juste pour mon bras.

— Vous savez toutes l’effet de Luke sur moi.

— Tu ne peux pas attendre Luke, dit Kit. Cette garce d’Alison a mis le grappin dessus. Ça va prendre des années… Sophie, tu es au secondaire, et on ne t’a encore jamais tripotée !

Les tantes surgirent dans mon esprit.

— J’ai besoin d’un garçon avec qui m’exercer !

Kit me donna une claque dans le dos.

— Là, tu parles !

— Comme ça, ce sera fait !

— Oh, soupira Sarah. Tu vas en mourir, c’est tellement bon !

Elle prit un air absent.

— Je veux dire, c’est tellement incroyablement…

— Du calme, Sarah, dit Madison.

— D’accord, ce sera ça !

Est-ce que je criais encore ?

— Je vais me faire tripoter par le premier garçon qui m’invitera à danser.

— Stratégie parfaite ! s’exclama Sarah. Et toi, Kit, quel est ton plan ?

— Je vais reconquérir Rick.

Madison grogna.

— Kit, tu as plaqué ce pauvre gars une fois de trop. Il ne voudra pas reprendre une fois de plus avec toi.

— À ce moment-là, j’étais jeune et immature, dit-elle en reniflant. Maintenant, je sais ce que je veux, et je veux Rick, alors j’aurai Rick.

Il n’y avait aucun doute dans mon esprit. Sarah et, assurément, Madison étaient plus jolies, mais Kit dégageait une énergie nucléaire.

— Et toi, Madison ? demandai-je.

— À moins que Dave Johnson ait rompu avec Rachel, je pleure encore officiellement la perte de Steve, qui est parti étudier à l’université. C’est compris ?

— Compris, répondîmes-nous en chœur.

Encore une fois, je n’avais absolument aucune idée de ce dont elles parlaient. C’était l’un des effets secondaires d’un parachutage dans un groupe auréolé d’une longue histoire. On ne compte plus les fois où on ne peut que dire « Hein ? ».

— Bon, mesdames.

Madison nous fit prendre une pause devant chez Anita.

— Souvenons-nous de qui nous sommes.

Elle décocha un regard à Sarah.

— Toi, comporte-toi bien. Nous ne sommes pas au camp. Nous avons nos réputations, il faut supposer que l’école entière nous observe. Sophie, dit-elle alors que nous arrivions à la porte, rappelle-toi : haute et basse un coup, mais pas sous la tombante, compris ?

La porte s’ouvrit.

— Hein ?