19

Nous nous entassâmes toutes dans la Cadillac Seville 1968 bleu poudre de tante Luba. Le blanc si pur de l’intérieur de la voiture nous donnait l’impression de nous engouffrer dans une guimauve. Sur la route, nous étions aussi confortables que dans un salon. Dès que tante Luba mit la clé dans le contact, tous les ­visages s’illuminèrent. Nous étions maintenant parties, flottant sur l’avenue St. Clair dans un nuage de fumée. Tandis que j’étais occupée à prier pour que personne ne puisse me reconnaître au resto Chez Mike quand nous sortirions de ce carrosse, chacune d’entre elles, y compris tante Luba, se tourna vers moi, le sourire fendu jusqu’aux oreilles.

— Il est beau, ton beau garrrçon, dit-elle.

— Quoi ? Qui ? Luke ? Comment… ?

— Il était là. Tu ne l’as pas vu ?

— À la partie ! ? À Oakwood ? Non ! Impossible.

— Trrrès beau, fit tante Luba en hochant la tête. Il est éperrrdument amourrreux de toi.

— Ça ne pouvait pas être lui, mes tantes.

— C’était lui, dit tante Eva entre deux bouffées. Il est venu, il a vu, il a crrrié. Alorrrs, nous lui avons demandé son nom. Il était avec un autrrre garrrçon, David Walterrr, ou Walterrr David. Pourrrquoi tant d’anglais porrrtent-ils des prrrénoms comme noms de famille ? Je ne crrrois pas…

— Hé, hé, hé ! Une minute. Luke est resté combien de temps ?

Tante Eva chercha dans sa mémoire.

— Un petit bout de temps dans la premièrrre demie. Puis, il est rrrevenu à l’« ami temps ». Il te cherrrchait sur le banc des joueuses.

Da, ajouta tante Radmila, il rrregarrrdait et rrregarrrdait. Il est fou de toi, c’est sûrrr, mais il ne le sait pas. Pas encorrre.

Je voulais me lancer dans le trafic. À la mi-temps. Et où étais-je ? Occupée aux toilettes avec Kit, c’est ça. Seigneur, seigneur. J’avais eu un plan. Trouver les Blondes, me joindre à elles. Pas d’amitié, pas de ­risque, rien, jouer le jeu, peu importe lequel, et juste me fondre dans la masse. Et qu’avais-je fait ? Me lier d’amitié avec elles et perdre ma chance avec Luke. C’était un signe de Dieu, un Dieu irrité, un Dieu qui était de toute évidence d’accord avec la philosophie de papa.

Tante Luba s’arrêta et se stationna — illégalement, dois-je l’ajouter — directement devant le restaurant.

Mike se retourna derrière le comptoir et commença à m’applaudir en me voyant entrer.

— Madison a téléphoné. T’as joué avec des couilles, ma petite, des couilles d’acier inoxydable. La maison t’offre le café.

Il aperçut les tantes au même moment qu’elles le virent. Pourtant, je ne crois pas qu’elles voyaient le même homme que moi, chauve, massif, dans un tablier graisseux. Elles se passèrent frénétiquement les mains dans les cheveux, se pomponnèrent, riant sottement et faisant battre énergiquement leurs cils recouverts de mascara. Je jure qu’elles prirent la version Europe de l’Est de l’accent du Sud, lorsque je fis les présentations.

— Et voici tante Lu…

Elle porta la main à son cœur, ce que je trouvais excessif, même pour une tante.

— Mikos ? C’est toi ?

— Lubica ?

Mike s’essuya les mains sur son tablier, tout en s’approchant de tante Luba.

— Lubica, ma petite jonquille ?

Petite ? Tante Luba pèse au moins 185 livres.

— Mikos, toi, ici ? Tu es le Mike de ma Sophia ?

— Lubica.

Ils continuèrent ainsi, dans un discours décousu, pendant 20 autres bonnes minutes, avant que nous nous assoyions enfin et que Mike commence vraiment à préparer notre commande. C’était censé être moi, la vedette.

On aurait dit que tante Eva allait faire exploser les agrafes de son soutien-gorge.

— Ce n’est pas le Mikos de Prrrague, en 1951 ?

Tante Luba fit signe que si.

Tante Eva joignit les mains et regarda au ciel.

— Merrrci à Dieu, tu porrrtes la bonne gaine de 18 heurrres. Vite, rrremets du rrrouge à lèvrrres, pendant qu’il est aux fourrrneaux.

Tante Luba s’ajouta du rouge à lèvres en se servant de son couteau comme miroir.

Tante Eva se tourna vers moi avec un air accusateur.

— Que ça te serrrve de leçon. Ne sorrrs jamais de chez toi sans un bon soutien. Où sont passés tes seins ? Ton beau garrrçon était là, et tu n’as pas de seins.

— C’est ce qu’on appelle un soutien-gorge de sport, gémis-je. En plus, je vous l’ai dit, Luke est pratiquement fiancé à Alison Hoover.

— Pfft, lâcha-t-elle. Ce n’est pas une excuse pourrr ne pas mettrrre ton soutien-gorrrge rrrembourrré. Le soutien-gorrrge que tu porrrtais t’écrrrasait. Tu dois trrrouver un soutien-gorrrge de sporrrt rrrembourrré. As-tu au moins trrrouvé un bon garrrçon avec qui t’exerrrcer ?

Mon estomac fit un tour, quand j’eus une vision de Ferg-fait-plus-cool en train de me tripoter. Au moins, il m’évitait tous les jours à l’école. Tante Eva, qui sentait quelque chose, allait bondir, mais Mike apparut avec notre commande. L’assiette de tante Luba débordait d’une double portion de tout. Ses frites tombaient sur la table.

— Tu fais peine à voir, petite Lubica, lui dit Mike. Une fille comme toi a besoin de forces.

Seigneur.

— Euh, qu’est-ce qui te prrrend, Mikos ? réussit à lancer tante Luba.

Toutes les tantes rougirent et rirent, jusqu’à ce qu’il se décide à aller faire un autre pot de café « frais comme une rose ».

C’était d’un bizarre dégueulasse. Mon Dieu, ces gens étaient dans la quarantaine !

— Je l’ai toujours su ! dit tante Eva dès que Mike fut trop loin pour l’entendre. Des sous-vêtements qui soutiennent bien, c’est crrrucial. Alorrrs, ce garrrçon pourrr t’exerrrcer ?

Je cédai. C’était inutile. Je n’arriverais pas à mentir aux tantes.

— C’était un désastre, ce garçon… C’était l’enfer. C’était affreux, une vraie catastrophe.

— Ce n’est pas vrrrai, grogna tante Luba. Ne dis pas ça. Le garrrçon était cerrrtainement un désastrrre, Sophia ; pas toi, jamais !

Chacune de nous quatre se mit à réfléchir en mastiquant ses aliments.

— J’ai détesté ça, chaque seconde. Je pensais que j’avais un grave problème.

— Non, non, non !

Les fourchettes bougèrent dans toutes les directions, les frites tombèrent. Tante Eva prit la balle au bond.

— C’était un mauvais garrrçon pourrr s’exerrrcer, c’est cerrrtain. Ça arrrive. Embrrrasser, embrrrasser, c’est comme patiner.

Bon, même pour les tantes, c’était bizarre.

— C’est bien vrai, dis-je. Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?

Ya, bien sûr, lâcha tante Radmila.

Les tantes ne comprenaient pas l’ironie.

— Un bon baiser doit laisser une bonne imprrression arrrtistique et comporrrter une bonne technique, ya ? Ce n’était pas le bon garrrçon avec qui t’exerrrcer, c’est tout. Kaput.

Elle ne savait même pas la moitié de ce qui s’était passé.

Mike apparut, versant le café comme si c’était du champagne.

— On parrrlait de l’arrrt d’embrrrasser, dit gentiment tante Eva.

Je ne savais pas où regarder. Tante Luba non plus. Elle me prit la main et la tint sous la table.

Mike s’étira pour prendre la tasse de tante Luba, la regardant directement dans les yeux.

— Un bon baiser, le baiser parfait, reste marqué à jamais sur les lèvres.

Mais que se passait-il avec tout le monde ? J’en avais ma claque. Qu’ils aient éprouvé ce genre de sentiments il y a une centaine d’années, c’était déjà assez pénible. Qu’ils les ressentent peut-être encore, c’en était trop.

La main de tante Luba tremblait dans la mienne.

Je la serrai plus fort.

Elle fit de même.

Aucune de nous deux ne dit un mot de plus de tout le souper, mais personne n’aurait pu le remarquer, tant les jacassements de tante Eva et de tante Radmila prenaient toute la place. Elles débattirent des ­mérites respectifs des bas-culottes fins et des bas-culottes de soutien, ainsi que de la méchanceté des joueuses de l’équipe de basketball d’Oakwood. Elles passèrent 20 minutes à essayer de com­prendre comment tous les hommes peuvent seulement penser — non, mais est-ce assez stupide et tragique ? — que les femmes puissent trouver « romantique » de recevoir de la lingerie ou de se faire lécher l’intérieur des oreilles. Je jure que je n’avais d’aucune manière insinué que Ferg-fait-plus-cool s’était lui-même laissé aller à commettre cet acte insensé. Il fallait leur donner ce qui leur revient : les tantes connaissaient la vie. Je me sentis de nouveau plutôt bien, à la fin du repas, même si c’était peu pratique de manger d’une seule main.

Après qu’elles furent amenées à prendre de gigantesques coupes glacées au caramel — « d’accorrrd, juste cette fois-ci, pourrr te fairrre plaisirrr » —, tante Eva s’informa d’Elena, la femme de Mike.

— Alorrrs, Mikos, qu’arrrive-t-il de ta folle épouse ? Est-elle morrrte, la pauvrrre ?

— Folle, tu as raison, répondit-il en riant. Eh bien, Eva, c’est comme ça. Elle détestait sa vie ici, alors elle a finalement arrêté de râler et elle est retournée dans son vieux pays il y a environ un an.

— Qu’elle rrrepose en paix, dirent à l’unisson tante Eva et tante Radmila.

Les tantes ne songeraient même pas l’espace d’une seconde à retourner dans leur vieux pays.

Tante Luba me serra encore la main.

Au moment de partir, nous en étions rendus à nous serrer la main et à nous faire la bise, à l’européenne, sur les deux joues, ce qui était plutôt bizarre puisque Mike était mon patron et tout. Je me mis dans tous mes états à me demander si dorénavant, je devrais le faire chaque fois que je viendrais travailler.

De retour dans la guimauve, tante Eva et tante ­Radmila se mirent à se moquer de la pauvre tante Luba et à planifier ses fiançailles. Tante Luba, quant à elle, avait l’air de s’être fait passer dessus par un tramway. Elle reconduisit chacune chez soi. Lorsque nous arrivâmes à l’appartement, elle éteignit le moteur et regarda droit devant elle sur la route.

— Qu’est-ce que je devrrrais fairrre ?

— Ce que tu devrais faire ? Tu me demandes ça à moi ?

Elle hocha la tête.

Elle me le demandait ! Un adulte, une tante même, me demandait à moi — enfant et gaffeuse de première classe — quoi faire ?

— Eh bien, seigneur, tante Luba, il y a des sentiments et des relations, là-dedans, et des choses comme ça.

Elle approuva de la tête. Les larmes lui montaient aux yeux.

— Retiens-toi, tante Luba, dis-je en lui tapotant la cuisse, plutôt forte, mais bien gainée. Mary Kay ne fait pas de mascara résistant à l’eau.

— Je ne faisais que réfléchir. Qu’en penses-tu ?

Ouah, je n’arrivais pas à le croire.

— Eh bien, dis-je, ça fait combien de temps ­qu’oncle Boris, euh, repose en paix ?

— Seulement 11 ans, dit-elle en reniflant.

— Bon. Eh bien, il y avait de toute évidence ­quelque chose entre Mike et toi, quand vous étiez jeunes.

Le visage de tante Luba s’illumina et s’adoucit simultanément. Mon Dieu, elle avait de nouveau 19 ans. Qu’est-ce que je pouvais faire ?

— C’est un homme vraiment bien, tante Luba. Écoute, je finis à 15 h, les samedis. Attends quelques semaines, et pointe-toi au restaurant vers 14 h 10 ; tu feras semblant que tu viens me chercher pour aller faire des courses, ou quelque chose comme ça. Ça va te donner assez de temps pour faire opérer ta magie.

Ouah, j’avais l’impression d’avoir 35 ans.

Elle réfléchit attentivement à ce que je venais de dire, puis me regarda, le visage rayonnant.

— C’est bon. Nous allons fairrre ça. Deux ­semaines, c’est bon. Je peux perrrdrrre au moins sept livrrres, en deux semaines.

Elle me serra dans ses bras.

— Merrrci, ma petite Sophia. Tu grrrandis bien.

Et pendant tout le temps qu’elle me fit son câlin, je crus ce qu’elle venait de dire.